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Origine :
http://www.generation-online.org/p/fpnegri9.htm
« Le maillon faible de la chaîne impérialiste se situe à l’endroit
où la classe ouvrière est au plus fort de sa résistance. » Mario
Tronti, Lenin in England, 1964.
L’aspect biopolitique du Léninisme. Parler de Lénine, c’est parler
de la conquête du pouvoir. Que l’on loue ou critique son œuvre et
ses actions n’aurait aucun sens si l’on n’en revenait point à cette
question centrale. La conquête du pouvoir est le seul et unique «
thème » léniniste. La science politique occidentale a pris l’habitude
de rendre hommage à Lénine, insistant, élogieuse, sur sa « sombre
grandeur »… Ne pourrait-on aller jusqu’à dire que même Mussolini et
Hitler rêvèrent d’être Lénine ? Incontestablement, à ce stade terminal
des guerres civiles qui ont scandé le XXe siècle, la science politique
bourgeoise a quand même fini par reconnaître l’importance de Lénine,
le vainqueur d’Octobre 17, l’homme des décisions impromptues et d’une
détermination inébranlable.
Une reconnaissance, de fait, bien écœurante. En quoi consiste vraiment
la « prise du pouvoir » dans le discours du Marxisme révolutionnaire
? Que cela s’exprime dans le mouvement ouvrier du XIXe et du XXe siècle
ou bien dans le mouvement communiste, lui-même, il n’est pas une «
prise de pouvoir » qui n’ait été plus ou moins en lien avec la notion
même « d’abolition de l’Etat »1. Lénine n’a pas fait exception à cette
volonté. Il nous suffit de considérer sa propre et extraordinaire
aventure qui se rattachait à une telle proposition ; constat qui serait
déjà largement suffisant pour décaler de quelques années-lumière l’appréciation
élogieuse et ambiguë par la science politique bourgeoise du véritable
projet de Lénine. Indubitablement, Lénine n’y est parvenu qu’à moitié
: après avoir réussi la conquête du pouvoir, il a raté l’abolition
de l’Etat. Indubitablement encore, cet Etat qui aurait du peu à peu
se déliter, s’est montré de plus en plus fort, féroce, oblitérant,
pour des générations entières à venir de militants communistes, l’espoir
de penser une possible prise du pouvoir conjointement avec l’abolition
de l’Etat. Cette question demeure pleinement d’actualité.
Revenir à la question de Lénine nous oblige à nous interroger une
fois de plus sur la possibilité de reprendre le chemin, celui-là même
qui peut immédiatement mener à la subversion de l’ordre des choses,
à l’invention d’un nouveau monde de liberté et d’égalité, enfin nous
permettre d’atteindre la capacité à détruire l’arché métaphysique
occidental2 – en tant que principe d’autorité et outil d’exploitation
sociale – en même temps que la hiérarchie politique et le système
de contrôle des forces de production qui se maintiennent avec lui.
En posant notre interrogation ainsi, il nous faut inclure ici une
sorte d’addendum du fait même que le pouvoir capitaliste se compose
de deux pôles indissociables : le contrôle de l’Etat et une structure
sociale d’exploitation ; et c’est l’objectif de la révolution – quand
elle est communiste – d’attaquer et de détruire les deux à la fois.
Ce qui implique nécessairement pour Lénine (comme pour le Marxisme
révolutionnaire, de façon générale) que le combat communiste soit
biopolitique3. Non seulement parce que chaque aspect de notre vie
est concerné par cette proposition, mais aussi parce que la volonté
politique révolutionnaire des communistes s’attache à opérer au sein
du bios, en le critiquant, en le construisant et en le transformant.
A cet effet, Lénine a fait décoller la science politique de toute
simplification idéaliste aussi bien que de la notion de « raison d’Etat
», comme il le fait aussi en s’écartant de l’illusion que le politique
peut se définir en termes de bureaucratie ou de capacité à prendre
des décisions rapides. De manière encore plus radicale, il refuse
toute séparation du politique avec les sphères du social et de l’humain.
