|
ProductionBiopolitique
http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/ProductionBiopolitique?action=search&text=ProductionBiopolitique
ProductionBiopolitique
Atelier En Empirisme Radical
http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/AtelierEnEmpirismeRadical
AtelierEnEmpirismeRadical
Nous avons pu appréhender d'un point de vue juridique certains des
éléments de la genèse idéale de l'Empire, mais il serait difficile
sinon impossible, en restant dans cette perspective, de comprendre
comment la « machine » impériale est effectivement mise en œuvre.
Les théories et les systèmes juridiques renvoient toujours à autre
chose qu'à eux-mêmes. À travers l'évolution et l'exercice du droit,
ils indiquent les conditions matérielles qui définissent leur projet
sur la réalité sociale. Notre analyse doit donc descendre au niveau
du concret et explorer ici la transformation matérielle du paradigme
du pouvoir. Il nous faut découvrir les moyens et les forces de production
de la réalité sociale, ainsi que les subjectivités qui l'animent.
Le biopouvoir dans la « société de contrôle » À plus d'un
titre, les travaux de Michel Foucault ont préparé le terrain pour
un examen des mécanismes du pouvoir impérial. En tout premier lieu,
ces travaux nous permettent de reconnaître un passage historique et
décisif, dans les formes sociales, de la société disciplinaire à la
société de contrôle. La société disciplinaire est la société dans
laquelle la maîtrise sociale est construite à travers un réseau ramifié
de dispositifs ou d'appareils qui produisent et régissent coutumes,
habitudes et pratiques productives. Mettre cette société au travail
et assurer l'obéissance à son pouvoir et à ses mécanismes d'intégration
et/ou d'exclusion se fait par le biais d'institutions disciplinaires
- la prison, l'usine, l'asile, l'hôpital, l'université, l'école, etc.
- qui structurent le terrain social et offrent une logique propre
à la « raison » de la discipline. Le pouvoir disciplinaire gouverne,
en effet, en structurant les paramètres et les limites de pensée et
de pratique, en sanctionnant et/ou en prescrivant les comportements
déviants et/ou normaux. Foucault se réfère habituellement à l'Ancien
Régime et à la période classique de la civilisation française pour
illustrer l'apparition de la disciplinarité, mais l'on pourrait dire,
plus généralement, que la première phase d'accumulation capitaliste
dans son entier (en Europe comme ailleurs) s'est faite sous ce modèle
de pouvoir. On doit comprendre au contraire la société de contrôle
comme la société qui se développe à l'extrême fin de la modernité
et ouvre sur le post-moderne, et dans laquelle les mécanismes de maîtrise
se font toujours plus « démocratiques », toujours plus immanents au
champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens. Les
comportements d'intégration et d'exclusion sociale propres au pouvoir
sont ainsi de plus en plus intériorisés dans les sujets eux-mêmes.
Le pouvoir s'exerce maintenant par des machines qui organisent directement
les cerveaux (par des systèmes de communication, des réseaux d'informations,
etc.) et les corps (par des systèmes d'avantages sociaux, des activités
encadrées, etc.) vers un état d'aliénation autonome, en partant du
sens de la vie et du désir de créativité. La société de contrôle pourrait
ainsi être caractérisée par une intensification et une généralisation
des appareils normalisants de la disciplinarité qui animent de l'intérieur
nos pratiques communes et quotidiennes ; mais au contraire de la discipline,
ce contrôle s'étend bien au-delà des sites structurés des institutions
sociales, par le biais de réseaux souples, modulables et fluctuants.
En second lieu, le travail de Foucault nous permet de reconnaître
la nature biopolitique de ce nouveau paradigme du pouvoir. Le biopouvoir
est une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de
l'intérieur, en la suivant, en l'interprétant, en l'assimilant et
en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective
sur la vie entière de la population qu'en devenant une fonction intégrante
et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré.
Comme le dit Foucault, « la vie est devenue maintenant [...] un objet
de pouvoir. » La plus haute fonction de ce pouvoir est d'investir
la vie de part en part, et sa première tâche est de l'administrer.
Le biopouvoir se réfère ainsi à une situation dans laquelle ce qui
est directement en jeu dans le pouvoir est la production et la reproduction
de la vie elle-même.
