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La question du bio-pouvoir chez Foucault et Agamben
Katia Genel

L’hypothèse d’un bio-pouvoir est formulée par Foucault à un tournant de ses recherches. Il met en lumière un mode spécifique d’exercice du pouvoir : à partir du 18ième siècle, la vie est l’enjeu privilégié du pouvoir. Il s’agit de la vie des corps individuels, objets d’une anatomo-politique – en cela, Foucault s’inscrit dans la continuité de ses analyses sur les disciplines. Plus spécifiquement à partir de la seconde moitié du 18ième siècle, la vie de l’espèce humaine devient l’enjeu des stratégies politiques, marquant ainsi le « seuil de modernité biologique d’une société ». Il est alors question des processus biologiques affectant les populations, et demandant à être régulés, par un pouvoir régulateur ou assurantiel nommé proprement « bio-politique » dans le dernier chapitre de la Volonté de savoir (1976). Chez Agamben, il s’agit davantage d’une thèse, cette fois sur la structure même du pouvoir qui a originairement à voir avec la vie, puisque la logique de la souveraineté est une logique de capture de la vie, d’isolement ou d’exception d’une « vie nue », exposée à la violence et à la puissance de mort du souverain, et plus généralement à une décision qui la qualifie et en détermine la valeur. Le pouvoir souverain s’institue et se maintient en produisant « un corps biopolitique » sur lequel il s’exerce. La thèse d’Agamben est formulée dans l’ouvrage Homo sacer (publié en 1995 en Italie) mais aussi dans sa suite, Ce qui reste d’Auschwitz (publié en 1998 en Italie), et dans des articles contemporains (recueillis sous le titre Moyens sans fins). Cette question n’est pas centrale, mais annexée à la question qui anime tous ses écrits, celle de la définition ou redéfinition perpétuelle de l’humain.

L’hypothèse foucaldienne, reprise par Agamben en une thèse, constitue bien une question du biopouvoir, soit la question d’une certaine mise en rapport entre deux termes, le pouvoir et la vie, par laquelle ils sont appelés à être redéfinis. Cette mise en rapport, ou cette question, s’inscrit dans une histoire aux directions multiples et non unifiées : celle de la vie comme enjeu des techniques politiques ou de l’art de gouverner, qui croise ou ne croise pas celle de l’enracinement vitaliste de la politique. On peut dire que Foucault se situe davantage dans la première direction, et avancer d’emblée que le caractère problématique de la notion de biopolitique, davantage encore que celle de biopouvoir, tient à la tentative implicite que fait Agamben de tenir les deux directions ensemble ou encore d’articuler une direction à l’autre.

Aborder la question du biopouvoir en interrogeant Foucault et Agamben ouvre ainsi une double série d’interrogations. D’abord, il s’agit d’élucider la détermination réciproque des deux termes, pouvoir et vie, par leur mise en rapport, ainsi que la relation qu’ils entretiennent. Comment ces notions très larges se déterminent-elles dans le biopouvoir ? Il faut d’abord définir la vie impliquée dans le pouvoir : s’agit-il d’un corps (l’objet des disciplines et des surveillances), d’une force de travail, d’une vie biologique (la vie du malade ou des populations), d’une existence (comme les « vies infâmes » et infimes de Foucault, qui se nouent au pouvoir et sont traversées par lui, comme celle d’Herculine Barbin), d’une vie nue (celle vouée à la mort en toute impunité de l’homo sacer), ou encore d’une survie (celle de l’homme en coma dépassé) ? Corrélativement, le pouvoir se modifie par l’entrée de la vie dans son champ et dans ses préoccupations. Par cette transformation du pouvoir, il faut entendre à la fois la transformation de la manière dont le pouvoir s’exerce, dont il se donne à voir, et la transformation de la manière dont il nous faut le penser. Pour Foucault, l’hypothèse d’un biopouvoir implique certes une redéfinition du pouvoir, mais surtout du mode de saisie du pouvoir, pour l’appréhender là où il ne se donne pas. Le biopouvoir est un mécanisme spécifiquement moderne qui, s’il se noue à diverses reprises et sous diverses modalités avec le « vieux pouvoir souverain », lui reste hétérogène. Il fonctionne par des technologies de pouvoir et doit être analysé dans le jeu concret de ses procédés les plus locaux, et dans la manière dont il se rapporte aux larges processus de la souveraineté et du droit. Est-il alors légitime ou pertinent, de la part d’Agamben, de faire du biopouvoir la structure de la souveraineté depuis son origine, puisqu’il fait fonctionner le concept de biopouvoir à l’intérieur même du concept de souveraineté ? Le biopouvoir est sollicité pour penser le tout de l’espace politique, fonctionnant alors selon la matrice qu’est le camp, paroxystiquement biopouvoir puisque décision radicale sur la vie nue. La notion de biopouvoir appelle alors une transformation de ce que l’on entend par politique. Et, si l’on peut admettre avec Foucault que la vie est un enjeu privilégié du pouvoir, que « l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » (VS, p.188), peut-on avec Agamben compléter la formule par son inversion selon laquelle « nous sommes des citoyens dans le corps naturel desquels est en jeu leur être politique même » (HS, p.202)?

Outre ces questions concernant la redéfinition de la vie et du pouvoir impliquées par l’hypothèse ou la thèse d’un biopouvoir, une seconde série d’interrogations émerge de la confrontation des positions de Foucault et d’Agamben sur cette question. On peut s’interroger sur la relecture de l’hypothèse de Foucault par Agamben. Cela suppose de déterminer d’abord l’enjeu de l’analyse de Foucault, formulée dans le cours de 1976, Il faut défendre la société, et reprise à la fin de La volonté de savoir, dont la biopolitique n’est pas l’objet central. L’hypothèse du biopouvoir est solidaire d’une redéfinition du pouvoir qui finalement n’est pas menée à son terme dans cette voie, mais conduit à poser la question du sujet. Foucault réinterprète ses recherches, et écrit dans « Le sujet et le pouvoir » que leur thème général est le sujet et non le pouvoir. Ce changement d’accent était indiqué par la réflexion sur le pouvoir pastoral et la gouvernementalité, reformulation du biopouvoir mettant l’accent sur le sujet, et débouchant sur la question des technologies du soi. Agamben peut-il réinterpréter la pensée de Foucault à partir de l’hypothèse du biopouvoir, moment essentiel mais bref et transitoire de sa pensée ? Dans cette relecture, Agamben pose la question d’une théorie unitaire du pouvoir, recherchant le double lien qui pourrait unir chez Foucault les techniques politiques et les technologies du soi, non pas du côté du sujet mais du côté du pouvoir. Pour repenser dans une unité les analyses foucaldiennes sur le pouvoir, Agamben procède à un déplacement de son interrogation sur le terrain de la souveraineté et de la loi, terrain abandonné par Foucault. L’analyse d’Agamben est-elle l’accomplissement du projet de Foucault sur cette question abandonnée, ou encore sur des objets qui n’ont pas été approfondis par lui, les camps et la biopolitique nazie ? L’hypothèse de Foucault est en effet ouverte, non unifiée, concevable comme un chantier avec des instruments conceptuels féconds et plastiques, elle peut autoriser de nombreuses reprises. Agamben propose dans sa reprise de « compléter » voire de « corriger » les analyses de Foucault. Mais la visée de synthèse de l’analyse d’Agamben ne saurait apparaître comme l’accomplissement du projet foucaldien. S’agit-il alors d’une critique de Foucault ? Ou encore d’une infidélité radicale, d’un propos totalement hétérogène ? On peut donc s’interroger sur la pertinence voire la fécondité de la notion de biopouvoir pour déchiffrer la politique actuelle à la lumière des énigmes du siècle comme le nazisme qui restent « dramatiquement actuelles », et qu’il s’agit d’élucider sur le terrain même – la biopolitique – où elles se sont formées.

