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Origine : http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/AtelierEnEmpirismeRadical
AtelierEnEmpirismeRadical
Ce texte a été publié sous forme de livre, dans une traduction
d'O. Mannoni, aux éditions Mille et Une nuits, La petite collection,
26/01/2000, 64 p.
« Les livres, observa un jour le poète Jean Paul, sont de longues
lettres adressées à des amis ». On ne saurait définir avec plus
d'élégance la caractéristique et la fonction de l'humanisme : il
est, dans sa quintessence, une télécommunication, une façon de créer
des amitiés à distance par l'intermédiaire de l'écriture. Ce que
Cicéron a appelé humanitas est l'une des conséquences de l'alphabétisation.
Depuis que la philosophie existe en tant que genre littéraire, elle
recrute ses partisans par des écrits contagieux sur l'amour et la
sagesse. Elle n'est pas seulement un discours sur l'amour de la
sagesse - elle a pour but de susciter cet amour. La raison pour
laquelle la philosophie est restée virulente depuis ses débuts,
il y a plus de 2 500 ans, tient à sa faculté de créer des amitiés
par le texte. Elle s'est transmise de génération en génération,
telle une lettre-relais, en dépit des erreurs de copie, et peut-être
même grâce à elles, captivant copistes et interprètes. Le maillon
le plus important de cette chaîne de correspondance a sans doute
été la réception par les Romains de la missive des Grecs. Car ce
n'est qu'à partir du moment où les Romains se sont approprié le
texte grec que celui-ci est devenu intéressant pour l'Empire et,
par delà la chute de l'empire romain d'Occident, accessible à la
future culture européenne. Les auteurs grecs auraient certainement
été étonnés s'ils avaient su quels amis répondraient un jour à leurs
lettres.
Que ceux qui expédient des messages ne soient pas en mesure de
prévoir qui en seront les réels destinataires fait partie des règles
du jeu de la culture écrite. Les auteurs s'embarquent dans l'aventure,
pourtant, et mettent en circulation leurs lettres à des amis non
identifiés. Sans la codification sur des rouleaux de papier transportables,
jamais ces courriers que nous appelons la tradition n'auraient pu
être envoyés. Et sans les lecteurs grecs qui les aidèrent à déchiffrer
les missives en provenance de Grèce, jamais les Romains n'auraient
pu se lier d'amitié avec leurs expéditeurs. Une amitié à distance
suppose donc d'une part les lettres elles-mêmes, et d'autre part
des distributeurs et des interprètes. A l'inverse, si les lecteurs
romains n'avaient pas été ouverts aux messages des Grecs, il n'y
aurait pas eu de destinataires. Sans l'excellente réceptivité romaine,
les écrits grecs n'auraient jamais atteint l'Europe occidentale
où résident encore aujourd'hui les adeptes de l'humanisme. Il n'y
aurait pas eu l'apparition du phénomène humaniste, ni d'aucune autre
forme sérieuse de discours philosophique d'origine latine, ni -
ultérieurement - de culture philosophique en langue nationale. Si
l'on parle aujourd'hui en allemand des choses humaines, c'est en
grande partie grâce au fait que les Romains ont reçu les écrits
rédigés par les maîtres grecs comme des lettres à des amis d'Italie.
Au vu des conséquences de cette correspondance gréco-romaine à
l'échelle historique, la rédaction, l'envoi et la réception des
écrits philosophiques revêtent à l'évidence un caractère particulier.
Il est clair que l'auteur de ces lettres amicales les envoie dans
le monde sans en connaître les destinataires - et même s'il les
connaît, il est conscient du fait que son envoi peut aller au-delà,
et provoquer un nombre indéfini d'occasions de se lier d'amitié
avec des lecteurs anonymes - voire encore à naître. Du point de
vue érotologique, cette amitié hypothétique entre ceux qui rédigent
des livres ou des lettres et ceux qui les reçoivent représente un
cas d'amour à distance - tout à fait dans l'esprit de Nietzsche,
pour qui l'écriture a le pouvoir de transformer l'amour du prochain
- et du proche - en amour pour une vie inconnue, lointaine et future.