Ces deux éléments du travail de Foucault se raccordent l'un à l'autre
en ce sens que seule la société de contrôle est en mesure d'adopter
le contexte biopolitique comme son terrain exclusif de référence.
Dans le passage de la société disciplinaire à la société de contrôle,
un nouveau paradigme de pouvoir se réalise, qui est défini par les
technologies reconnaissant la société comme le domaine du biopouvoir.
Dans la société disciplinaire, les effets des technologies biopolitiques
étaient encore partiels au sens où la mise aux normes se faisait selon
une logique relativement fermée, géométrique et quantitative. La disciplinarité
fixait les individus dans le cadre des institutions, mais ne réussissait
pas à les consommer/consumer entièrement au rythme des pratiques et
de la socialisation productrices ; elle ne parvenait pas au point
de pénétrer entièrement les consciences et les corps des individus,
au point de les traiter et de les organiser dans la totalité de leurs
activités. Dans la société disciplinaire, donc, la relation entre
le pouvoir et l'individu restait une relation statique : l'invasion
disciplinaire du pouvoir contrebalançait la résistance de l'individu.
En revanche, lorsque le pouvoir devient entièrement biopolitique,
l'ensemble du corps social est embrassé par la machine du pouvoir
et développé dans sa virtualité. Cette relation est ouverte, qualitative
et affective. La société, subsumée sous un pouvoir qui descend jusqu'aux
centres vitaux de la structure sociale et de ses processus de développement,
réagit comme un corps unique. Le pouvoir s'exprime ainsi comme un
contrôle qui envahit les profondeurs des consciences et des corps
de la population - et qui s'étend, dans le même temps, à travers l'intégralité
des relations sociales.
Dans ce passage de la société disciplinaire à la société de contrôle,
on peut donc avancer que la relation - de plus en plus intense - d'implication
mutuelle de toutes les forces sociales, que le capitalisme a recherchée
à travers son développement, s'est maintenant totalement réalisée.
Marx reconnaissait quelque chose de similaire dans ce qu'il appelait
le passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail
sous le capital, et plus tard, les philosophes de l'École de Francfort
ont analysé le passage (très voisin) de la subsomption de la culture
(et des relations sociales) sous la figure totalitaire de l'État,
ou réellement dans la dialectique perverse des Lumières. Toutefois,
le passage auquel nous nous référons est fondamentalement différent
: au lieu de se focaliser sur le caractère unidimensionnel du processus
décrit par Marx, puis reformulé et étendu par l'École de Francfort,
le passage évoqué par Foucault traite fondamentalement du paradoxe
de la pluralité et de la multiplicité - perspective que Deleuze et
Guattari développent encore plus clairement. L'analyse de la subsomption
réelle, lorsque celle-ci est comprise comme un investissement non
seulement de la dimension économique ou culturelle de la société,
mais aussi - et même plutôt - du bios social lui-même, et lorsqu'elle
est attentive aux modalités de la disciplinarité et/ou du contrôle,
perturbe l'image linéaire et totalitaire du développement capitaliste.
La société civile est absorbée dans l'État, mais la conséquence de
ceci est un éclatement des éléments qui étaient auparavant coordonnés
et médiatisés dans la société civile, Les résistances ne sont plus
marginales mais actives au cœur d'une société qui s'épanouit
en réseaux ; les points individuels sont singularisés en « mille plateaux.
» Ce que Foucault construisait implicitement - et que Deleuze et Guattari
ont rendu explicite - est, par conséquent, le paradoxe d'un pouvoir
qui, tout en unifiant et englobant en lui-même tous les éléments de
la vie sociale (et en perdant du même coup sa capacité de médiatiser
effectivement les différentes forces sociales), révèle à ce moment
même un nouveau contexte, un nouveau milieu de pluralité et de singularisation
non maîtrisable - un milieu de l'événement.