1- L’hypothèse du biopouvoir selon Foucault

La formulation de l’hypothèse selon laquelle s’ouvre l’ère d’un biopouvoir est solidaire d’une redéfinition du pouvoir, qui conduit ensuite à poser la question du sujet. On peut examiner cette formulation dans le cours de 1976 au Collège de France, ainsi que dans la Volonté de savoir, en soulignant surtout deux aspects interdépendants qui fixent l’enjeu du biopouvoir : d’une part, cette hypothèse fait état d’une transformation du mode d’exercice du pouvoir, d’autre part elle appelle une nouvelle manière d’interroger le pouvoir pour saisir de nouvelles technologies du pouvoir. L’analyse est donc menée selon deux plans solidaires, puisque ce qui nous empêche d’appréhender le pouvoir dans le jeu complexe de ses procédés est précisément qu’il se présente dans le code du droit et de la souveraineté : saisir la transformation du mode d’exercice du pouvoir, c’est le lire selon une nouvelle approche.

1) Un nouveau mode d’exercice du pouvoir

L’ère du biopouvoir, où la vie est prise en compte par le pouvoir, succède et se noue au pouvoir de souveraineté, tout en le transformant. Foucault met à jour une lente et « très profonde transformation des mécanismes du pouvoir » (VS, p.179). Le droit de vie et de mort du souverain est relativisé. Ce droit de mort asymétrique, s’exerçant comme droit de glaive, n’est plus la forme majeure du pouvoir mais une pièce parmi d’autres. Il s’ordonne à un pouvoir de gestion de la vie, à entendre non plus comme seule force de travail, assise indispensable du capitalisme, mais comme élément d’une bio-histoire dans laquelle on acquiert la possibilité scientifique de transformer la vie, et en définitive pour elle-même, comme bien-être ou santé. Foucault lie cette hypothèse à ses travaux précédents sur la microphysique du pouvoir : dans Surveiller et punir, il montrait que le pouvoir disciplinaire tend à majorer la force utile des corps individuels. Il met à jour, dans un décalage chronologique, une technologie non disciplinaire du pouvoir, qui n’exclut pas la technologie disciplinaire, mais se superpose à elle, « l’emboîte et l’intègre », « va l’utiliser en s’implantant en elle » (IFDS, p.216). Ces deux technologies fonctionnent à deux niveaux distincts : la discipline est individualisante, la biopolitique est massifiante. La biopolitique s’adresse à l’homme vivant : non plus au corps, mais « à la multiplicité des hommes comme masse globale affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie » (IFDS, p.216). Elle intervient sur différents processus comme la naissance, la mort et les maladies considérées comme des facteurs de soustraction des forces, mais également la vieillesse, les accidents, tout ce qui requiert des mécanismes d’assistance et d’assurance, ou encore le rapport entre l’espèce et le milieu, par exemple le problème de la ville. En somme, l’objet de la biopolitique est la population, conçue comme problème scientifique et politique ; la biopolitique porte donc sur des phénomènes collectifs ayant des effets politiques dans la durée et s’efforce de réguler ces phénomènes. Il s’agit d’« installer des mécanismes de sécurité autour de cet aléatoire inhérent à une population d’êtres vivants » (IFDS, p.219).

Quel est le lien, dans cette transformation, entre le pouvoir souverain et le biopouvoir ? Il s’agit d’un changement dans le régime de pouvoir :
« Une des plus massives transformations du droit politique au XIXième siècle a consisté, je ne dis pas exactement à substituer mais à compléter, ce vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre - par un autre droit nouveau, qui ne va pas effacer le premier, mais qui va le pénétrer, le traverser, le modifier, et qui va être un droit, ou plutôt un pouvoir exactement inverse : pouvoir de « faire » vivre et de « laisser » mourir. » (Foucault, Il faut défendre la société, Cours au collège de France 1975-76, Hautes Etudes, Gallimard, Seuil, p.214, désormais IFDS).

Ainsi, les deux dimensions ne se présentent pas comme une simple succession, mais comme des croisements de processus. Le pouvoir, pour prendre en charge la vie, a besoin de nouveaux procédés. Les nouvelles technologies du pouvoir se situent en effet en deçà du pouvoir de la souveraineté : le pouvoir est de moins en moins pouvoir de faire mourir, de plus en plus droit d’intervenir pour faire vivre. Foucault insiste donc sur le caractère inopérant du pouvoir dont le schéma organisateur est la souveraineté pour régir le corps économique et politique d’une société s’accroissant démographiquement et s’industrialisant. Il fait apparaître la nécessité d’une double accommodation du pouvoir à des processus qui lui échappaient :

« A la vieille mécanique du pouvoir de souveraineté, beaucoup trop de choses échappaient, à la fois par en bas et par en haut, au niveau du détail et au niveau de la masse. C’est pour rattraper le détail qu’une première accommodation a eu lieu : accommodation des mécanismes de pouvoir sur le corps individuel, avec surveillance et dressage - cela a été la discipline. (…) Et puis vous avez ensuite, à la fin du XVIIIième, une seconde accommodation, sur les phénomènes globaux, sur les phénomènes de population, avec les processus biologiques ou bio-sociologiques des masses humaines. Accommodation beaucoup plus difficile car, bien entendu, elle impliquait des organes complexes de coordination de centralisation. » (IFDS, p.222)

Les nouveaux mécanismes, disciplinaires et normalisateurs, constituent des modes d’exercice d’une nouvelle forme que le pouvoir souverain ne pouvait exercer pleinement. Ils peuvent s’articuler, notamment autour de la norme, élément qui circule entre les deux, comme le montre de manière exemplaire la sexualité. Les mécanismes normalisateurs ne sont cependant pas des « formes élargies » de discipline. Il s’agit plutôt, comme l’écrit Foucault, de couvrir une plus large surface du corps à la population, par le double jeu des mécanismes disciplinaires et normalisateurs.

2) Une nouvelle approche du pouvoir

Ainsi, l’étude des mécanismes du biopouvoir ne peut se faire selon une approche traditionnelle de la souveraineté, ce qui souligne le caractère polémique et non seulement descriptif de l’hypothèse du biopouvoir. Foucault précise :
« Là où je voudrais suivre la transformation, c’est au niveau non pas de la théorie politique mais, bien plutôt, au niveau des mécanismes, des techniques, des technologies de pouvoir » (IFDS, p.215)

En ce sens, Foucault abandonne la théorie de la souveraineté et du droit, pour étudier des technologies de pouvoir qui ne se présentent plus exclusivement dans le code du droit et de la souveraineté, ces codes masquant au contraire les nouveaux modes d’exercice du pouvoir.
Une nouvelle appréhension du pouvoir, une « analytique du pouvoir » est alors requise. Cette exigence est formulée en particulier dans la Volonté de savoir, dont l’objet central n’est pas le biopouvoir mais l’hypothèse répressive - soit l’idée que le sexe aurait été réprimé, nié et tu - que Foucault entend récuser ou plutôt replacer dans une « économie générale des discours sur le sexe » pour mettre en lumière une « mise en discours » du sexe, soit un mécanisme d’incitation croissante et non des processus de restriction (VS, p.19-21). C’est le second doute émis par Foucault sur cette hypothèse qui nous intéresse ici, doute qui prend la forme d’une question historico-théorique : « le mécanisme du pouvoir est-il bien de l’ordre de la répression ? ». Il s’agit donc pour Foucault de sortir d’une interrogation juridico-discursive sur le pouvoir, qui le maintient comme répression ou interdit selon une forme négative ; le pouvoir est bien plutôt un mécanisme positif, visant à la multiplicité, à l’intensification et à la majoration de la vie.