En ce qui concerne sa propre pensée politique, Lénine libère son analyse
de l’appréhension théorique des méthodes de gouvernement (antique,
radoteuse, et invariablement mystificatrice) ; par la suite, il proposera
une analyse de la sphère politique dépassant l’hypothèse naïve et
séduisante de la raison purement économique. Il accomplira cette démarche
en se libérant tout autant des pulsions millénaristes que des visions
utopistes laïques qui, en termes d’une théorie de la révolution, peuvent
empêtrer notre perception du monde. Bien au contraire, Lénine mélange,
greffe, secoue et révolutionne ces deux approches théoriques : ce
qui doit pleinement l’emporter demeure la volonté politique du prolétariat
pour lequel le corps et la raison, la vie et les passions, la révolte
et le dessein vont se constituer sous forme d’un sujet biopolitique.
Et ce sujet est la « classe ouvrière », alors que son « avant-garde
» représente l’âme et l’esprit du « corps » de ce même prolétariat.
Rosa Luxembourg, bien que très dissemblable de Lénine sur de nombreux
points, se rapproche de lui en ce qui concerne l’aspect biopolitique
du projet communiste. Empruntant des trajectoires différentes, le
virage pris par Rosa Luxembourg croise la ligne droite de Lénine
; en regard, notamment, de la vie des masses et de l’ensemble de
l’articulation de leurs besoins en tant que potentiel physique,
corporel qui, seul, peut donner terrain et consistance à la violence
abstraite de l’intellectualité révolutionnaire. Un tel progrès rencontré
dans l’ontologie du communisme4 apparaît sans aucun doute mystérieux
bien que néanmoins réel : il démontre, au travers de son aspect
biopolitique, l’extraordinaire modernité de la pensée communiste,
en particulier quand cet aspect traduit la pleine corporalité de
la liberté et les désirs à produire. Et c’est ici que nous retrouvons
l’authentique Lénine, dans ce matérialisme des corps qui s’efforce
de se libérer ainsi que dans la matérialité de la vie dont la notion
de révolution (et elle seulement) permet la rénovation.
Lénine par-delà Lénine
Mais la notion d’exploitation, la lutte qui s’y oppose : qu’est ce
que tout cela signifie pour nous aujourd’hui (pas hier, ni un siècle
auparavant) ? Quel est le présent statut de ce corps qui s’est transformé
au cours des péripéties et des guerres civiles du XXe siècle ? Quel
est le nouveau corps du combat communiste ?
C’est au début des années soixante (et par la suite avec une intensité
qui n’a pas cessé de croître) que ces questions sont venues au premier
plan ; des questions quasiment impossibles à résoudre à cette époque-là.
Et pourtant, la conviction demeurait, face à ces mêmes questions,
qu’il nous fallait non seulement entreprendre le réexamen de la pensée
de Lénine avec une fidélité d’exégèse mais aussi la recadrer, la redéployer
– pour ainsi dire – « au-delà de Lénine ».
La première difficulté résidait dans la nécessité de préserver le
sens du léninisme alors que nous traversions une transformation
continue des conditions de production ainsi que des moyens de communication
et d’information du pouvoir qui les parcouraient, les innervaient
; tout ceci s’accompagnant d’une mutation des sujets. Une seconde
difficulté naquit de la première : comment rendre adéquat le léninisme
(c’est-à-dire l’exigence d’une organisation de la révolution combattant
le capitalisme, mais aussi en capacité de détruire l’Etat) avec
les données neuves de la réalité productive contemporaine et les
aspirations nouvelles des sujets. Ce qui revient à s’interroger
aujourd’hui sur la façon possible de conquérir le pouvoir et d’abolir
l’Etat dans une période historique qui voit (ceci afin d’anticiper
un point crucial de notre propos) le capital établir son hégémonie
sur le general intellect.
Tout a changé. Bien que respectueux de l’expérience et des théories
léninistes, force nous est de constater que la composition technique
et politique de la force de travail impliquée dans les systèmes
de production et de contrôle actuels est totalement nouvelle, avec,
pour résultat, une expérience de l’exploitation, elle même, profondément
altérée. De nos jours, en fait, la nature du travail productif est
devenue fondamentalement immatérielle tandis que le processus co-opératif
de productivité est devenu, quant à lui, purement social : ce qui
signifie que le travail est à présent co-extensif de la vie tout
comme le processus co-opératif est co-extensif de la multitude.