Ces théories de la société de contrôle et du biopouvoir décrivent
toutes deux les aspects fondamentaux du concept d'Empire. Ce concept
est le cadre dans lequel la nouvelle universalité des sujets doit
être comprise et c'est la finalité vers laquelle tend le nouveau paradigme
du pouvoir. Un véritable abîme s'ouvre ici entre les anciens cadres
théoriques de la loi internationale (sous sa forme contractuelle ou
sous la forme des Nations Unies) et la nouvelle réalité de la loi
impériale. Tous les éléments intermédiaires du processus ont disparu
de facto, si bien que la légitimité de l'ordre international ne peut
plus se construire par médiations, mais doit plutôt être appréhendée
d'emblée et immédiatement dans toute sa diversité. Nous avons déjà
reconnu ce fait d'un point de vue juridique. Nous avons vu, en effet,
que lorsque la nouvelle notion de droit émerge dans le contexte de
la mondialisation et se présente comme capable de traiter la totalité
de la sphère planétaire comme un ensemble systémique unique, il faut
supposer un préalable immédiat (faction dans un état d'exception)
et une technologie appropriée, souple et formative (les techniques
de police).
Même si l'état d'exception et les techniques de police constituent
le noyau dur et l'élément central du nouveau droit impérial, ce nouveau
régime n'a toutefois rien à voir avec les artifices juridiques de
la dictature ou du totalitarisme qui ont été décrits en d'autres temps
et à grands sons de trompe par beaucoup (et même trop, en fait) d'auteurs.
Au contraire, le pouvoir de la loi continue de jouer un rôle central
dans le contexte de l'évolution contemporaine : le droit reste en
vigueur et - précisément par le biais de l'état d'exception et des
techniques policières - devient procédure. C'est une transformation
radicale qui révèle la relation non-médiatisée entre le pouvoir et
les subjectivités, et démontre du même coup à la fois l'impossibilité
de médiations « antérieures » et la diversité temporelle non maîtrisable
de l'événement. Dominer les espaces illimités du globe, pénétrer les
profondeurs du monde biopolitique et affronter une temporalité imprévisible
: telles sont les déterminations sur lesquelles le nouveau droit supranational
doit être défini. C'est là que le concept d'Empire doit lutter pour
s'établir, là où il doit prouver son efficacité - partant, là que
la machine doit être mise en route.
De ce point de vue, le contexte biopolitique du nouveau paradigme
est parfaitement central à notre analyse. C'est ce qui offre au pouvoir
un choix, non seulement entre obéissance et désobéissance ou entre
participation politique formelle ou refus, mais aussi pour toutes
les alternatives de vie et de mort, de richesse et de pauvreté, de
production et de reproduction sociale, etc. Étant donné les grandes
difficultés que la nouvelle notion du droit rencontre pour représenter
cette dimension du pouvoir de l'Empire, et compte tenu de son incapacité
à toucher le biopouvoir concrètement dans tous ses aspects matériels,
le droit impérial ne peut représenter (au mieux) que partiellement
le schéma sous-jacent de la nouvelle constitution d'un ordre mondial,
et ne saurait réellement concevoir le moteur qui le met en mouvement.
Notre analyse doit donc se concentrer plutôt sur la dimension productrice
du biopouvoir.
La production de la vie
La question de la production, en relation avec le biopouvoir et la
société de contrôle, révèle toutefois une réelle faiblesse du travail
des auteurs auxquels nous avons emprunté ces notions. Il nous faut
ainsi clarifier les dimensions « vitales » ou biopolitiques de l'œuvre
de Foucault, en relation avec la dynamique de production. Dans plusieurs
ouvrages du milieu des années soixante-dix, le philosophe a avancé
que l'on ne saurait comprendre le passage de l'État « souverain »
de l'Ancien régime à l'État « disciplinaire » sans prendre en compte
la façon dont le contexte biopolitique a été progressivement mis au
service de l'accumulation capitaliste : « Le contrôle de la société
sur les individus ne s'effectue pas seulement à travers la conscience
ou l'idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la
société capitaliste, c'est la biopolitique qui compte le plus, le
biologique, le somatique, le corporel. »
L'un des objectifs centraux de sa stratégie d'enquête, à cette période,
était d'aller au-delà des versions du matérialisme historique - y
compris des nombreuses variantes de la théorie marxiste - qui considéraient
le problème du pouvoir et de la reproduction sociale sur un plan suprastructurel,
distinct du plan réel et fondamental de la production. Foucault tentait
ainsi de ramener le problème de la reproduction sociale et tous les
éléments de la « superstructure » dans les limites de la structure
matérielle fondamentale, et de définir ce terrain non seulement en
termes économiques, mais aussi en termes culturels, corporels et subjectifs.