Non seulement l'écriture jette un pont entre des amitiés déjà établies
bien que géographiquement éloignées, mais elle lance une opération
vers l'inconnu, actionne la séduction sur le lointain, ce que dans
le langage de la magie de la vieille Europe on appelle actio in
distans visant à reconnaître l'ami inconnu et à l'inviter à se joindre
au cercle. Car le lecteur peut voir dans ces lettres volumineuses
un simple carton d'invitation : si leur lecture attire son attention,
il prendra la parole dans le cercle des destinataires pour en accuser
réception.
On pourrait ainsi ramener le fantasme communautaire qui sous-tend
tous les humanismes au modèle de la société littéraire, dont les
membres découvrent, par la lecture de textes canoniques, leur amour
pour des inspirateurs communs. Cette interprétation de l'humanisme
révèle une vision fantasmée de sectes ou de clubs - le rêve d'une
solidarité entre ceux que le destin a élus pour savoir lire. Pour
les Anciens, et même jusqu'à l'aube de l'État national moderne,
savoir lire revenait de fait à être membre d'une mystérieuse élite
- à cette époque, la connaissance de la grammaire était souvent
assimilée à une incarnation de la magie.
Au Moyen Âge, du mot anglais grammar découle celui de glamour :
on prête à celui qui sait lire de merveilleuses facilités dans les
autres domaines. Dans un premier temps les « humanisés » ne sont
autres qu'une secte d'alphabétisés. Et comme beaucoup de sectes,
elle nourrit des projets expansionnistes et universalistes. Quand
l'alphabétisme fantasmé perd toute modestie, il devient mystique
grammaticale et littérale, telle la Kabbale qui se passionne pour
l'étude du style de l'auteur du monde [1]. En revanche, là où l'humanisme
est devenu pragmatique et programmatique, ce qui est le cas des
idéologies éducatives caractéristique des États nationaux bourgeois
des XIXe?
et XXe?
siècles, le modèle de la société littéraire a évolué en principe
de société politique. Dès lors, les peuples se sont organisés en
groupes entièrement alphabétisés, de force si besoin était. Chaque
nation s'ancrant sur les lectures de référence de sa propre culture.
C'est pourquoi, outre les auteurs antiques appartenant au patrimoine
commun des Européens, on mobilise les classiques nationaux dont
les lettres au public - qui prennent une place démesurée grâce au
marché du livre et de l'éducation secondaire - deviennent un puissant
ferment pour la création des États.
Que sont les nations modernes sinon d'efficaces fictions nées d'une
opinion lettrée rassemblée grâce à la lecture des mêmes auteurs
? La conscription pour les hommes et la lecture obligatoire des
classiques pour les jeunes des deux sexes caractérisent l'époque
bourgeoise, celle d'une humanité à la fois armée et lettrée. C'est
vers elle que se tournent aujourd'hui anciens et nouveaux conservateurs,
nostalgiques et désarmés, totalement incapables de justifier le
sens théorique ou médiatique d'un quelconque canon de lecture. Il
n'y a qu'à voir les résultats déplorables du débat qui a eu lieu
récemment en Allemagne sur la nécessité supposée de nouveaux canons
littéraires.
C'est entre 1789 et 1945 que les humanismes littéraires nationaux
ont connu leur apogée. Les philologues, anciens ou nouveaux, y formaient
une caste imbue de son pouvoir et satisfaite de sa réussite, consciente
du devoir d'initier la génération suivante afin qu'elle rejoigne
le cercle des destinataires des lettres jugées essentielles. Le
pouvoir des maîtres d'école et des philologues se fondait non seulement
sur leur connaissance privilégiée de la littérature, mais aussi
sur leur aptitude à choisir parmi les correspondants du passé ceux
qui auraient une influencé sur la création de la communauté. L'humanisme
bourgeois reposait en substance sur le pouvoir d'imposer à la jeunesse
les auteurs classiques afin de maintenir la valeur universelle de
la lecture nationale [2]. En conséquence, les nations bourgeoises
allaient devenir, jusqu'à un certain point, des produits littéraires
et postaux - fictions d'une amitié inéluctable entre compatriotes,
même éloignés, et entre lecteurs enthousiastes des mêmes auteurs.