« On demeure attaché à une certaine image du pouvoir-loi, du pouvoir-souveraineté que les théoriciens du droit et de l’institution monarchique ont dessinée. Et c’est de cette image qu’il faut s’affranchir, c’est-à-dire du privilège théorique de la loi et de la souveraineté, si on veut faire une analyse du pouvoir dans le jeu concret et historique de ses procédés. Il faut bâtir une analytique du pouvoir qui ne prendra plus le droit pour modèle et pour code. » (Foucault, La volonté de savoir, Histoire de la sexualité I, Gallimard, p.118-9)

Il s’agit de s’affranchir du privilège théorique de la loi et de la souveraineté, et de sortir du code du droit. En somme, Foucault montre le caractère inadéquat du code juridico-politique pour saisir proprement l’exercice du pouvoir, puisque ce code est celui dans lequel le pouvoir « se présente et prescrit lui-même qu’on le pense » (VS, p.116).

« Et s’il est vrai que le juridique a pu servir à représenter de façon sans doute non exhaustive, un pouvoir essentiellement centré sur le prélèvement et la mort, il est absolument hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle, et qui s’exercent à des niveaux et dans des formes qui débordent l’Etat et ses appareils. Nous sommes entrés depuis des siècles maintenant dans un type de société où le juridique peut de moins en moins coder le pouvoir ou lui servir de système de représentation ». (VS, p.118, nous soulignons)

Le pouvoir doit être cherché hors de ces mécanismes dans lesquels il s’est toujours présenté. La question foucaldienne sur le pouvoir, « comment s’exerce-t-il ? », engage à s’intéresser non pas à un foyer central, mais aux technologies de pouvoir pour comprendre la multiplicité des rapports de force et des jeux de pouvoir, en se référant à un modèle stratégique du pouvoir plutôt qu’au modèle du droit.

3) L’analyse du racisme

Un dernier élément de l’hypothèse foucaldienne du biopouvoir nous intéresse en regard de la comparaison avec Agamben. Il s’agit de l’analyse du racisme, qui succède à celle de la guerre des races, et en particulier l’idée, formulée à cette occasion, d’un « paradoxe du biopouvoir ». Effectivement, si le pouvoir est un biopouvoir dont la fonction est essentiellement la gestion de la vie et son intensification, comment comprendre l’exercice de la fonction du meurtre au sein de ce pouvoir ? De quelle manière le biopouvoir se noue-t-il à l’exercice d’un pouvoir souverain ? Deux exemples sont donnés : le pouvoir atomique comme excès du pouvoir souverain de tuer, mais précisément de tuer la vie, et la possibilité technique de fabriquer des virus, des armes biologiques, comme excès du biopouvoir sur le pouvoir souverain. L’analyse du racisme est la réponse à la question de savoir comment s’exerce la fonction du meurtre dans le biopouvoir. Le racisme s’inscrit dans les mécanismes étatiques par l’émergence du biopouvoir, selon une double fonction. D’une part, le racisme introduit des césures dans la vie prise en charge par le pouvoir, entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir ; il opère une fragmentation du champ du biologique en faisant apparaître des races (inférieures ou supérieures), ce qui permet de « décaler à l’intérieur d’une population, les groupes les uns par rapport aux autres ». D’autre part, il établit une relation positive qui n’est plus guerrière ou militaire, mais biologique, entre la vie des uns et la mort des autres. La mort de l’autre n’est pas seulement la sécurité d’une race, mais la mort de la mauvaise race, qui rendra la vie de la race plus saine et plus pure. Les ennemis ne sont pas des adversaires politiques mais des dangers biologiques. Le racisme est ainsi entendu par Foucault comme « condition d’acceptabilité de la mise à mort dans une société de normalisation ». Il est le point par lequel le biopouvoir doit passer pour exercer un pouvoir de souveraineté, soit un droit de mort. Sur le cas spécifique du nazisme, Foucault établit une coïncidence exacte entre les deux procédés, la généralisation paroxystique du pouvoir de tuer et du biopouvoir : la société nazie, régulatrice et assurancielle, « déchaîne » dans le même temps son pouvoir de tuer, par l’exposition à la mort des citoyens. C’est cette exposition totale à la mort qui constitue la race allemande comme race supérieure.

« L’Etat nazi a rendu absolument coextensifs le champ d’une vie qu’il aménage, protège, garantit, cultive biologiquement, et, en même temps, le droit souverain de tuer quiconque – non seulement les autres, mais les siens propres. » (IFDS, p.232)

Ainsi, le biopouvoir, mode d’exercice spécifique du pouvoir, implique une redéfinition des mécanismes du pouvoir et une nouvelle approche. Le biopouvoir se noue au pouvoir de souveraineté, mais ses mécanismes restent hétérogènes à ceux du pouvoir souverain. Il faut s’affranchir du privilège du code juridico-institutionnel pour saisir ces nouveaux procédés et ces nouvelles stratégies. Comment comprendre alors la démarche d’Agamben, qui se présente comme une réouverture du problème du biopouvoir, non seulement sur le terrain abandonné de la souveraineté, mais encore en remaniant considérablement les termes impliqués, autant l’approche du pouvoir que celle de la vie ?

2- Agamben, le pouvoir souverain et la vie nue

Il s’agit de dégager le contenu donné par Agamben à la notion de biopouvoir. Agamben entend « corriger, ou tout au moins compléter » l’analyse de Foucault. Le déplacement, opéré finalement par ce qui présente comme une correction, tient pour l’essentiel à la notion de pouvoir qui y est impliquée : celle de pouvoir souverain, dont Agamben dégage une structure biopolitique. Il présente ainsi sa recherche :

« La présente recherche concerne ce point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir. L’un des résultats auquel elle est parvenue est précisément le constat que les deux analyses du pouvoir ne peuvent être séparées, et que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire – quoique occulté – du pouvoir souverain » (Agamben, Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, L’ordre philosophique, Seuil, 1997, p.14, désormais appelé HS)

Sa thèse se construit à partir de l’hypothèse de Foucault : il s’agit de rouvrir la question de la souveraineté, dans une perspective singulière puisque la visée de la recherche est de trouver un point de jonction entre les divers mécanismes du pouvoir. On peut dégager deux opérations dans la relecture de Foucault par Agamben. La première opération est concevable comme le prolongement ou le complément des analyses foucaldiennes. La seconde est plutôt de l’ordre d’une critique. Agamben fait état d’un manque dans l’analyse de Foucault, l’absence d’une théorie unitaire du pouvoir. En effet, selon Agamben, les deux lignes de recherches, celle concernant les techniques politiques et celle concernant les technologies du soi, s’entrelacent en plusieurs points. C’est la question d’un « sujet » du politique qui se pose, de manière problématique puisque c’est la vie qui remplit cette fonction aux yeux d’Agamben. Foucault parle effectivement d’une « combinaison complexe de techniques d’individuation et de procédures totalisatrices », en se référant au pouvoir pastoral (« Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits II, 1976-88, Quarto Gallimard p.1048). Il nous faut donc savoir si le centre unitaire de ce « double lien » politique est pensable, et si Agamben parvient, par sa critique, à compléter les analyses de Foucault.