C’est donc dans l’ensemble de la société (et non plus simplement
dans les usines) que le travail étend ses réseaux de production,
des réseaux capables de rénover le monde de la consommation en mettant
au travail l’ensemble des désirs humains rationnels et affectifs.
Cette extension dont nous parlons détermine l’exploitation actuelle.
Il en est de même pour la composition des procédés techniques à
l’œuvre. Mais le problème s’inverse lorsque l’on considère la consistance
politique de cette nouvelle force de travail, puisqu’elle se présente
elle-même sur le marché comme excessivement mobile (une mobilité
qui est aussi symptôme d’une fuite-refus des formes disciplinaires
courantes de la production capitaliste) et très flexible – signe
d’une certaine autonomie politique, d’une quête d’auto-évaluation
ainsi que d’un profond rejet de la représentation5. Que faire du
léninisme à l’intérieur de ces nouvelles conditions de travail ?
Comment peut-on transformer la fuite, l’auto-évaluation du travailleur
immatériel en une nouvelle lutte de classe, d’une façon qui puisse
permettre l’émergence d’un désir organisé pour s’approprier la richesse
sociale et libérer la subjectivité ? Comment peut-on rattacher cette
réalité entièrement différente au projet stratégique du communisme
? Comment peut-on, pour ainsi dire, faire du neuf avec du vieux,
de façon à opérer une ouverture radicale sur le nouveau, ce qui
représente de fait – comme Machiavel l’exigeait de toute vraie révolution
– un « retour aux origines », et, dans le cas qui nous préoccupe,
un retour au léninisme ?
La pensée de Marx dépendait de la phénoménologie du travail manufacturé
du monde industriel de son époque : ce qui eut pour résultat que sa
conception du parti et de la dictature sociale du prolétariat fût
profondément inscrite dans l’auto-gestion. Lénine, quant à lui, s’attacha
dès le départ à une notion avant-gardiste du parti qui, en Russie
– même avant la Révolution – eut pour tâche d’anticiper le passage
du travail manufacturé vers une « industrie à grande échelle », ce
qui stratégiquement devait créer les conditions requises pour atteindre
son objectif : gouverner. Pour Lénine, comme pour Marx, la relation
entre la construction (composition) technique du prolétariat et la
stratégie politique se fit au moyen de la désignation d’une « Commune
» ou d’un « Parti Communiste », et c’est cette « Commune » ou « Parti
» qui tira les conséquences de la vision prolétarienne du réel et
qui proposa une circulation pleine et entière entre la stratégie politique
(subversive) et l’organisation des masses (biopolitique). Le parti
devenant le moteur qui dynamisait la production de subjectivité –
ou, plutôt, qui représentait l’outil apte à produire de la subjectivité
subversive.
D’où notre question : quelle production de subjectivité afin de
s’emparer du pouvoir reste encore possible pour le prolétariat immatériel
d’aujourd’hui ? Ou bien, dit d’une autre façon : si le contexte
de la production contemporaine se constitue à partir de la co-opération
sociale du travail immatériel – à qui nous donnerons le nom de general
intellect – comment construire le corps subversif de ce general
intellect6, pour qui l’organisation communiste représenterait le
levier, le lieu de nouvelles corporalités révolutionnaires, une
puissante base de production de subjectivité ? Ici, nous entrons
dans le royaume de « Lénine par-delà Lénine ».
Il nous paraît inévitable de présenter notre propos sous la forme
d’une parenthèse. Mais, de la même façon que cela se produit dans
l’argument socratique, une telle parenthèse a parfois la vertu de
permettre une première appréhension du concept lui-même.
Le corps subversif du general intellect
Il existe un chapitre fameux de Marx qui s’intitule « chapitre sur
les machines », dans lequel Marx se lance dans la construction d’une
« histoire naturelle » (c’est-à-dire linéaire, continue et nécessaire)
du capital qui nous amène vers le concept de general intellect. Le
general intellect apparaissant comme le produit du développement capitaliste.