Si cette époque paraît irrévocablement dépassée, la raison n'en
est pas que les gens seraient aujourd'hui trop décadents pour remplir
leur devoir littéraire. L'ère de l'humanisme bourgeois national
a pris fin parce que l'art d'écrire des lettres propres à inspirer
une nation d'amis, même exercé avec le plus grand professionnalisme,
ne parvient plus à créer ce lien de communication à distance entre
les membres de la société de masses moderne. À cause de l'évolution
des médias dans la culture de masse à partir de 1918 (radio) et
après 1945 (télévision), et plus encore aujourd'hui avec la révolution
des réseaux, la coexistence dans les sociétés actuelles se construit
sur de nouvelles bases. Ces bases sont, on peut sans peine le démontrer,
résolument post-littéraires, post-épistolaires et, par conséquent,
post-humanistes.
Ceux qui trouveraient le préfixe « post » trop dramatique peuvent
le remplacer par l'adverbe « marginalement ».
Notre thèse est donc la suivante : la littérature, la correspondance
et l'idéologie humaniste n'influencent plus aujourd'hui que marginalement
les méga-sociétés modernes dans la production du lien politico-culturel.
Ce n'est nullement la fin de la littérature. Mais elle s'est marginalisée
en une subculture sui generis et le temps où elle était surestimée
comme vecteur de l'esprit national n'est plus. De même, le lien
social n'est plus principalement un produit du livre et de la lettre.
Depuis, de nouvelles formes de télécommunications politico-culturelles
ont pris le dessus, et ont presque anéanti le principe de l'amitié
née de la correspondance. L'ère de l'humanisme moderne en tant que
modèle scolaire et éducatif s'est éteinte en même temps que l'illusion
que des structures de masses, tant politiques qu'économiques ; pouvaient
être organisées sur le mode amiable d'une société littéraire.
Cette désillusion, mise en suspens au moins depuis la Première
Guerre mondiale par les érudits de la culture humaniste, connaît
une histoire bizarrement contorsionnée, pleine d'allers et retours
et de déformations. Car c'est justement vers la fin de l'ère national-humaniste,
dans les années d'une noirceur sans exemple de l'après-1945, que
le modèle humaniste connaîtra une reviviscence ; cette renaissance
est à la fois réflexe et organisée, et servira de modèle à toutes
les petites réanimations de l'humanisme qui ont eu lieu depuis.
Si le contexte n'avait pas été aussi sombre, on serait bien obligé
de parler d'une compétition entre l'enthousiasme et la tromperie.
Dans l'ambiance fondamentaliste de l'après-45, il est évident que
pour beaucoup de gens il ne s'agissait pas seulement de sortir des
horreurs de la guerre pour retrouver une société où ils puissent
de nouveau apparaître comme un public pacifié d'amateurs de livres
- comme si la jeunesse goethéenne pouvait faire oublier la jeunesse
hitlérienne. Nombreux étaient ceux qui pensaient convenable non
seulement de reconsulter les textes romains qu'on rééditait, mais
aussi les écrits bibliques - lecture de base des Européens - parce
qu'ils aspiraient à une résurrection de l'Occident dans l'esprit
de l'humanisme chrétien.
Ce néo-humanisme, le regard tourné vers Rome via Weimar, rêvait
d'un salut pour l'âme européenne par le biais d'une bibliophilie
radicale, d'une exaltation nostalgique et optimiste du pouvoir civilisateur
de la lecture classique - si nous nous accordons un instant la liberté
de placer Cicéron et le Christ, côte à côte, parmi les classiques.
Ces formes d'humanisme d'après-guerre, aussi illusoires qu'elles
puissent être, apportent pourtant un motif sans lequel il serait
impossible de comprendre la tendance humaniste dans son ensemble,
qu'il s'agisse de l'époque romaine ou des États bourgeois modernes.
L'humanisme - le mot comme la chose - se construit toujours contre,
du fait qu'il s'engage à sortir l'homme de son état barbare. On
peut aisément comprendre que ce soit justement dans les époques
où le potentiel barbare se déchaîne en interactions particulièrement
violentes entre les hommes, que l'appel à l'humanisme est le plus
fort et le plus exigeant. Celui qui s'interroge aujourd'hui sur
l'avenir de l'humanité et des moyens de l'humanisation, cherche
à savoir s'il peut espérer surmonter les tendances actuelles à l'ensauvagement.