1) La redéfinition de la souveraineté

L’approche de la souveraineté est présentée comme une rupture avec les questions traditionnelles. Le problème de la souveraineté a longtemps été, selon Agamben, le problème de l’identification de « ce qui, à l’intérieur de l’ordre juridique, était investi de certains pouvoirs ». Or, il note que « jamais le seuil même de cet ordre ne fût remis en cause » (HS, p.20). Il s’agit donc de reformuler le problème des limites et de la structure originaire de la sphère étatique. Sa thèse est alors la suivante : la souveraineté fonctionne selon la logique de l’exception dont l’objet privilégié est la vie ; elle s’institue en produisant un corps biopolitique, c’est-à-dire en incluant la vie nue par son exclusion.

La réouverture de la question du biopouvoir sur le terrain de la souveraineté suppose de la part d’Agamben une redéfinition de la souveraineté. Il ne s’agit pas d’un questionnement traditionnel qui poserait la question de sa légitimité ou de sa constitution à partir de sujets de droit. La souveraineté n’émerge pas d’un contrat ou d’une volonté générale, elle ne dérive pas d’intérêts. Elle ne porte pas sur des sujets de droits, mais de manière cachée sur la vie nue, qu’elle prélève des formes de vie auxquelles elle est normalement rattachée. La notion de souveraineté redéfinie par Agamben emprunte sa substance aux analyses de Schmitt. D’une part, Agamben pense un concept limite de souveraineté, entre intériorité et extériorité. Le souverain se constitue dans un paradoxe : il se constitue du dehors, en instituant qu’il n’y a pas de dehors, posant par là l’ordre juridique (« pour créer le droit, il n’est nul besoin d’être dans le droit », écrit Schmitt). D’autre part, le souverain s’institue par une décision sur la situation d’exception. La puissance souveraine s’affirme paradoxalement dans l’état d’exception, source de l’ordre juridico-politique. Ainsi, l’exception et la décision sont les deux éléments qui à la fois révèlent et instituent le souverain.

Agamben recherche alors la topologie inhérente au paradoxe de la souveraineté : c’est la logique de l’exception, au sens étymologique de « prise du dehors ». Cette logique porte précisément sur la vie, ce qui est lisible dans le droit de vie et de mort du souverain, où le pouvoir a prise sur la vie en faisant valoir ou en suspendant son droit de tuer. Il s’agit de réaliser, dans le corps du nomos (le nomos désigne la loi comme conjonction, dans le souverain, du droit et de la violence, ou encore chez Schmitt, comme l’imposition d’un ordre à une localisation), l’inscription de l’extériorité qui l’anime. Il s’agit en somme d’intégrer ce qui excède. Par conséquent, la relation du pouvoir à la vie est appelée « relation d’exception », elle désigne ce qui inclut quelque chose en l’excluant. La sphère de la vie nue est produite par cette exclusion même. La vie nue est donc la prestation originaire du pouvoir. La notion de vie nue se distingue donc de la vie naturelle : c’est la vie en tant qu’elle est exposée au pouvoir et à sa puissance, donc en tant qu’elle est exposée à la mort. Les deux termes, pouvoir souverain et vie nue, émergent donc dans cette relation spécifique :

« Est sacrée à l’origine, c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie dans le ban souverain. Et la production de la vie nue devient, en ce sens, la prestation originaire de la souveraineté. Le caractère sacré de la vie que l’on tente aujourd’hui de faire valoir, comme droit humain fondamental contre le pouvoir souverain, exprime au contraire, à l’origine, l’assujettissement de la vie à un pouvoir de mort, son exposition irrémédiable dans la relation d’abandon. » (HS, p.93, nous soulignons)

Agamben entend renverser le « dogme du caractère sacré de la vie » dont parlait Benjamin, en en faisant la généalogie. Loin d’être l’objet d’une quelconque protection par son caractère sacré, la simple vie est une production du pouvoir pour exercer sa puissance. Agamben le montre par une redéfinition du sacré, en convoquant la figure de l’homo sacer, et en la généralisant (en vertu de sa méthode selon laquelle l’exception révèle la règle, méthode non justifiée dans les analyses d’Agamben, sauf par son objet, l’exception). La vie de l’homo sacer, obscure figure du droit romain archaïque que l’on peut tuer sans commettre d’homicide mais que l’on ne peut sacrifier dans les formes rituelles, est une vie vouée à la mort en toute impunité. La vie est donc impliquée négativement dans le pouvoir, sous la forme de l’exception ou encore du ban, au double sens de bannir, expulser hors de la communauté, et mettre sous l’enseigne du pouvoir.

En somme, Agamben, en recherchant ce qui fonde la souveraineté, met à jour une logique de l’exception :
« Si l’exception est la structure de la souveraineté, alors la souveraineté n’est ni un concept exclusivement politique, ni une catégorie exclusivement juridique (…): elle est plutôt la structure originaire dans laquelle le droit se réfère à la vie et l’inclut à travers sa propre suspension. » (HS, p.36)

L’exception rend l’ordre juridique possible. Or Agamben montre que ce qui institue le pouvoir souverain est également ce qui le travaille, c’est-à-dire la violence des processus d’exclusion de la vie nue, donc la production d’un corps biopolitique sur lequel il peut s’exercer. Le pouvoir s’exerce donc secrètement par l’exception, et maintient sa puissance en réitérant ce geste d’exception. Il a deux faces : la face cachée est l’exception, et elle travaille la face visible, celle du droit. Cependant, un second sens de l’exception apparaît aussitôt : l’état d’exception est précisément ce qui va fournir la visibilité, faire émerger ce qui est caché. C’est dans cette perspective que le camp sera analysé. La face cachée du pouvoir, où fonctionne l’exception, se révèle en situation de crise, donc d’exception ou encore de camp.

La lecture de Hobbes proposée par Agamben est particulièrement éclairante pour faire entendre sa conception de la souveraineté. La souveraineté est fondée sur une exception de la vie, semblable à un état de nature ; cet état de nature ou état d’exception continue de fonctionner à l’intérieur de la souveraineté. D’une part, Agamben relit la constitution de la souveraineté chez Hobbes en mettant l’accent sur l’exposition de la vie à la mort qui caractérise l’état de nature et se retrouvera dans l’Etat, aux dépens de la notion de contrat. Cette lecture force le texte de Hobbes de manière surprenante (puisque jamais Agamben ne fait une quelconque référence à l’idée de contrat, sauf pour montrer qu’elle entrave la compréhension du problème du pouvoir souverain). L’état de nature est l’état où chaque homme est un homme sacré pour les autres ; cet état de nature survit dans la personne du souverain, seul à conserver son ius contra omnes, puisqu’il conserve un droit de vie et de mort sur les citoyens, qui sont pour lui des hommes sacrés.
« L’état de nature hobbesien n’est pas une condition préjuridique sans rapport avec le droit de la cité mais l’exception ou le seuil qui le constituent et l’habitent. Il représente moins un état de guerre de tous contre tous qu’une situation où chacun est pour l’autre vie nue et homo sacer. » (HS, p.117)

La souveraineté ne dérive pas de sujets de droits, de sujets qui cèderaient un droit dans un contrat. La question porte au contraire sur le seuil de l’ordre juridique : le pouvoir souverain est travaillé par une logique d’exception ou d’exposition de la vie nue et s’instaure à partir de cette violence.