On peut ainsi comprendre comment la conception qu'avait Foucault de
l'ensemble social se réalisa et se parfit lorsque, dans une phase
subséquente de son travail, il découvrit les lignes émergentes de
la société de contrôle comme image du pouvoir actif à travers la biopolitique
globale de la société. Il ne semble pas, toutefois, que Foucault -
bien qu'il eût puissamment saisi l'horizon biopolitique de la société
et qu'il l'eût défini comme un champ d'immanence - ait jamais réussi
à libérer sa pensée de cette épistémologie structuraliste qui guidait
sa recherche depuis le début. Par « épistémologie structuraliste »,
nous entendons ici la réinvention d'une analyse fonctionnaliste dans
le domaine des sciences humaines, méthode qui sacrifie effectivement
la dynamique du système, la temporalité créatrice de son mouvement
et la substance ontologique de la reproduction culturelle et sociale.
En fait, si, parvenus à ce point, nous avions demandé à Foucault,
qui (ou ce qui) dirige le système, ou plutôt ce qu'est le « bios »,
sa réponse eût été inaudible ou inexistante. En fin de compte, ce
que Foucault ne réussit pas à appréhender, c'est bien la dynamique
réelle de la production dans la société biopolitique.
Au contraire, Deleuze et Guattari nous offrent une compréhension proprement
poststructuraliste du biopouvoir, qui renouvelle la pensée matérialiste
et s'ancre solidement dans la question de la production de l'être
social. Leur travail démystifie le structuralisme et toutes les conceptions
philosophiques, sociologiques et politiques qui font de la fixité
du cadre épistémologique un point de référence incontournable. Ils
concentrent leur attention sur la substance ontologique de la production
sociale. Des machines produisent : le fonctionnement constant des
machines sociales, dans leurs divers appareils et assemblages, produit
le monde avec les sujets et les objets qui le constituent. Deleuze
et Guattari, toutefois, ne semblent être capables de concevoir positivement
que les tendances au mouvement continu et les flux absolus ; ainsi,
dans leur pensée aussi, les éléments créateurs et l'ontologie radicale
de la production du social restent sans substance ni pouvoir. Deleuze
et Guattari découvrent la productivité de la reproduction sociale
- production novatrice, production de valeurs, relations sociales,
affects, devenirs, etc. - mais réussissent à ne l'articuler que superficiellement
et éphémèrement, comme un horizon chaotique indéterminé, marqué par
l'événement insaisissable.
On peut concevoir plus aisément la relation entre production sociale
et biopouvoir dans l'œuvre d'un groupe de marxistes italiens
contemporains ils reconnaissent en effet la dimension biopolitique
en fonction de la nouvelle nature du travail productif et de son évolution
vivante en société, et utilisent pour ce faire des expressions telles
que « intellectualité de masse » et « travail immatériel », ainsi
que le concept marxiste d'« intelligence générale ». Ces analyses
partent de deux projets de recherche coordonnés. Le premier consiste
en l'analyse des transformations récentes du travail productif et
de sa tendance à devenir de plus en plus immatériel. Le rôle central
précédemment occupé par la force de travail des ouvriers d'usine dans
la production de plus-values est aujourd'hui assumé de façon croissante
par une force de travail intellectuel, immatérielle et fondée sur
la communication. Il est ainsi nécessaire de développer une nouvelle
théorie politique de la plus-value, capable de poser le problème de
cette nouvelle accumulation capitaliste au centre du mécanisme d'exploitation
(et donc - peut-être - au centre de la révolte potentielle). Le second
projet (suite logique du premier) développé par cette École consiste
en l'analyse de la dimension sociale et immédiatement communicante
du travail vivant dans la société capitaliste contemporaine ; il pose
ainsi avec insistance le problème des nouvelles figures de la subjectivité,
à la fois dans leur exploitation et dans leur potentiel révolutionnaire.
La dimension immédiatement sociale de l'exploitation du travail vivant
immatériel noie le travail dans tous les éléments relationnels qui
définissent le social, mais active aussi, dans le même temps, les
éléments critiques qui développent le potentiel d'insubordination
et de révolte à travers l'ensemble des pratiques laborieuses. Après
une nouvelle théorie de la plus-value, donc, une nouvelle théorie
de la subjectivité doit être formulée, qui passe et fonctionne fondamentalement
par la connaissance, la communication et le langage.