L'inquiétant, ici, c'est que l'ensauvagement va depuis toujours
de pair avec les plus grands déploiements de pouvoir, qu'il s'agisse
de brutalité guerrière ou de l'abêtissement quotidien de l'homme
par le divertissement désinhibant que sont les médias. Dans les
deux cas, les modèles qui ont marqué l'Europe viennent des Romains.
D'une part celui du militarisme expansionniste, et de l'autre, celui
des jeux sanglants, une industrie du divertissement promise à un
bel avenir.
Le thème latent de l'humanisme est donc le désensauvagement de
l'homme, et sa thèse latente est la suivante : de bonnes lectures
adoucissent les mœurs.
Le phénomène de l'humanisme mérite attention parce qu'il rappelle,
de façon peut-être troublée et floue, que les hommes sont en permanence
soumis à deux formes différentes d'éducation, que nous appelons,
pour des raisons de simplicité, les influences inhibantes et désinhibantes.
Penser que les hommes sont des « animaux sous influence » fait partie
du credo de l'humanisme, d'où l'importance de les soumettre à de
bonnes influences. Les règles du comportement humaniste rappellent
- avec une fausse innocence - que la bataille pour l'homme est permanente,
et qu'elle se déroule comme une lutte entre la bestialisation et
la domestication.
À l'époque de Cicéron, les deux influences se distinguaient encore
facilement, chacune disposant d'un moyen d'expression. Pour ce qui
est de la bestialité, les Romains, avec leurs amphithéâtres, leurs
jeux de gladiateurs, leurs combats à mort et leurs exécutions à
grand spectacle, ont inventé le réseau de mass-media le plus performant
de l'Antiquité. Dans les stades déchaînés de la Méditerranée, l'homo
inhumanus désinhibé se voit récompensé comme rarement avant ou après
dans l'histoire [3]. Sous l'Empire, flatter l'instinct bestial des
masses romaines était une technique de domination essentielle et
routinière, qui nous est restée en mémoire grâce à la formule de
Juvénal « du pain et des jeux ».
On ne peut comprendre l'humanisme antique que si on le considère
aussi comme partie prenante d'un conflit de médias, à savoir, comme
la résistance du livre contre le cirque, comme l'opposition entre
la lecture philosophique qui humanise, rend patient et suscite la
réflexion, et l'ivresse déshumanisante des stades romains. Ce que
les Romains cultivés appelaient humanitas serait impensable sans
la volonté de se distinguer de la culture vulgaire des jeux du cirque.
L'humaniste lui-même, perdu dans cette foule hurlante, se rend compte
que lui aussi, en tant qu'homme, est exposé au danger contagieux
de la bestialité. De retour chez lui, plein de honte d'avoir pris
part directement à ces transes, il est donc enclin à admettre que
rien d'humain ne lui est étranger ; mais que l'humanité consiste
à choisir ; pour développer sa propre nature, les médias qui domestiquent
plutôt que ceux qui désinhibent. Ce choix signifie le sevrage de
sa probable bestialité et sa volonté de se mettre à distance de
l'avilissement déshumanisant de la foule hurlante du cirque.
C'est à l'automne 1946, au plus bas de l'histoire européenne d'après-guerre,
que le philosophe Martin Heidegger a écrit sa célèbre Lettre sur
l'humanisme. Un texte qui, au premier regard, pourrait passer pour
une longue lettre destinée aux amis. Mais la notion d'amitié revendiquée
par cet envoi philosophique mémorable n'était plus simplement celle
de la communication entre belles âmes bourgeoises, elle n'avait
plus rien à voir avec la communion entre un public national et son
écrivain classique. Lorsque Heidegger rédigeait cette lettre, il
était conscient d'avoir choisi de parler d'une voix cassée, d'écrire
d'une main hésitante, il savait que l'harmonie préétablie entre
l'auteur et ses lecteurs n'était absolument plus un fait accompli.