D’autre part, l’état de nature est une manière pour Hobbes de considérer la société à l’état civil « comme si elle était dissoute », ce qui fait apparaître le principe interne de l’Etat. La citation provient du De cive et elle est citée en exergue d’Homo sacer :
« Ainsi en la recherche du droit de l’Etat et du devoir des sujets, bien qu’il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c’est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu’est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c’est que doivent être disposés ceux qui veulent s’assembler en corps de république. » (Hobbes, Le citoyen, p.71, GF Flammarion)

Il ne s’agit pas pour Agamben de voir comment la constitution de la souveraineté met fin à l’état de guerre, (et en ce sens, il ne pense pas comme Foucault que le pouvoir souverain signe l’arrêt de la guerre, et manifestement pas que Hobbes soit un penseur de la paix civile), mais de montrer comment l’état de nature, ou encore l’état d’exception perdure dans l’état normal. Il est toujours actif, toujours présupposé pour maintenir et perpétuer le pouvoir. L’état d’exception n’est donc pas le chaos qui précède l’ordre mais la situation qui résulte de sa suspension ; on peut le considérer comme un principe immanent de la souveraineté, qui structure l’état politique sans apparaître dans cet état. De la même façon, chez Schmitt, le souverain n’est finalement institué que lors de l’état d’exception.

« La loi présuppose le non juridique (la pure violence en tant qu’état de nature) comme ce avec quoi elle reste dans un rapport potentiel dans l’état d’exception. » (HS, p.28)

Une telle lecture met en évidence le renversement de la notion traditionnelle de souveraineté. La structure de la souveraineté ainsi caractérisée commande l’histoire du biopouvoir. Cette histoire est celle du déploiement de la structure et de son entrée en crise.

2) Histoire et crise du pouvoir souverain

A partir de la structure biopolitique de la souveraineté, se dessine une histoire du biopouvoir qui vise à rendre intelligible la politique actuelle et sa continuité avec les énigmes du 20ième siècle. Le moment essentiel de cette histoire n’est pas, comme pour Foucault, l’intensification des processus visant à « faire vivre » sous diverses formes, mais le moment où « la vie nue se libère ».

« Ce qui caractérise la politique moderne n’est pas l’inclusion de la zoé dans la polis, en soi très ancienne, ni simplement le fait que la vie comme telle devient un objet éminent de calculs et de prévisions du pouvoir étatique ; le fait décisif est plutôt que, parallèlement au processus en vertu duquel l’exception devient partout la règle, l’espace de la vie nue, situé en marge de l’organisation politique, finit par coïncider avec l’espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zoé, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible. » (HS, p.17)

C’est la crise en vertu de laquelle l’état d’exception devient la règle, et le fondement caché de la souveraineté émerge à la lumière, qui permet de concevoir la spécificité de la modernité politique. Cette crise est rendue possible par un double processus de « politisation de la vie », qui consiste en l’inscription croissante de la vie dans l’ordre politique, et ce faisant en son exposition de plus en plus radicale au pouvoir. La spécificité de la démocratie moderne la différencie de la démocratie antique en la rapprochant de son opposé, le totalitarisme.

a) Telle est l’aporie de la démocratie, analysée dans son avènement comme l’inscription de la vie dans l’ordre politique, et plus précisément dans la « nation ». Agamben semble ici accomplir un projet presque foucaldien sur le terrain abandonné par Foucault, puisqu’il s’agit de déterminer et de démasquer la fiction dans laquelle le pouvoir se donne en empruntant les codes juridiques. Comme le montre l’étude des Déclarations des droits de l’homme et L’Habeas corpus, la vie elle-même, sous les espèces de la naissance et du simple corps, est investie du principe de souveraineté. La fiction de la souveraineté est la fiction d’un lien entre naissance et nation, étymologiquement semblables. La vie est porteuse ultime et opaque de la souveraineté, véritable sujet souverain.

« Les déclarations des droits de l’homme (…) assurent l’exceptio de la vie dans le nouvel ordre étatique qui succède à l’écroulement de l’Ancien régime. Le fait que le « sujet » se transforme à travers elles en « citoyen » signifie que la naissance – c’est-à-dire la vie naturelle en tant que telle – devient ici pour la première fois (…) le porteur immédiat de la souveraineté. Le principe de naissance et le principe de souveraineté qui, dans l’Ancien Régime (où la naissance donnait lieu seulement au sujet), étaient séparés, s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du sujet souverain, pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. (…) La fiction impliquée ici est que la naissance devienne immédiatement nation sans qu’il puisse y avoir aucun écart entre les deux termes. Les droits ne sont attribués à l’homme (ou ne découlent de lui) que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) du citoyen. » (HS, p.139)

Or c’est là une inscription ambivalente, puisque les hommes inscrivent leurs revendications de droits et de libertés dans le lieu même de leur asservissement au pouvoir.

« De là aussi son aporie spécifique, qui consiste à mettre en jeu la liberté et le bonheur des hommes dans le lieu même – la vie nue – qui marquait leur asservissement. Derrière le long processus qui mène à la reconnaissance des droits et des libertés formelles, se trouve, encore une fois, le corps de l’homme sacré avec son double souverain, sa vie insacrifiable, et pourtant, tuable. » (HS, p.17-18)

Chaque sujet répète ce geste d’exception sur sa vie, en l’inscrivant dans l’ordre politique, et s’expose à s’assujettir au pouvoir.
La crise des Etats-nations, soit la crise du lien entre naissance et nation, fait advenir une modernité paroxystiquement biopolitique. La fiction de la souveraineté est en quelque sorte démasquée par une autre fiction, ou plutôt une autre histoire, ce que Benjamin appelle « la tradition des opprimés ». La figure du réfugié en est le symptôme, en référence explicite à l’analyse d’Arendt, dans le cinquième chapitre de l’Impérialisme. C’est d’ailleurs à l’occasion de cette analyse de la falsification des droits de l’homme, qui sont originairement des instruments de protection face à la nouvelle souveraineté d’Etat, mais qui révèlent leur inconsistance pratique dès la confrontation avec les réfugiés, que Hannah Arendt se réfère à quelque chose comme une vie nue :

« La conception des droits de l’homme, fondée sur l’existence reconnue d’un être humain en tant que tel, s’est effondrée dès le moment où ceux qui s’en réclamaient ont été confrontés pour la première fois à des gens qui avaient bel et bien perdu tout le reste de leurs qualités ou liens spécifiques – si ce n’est qu’ils demeuraient des hommes. Le monde n’a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d’un être humain. » (Arendt, L’impérialisme, Fayard, Point Essais, p.287)

Le réfugié comme le juif sont de simples vies nues ; comme telle, la vie nue du réfugié devrait faire l’objet d’une protection, puisqu’il est l’homme des déclarations. En réalité il révèle la vacuité de la notion d’humanité et de la déclaration, qui n’est pas une proclamation de valeurs éternelles, mais a une fonction historique précise. Lors de la crise des Etats-nations, la vie ne parvient plus à s’inscrire dans le système. La vie devient enjeu et problème politique. La démocratie moderne comme le totalitarisme sont analysables comme des réponses à cette crise. Le pouvoir va court-circuiter ce lien, l’inscription de la vie dans la nation, et avoir affaire directement à la vie nue.