Ces analyses ont ainsi rétabli l'importance de la production dans
le cadre du processus biopolitique de la constitution sociale, mais
elles font également isolée sous certains aspects, en la saisissant
sous sa forme pure et en l'affinant sur le plan idéal. Elles ont travaillé
comme si redécouvrir les nouvelles formes des forces productrices
- travail immatériel, travail intellectuel massifié, travail de «
l'intelligence générale » - était suffisant pour saisir concrètement
la relation dynamique et créatrice entre production matérielle et
reproduction sociale. En réinsérant la production dans le contexte
biopolitique, elles la présentent presque exclusivement sur l'horizon
du langage et de la communication. L'un des défauts les plus sérieux
a donc été, chez ces auteurs, la tendance à ne traiter les nouvelles
pratiques laborieuses dans la société biopolitique que sous leurs
aspects intellectuels et non matériels. Or la productivité des corps
et la valeur des affects sont, au contraire, absolument centraux dans
ce contexte. Nous aborderons donc les trois aspects principaux du
travail immatériel dans l'économie contemporaine : le travail de communication
de la production industrielle, récemment connecté à l'intérieur de
réseaux d'informations ; le travail d'interaction de l'analyse symbolique
et de la résolution des problèmes ; le travail de production et de
manipulation des affects (cf. Section 3.4). Ce troisième aspect, avec
sa focalisation sur la productivité du corporel et du somatique, est
un élément extrêmement important dans les réseaux contemporains de
la production biopolitique. Le travail de cette école et son analyse
de l'intelligence générale marquent donc un progrès certain, mais
son cadre conceptuel reste trop pur, presque angélique. En dernière
analyse, ces nouvelles théories ne font, elles aussi, que gratter
la surface de la dynamique productrice du nouveau cadre théorique
du biopouvoir.
Notre propos est donc de travailler à partir de ces essais partiellement
réussis pour reconnaître le potentiel de la production biopolitique.
C'est précisément en rapprochant de façon cohérente les différentes
caractéristiques définissant le contexte biopolitique que nous avons
décrites jusqu'ici, et en les ramenant à l'ontologie de la production,
que nous serons en mesure d'identifier la nouvelle figure du corps
biopolitique collectif - qui pourrait toutefois rester aussi contradictoire
qu'il est paradoxal. C'est que ce corps devient structure non pas
en niant la force productrice originaire qui l'anime, mais en la reconnaissant
; il devient langage - à la fois scientifique et social - parce qu'il
s'agit d'une multitude de corps singuliers et déterminés en quête
d'une relation. Il est ainsi tout à la fois production et reproduction,
structure et superstructure, parce qu'il est vie au sens le plus plein
et politique au sens propre. Notre analyse doit descendre dans la
jungle des déterminations productrices et conflictuelles que nous
offre le corps biopolitique collectif. Le contexte de notre analyse
doit donc être le développement de la vie même, le processus de la
constitution du monde et de l'histoire. L'analyse devra être proposée
non par le biais de formes idéales, mais dans le cadre de la complexité
dense de l'expérience.
Sociétés et communication
En nous demandant comment les éléments politiques et souverains de
la machine impériale viennent à se constituer, nous découvrons qu'il
n'est nullement nécessaire de limiter notre analyse aux institutions
régulatrices supranationales établies, ni même de la concentrer sur
elles. Les organisations des Nations Unies, avec leurs grandes agences
multinationales et transnationales pour la finance et le commerce
(le FMI, la Banque mondiale, le GATT, etc.), ne deviennent importantes
dans la perspective d'une constitution juridique supranationale que
lorsqu'on les considère dans le cadre de la dynamique de la production
biopolitique de l'ordre mondial. La fonction qu'elles occupaient dans
l'ancien ordre international - aimerions-nous souligner - n'est pas
ce qui donne maintenant une légitimité à ces organisations. Ce qui
les légitime à présent est bien plutôt leur fonction nouvellement
possible dans la symbolique de l'ordre impérial. En dehors de ce nouveau
cadre, ces institutions sont inefficaces. Au mieux, l'ancien cadre
institutionnel contribue à la formation et à l'éducation du personnel
administratif de la machine impériale, au « dressage » de la nouvelle
élite impériale.