À cette époque. il ne savait plus s'il avait encore des amis, ou
même si des liens d'amitié restaient possibles.
Les bases de l'amitié, les valeurs communes entre érudits européens
de différentes nations étaient à redéfinir. Une chose au moins est
évidente : ce que le philosophe a jeté sur le papier au cours de
l'automne 1946 n'était pas un discours destiné à sa propre nation,
ni à une Europe future. C'est dans un esprit à la fois polysémique,
prudent et courageux que l'auteur s'est efforcé de concevoir la
probabilité de trouver un destinataire adéquat pour son message.
Et il a su créer, chose étrange chez un homme d'une disposition
aussi régionaliste que lui, une lettre destinée à un étranger. Cet
ami potentiel à l'étranger, c'était un jeune penseur qui s'était
accordé la liberté, dans la France occupée, de s'enthousiasmer pour
un philosophe allemand. Était-ce donc une nouvelle technique pour
se lier d'amitié ? Un nouveau style de courrier ? Une manière différente
d'unifier les gens de même opinion autour d'un même écrit envoyé
au loin ? Une autre recherche d'humanisation ? Un autre contrat
social entre les porteurs d'une réflexion sans domicile fixe, qui
n'est plus influencée par les idéologies national-humanistes ? Les
adversaires de Heidegger n'ont pas omis de remarquer que le petit
homme rusé de Messkirch avait su saisir la première chance de réhabilitation
offerte après la guerre, profitant, selon eux, de la bienveillance
d'un de ses admirateurs français pour échapper à l'ambiguïté politique
et pouvoir se réfugier dans les sphères supérieures de la réflexion
mystique. Ces soupçons peuvent sembler plausibles, mais ils passent
à côté de l'événement - dans le domaine de la pensée comme dans
celui de la stratégie de communication - que constitue cette recherche
sur l'humanisme, d'abord adressée à Jean Beaufret à Paris, et par
la suite publiée et traduite.
En s'interrogeant sur les conditions de l'humanisme européen dans
un écrit présenté dans un premier temps sous forme de lettre. Heidegger
a créé un espace de réflexion trans-humaniste ou post-humaniste
[4], dans lequel se meut depuis une part essentielle de la réflexion
philosophique sur l'homme. En répondant à une lettre de Jean Beaufret,
Heidegger reprend surtout la formulation suivante : « comment redonner
un sens au mot "humanisme " » ?
Dans sa réponse adressée au jeune français, Heidegger se permet
une discrète correction, qui se dévoile le plus clairement dans
les deux répliques suivantes : « Vous demandez : comment redonner
un sens au mot "humanisme" ? Cette question dénote l'intention de
maintenir le mot lui-même. Je me demande si c'est nécessaire. Le
malheur qu'entraînent les étiquettes de ce genre n'est-il pas encore
assez manifeste ? « Cette question ne présuppose pas seulement que
vous voulez maintenir le mot "humanisme" ; elle contient encore
l'aveu qu'il a perdu son sens. »
Ici se manifeste un des éléments de la stratégie de Heidegger :
il faut abandonner le terme d'humanisme si l'on souhaite retrouver
dans sa simplicité et son inéluctabilité initiales le véritable
devoir de pensée, question qu'on pensait résolue dans la tradition
humaniste ou métaphysique. Sur un ton grave : pourquoi vanter encore
comme solution l'homme, placé philosophiquement au centre de la
pensée humaniste, si le problème est justement l'homme lui-même,
avec sa surévaluation et ses éternelles explications métaphysiques
? La reformulation de la question posée par Beaufret n'est pas exempte
de cruauté magistrale, car elle met en évidence la mauvaise réponse
incluse dans la question, tout à fait à la manière socratique. On
y trouve en même temps une réflexion sérieuse sur les trois remèdes
les plus courants à la crise de 1945, le christianisme, le marxisme
et l'existentialisme, présentés côte à côte comme des variantes
de l'humanisme ne se différenciant que par leur structure superficielle
- ou de façon plus crue encore, comme trois manières d'éluder la
question radicale de la nature humaine.