b) L’analyse du totalitarisme est donc l’analyse d’une réponse à cette crise de l’espace politique, et à l’absence de régulation du système. Le totalitarisme est une biopolitique investissant de plus en plus directement la vie qui devient immédiatement politique. Un processus continu conduit de la déchéance des droits (une citoyenneté de seconde classe est conférée aux juifs) à la production d’une vie nue puis à son extermination. L’extermination doit être comprise dans l’ordre juridico-politique du meurtre d’une vie nue et non dans la violence religieuse d’un holocauste :

« La vérité, difficilement acceptable pour les victimes elles-mêmes mais que nous devons pourtant avoir le courage de ne pas recouvrir d’un voile sacrificiel, est que les juifs ne furent pas exterminés au cours d’un holocauste délirant et démesuré mais littéralement, selon les mots mêmes de Hitler, « comme des poux », c’est-à-dire en tant que vie nue. » (HS, p.125)

Il ne faut pas comprendre la politique nazie sous le seul paradigme de l’extermination, mais la penser également comme production de la vie nue.
Deux traits caractérisent le totalitarisme : d’une part, le pouvoir devient décision immédiate sur la vie, c’est-à-dire décision sur sa valeur, ou sa non valeur. C’est à partir de là que sont étudiées les pratiques d’euthanasie et d’expérimentation sur les humains, puisque la vie a été qualifiée de « vie sans valeur ». Ceci explique que des expérimentations humaines semblables aient été pratiquées dans les démocraties, sur des vies déclarées « sans valeur », celles des condamnés à mort par exemple. Spécifiquement, le nazisme opère la production d’un peuple à partir de la discrimination et de l’exclusion d’une population, soit d’une certaine vie, la vie des juifs. D’autre part, un second trait caractérise le totalitarisme : le donné biologique devient tâche politique. La politique est alors conçue comme police. Ce qui relève de la fonction positive de la police, le souci l’épanouissement de la race, coïncide avec ce qui relève de la politique extérieure, soit la lutte contre l’ennemi. Ce sont deux éléments indissociables, en lesquels politique et biologie se confondent. Selon Agamben, le nazisme est intelligible dans cette perspective biopolitique.

Avant d’affronter la thèse massive selon laquelle le camp est la matrice de la modernité, on peut examiner le commentaire de l’analyse foucaldienne du racisme. Il n’est pas formulé dans Homo sacer, mais dans sa suite, Ce qui reste d’Auschwitz (on peut noter que le Cours au collège de France de 1976 ne figure pas dans la bibliographie indiquée à la fin d’Homo sacer). Agamben y commente l’analyse foucaldienne du racisme comme mode de résolution du paradoxe du biopouvoir, soit le paradoxe de l’exercice du pouvoir de mort par un pouvoir visant l’intensification de la vie. Il entend « poursuivre » l’analyse de Foucault et met alors en évidence la mobilité des césures biopolitiques qui ne cessent de discriminer et d’exclure une vie (celle des juifs) pour en faire émerger et en renforcer une autre (celle des allemands). Cependant, il se distingue de Foucault en deux points. Selon lui, les deux fonctions du biopouvoir et du meurtre qui viennent coïncider dans l’Etat nazi, mais qui restent hétérogènes dans l’analyse de Foucault en dépit de leurs croisements, sont indissociables. Et cela tient précisément, c’est le deuxième point, au fait que l’extermination n’est pas le paradigme exclusif dans lequel saisir le nazisme et ce qui se passe dans les camps. La production de la vie nue peut en revanche expliquer ce double processus. Le camp de concentration est alors lié au camp d’extermination, puisque la logique de la production de la vie nue mène à la production de la mort. Devenir un musulman (figure paradigmatique pour Agamben de l’homme des camps en train de mourir de malnutrition, donc en phase de survie), c’est être peu à peu produit comme mort (CQRA, p.64). Ainsi, pour Agamben, le racisme va en quelque sorte « au-delà de la race ». Il crée des césures entre peuple et population, le peuple émergeant par l’exclusion d’une population qui est pour lui un danger biologique, mais poursuit ce départage pour atteindre à un seuil où il n’est plus possible d’opérer des césures. Il y a véritablement production de la survie. Le pouvoir est par excellence décision sur la vie, sous les espèces d’une qualification de la vie, d’une décision sur sa valeur et donc sa non valeur. C’est ce qui caractérise la biopolitique du 20ième siècle :

« On voit, entre ces deux formules, s’en glisser une troisième qui saisirait la spécificité de la biopolitique du XX° siècle : non plus faire mourir, non plus faire vivre, mais faire survivre. Car ce n’est plus la vie, ce n’est plus la mort, c’est la production d’une survie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du biopouvoir de notre temps. » (Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Rivages, p.204)

De l’analyse du totalitarisme résulte la mise en évidence d’une qualification politique de la vie, et plus largement d’une logique d’assignation des seuils qui discrimine dans la vie biologique elle-même, « forme sécularisée de la vie nue », des valeurs de vie, des frontières au-delà desquelles la vie cesse d’être politiquement pertinente. Ce sont des processus biopolitiques et thanatopolitiques. Cette logique s’étend selon Agamben à tout l’espace politique, qui est alors figuré par le camp.

c) Le camp est concevable comme la matrice de l’espace politique moderne. Il est irréductible à une réalité historique. Il est proche d’un état d’exception, mais qui serait devenu la règle : c’est un état d’exception devenu permanent. Il a été prolongé de fait. Agamben formule un type d’interrogation spécifique à l’égard du camp :

« Au lieu de déduire la définition du camp à partir des événements qui s’y sont déroulés, nous nous demanderons plutôt : qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridique pour que de tels événements aient pu s’y produire ? Cela nous conduira à considérer le camp non comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (même si éventuellement, toujours vérifiable), mais, en quelque sorte, comme la matrice secrète, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore. » (Agamben, Moyens sans fins, Rivages, p.47)

Le camp est un rapport direct du pouvoir à la vie. C’est un ordre spatial nouveau et stable, habité par une vie nue qui, de plus en plus, ne parvient pas à s’inscrire dans le système : la vie fait alors l’objet d’une capture radicale par le souverain.

On constate que le camp, bien plus qu’une réalité historique, est un opérateur ou encore une machine. Il renvoie à des situations diverses, qui ont pour centre commun l’indistinction entre norme et vie. Ce sont des situations où la norme porte sur la vie au point que la vie se confond avec la norme ; il s’agit par exemple de la vie de l’homme des camps ou encore de celle du « néomort ». La modernité est placée sous la matrice du camp pour sanctionner l’impossibilité pour l’homme de distinguer désormais entre sa vie d’être vivant et son existence de sujet politique. Ainsi, la figure du camp, telle qu’elle est convoquée par Agamben, est paradoxale : en cherchant à soustraire Auschwitz à l’indicibilité, Agamben est conduit à l’impossibilité de penser la pluralité et la spécificité des modes de pouvoir. Par cette méthode d’assimilation entre pouvoir souverain, pouvoir des SS et pouvoir médical, et par l’usage du camp comme figure générale, et en ce sens imprécise dégageant la structure commune d’événements et de réalités disparates (camp de concentration, d’extermination, d’internement, zone d’attente des aéroports, camps de réfugiés), ces événements ne sont plus analysés de manière locale. Le transfert de l’analyse du camp à une figuration de l’espace politique fait apparaître un paradigme réducteur. L’espace politique, normé par le camp, est réduit à être un mode spécifique d’exercice du pouvoir : la décision sur la valeur de la vie.

