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" SÉCURITÉS " ILLUSOIRES
PAR VALÉRIE MARANGE

La peur paralyse généralement l’action et la pensée. Sauf quand elle les réveillent. En semant la terreur, les tueurs de New York ne cherchent pas à nous faire penser, à nous ouvrir les yeux. Bien au contraire, ils sèment d’abord la confusion, en se posant comme têtes de réseaux des exclus et adversaires du nouvel ordre néocapitaliste international, comme appareil à capturer les affects de révolte (car, par-delà l’effroi ou l’identification aux victimes, peut-on nier que le spectacle des tours du World Trade Center fut jubilatoire pour beaucoup, pas seulement dans le monde arabe et/ou musulman ?). La " terreur " est une machine à réfréner cette révolte, la détourner en ouvrant un état de guerre qui rendrait obsolète la lutte, lui ôterait tout espace. Désormais, il faudrait choisir son camp. Se dissocier ou s’associer. Servir l’empire ou y répandre la terreur. Et des deux côtés, croire au diable. Hier, à Gênes, c’est une terreur brune qui est venue produire la confusion, briser les os de militants pacifiques pour rompre ces solidarités efficaces entre Black Blocks, Tutte Bianche, syndicats et ONG bon teint, qui tentaient de se réapproprier l’espace public lors des sommets mondiaux. Avant même le 11 septembre, le mouvement dit " antimondialiste " était dans l’embarras, comme les Verts français, pris dans les affres du repentir et de la dissociation, de la police morale des mouvements.

Le mot de " violence ", ici, fut opérateur d’amalgame entre des pratiques très peu comparables, et une dualisation très simplificatrice, entre violence et action non violente. La tactique dite de non violence active, en effet, est d’abord une violence retournée, prise sur soi, mais non pas éliminée du champ, ce que rend impossible à un certain degré d’opposition l’action policière ou militaire (paramilitaire, etc.). Autrement dit, ne renonçant pas à l’efficace, elle rencontre et rend visible la violence dominante. Là où des groupes s’opposent concrètement à une politique si dominante qu’on la dit aujourd’hui unique, la violence ne saurait être absente. Elle ne saurait non plus l’être dans l’" effectuation " de cette politique elle-même, celle-ci rencontrant au minimum une certaine résistance de la vie, là où elle est le plus dénuée de garanties. L’accroissement des inégalités entraîne par lui-même une mortalité. Il produit aussi des soubresauts le plus souvent canalisés dans la délinquance individuelle, la punition et le " sentiment d’insécurité ", cet objet électoral privilégié qui n’empêchera pas l’abstention. Faut-il vraiment s’inquiéter que certains pans de la jeunesse politisent aujourd’hui leur " rage ", au lieu de se contenter de dégrader leur propre cadre de vie ? Faut-il croire à un état de paix mondiale et sociale qui ne reposerait que sur des traités léonins, tel celui d’Oslo, tel le contrat social actuel ? La guerre est depuis longtemps en marche, parce qu’à cette mondialisation ne correspond aucune " cosmopolitique " digne de ce nom, aucune sincère hospitalité ni solidarité.

Le tableau contemporain est violent, violemment passif aussi, jusqu’à l’apathie. Et de ce point de vue, bien des observateurs l’ont souligné ces temps-ci, les attentats de New York nous donnent bien à penser, et d’abord à percevoir, en démentant la fausse sécurité de nos sociétés de contrôle, leur fausse paix. Ce qui se présente comme civilisation s’expose aujourd’hui à la terreur parce qu’elle se sanctuarise, désignant le reste de l’humanité comme " wild zone ", zone de non-droit. Parce qu’elle crée à sa bordure des conditions de vie inhumaines, des camps de réfugiés aux banlieues, de la Palestine à l’Afghanistan ou au Kurdistan. C’est là que se noue bien sûr l’affect jubilatoire face à l’altération du narcissisme américain, qui prend en plein visage les flux sauvages sur lesquels il prétendait surfer. Comme les mafias, les groupes terroristes savent désormais tirer parti de la dérégulation des marchés (1), pour construire les machines menaçantes, qui nourrissent la dérive militaro-policière des États. La " sécurité " n’est qu’un autre nom de la terreur. · s’y accrocher, les sociétés riches ne pourront que favoriser, par fonds de pension interposés, la croissance de machines de guerre dans les États eux-mêmes et à leur périphérie : des polices privées aux armées mercenaires, des réseaux terroristes aux mafias, autant d’entités pour lesquelles la guerre est une ressource. Les attentats de New York, comme la guerre du Golfe il y a dix ans, mettent en évidence la production en chaîne de machines paranoïaques par d’autres machines paranoïaques. Mais encore, ils nous en indiquent le terreau affectif plus banal, l’anesthésie de sociétés qui se représentent toujours la violence comme étrangère à elles-mêmes, altération insupportable pour des modes de subjectivation intégritaires, qui ne la supportent que comme image délicieusement terrifiante, vue du salon de télévision, où elle devient prétexte à ne pas penser.

