|
La peur paralyse généralement l’action et la pensée.
Sauf quand elle les réveillent. En semant la terreur, les tueurs
de New York ne cherchent pas à nous faire penser, à nous ouvrir
les yeux. Bien au contraire, ils sèment d’abord la confusion,
en se posant comme têtes de réseaux des exclus et adversaires
du nouvel ordre néocapitaliste international, comme appareil à
capturer les affects de révolte (car, par-delà l’effroi ou l’identification
aux victimes, peut-on nier que le spectacle des tours du World
Trade Center fut jubilatoire pour beaucoup, pas seulement dans
le monde arabe et/ou musulman ?). La " terreur " est une
machine à réfréner cette révolte, la détourner en ouvrant un état
de guerre qui rendrait obsolète la lutte, lui ôterait tout espace.
Désormais, il faudrait choisir son camp. Se dissocier ou s’associer.
Servir l’empire ou y répandre la terreur. Et des deux côtés, croire
au diable. Hier, à Gênes, c’est une terreur brune qui est venue
produire la confusion, briser les os de militants pacifiques pour
rompre ces solidarités efficaces entre Black Blocks, Tutte Bianche,
syndicats et ONG bon teint, qui tentaient de se réapproprier l’espace
public lors des sommets mondiaux. Avant même le 11 septembre,
le mouvement dit " antimondialiste " était dans l’embarras, comme
les Verts français, pris dans les affres du repentir et de la
dissociation, de la police morale des mouvements.
Le mot de " violence ", ici, fut opérateur d’amalgame
entre des pratiques très peu comparables, et une dualisation très
simplificatrice, entre violence et action non violente. La tactique
dite de non violence active, en effet, est d’abord une violence
retournée, prise sur soi, mais non pas éliminée du champ, ce que
rend impossible à un certain degré d’opposition l’action policière
ou militaire (paramilitaire, etc.). Autrement dit, ne renonçant
pas à l’efficace, elle rencontre et rend visible la violence dominante.
Là où des groupes s’opposent concrètement à une politique si dominante
qu’on la dit aujourd’hui unique, la violence ne saurait être absente.
Elle ne saurait non plus l’être dans l’" effectuation " de cette
politique elle-même, celle-ci rencontrant au minimum une certaine
résistance de la vie, là où elle est le plus dénuée de garanties.
L’accroissement des inégalités entraîne par lui-même une mortalité.
Il produit aussi des soubresauts le plus souvent canalisés dans
la délinquance individuelle, la punition et le " sentiment d’insécurité
", cet objet électoral privilégié qui n’empêchera pas l’abstention.
Faut-il vraiment s’inquiéter que certains pans de la jeunesse
politisent aujourd’hui leur " rage ", au lieu de se contenter
de dégrader leur propre cadre de vie ? Faut-il croire à un
état de paix mondiale et sociale qui ne reposerait que sur des
traités léonins, tel celui d’Oslo, tel le contrat social actuel ?
La guerre est depuis longtemps en marche, parce qu’à cette mondialisation
ne correspond aucune " cosmopolitique " digne de ce nom, aucune
sincère hospitalité ni solidarité.
Le tableau contemporain est violent, violemment passif
aussi, jusqu’à l’apathie. Et de ce point de vue, bien des observateurs
l’ont souligné ces temps-ci, les attentats de New York nous donnent
bien à penser, et d’abord à percevoir, en démentant la fausse
sécurité de nos sociétés de contrôle, leur fausse paix. Ce qui
se présente comme civilisation s’expose aujourd’hui à la terreur
parce qu’elle se sanctuarise, désignant le reste de l’humanité
comme " wild zone ", zone de non-droit. Parce qu’elle crée à sa
bordure des conditions de vie inhumaines, des camps de réfugiés
aux banlieues, de la Palestine à l’Afghanistan ou au Kurdistan.
C’est là que se noue bien sûr l’affect jubilatoire face à l’altération
du narcissisme américain, qui prend en plein visage les flux sauvages
sur lesquels il prétendait surfer. Comme les mafias, les groupes
terroristes savent désormais tirer parti de la dérégulation des
marchés (1), pour construire les machines menaçantes, qui nourrissent
la dérive militaro-policière des États. La " sécurité " n’est
qu’un autre nom de la terreur. · s’y accrocher, les sociétés riches
ne pourront que favoriser, par fonds de pension interposés, la
croissance de machines de guerre dans les États eux-mêmes et à
leur périphérie : des polices privées aux armées mercenaires,
des réseaux terroristes aux mafias, autant d’entités pour lesquelles
la guerre est une ressource. Les attentats de New York, comme
la guerre du Golfe il y a dix ans, mettent en évidence la production
en chaîne de machines paranoïaques par d’autres machines paranoïaques.
