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Origine : http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/AtelierEnEmpirismeRadical
AtelierEnEmpirismeRadical
http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/PouvoirResistance?action=search&text=PouvoirResistance
PouvoirResistance
Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude
jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux
dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a
insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque,
la haine du domicile et la passion du voyage.
Baudelaire,
"Les foules".
D'une hypothèse formulée par Foucault concernant les transformations
du pouvoir à partir du XVIIIe?
siècle, la biopolitique en est venue à désigner, notamment dans
certains textes de la revue Futur Antérieur, un processus positif
de subjectivation alternative qui s'attesterait dans l'actualité
des luttes. Nous avons voulu mettre ici à l'épreuve cette inversion
sémantique et nous interroger sur ses effets.
Et d'abord, s'agit-il vraiment d'une inversion ? Foucault ne se
limitait pas à dire qu'au paradigme de la souveraineté comme pouvoir
de vie et de mort s'est substitué un pouvoir conçu comme gestion,
accroissement et multiplication de la vie. Il soulignait aussi qu'une
relation d'immanence du pouvoir à son objet se trouvait ainsi instaurée
- relation qui conduit à envisager, de façon résolument tendue et
paradoxale, pouvoir et subjectivation comme les deux faces d'un
même procès. Si la vie est devenue non ce que le pouvoir réprime,
mais ce qu'il prend en charge et actualise pour y forger son propre
levier, il faut dire que les sujets occupent dans ce dispositif
une place foncièrement ambivalente : celle de point d'application
et de source, de champ d'effectuation et de puissance causale. La
tâche est alors plus difficile que jamais d'identifier le pôle auquel
la résistance parvient à s'affronter. Sous un autre aspect, elle
est aussi, sinon plus claire, du moins plus directe. L'essentiel
serait de comprendre ce que l'on entend exactement par vie, et suivant
quelle ligne de démarcation celle-ci se distribue en sujet et objet
de la politique.
À cela, il faut dire que Foucault n'apporte pas de réponse claire
: tout au plus attirait-il notre attention sur le caractère inouï,
sur le quasi barbarisme que représente le syntagme d'« économie
politique » que notre modernité a si facilement intégré à son principe,
quand bien même elle s'annonçait, dans l'optique marxienne, sous
le signe de sa critique. Mais l'indication revenait encore à reconstruire
la biopolitique comme une technique de pouvoir coextensive de l'affirmation
du libéralisme. La question reste pourtant posée d'une pertinence
subjective de la biopolitique - pertinence requise par son concept
même, mais non thématisée, chez Foucault, et moins encore chez ses
continuateurs qui se sont concentrés sur le développement de l'état
providence, de la société assurantielle et des techniques de protection
qu'elle met en œuvre.
Michael Hardt et Toni Negri, dans leur livre Empire, à paraître
prochainement chez Exils, déplacent l'enjeu au niveau mondial. La
« société de contrôle », selon l'expression de Deleuze, tend à former
un corps social planétaire qui réagit, sans égard pour les normes
nationales forgées par les disciplines, aux informations délivrées
par le biopouvoir de la machine impériale de communication. Si le
pouvoir semble plus total que jamais, proliférantes sont également
les lignes de fuite qui s'échappent de ses ramifications. Cependant
Michael Hardt et Toni Negri cantonnent l'analyse, dans le chapitre
dont ils nous ont permis de reproduire ici des extraits, à l'évolution
du travail vers de plus en plus d'intellectualité, et aux formes
récentes d'intervention politique et militaire internationale.
Nous avons cherché à interroger le concept de biopolitique plus
radicalement, en prenant acte de la centralité de la vie, et non
du travail dans la revendication croissante par le mouvement social
d'une vie hors travail ; en prenant acte également de la place croissante
qu'occupent les questions de biologie et d'environnement dans le
débat politique. Si l'environnement et la santé deviennent des valeurs
suffisamment reconnues pour être défendues en soi et non comme conditions
de la reproduction de la force de travail, si la vie hors travail
ne consiste plus à réparer la force de travail ou à la reproduire,
mais à faire autre chose de pratiquement indéfini, c'est peut-être
qu'une révolution silencieuse est intervenue, à quoi renvoie le
concept de biopolitique.
Dans cette perspective Maurizio Lazzarato esquisse une conception
du biopouvoir comme combinatoire d'affects, à la fois subis mais
également actifs par leur investissement dans le travail, la production
de richesse, la définition de nouvelles valeurs d'usages, dans une
multiplicité d'articulations singulières entre vie et pouvoir. Dans
la dispersion générale des rapports de pouvoir qu'il nous dépeint,
les effets de domination, les envers des puissances subjectives,
ont été volontairement laissés au second plan, au profit d'une position
théorique du problème de l'agencement des forces dans une société
de mobilité et de différenciation.
S'agit-il d'ailleurs d'un discours sur notre seule époque contemporaine
? Le pouvoir désigné comme biopouvoir n'est-il pas en fait au fondement
du pouvoir politique, de la mise à l'écart du droit à y participer
? Giorgio Agamben soutient dans Homo sacer que la transformation
du pouvoir indiquée par Foucault a toujours opéré à l'intérieur
du concept de souveraineté, qui se comprend originairement comme
détermination d'une zone vitale exposée absolument au pouvoir. Bernard
Aspe et Muriel Combe font remarquer ici que la politique nazie,
comme toute politique nationaliste, fait passer la souveraineté
littéralement sur certains corps en les désignant comme exclus.