Une conclusion pour nous quelque peu ambiguë tout autant que pour
Lénine lui-même (bien évidemment peu ou pas du tout familier de cet
ouvrage, bien qu’il possédât la logique de rupture louée par la pensée
marxiste, logique qui rendait impossible toute continuité naturelle
du développement capitaliste). En fait, mis à part l’illusion objectiviste
que l’on retrouve souvent dans la critique de l’économie politique,
c’est comme ça que les choses sont aussi pour Marx : le développement
qui génère le general intellect est dans son propos un processus qui
n’est rien moins que naturel : d’une part, ça explose de vie (toutes
les forces vitales productives et reproductives qui s’activent pour
bâtir le contexte biopolitique de la société capitaliste) ; d’autre
part, ce processus est intensément contradictoire (en fait, le general
intellect n’est pas seulement le combat contre le travail salarié
mais représente aussi cette tendance anthropologique qui s’incarne
dans le refus du travail : et, un peu plus tard, il devient aussi
le résultat – révolutionnarisé – d’une baisse tendancielle du taux
de profit capitaliste…)
Nous nous retrouvons ici dans une situation parfaitement biopolitique.
Ce qui unit le Marx du general intellect à Lénine et à nous-mêmes
repose sur ceci : le fait patent que nous sommes tous des acteurs,
hommes et femmes, dans ce monde de production qui constitue le vivant
– que nous sommes, par essence, la chair du développement, la réalité
même du développement capitaliste, cette nouvelle chair dans laquelle
les puissances du savoir sont inséparablement liées avec celles de
la production, comme le sont, tout aussi bien, les activités scientifiques
– et ce, de la manière la plus singulière, la plus voluptueuse – avec
les passions. Le bios que nous évoquons (ou plutôt cette réalité biopolitique
qui caractérise la révolution industrielle post 1968) certains auteurs
et maîtres à pensée (qui, quand la nuit devint plus profonde, se déclarèrent
alors ouvertement communistes) firent le choix de l’appeler le corps
sans organes7. Mais je continue, pour ma part, à l’appeler chair.
Peut-être aurait-il la force de devenir un corps et de se constituer,
de lui-même, tous les organes nécessaires pour ce faire. Mais c’est
un peut-être seulement : pour que cela advienne réellement, un démiurge
paraît une condition nécessaire, ou plutôt une avant-garde, externe
à lui-même, possédant la capacité de transformer cette chair en un
corps véritable : le corps du general intellect. Ou, peut être encore,
comme d’autres auteurs l’ont suggéré, ne faudrait-il point que le
corps du general intellect fût énoncé par la parole même que le general
intellect profère, de façon telle, que le general intellect devienne
le démiurge de son corps propre ?
Je ne pense pas pour ma part que nous ayons le pouvoir de choisir
la meilleure route à prendre ; seul un mouvement de lutte authentique
pourra en disposer. Pourtant, ce qui apparaît comme une certitude,
en ce qui concerne la maturation du general intellect, c’est bien
le fait que nous devons anticiper son expérimentation. Parce que
la confrontation de l’histoire naturelle du capital avec les contradictions
insolubles inventées par Marx sera la seule façon d’élaborer la
généalogie du general intellect en tant que force subversive. Tenter
une définition du corps du general intellect revient en fait à reconnaître
et supporter le pouvoir des sujets qui l’habitent, la violence des
crises qui secouent son ambiguïté, le conflit des téléologies qui
le traversent ; enfin de décider où nous nous tenons au milieu de
ce chaos. Si nous décidons que le sujet dans le general intellect
est tout puissant parce que nomade et autonome ; qu’ainsi les forces
coopératives l’emportent sur celles du marché ; et que la téléologie
du commun prédomine sur celle de la personne privée – nous prendrions
de ce fait position au sujet de la question du corps du general
intellect. Il naît et se constitue de la militance des individus
construite à partir du travail immatériel et coopératif ; ces mêmes
individus ayant décidé de vivre associés, et ce, de manière subversive.
La « biopolitique » de Lénine nous paraît ainsi profondément impliquée
dans les nouvelles contradictions du « par-delà Lénine ». C’est avec
Lénine que nous décidons de faire du corps du general intellect le
sujet même de l’organisation d’une nouvelle vie.