De ce point de vue, la transformation immédiate des attentats en spectacle, selon un scénario voulu par les terroristes et à la fois conforme aux cauchemars d’Hollywood laisse craindre que la leçon du réel ne sera pas entendue. Les loups sont entrés dans New York, certes, mais la solidarité qu’ils déclenchent est bien étroite et surtout elle reconduit l’infantilisation (2). Celle qui voudrait nous faire croire que, par une riposte plus ou moins sanglante ou proportionnée (selon deux formules de la rhétorique moralisatrice actuelle), nos dirigeants régleront le problème ; que de nouvelles éradications du mal, sanctuarisations du bien, sont possibles. Comme si la violence était une polarité consistante, contre laquelle on pourrait agir, et non la résultante d’une écologie complexe entre divers pôles et flux. La guerre à la violence, Nietzsche nous en avait avertis, consacre la violence la plus extrême, parce qu’elle fait de tout adversaire un ennemi, de tout ennemi un diable. Parce qu’elle élimine ou laisse éliminer tous les hommes d’entre-deux mondes - hier Massoud, demain Arafat ? -, leur préférant l’alternative inimitié-soumission, haine-apathie, qui empêche de penser. Et de lutter.

C’est pourquoi, évidemment, la seule réponse à l’appel du réel est dans le réel, entendu à un double niveau : comme renoncement à des sécurités illusoires, au confort de la posture spectatrice, indignée ou traumatisée ; et aussi comme réenchantement actif du réel, utopie concrète, réanimation du politique. Depuis longtemps, l’Algérie a connu cette crainte d’une guerre permanente, cet écartèlement entre deux terreurs, brouillard sanglant qui rendait la situation impensable. La singularité kabyle aidant, elle a mis une dizaine d’années depuis l’élection du FIS à constituer des forces capables de résister à cet étau, à cette double terreur ; de réhabiliter la lutte contre la guerre - victoire toujours précaire - que mettent en cause les nouveaux attentats. Ici l’exposition extrême au danger vital a réveillé une part de la société de l’apathie où elle était plongée. Nos sociétés plus " riches " sont-elles capables d’un tel sursaut, d’une reconstruction par le bas de quelque chose qui ressemble à une dynamique instituante, rompant avec les jeux de la représentation, de la délégation affective à la figure du protecteur (la biopolitique sécuritaire) et/ou à celle du kamikaze (qui fait exploser le mythe du zéro mort) ? De repartir du plus sensible, du plus immanent, non pour s’en protéger, mais pour produire un monde hospitalier ? Car ce ne sont pas tant de " régulations ", de reterritorialisations étatiques que nous avons aujourd’hui besoin, que d’espaces de vie et d’hospitalité, et de machines moléculaires, transfrontières elles aussi, capables d’infléchir le sens de la mondialisation, de transformer la grande disqualification du réel en cosmopolitique sincère : faute de quoi notre paix sera, pour reprendre l’expression kantienne, celle des cimetières.


VALÉRIE MARANGE : Philosophe. Co-rédactrice en chef de Chimères.
Dernier ouvrage paru : Éthique et Violence. Critique de la vie pacifiée, L’Harmattan, janvier 2002.
(Ce texte s’inspire d’un article paru dans le nø 44 de la revue.)
(1) Cf. le Monde, du 18 septembre 2001.

(2) Comme le note Suzan Sontag : " Regardons la réalité en face. "


Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-01-10/2002-01-10-26914