Les énormes sociétés transnationales et multinationales construisent
le tissu conjonctif fondamental du monde biopolitique, sous certains
aspects essentiels. Le capital, en effet, a toujours été organisé
dans une perspective embrassant le monde entier, mais c'est seulement
dans la seconde moitié du XXe?
siècle que les sociétés industrielles et financières multinationales
et transnationales ont vraiment commencé de structurer biopolitiquement
les territoires à l'échelle mondiale. Certains avancent que ces sociétés
sont simplement venues occuper la place qui était tenue par les systèmes
colonialistes et impérialistes des différentes nations dans les phases
antérieures du développement capitaliste, depuis l'impérialisme européen
du XIXe?
siècle jusqu'à la phase fordiste de l'évolution au XXe?
siècle. Cela est en partie vrai, mais cette place elle-même a été
substantiellement transformée par la nouvelle réalité du capitalisme.
Les activités des sociétés ne sont plus définies par l'imposition
d'un commandement abstrait et par l'organisation de pillage pur et
simple et d'échanges inégaux. Elles structurent et articulent plutôt
directement territoires et populations, et tendent à faire des États-nations
de simples instruments pour enregistrer les flux des marchandises,
des monnaies et des populations qu'elles mettent en branle. Les sociétés
transnationales répartissent directement la force de travail sur les
différents marchés, attribuent fonctionnellement les ressources et
organisent hiérarchiquement les divers secteurs de la production mondiale.
L'appareil complexe qui sélectionne les investissements et dirige
les manœuvres financières et monétaires détermine la nouvelle
géographie du marché mondial, c'est-à-dire réellement la nouvelle
structuration biopolitique du monde.
L'image la plus complète de ce monde est offerte dans une perspective
financière. De ce point de vue, on peut distinguer un horizon de valeurs
et une machine de distribution, un mécanisme d'accumulation et un
moyen de communication, un pouvoir et un langage. Rien n'existe, ni
« vie brute » ni point de vue extérieur, qui puisse être placé à l'extérieur
du champ contrôlé par l'argent ; rien n'échappe à l'argent. Production
et reproduction sont revêtus d'habits financiers et de fait, sur la
scène du monde, chaque figure biopolitique se présente parée de ses
oripeaux monétaires :« Accumulez, accumulez ! C'est la Loi et les
Prophètes ! »
Les grandes puissances industrielles et financières produisent ainsi
non seulement des marchandises, mais aussi des subjectivités. Elles
produisent des subjectivités agentiques dans le cadre du contexte
biopolitique besoins, relations sociales, corps et esprits - ce qui
revient à dire qu'elles produisent des producteurs. Dans la sphère
biopolitique, la vie est destinée à travailler pour la production,
et la production à travailler pour la vie. C'est une grande ruche
dans laquelle la reine surveille en permanence production et reproduction.
Plus l'analyse pénètre profondément, plus elle découvre, à des niveaux
croissants d'intensité, les assemblages communicants de relations
interactives. Le développement des réseaux de communication possède
un lien organique avec l'apparition du nouvel ordre mondial : il s'agit,
en d'autres termes, de l'effet et de la cause, du produit et du producteur.
La communication non seulement exprime mais aussi organise le mouvement
de mondialisation. Elle l'organise en multipliant et en structurant
les interconnexions par le biais de réseaux ; elle l'exprime et elle
contrôle le sens et la direction de l'imaginaire qui parcourt ces
connexions communicantes. En d'autres termes, l'imaginaire est guidé
et canalisé dans le cadre de la machine communicatrice. Ce que les
théories du pouvoir de la modernité ont été forcées de considérer
comme transcendant, c'est-à-dire extérieur aux relations productrices
et sociales, est ici formé à l'intérieur, immanent à ces mêmes relations.
La médiation est absorbée dans la machine de production. La synthèse
politique de l'espace social est fixée dans l'espace de communication.