Mais encore, ils nous en indiquent le terreau affectif plus banal,
l’anesthésie de sociétés qui se représentent toujours la violence
comme étrangère à elles-mêmes, altération insupportable pour des
modes de subjectivation intégritaires, qui ne la supportent que
comme image délicieusement terrifiante, vue du salon de télévision,
où elle devient prétexte à ne pas penser.
De ce point de vue, la transformation immédiate des
attentats en spectacle, selon un scénario voulu par les terroristes
et à la fois conforme aux cauchemars d’Hollywood laisse craindre
que la leçon du réel ne sera pas entendue. Les loups sont entrés
dans New York, certes, mais la solidarité qu’ils déclenchent est
bien étroite et surtout elle reconduit l’infantilisation (2).
Celle qui voudrait nous faire croire que, par une riposte plus
ou moins sanglante ou proportionnée (selon deux formules de la
rhétorique moralisatrice actuelle), nos dirigeants régleront le
problème ; que de nouvelles éradications du mal, sanctuarisations
du bien, sont possibles. Comme si la violence était une polarité
consistante, contre laquelle on pourrait agir, et non la résultante
d’une écologie complexe entre divers pôles et flux. La guerre
à la violence, Nietzsche nous en avait avertis, consacre la violence
la plus extrême, parce qu’elle fait de tout adversaire un ennemi,
de tout ennemi un diable. Parce qu’elle élimine ou laisse éliminer
tous les hommes d’entre-deux mondes - hier Massoud, demain Arafat ? -,
leur préférant l’alternative inimitié-soumission, haine-apathie,
qui empêche de penser. Et de lutter.
C’est pourquoi, évidemment, la seule réponse à l’appel
du réel est dans le réel, entendu à un double niveau : comme
renoncement à des sécurités illusoires, au confort de la posture
spectatrice, indignée ou traumatisée ; et aussi comme réenchantement
actif du réel, utopie concrète, réanimation du politique. Depuis
longtemps, l’Algérie a connu cette crainte d’une guerre permanente,
cet écartèlement entre deux terreurs, brouillard sanglant qui
rendait la situation impensable. La singularité kabyle aidant,
elle a mis une dizaine d’années depuis l’élection du FIS à constituer
des forces capables de résister à cet étau, à cette double terreur ;
de réhabiliter la lutte contre la guerre - victoire toujours précaire
- que mettent en cause les nouveaux attentats. Ici l’exposition
extrême au danger vital a réveillé une part de la société de l’apathie
où elle était plongée. Nos sociétés plus " riches " sont-elles
capables d’un tel sursaut, d’une reconstruction par le bas de
quelque chose qui ressemble à une dynamique instituante, rompant
avec les jeux de la représentation, de la délégation affective
à la figure du protecteur (la biopolitique sécuritaire) et/ou
à celle du kamikaze (qui fait exploser le mythe du zéro mort) ?
De repartir du plus sensible, du plus immanent, non pour s’en
protéger, mais pour produire un monde hospitalier ? Car ce
ne sont pas tant de " régulations ", de reterritorialisations
étatiques que nous avons aujourd’hui besoin, que d’espaces de
vie et d’hospitalité, et de machines moléculaires, transfrontières
elles aussi, capables d’infléchir le sens de la mondialisation,
de transformer la grande disqualification du réel en cosmopolitique
sincère : faute de quoi notre paix sera, pour reprendre l’expression
kantienne, celle des cimetières.
VALÉRIE MARANGE : Philosophe. Co-rédactrice en chef de Chimères.
Dernier ouvrage paru : Éthique et Violence. Critique de la
vie pacifiée, L’Harmattan, janvier 2002.
(Ce texte s’inspire d’un article paru dans le nø 44 de la revue.)
(1) Cf. le Monde, du 18 septembre 2001.
(2) Comme le note Suzan Sontag : " Regardons
la réalité en face. "
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-01-10/2002-01-10-26914
|