Espaces et temporalités. Pourtant, « par-delà Lénine » ne signifie
pas simplement la reconnaissance d’une nouvelle réalité, donc la découverte
ainsi remise au goût du jour d’un besoin urgent d’organisation : il
faut aussi définir spatialement et temporellement un projet de libération.
Le corps s’inscrit toujours dans ces deux dimensions – tout comme
il existe uniquement dans tel ou tel temps bien particulier. La production
de subjectivité, pour être efficace, nécessite des repères spatio-temporels
déterminés. Si l’on prend le cas de la Russie – une époque et un lieu
définis – cette détermination spatio-temporelle est une condition
sine qua non pour Lénine – Ici et maintenant, ou jamais ! Mais quel
espace-temps peut s’ouvrir à une organisation subversive ainsi qu’à
une possible révolution d’un prolétariat immatériel devenu « exodique
» et autonome ?
Repérer la dimension spatiale d’un nouveau projet léniniste représente
une entreprise d’une difficulté considérable. Nous savons tous, nous
qui vivons dans l’Empire, que n’importe quelle initiative révolutionnaire
qui se limite à un espace confiné (cet espace fût-il celui d’un grand
Etat-nation) est, de fait, condamnée à échouer. Il devient évident
que le seul Palais d’hiver identifiable de nos jours est la Maison
Blanche, un endroit, il faut bien l’avouer, plutôt difficile à prendre
d’assaut… Autre aspect à prendre en compte, plus le pouvoir impérial
se renforce, plus sa représentation politique devient complexe et
mondialement de mieux en mieux intégrée. Bien que la tête de l’Empire
fût située aux Etats-Unis, cet Empire n’est pas américain dans sa
globalité, il est plutôt celui du capital collectif. À l’opposé, reconnaître
qu’il n’y a pas d’espace pour le parti autre que l’Internationale
équivaut à prononcer une banalité sans intérêt. De fait, il n’apparaît
plus décisif, pour quelque renouveau du léninisme, de réaffirmer théoriquement
un point de levier spécifique, au moyen duquel les forces de la subversion
seraient susceptibles de se multiplier. Si un « Lénine par-delà Lénine
» a quelque intérêt, c’est de nous permettre, et ce, de manière concrète,
d’identifier le chaînon de la maille impériale, à partir duquel nous
aurions une chance de forcer la réalité8. Dans ce travail d’identification
présent, il ne faut pas s’attendre à rencontrer quelque point faible
; pas plus qu’à l’avenir : désormais, il nous faudra chercher là où
s’organise au mieux la résistance, où éclate au plus fort l’insurrection,
où règne l’hégémonie du general intellect, c’est-à-dire le pouvoir
constituant du nouveau prolétariat. Ainsi, alors que la base formelle
du procédé révolutionnaire de production de subjectivité demeure encore
l’Internationale, en termes concrets, matériels et politiques, il
n’y a plus d’espace mais un lieu, il n’y a plus d’horizon mais un
point, un point à partir duquel l’événement devient possible.
Et ceci est tout aussi valable pour le parti. La question de l’espace
se pose comme subordonnée à un kairos9 spécifique, au pouvoir inattendu
d’un événement – en quelque sorte à la flèche tiré par le general
intellect afin de se reconnaître lui-même en tant que corps constitué.
En ce qui concerne la temporalité du parti néo-léniniste à une époque
de globalisation post-fordiste, le commentaire est, à bien des égards,
similaire à ce que nous avons évoqué jusqu’ici. Il en va de même pour
le temps que pour l’espace : les déterminations se sont effondrées.
Les approches historiques du Politique et de l’Economique sont devenues
de plus en plus difficiles à développer sous l’aspect de scansion,
alors que l’alternance régulière et cyclique des époques d’exploitation
avec des périodes créatives de la lutte des classes s’est profondément
modifiée au point de devenir méconnaissable, même si elle a caractérisé
le siècle tout entier, de 1870 à 1970. Quelle temporalité donc pourrait
être contrôlée, utilisée et transformée par le parti léniniste actuel
? Ici aussi les contours apparaissent extrêmement flous : de la même
façon que lorsque nous raisonnons sur la question de la spatialité
et du lieu ; nous avons vu ainsi comment l’Etat-nation est devenu
un lieu de combat pour l’Empire, comment l’hémisphère développé du
Nord et celui sous-développé du Sud se sont intriqués à présent l’un
dans l’autre, mélangés dans la même destinée. Il en est de même des
temporalités : indiscernables. Seul un kairos bien particulier permettrait
au corps du general intellect d’advenir.