La redéfinition de la souveraineté comme biopouvoir implique une modification de l’hypothèse de Foucault. Elle conduit à un déplacement considérable, et finalement à un propos radicalement hétérogène à celui de Foucault. Agamben se livre à une extension du biopouvoir à tous les aspects de la vie politique, mais selon une acception qui est réduite. L’extension et la radicalisation de l’hypothèse foucaldienne sont concevables comme une réduction. On a ainsi paradoxalement affaire à une conception du pouvoir trop large parce que trop réductrice, qui tient sans doute pour beaucoup à la notion ambivalente de vie nue, et au lien établi avec le pouvoir qui fonctionne à la lettre comme un camp. Néanmoins l’intérêt de l’analyse d’Agamben est de faire apparaître l’exercice d’un biopouvoir au sein même des mécanismes de souveraineté, en particulier, comme le montre le réfugié, sur la question de la citoyenneté. Le pouvoir souverain fonctionne selon une logique de seuils, de césures, qui ne portent pas seulement sur les processus biologiques des populations, mais sur la simple survie. Agamben étudie donc la fiction originaire de la souveraineté, ce qui peut s’exprimer en termes foucaldiens : il étudie la manière dont le pouvoir se présente dans le code du droit et prescrit qu’on le pense, et met à jour des procédés complexes (derrière leur assimilation simplificatrice) de seuils et de départages.

Ce faisant, Agamben modifie radicalement le concept foucaldien de pouvoir. D’un côté, il ne revient pas en deçà de certains acquis de l’analyse foucaldienne du pouvoir, recensés par exemple dans l’annuaire du cours Il faut défendre la société. En effet, il ne s’agit pas d’un questionnement traditionnel sur la souveraineté, comme le montrait la relecture de Hobbes. Agamben ne pense pas une cession du pouvoir : les individus ne cèdent pas quelque chose d’eux-mêmes pour se laisser assujettir. Il n’est pas question de la genèse idéale de l’Etat. D’autre part, le pouvoir souverain n’est pas un pouvoir répressif. La souveraineté s’exerce dans la figure paradoxale de l’exception, par la décision souveraine. Le pouvoir souverain se construit dans une relation, la relation de ban ; il s’institue et se maintient par un geste que chaque citoyen reproduit sur sa propre vie, qui devient « sujet et objet de l’ordre politique » (HS, p.17). La logique du pouvoir est une logique d’exclusion et d’inclusion, par assignation de seuils qui redéfinissent perpétuellement la vie et sa valeur, et par là l’humain. Pour qualifier ce mécanisme, Agamben parle d’une « machine anthropologique » (l’Ouvert, Rivages, 2002). Cependant, l’analyse d’Agamben est sur le fond totalement étrangère à l’hypothèse de Foucault, ne serait-ce que par le double projet d’une investigation du pouvoir souverain et d’une théorie unitaire du pouvoir. En effet, Agamben s’attache malgré tout à « un » pouvoir et à sa logique, plutôt qu’à la pluralité de ses mécanismes. Le pouvoir est conçu comme un opérateur de césures, selon le modèle du camp ; il est alors réduit à une logique paradigmatique. Agamben considère que le biopouvoir n’est que le déploiement, sous la forme d’une crise, de la structure de la souveraineté. Il le figure par un paradigme, et non en repérant comme Foucault les discontinuités et les transformations historiques des modes d’exercices des pouvoirs.

3- La résistance au pouvoir

La résistance doit s’enraciner dans cela même qui était en jeu dans le pouvoir : la vie. Dans La volonté de savoir, Foucault écrit : « La vie est en quelque sorte prise au mot et retournée contre le système qui entreprenait de la contrôler » (VS, p.191). C’est dans la vie que s’enracinent les luttes politiques. S’exprime ainsi un « droit à la vie, au bonheur, à la santé, à la satisfaction des besoins », qui est « la réplique politique à toutes les procédures nouvelles de pouvoir qui ne relèvent pas du droit traditionnel de la souveraineté ». Il s’agit de résister aux processus d’assujettissement opérés par les technologies du pouvoir. La réflexion de Foucault s’infléchit nettement dans les volumes suivants de L’Histoire de la sexualité du côté du sujet, avec l’examen des pratiques de soi et du « souci de soi ». La résolution foucaldienne ne pose donc pas la question du sujet politique, mais celle de la constitution du sujet à partir des relations de pouvoir, comme l’indiquait l’analyse de la gouvernementalité, conduite des conduites ou action sur les actions. Le biopouvoir reste un ensemble de technologies, de l’ordre de la « police » telle que l’entend Rancière (La Mésentente, Politique et Philosophie, Galilée, 1995), soit une logique d’assignation de places.

Dans les écrits d’Agamben, la solution de résistance au biopouvoir est dispersée. Elle est seulement indiquée dans les dernières lignes d’Homo sacer. Comme pour Foucault, la vie est ce qui doit s’opposer à l’opération du pouvoir, donc à des scissions et des prélèvements. Il s’agit de faire jouer une vie de la puissance (puissance entendue à partir d’outils conceptuels qui ne sont pas nouveaux, la dunamis aristotélicienne sans energeia, puissance qui jamais ne passe à l’acte, et la potentia spinozienne) – il y a là un retournement de l’acception négative de la notion de biopolitique, en direction d’une puissance de la vie. La puissance de la vie, pour résister au ban opéré par la souveraineté, doit opposer une cohésion à toute scission : il faut faire de sa vie une forme de vie, ce qui semble rejoindre l’analyse de Foucault dans l’idée d’une pratique de soi qui donnerait forme à la vie. Mais Agamben prend une autre direction : certes, il s’agit par cette forme de vie de se libérer de l’Etat, c’est-à-dire de se soustraire à toute appartenance codifiée, à toute identification par l’Etat, mais c’est en devenant une « singularité quelconque » (La communauté qui vient, Seuil, 1990), soit une singularité non représentable. En somme, Agamben retourne l’indétermination négative de la vie nue de l’homo sacer en une indétermination positive, figurée entre autres par la singularité quelconque.

« Dans l’état d’exception devenu la règle, la vie de l’homo sacer se renverse en une existence sur laquelle le pouvoir souverain ne semble plus avoir aucune prise. » (HS, p.166)

Cela conduit Agamben à opérer un retournement du diagnostic en tâche. La dernière page d’Homo sacer fait état de la nécessité de faire de la vie nue – qui désignait la production du pouvoir - une forme de vie :

« Il conviendrait plutôt de faire du corps biopolitique même, de la vie nue elle-même, le lieu où se constitue et s’instaure une forme de vie entièrement transposée dans la vie nue, un bios qui ne soit que sa zoé. » (HS, p.202)