C'est la raison pour laquelle les industries de communication ont
pris une position aussi centrale : non seulement elles organisent
la production à une nouvelle échelle et imposent une nouvelle structure
appropriée à l'espace mondial, mais elles en rendent aussi la justification
immanente. Le pouvoir organise en tant que producteur ; organisateur,
il parle et s'exprime en tant qu'autorité. Le langage, en tant que
communicateur, produit des marchandises mais il crée de surcroît des
subjectivités qu'il met en relation et qu'il hiérarchise. Les industries
de communication intègrent l'imaginaire et le symbolique dans la structure
biopolitique, non seulement en les mettant au service du pouvoir,
mais en les intégrant réellement et de fait dans son fonctionnement
même.
Parvenus à ce point, nous pouvons commencer de traiter la question
de la légitimation du nouvel ordre mondial. Celle-ci n'est pas née
des accords internationaux existant antérieurement ni du fonctionnement
des premières organisations supranationales embryonnaires, elles-mêmes
créées par des traités fondés sur la loi internationale. La légitimation
de la machine impériale est née - au moins en partie - des industries
de communication, c'est-à-dire de la transformation du nouveau mode
de production en une machine. C'est un sujet qui produit sa propre
image d'autorité. C'est une forme de légitimation qui ne repose sur
rien d'extérieur à elle-même et qui est reformulée sans cesse par
développement de son propre langage d'auto-validation.
Une autre conséquence doit être abordée à partir de ces prémisses.
Si la communication est l'un des secteurs hégémoniques de la production
et influe sur la totalité du champ biopolitique, alors nous devons
considérer la communication et le contexte biopolitique comme coexistants
et coextensifs. Cela nous emmène bien loin de l'ancien terrain tel
que Jürgen Habermas l'a décrit, par exemple. En fait, lorsque Habermas
a développé le concept d'action communicatrice, démontrant si fortement
sa forme productrice et les conséquences ontologiques qui en découlent,
il partait toujours d'un point de vue extérieur à ces effets de la
mondialisation, d'une perspective de vie et de vérité qui pouvait
contrecarrer la colonisation de l'individu par l'information. La machine
impériale, toutefois, démontré que ce point de vue extérieur n'existe
plus. Au contraire, la production communicatrice et la construction
de la légitimation impériale marchent de conserve et ne peuvent plus
être séparées. La machine est auto-validante et auto-poïétique - c'est-à-dire
systémique. Elle construit des structures sociales qui évacuent ou
rendent ineffective toute contradiction ; elle crée des situations
dans lesquelles, avant même de neutraliser la différence par la coercition,
elle semble l'absorber dans un jeu d'équilibres auto-générateurs et
auto-régulateurs. Comme nous l'avons dit ailleurs, toute théorie juridique
qui traite des conditions de la postmodernité doit prendre en compte
cette définition spécifiquement communicatrice de la production sociale.
La machine impériale vit en produisant un contexte d'équilibres et/ou
en réduisant les complexités ; elle prétend proposer un projet de
citoyenneté universelle et intensifie à cette fin l'efficacité de
son intervention sur tout élément de la relation de communication,
tout en dissolvant identité et histoire sur un mode entièrement postmoderne.
Mais contrairement à la façon dont beaucoup de prises en compte postmodernes
(auraient fait, la machine impériale, au lieu d'éliminer les récits
fondateurs, les produit et les reproduit réellement (les principaux
récits idéologiques, en particulier), afin de valider et de célébrer
son propre pouvoir. C'est dans cette coïncidence de production par
le langage, de production linguistique de la réalité et de langage
d'auto-validation que réside une clef fondamentale pour comprendre
l'efficacité, la validité et la légitimation du droit impérial.
"Règles
pour le Parc humain. Réponse à la lettre sur l'humanisme", par
Peter Sloterdijk
Un
nouveau Nietzsche, par Bruno Latour
Retour
sur les camps comme paradigme biopolitique, par Bernard Aspe,
Muriel Combes
Biopouvoir
et vie publique, par Bruno Latour
Si
la vie devient résistance..., par Isabelle Stengers
Le
pouvoir et la résistance, par Eric Alliez, Bruno Karsenti, Maurizio
Lazzarato, Anne Querrien
Du
Biopouvoir à la biopolitique, par Maurizio Larazzato
Une
biopolitique mineure avec Giorgio Agamben
Non
au tatouage biopolitique par Giorgio Agamben
|
|