Mais quelle est la signification réelle d’un tel propos ? Si l’on
considère ce qui a été évoqué jusqu’ici, il paraît impossible d’arriver
véritablement à une conclusion théorique. Dans ce cas plus que jamais,
il y a nécessité de s’en remettre à l’action militante et à l’expérience
de la réalité. De nos jours, il est devenu évident que le procédé
léniniste tendant à intervenir sur un point faible à un moment critique
et objectivement déterminé, est totalement inefficace. Comme il est
clair que c’est seulement là où l’énergie de la force de travail immatérielle
devient supérieure à celles des forces de l’exploitation capitaliste
– et là seulement, peut s’envisager un possible projet de libération.
La prise de décision anticapitaliste ne peut devenir efficace que
là où la subjectivité est au plus fort, là où peut s’élaborer une
« guerre civile » contre l’Empire.
La dictature sans la souveraineté, ou « la démocratie absolue ». À
ce niveau de notre réflexion, nous devons admettre que notre raisonnement
est loin d’être aussi convaincant que notre alléchant préambule socratique
permettait de le penser. Tandis qu’il est vrai, afin de réaffirmer
la posture du parti léniniste (qui affirme son autorité dans le pouvoir,
qui élabore sa liberté au travers de prises de décisions catégoriques
et inattendues), que nous avons énoncé plusieurs importantes assertions
(l’émergence du general intellect et la possibilité de lui donner
corps ; la prépondérance tendancielle du travail immatériel ; le phénomène
de fuite et de nomadisme, de prise d’autonomie et de besoin d’auto-évaluation
que ce contexte provoque ; enfin, les contradictions qui marquent
la relation entre la globalisation, l’enchevêtrement complexe de ses
procédés internes et les forces de résistance et de subversion) –
nous devons reconnaître, à la suite de ce propos, que nous sommes
mis en échec pour atteindre des conclusions tant soit peu valables.
Si l’on ne peut fournir un contenu, une détermination, et une forme
de pouvoir spécifique qui pourraient qualifier notre entreprise, en
nous en remettant simplement au kairos, nous risquons passer à côté
de l’essentiel. Malgré l’attrait qu’offre le kairos, grâce à sa capacité
de donner forme à la production de subjectivité, sans contenu ou expression
subversif à y rattacher, il demeure terriblement exposé à un mécanisme
de pure et simple tautologie… C’est donc notre tâche de donner un
contenu au kairos du general intellect, d’alimenter son corps révolutionnaire.
Nous pourrions donc nous demander : qu’est ce qui définirait aujourd’hui
une décision révolutionnaire ? Par quels contenus se caractérise une
telle décision ?
Afin de donner réponse à cette interrogation, nous nous devons de
faire un léger détour auparavant. Il nous faut garder à l’esprit les
limites du point de vue léniniste (qui néanmoins constituent une énorme
avancée par rapport à la culture manufacturière de la social-démocratie
russe) pour qui la décision révolutionnaire, dans son affirmation
en tant que pouvoir constituant10, était en réalité façonnée à partir
d’un modèle industriel spécifique : le modèle occidental, plus précisément
le modèle américain. Le développement industriel moderne a personnifié
le squelette dans le placard de la théorie bolchevique révolutionnaire.
Le modèle de l’organisation révolutionnaire – ou plutôt le travail
du peuple russe qui l’élabora – fut déterminé, et à la longue perverti,
par ce choix de départ.