Ainsi, dans cette soustraction absolue au pouvoir et aux apories de la souveraineté, dans ce repli vers une puissance, il s’agit bien de ne plus « donner prise ». Agamben entend penser une puissance au-delà de tout ban, au-delà de l’acte, et même au-delà de la relation, qui entre ainsi en « disjonction irrémédiable » avec l’organisation politique. L’issue est métaphysique. Elle est solidaire d’une certaine vision de l’histoire. La vie est effectivement pour Agamben ce qui a été exclu originairement par l’exception. Or ce fondement « abandonné » de l’histoire de la souveraineté est, dans une perspective explicitement heideggérienne, ce qui commande son devenir, le telos même de l’histoire (qui tend vers l’originaire) ou encore ce qu’il s’agit de redevenir et d’assumer. Le destin historico-politique de l’Occident, à une époque où il n’y a plus de tâches, est de se réapproprier la vie nue. Agamben, dans l’Ouvert, désigne « l’assomption de la vie biologique comme tâche (im)politique suprême » (p.116). Il faut désormais assumer la simple existence de fait des peuples. L’issue proposée signe l’éviction du politique en même temps que l’éviction de l’Etat. C’est au contraire en termes métaphysiques que le problème politique doit être résolu, pour qu’à son tour la politique puisse accomplir la tâche métaphysique qu’est la libération humaine. Cela suppose une identité de structure entre politique et métaphysique. La vie est le nom de l’être, et séparer la vie nue des formes de vies concrètes revient à isoler l’être pur à partir des significations multiples du terme être. L’issue consiste en une cohésion de la vie et de sa forme, une puissance qui puisse résister aux opérations du pouvoir. Agamben propose une autre formulation de cette issue dans Ce qui reste d’Auschwitz, en direction d’une éthique du sujet du témoignage. Le sujet est « ce qui reste », au sens messianique, puisqu’il se construit dans l’écart irréductible entre le devenir parlant du vivant et le sentiment de vie du parlant. Il est ce qui reste d’une subjectivation qui s’opère par une désubjectivation. Ce qui reste est concevable comme ce qui résiste, comme le montre Le temps qui reste (Rivages, 2000).

Ainsi, l’issue de la biopolitique est marquée par une soustraction au ban souverain, et par le paradoxal retournement du diagnostic en tâche conforme à la perspective historique qui sous-tend l’analyse d’Agamben. Apparaît ainsi un mode de vie, ou encore une forme de vie, dont la puissance et la cohésion va fonder la « politique qui vient », dans la perspective messianique d’Agamben. Le problème posé par cette biopolitique positive est le retournement de la conception de la vie nue qui, de point d’ancrage du pouvoir, devient le foyer d’un mode de vie politique. Or la vie nue apparaît comme un fondement problématique de l’issue non plus politique, mais éthique ou métaphysique, qui se dessine alors pour résister au biopouvoir.

Conclusion

On peut ressaisir en conclusion l’enjeu de la question du biopouvoir et les difficultés rencontrées par cette notion. Le biopouvoir, comme analyse « généalogique » des mécanismes du pouvoir, trouve ici deux formulations extrêmement différentes. Celle de Foucault se veut plus locale, tandis qu’Agamben procède à une extension du champ du biopouvoir, dont on peut se demander si elle est pertinente. L’analyse du mode d’exercice du pouvoir par Agamben est cohérente dans la mesure où elle parvient à mettre à jour le masque sous lequel s’avance le pouvoir dans le code juridico-institutionnel et au plan de la souveraineté, et la manière dont la souveraineté met en jeu une vie nue. En ce sens minimal, on peut entendre l’analyse d’Agamben comme un complément de celle de Foucault : en deçà et au-delà des processus de normalisation et de contrôle qui régissent les corps individuels et collectifs, un départage s’opère au niveau de la vie nue, soit de la survie même des hommes. Il prend la forme d’une exclusion, et discrimine des sujets vivants et d’autres qui sont considérés comme voués à la mort en toute impunité, dont la vie n’est pas l’objet d’une protection. La vie nue elle-même, et non pas l’existence ni le corps des hommes ou des populations, est une construction juridico-politique, et non pas un donné, un « fait extrapolitique naturel ». La généalogie d’Agamben se présente alors comme la mise à jour d’une violence fondamentale des procédures du pouvoir souverain. Cette violence doit être pensée au cœur du problème de la citoyenneté et de la souveraineté, sur le terrain d’une réflexion largement inaugurée par Hannah Arendt. Les phénomènes totalitaires, où la survie de l’homme comme représentant de l’espèce est menacée, livrent effectivement un paradigme pour penser la violence qui se reproduit quotidiennement pour les réfugiés, les minorités, ou les habitants des pays pauvres. Cependant, en analysant ce type de violence, il ne s’agit pas d’aller jusqu’à l’amalgame, ou l’assimilation de situations diverses. Le camp apparaît alors comme un paradigme problématique, qui ne saurait figurer le tout de la politique.

Et c’est pourtant ce qui, dans le projet d’Agamben, est ajouté à la reprise de Foucault. On doit, aux yeux d’Agamben, compléter la formule de Foucault selon laquelle notre vie est en jeu dans notre politique par la formule inverse selon laquelle « nous sommes des citoyens dans la vie desquels est enjeu leur être politique même ». Ce complément vient déplacer la notion de biopouvoir vers celle de biopolitique. L’appréhension du pouvoir souverain par Agamben était déjà très éloignée de l’attention aux techniques et aux jeux de pouvoir par Foucault. Le projet d’enraciner la politique dans la vie prend une direction étrangère à l’hypothèse de Foucault. Il s’agissait pour Agamben, en s’inscrivant sur le terrain du pouvoir souverain abandonné par Foucault, de penser un centre unitaire, un « point de jonction caché » entre les techniques politiques et les technologies du soi, soit entre les mécanismes par lesquels la vie entre dans les stratégies politiques et les processus de subjectivation par lesquels les individus s’attachent à leur identité – centre unitaire que Foucault ne désigne pas. En présentant la vie nue comme centre de ce double lien, Agamben propose une conception du pouvoir non seulement hétérogène à la perspective foucaldienne, mais problématique. La vie nue est certes le point d’ancrage du pouvoir, et devient le sujet et l’objet de l’ordre politique. Mais deux difficultés apparaissent : d’une part, la vie nue nous renseigne sur des mécanismes politiques précis, qui ne sauraient figurer le tout de l’espace politique.

On peut émettre un doute sur la validité de cette notion pour analyser divers phénomènes, et en particulier les formes nouvelles de racisme. D’autre part, si la vie nue doit être ce à partir de quoi une politique peut être reconstruite, elle ne saurait conserver le sens qu’Agamben lui donne dans son analyse du pouvoir souverain, celui d’une production du pouvoir. On peut en effet constater un glissement de sens de la notion selon qu’elle fonctionne dans le dispositif polémique ou dans l’issue positive. Dans la perspective historique qui sous-tend l’analyse d’Agamben, il s’agit, pour opposer aux scissions du pouvoir la cohésion de la vie, de se réapproprier la vie nue, fondement oublié et exclu. Est-elle alors encore la prestation du pouvoir, ne devient-elle pas un fait originaire à retrouver ? La vie nue est en effet caractérisée par Agamben comme concept « vague et indéterminé » qui, au même titre que l’être, détient le destin historico-politique de l’Occident. Sa signification oscille donc entre un statut polémique de production du pouvoir, et un statut positif mais ambigu de foyer d’un mode de vie politique. Elle est fondamentalement ambivalente.

En définitive, le problème du biopouvoir est la détermination de ce qu’on entend par vie. On voit quelle vie est visée par les stratégies biopolitiques du pouvoir, mais on ne voit pas comment reconstruire la politique à partir de la vie, et moins encore comment la vie peut être conçue comme la vérité de la politique, tel est le problème du passage d’une analyse généalogique du biopouvoir à une tentative de donner un contenu à la biopolitique.