Le camp est le lieu de rassemblement des sujets privés du droit
de vivre, et preuves que le droit de vivre existe, ailleurs ; le
camp matérialise l'état d'exception, et rend par ricochet les autres
états normaux. Pourtant dans Ce qui reste dAuchwitz, Agamben découvre
au sein du camp lui-même, le « musulman », le reste du pouvoir,
l'inhumain dans la « vie nue », le non-homme comme figure ultime
de l'homme. Avec Agamben, Aspe et Combe proposent de voir dans le
biopouvoir ce qui fabrique, désigne, infériorise, le non-humain.
L'ambiguïté se trouve alors rejetée du côté des sujets qui pour
faire valoir leur « droit total à la vie » sont invités à participer
à la formation de ce domaine toujours juridiquement incertain qu'a
été la police. Paolo Napoli souligne combien le souverain s'évanouit
actuellement, se masque, dans une multiplicité d'arrangements locaux,
dans une production de la norme revendiquée comme immanente, dans
une production d'exclusion qui n'est plus le fait d'un pouvoir d'État
lointain, mais directement du voisin, ce qu'Esprit nomme la dissociation.
Avec « l'affaire Sloterdijk », l'exclusion devient le fait des
philosophes eux-mêmes, par journalistes interposés. Dans son entretien
avec Éric Alliez, Peter Sloterdijk revendique la sortie du cadre
académique et politique aseptisé indispensable à la production du
consensus ambiant. Épouser le mouvement oppose forcément aux adeptes
du lieu commun et ne garantit aucun sens a priori. Mais il est urgent
de ne pas adhérer au conformisme sans frontières de rigueur. Pour
vivre il faut se défendre contre les envahissements du mensonge,
se tenir dans la réserve. Beaucoup de ce qui est pensable n'est
certes pas bon à vivre, mais il faut pouvoir en faire l'expérience
pour penser la vie. Les sphères qui nous protégeaient, Dieu, le
Cosmos, ont disparu ; nous devons inventer les nouvelles règles
d'un espace immunisant qui nous permette de penser le dehors qui
nous saisit.
La biopolitique, qu'on emploie le terme ou non, implique donc bien
une réévaluation théorique fondamentale de ce qu'on entend par pouvoir.
Non seulement le pouvoir est voué à une dispersion qui interdit
de le penser en référence à un foyer central et indépendamment des
lieux concrets où il se recompose en s'appliquant, mais plus encore,
il ne se distingue plus de ceux qui l'actualisent en l'exerçant
comme en s'y soumettant, dans une relation dont l'instabilité même
fonde le caractère opératoire.
Autrement dit, et pour reprendre une terminologie que Foucault,
dépassant ce qu'il avait posé dans La volonté de savoir, en était
finalement venu à adopter, l'analyse biopolitique du pouvoir revient
à la résoudre en « relations de pouvoir » envisagées comme constamment
réversibles. Elle revient à poser le problème du pouvoir en termes
de stratégie, et donc à le penser bien moins à partir des situations
de domination qu'il détermine qu'à partir des affirmations et des
compositions qu'il permet et donc de la liberté des sujets qui l'alimente
en permanence et qui conditionne son accomplissement. « Il n'y a
relation de pouvoir qu'entre des sujets libres » : il faut mesurer
la charge corrosive de cette proposition à l'égard du point de vue
commun de la pensée critique, qu'il se réalise en philosophie politique
ou dans les sciences sociales. Il s'agit de refuser l'objectivation
du sujet dans la figure du dominé et de retrouver la puissance subjective
inscrite dans un rapport de pouvoir concrètement identifié, et donc
toujours susceptible d'être reconduit au seuil de son propre renversement.
Telle est la tâche résolument positive assignée par Foucault à la
critique.
À partir de ces quelques prémisses une série de questions ont été
adressées à ceux dont les travaux et les formes d'engagements nous
semblaient témoigner d'une grande affinité avec cette orientation
du questionnement politique. Jacques Rancière estime que Foucault
n'a envisagé la biopolitique que sous l'angle du biopouvoir, qui
ne serait que la forme la plus moderne de ce qu'il nomme "police".
Il lui oppose la politique, entendue comme lutte pour l'égalité,
récusant l'idée d'une biopolitique des sujets. Isabelle Stengers
nous transmet - en guise de réponse - une expression récente de
cette nouvelle résistance du vivant, envoyée par la sorcière Starhawk,
de retour de Seattle. Que devient le vivant politique si la spécification
se comprend désormais comme une intensification de sa forme même
de vivant, et qu'elle s'affirme comme une subjectivation effective,
dans une capacité à la coordination multiple comme dans l'ensemble
de singularités réuni le 3o novembre I999 à Seattle ?
Bruno Latour croit la découverte de notre temps plus radicale encore.
Si nous ne cherchons plus à exhausser l'homme au-dessus de la nature
au nom de sa capacité de parler, si nous cherchons à explorer tous
nos liens avec la nature dans toutes leurs dimensions, alors un
champ immense s'ouvre à l'action politique, un grand ressourcement
est promis à la « vie publique. » Matthieu Potte-Bonneville rappelle
cependant que ces explorations et ces résistances seront toujours
rapportées partiellement au pouvoir, lui donnant matière à nouveaux
développements, donnant à la résistance de nouvelles chances, dans
la limite des richesses exploitables.
Le biopolitique enveloppe le pouvoir et la résistance comme un
nouveau langage qui les invite à confronter quotidiennement égalité
et différence, les deux principes, politique et biologique, de notre
modernité.
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