De nos jours, la situation s’est radicalement modifiée. Il n’y a plus
de classe ouvrière pour se lamenter de l’absence d’un projet organisé
de l’industrie et de la société, que cela soit de façon directe ou
bien médiatisée par l’Etat. Et, même après une éventuelle réactualisation,
ce type de projet ne pourrait plus prendre un caractère aussi hégémonique
par rapport au prolétariat ou à la pensée des masses ; comme, par
ailleurs, il ne pourrait plus avoir d’effet sur le pouvoir capitaliste
qui s’est aujourd’hui déplacé vers d’autres niveaux (financier, bureaucratique,
communicationnel) de contrôle et de maîtrise. A présent, donc, une
décision révolutionnaire doit s’établir à partir d’un schéma constituant
radicalement différent : plus question de positionner un axe préliminaire
de développement industriel et/ou économique ; à la place, une telle
décision aura la volonté de proposer des solutions pour une ville
libérée dans laquelle la dimension industrielle s’intéresse vraiment
aux besoins vitaux, la société aux aspects scientifiques, et où un
vrai travail s’offre à la multitude. À partir de là, la prise de décision
constituante tend à devenir la démocratie de la multitude.
Nous en arrivons ainsi à la conclusion de notre article. Ce qui est
demandé au parti c’est de faire preuve d’une grande radicalité, capable
de balayer les idées reçues, passées ou actuelles ; de sorte que le
mouvement se transforme en véritable pratique d’un pouvoir constituant.
Dans la mesure où il anticipe la loi, le pouvoir constituant est toujours
une forme de dictature (mais il y a dictature et dictature : la forme
fasciste n’est pas identique à celle du communisme, bien que nous
ne pensions point la seconde préférable à la première). Demeure le
fait que la décision politique pose toujours la question de la production
de subjectivité, qui, à son tour, implique la production des corps
concrets, des masses et/ou des multitudes des corps – ce qui suppose
ainsi que chaque subjectivité fût différente des autres.
Aujourd’hui ce qui nous intéresse, c’est la subjectivité du general
intellect, qui, dans le but de transformer le monde qui l’environne,
doit utiliser la force, une force à organiser par le pouvoir constituant.
Bien évidemment, l’exercice du pouvoir constituant peut avoir des
effets positifs tout autant que négatifs. Nous ne pouvons cependant
pas utiliser un référentiel préétabli qui nous aiderait à décider
de critères concernant les inventions apportées par les multitudes.
Cependant, de façon à éviter tout malentendu et ne pas être ainsi
accusé de travailler à l’avènement d’une dictature grossière, dissimulée
sous un langage hypocrite, plus dangereuse aujourd’hui que jamais
– puisque, de fait, elle demeure bien tapie, mais au cœur de la vulgarité
d’un milieu social régi par une consommation homogène et touts azimuts
– nous dirons que la dictature à laquelle nous aspirons et que nous
estimons comme l’invention du trésor d’un Lénine redécouvert pourrait
être qualifier de « démocratie absolue ». Ce sont les termes généralement
utilisés par Spinoza pour décrire la méthode de gouvernement que la
multitude exerce sur elle-même11. Spinoza fit preuve d’un grand courage
en ajoutant l’adjectif « absolue » à une des méthodes de gouvernement
issue de l’appréhension théorique des anciens : la monarchie contre
la tyrannie, l’aristocratie contre l’oligarchie, la démocratie contre
l’anarchie. Attention à ne pas faire d’erreur ici : « démocratie absolue
» n’a rien à voir de près ou de loin avec la théorie générale des
méthodes de gouvernement ; cet amalgame assez partagé valut à cette
proposition dans le passé, mais aussi beaucoup plus tardivement, d’être
recouverte d’épithètes négatifs par la critique. « Démocratie absolue
» demeure pourtant un bon intitulé pour décrire l’invention d’une
nouvelle forme de liberté, ou mieux encore, la production « à venir
» d’un peuple.
Mais la raison fondamentale de notre soutien à cette proposition
de « démocratie absolue » repose dans la prise de conscience que
cette terminologie demeure vierge de toute contamination du concept
moderne de souveraineté (si l’on considère la nature même des espaces
et des temps de la postmodernité). Nous devons donc – nous le pouvons
si nous reconnaissons sa nature biopolitique – transposer la pensée
de Lénine de l’univers de la modernité (le modèle industriel souverain),
auquel il a appartenu jusqu’à présent, en traduisant sa prise de
décision révolutionnaire dans une nouvelle production de subjectivité
autonome et communiste au sein des multitudes postmodernes.
Toni Negri
Traduction Pierre Cocrelle
Spécialiste de Marx et de Spinoza, Antonio Negri est également
l’une des figures les plus marquantes de la gauche radicale et de
la philosophie politique contemporaine. En guise d’introduction
à une œuvre comprenant de nombreux ouvrages, on pourra se référer
à Exils (Mille et Une Nuits, 1998) et Kairos, Alma Venus, Multitude
(Calman-Levy, 2001). Étant donné l’aspect technique de certains
termes et de certaines références du texte qui suit, la rédaction
a jugé bon de l’accompagner de quelques notes dans lesquelles on
trouvera notamment un renvoi aux principaux ouvrages de T. Negri.
(6) La notion de « general intellect » est employée par Marx (en
anglais dans son texte allemand) dans la version initiale du Capital
(1867), les Grundrisse (1857-1858), ouvrage posthume inconnu de
Lénine auquel Negri a consacré un commentaire (Marx au-delà de Marx,
Christian Bourgois, 1979). Marx y explique qu’à l’époque du machinisme
et de la grande industrie, qui est aussi celle de la technologie,
c’est la science elle-même (le general intellect) par le biais de
la technologie qui dirige la production, au moment même où le travailleur
se voit déposséder de son savoir technique et réduit à une simple
force matérielle, de sorte que ce savoir lui fait face comme un
étranger dominateur. Cette aliénation est envisagée par Marx dans
une dialectique, comme le rappelle Negri dans les lignes qui suivent.
L’objectif de cette domination du travail par la science est de
déposséder le travailleur du contrôle qu’il exerce sur le processus
productif et d’augmenter le taux de profit, mais la prise de possession
de la science par le capital est également l’occasion d’un développement
sans précédent du savoir scientifique dont les individus pourront
bénéficier pleinement dès qu’ils auront repris possession (au stade
du communisme) des moyens de production. Negri voit dans la transformation
du travail productif en travail immatériel une forme de réappropriation
du general intellect, de sorte que le problème politique n’est plus
tant celui de cette réappropriation que celui de la constitution
du corps subversif (c’est-à-dire de nouvelles formes de désir) qui
soit à la hauteur des exigences d’autonomie contenues dans le travail
immatériel. (ndlr)
(7) L’expression « corps sans organe » vient d’Antonin Artaud. Negri
fait ici allusion au commentaire que des auteurs comme Deleuze et
Derrida ont donné de l’œuvre du poète. (ndlr)
(8) T. Negri se réfère ici à deux thèmes-clef de la théorie politique
de Lénine, d’une part, l’importance de la conjoncture (les objectifs
politiques ne doivent pas être définis en fonction des seuls principes,
mais toujours également en fonction de l’analyse d’une conjoncture
; c’est l’un des arguments principaux de la critique du « gauchisme
»), et l’idée suivant laquelle la révolution se déclare non pas
dans les pays les plus développés, mais dans les « maillons faibles
de l’impérialisme » (dont la Russie). (ndlr)
(9) En grec, moment ou occasion propice. Sur cette notion, voir
T. Negri, Kairos, Alma Venus, Multitude, Calman-Levy, 2001. (ndlr)
(10) T. Negri oppose le pouvoir constitué, c’est-à-dire l’ensemble
des pouvoirs institués et régulés par un dispositif juridique, et
le pouvoir constituant, entendu non pas seulement comme l’acte d’une
assemblée constituante, mais plus fondamentalement comme la puissance
et la productivité de la multitude qui s’exprime notamment lors
des épisodes révolutionnaires. Source de l’ordre juridique, le pouvoir
constituant est une puissance rétive à la fixité de toute constitution
en vigueur et donc aux représentations traditionnelles de la souveraineté.
À ce propos, voir T. Negri, Le pouvoir constituant, PUF, 1998. (ndlr)
(11) Spinoza fait de la démocratie l’Etat « qui est le moins éloigné
de la liberté que la nature reconnaît à chacun » (Traité théologico-politique)
ou « l’Etat absolu » (Traité politique). D’après Negri, Spinoza
aurait ainsi désigné par Démocratie, non pas un simple régime constitutionnel
parmi d’autre, mais la forme politique exprimant adéquatement la
puissance de la multitude et l’irréductibilité du pouvoir constituant
à toute constitution. Voir à ce propos, T. Negri, L’anomalie sauvage.
Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1983. (ndlr)
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