Heidegger propose, de la seule manière qui lui semble adaptée,
de mettre un terme à l'omission incommensurable dans la pensée européenne,
à savoir la question non posée sur la nature humaine : celle qui
est existentielle et ontologique. L'auteur se montre toutefois disposé
- bien que ce soit à travers les formulations provisoires - à apporter
son aide pour faire enfin apparaître la question correctement formulée.
En utilisant ces formulations, qui semblent modestes, Heidegger
ouvre des conséquences déconcertantes : il caractérise l'humanisme
- qu'il soit antique, chrétien ou des Lumières - comme l'agent de
la non-pensée depuis deux mille ans. Il lui reproche d'avoir fait
barrage à l'émergence de la véritable question sur la nature humaine,
en se contentant d'interprétations rapides, en apparence évidentes
et inévitables. Heidegger explique pourquoi il pense contre l'humanisme
dans son œuvre Être et Temps : non parce que l'humanisme aurait
surestimé la notion d'humanitas, mais justement parce qu'il n'a
pas visé suffisamment haut.
Mais que veut dire placer la nature humaine suffisamment haut ?
Premièrement, cela signifie renoncer à l'habituelle fausse dépréciation.
La question de la nature humaine ne serait jamais correctement posée
tant qu'on ne prendrait pas de distance par rapport à l'exercice
le plus ancien le plus obstiné et le plus corrupteur de la métaphysique
européenne : la définition de l'homme en tant qu'animal rationale.
Dans cette interprétation de la nature humaine, on définit la nature
de l'homme à partir de son animalitas, enrichie par des additifs
intellectuels. L'analyse existentielle-ontologique de Heidegger
se révolte contre cette idée, car pour lui la nature humaine ne
saurait être définie dans une optique zoologique ou biologique,
même en y ajoutant régulièrement un facteur intellectuel ou transcendant.
Sur ce point, Heidegger demeure inflexible, tel un ange en colère
brandissant des épées croisées, dressé entre l'homme et l'animal
afin de repousser toute ressemblance ontologique entre les deux.
Sous le coup de l'émotion antivitaliste et antibiologique, il va
jusqu'à prononcer des propos presque hystériques comme par exemple,
« C'est comme si le divin nous était plus proche que la vie déconcertante.
» Au fond de ce pathos antivitaliste il parvient à la conclusion
que la différence entre l'homme et l'animal serait ontologique et
non spécifique ou générique, raison pour laquelle on ne peut en
aucune circonstance définir l'homme comme étant analogue à un animal
doté d'un avantage culturel ou métaphysique. La façon d'être de
l'humain serait essentiellement, et surtout du point de vue ontologique,
différente des autres espèces végétales ou animales, parce que l'homme
possède le monde et se trouve dans le monde, tandis que la végétation
et les animaux sont intégrés seulement dans leurs environnements
respectifs.
S'il existe une raison philosophique au discours sur la dignité
de l'homme, elle trouve son fondement dans le fait que l'homme lui-même
est visé par l'Être et, comme Heidegger se plaît à le formuler -
en sa qualité de philosophe pastoral, parce que l'homme aurait été
appelé pour veiller sur lui-même. C'est pourquoi les hommes posséderaient
la langue. Mais selon Heidegger, cette faculté leur sert non seulement
pour communiquer et s'apprivoiser ainsi mutuellement, mais aussi
: « Le langage est bien plutôt la maison de l'Être en laquelle l'homme
habite et de la sorte "ek-siste", en appartenant à la vérité de
l'Être sur laquelle il veille. Il ressort donc de cette détermination
de l'humanité de l'homme comme ek-sistence que ce qui est essentiel,
ce n'est pas l'homme, mais l'Être comme dimension de l'extatique
de l'ek-sistence. »
Lorsqu'on étudie de près ces formulations qui ont au premier abord
une connotation hermétique, on commence à comprendre pourquoi la
critique contre l'humanisme de Heidegger se sent protégée contre
le danger d'aboutir à l'inhumanisme. En repoussant la thèse, revendiquée
par l'humanisme, que la nature humaine aurait été suffisamment étudiée,
tout en y opposant sa propre onto-anthropologie, Heidegger reste
pourtant indirectement fixé sur la fonction la plus importante de
l'humanisme classique, à savoir : l'amitié que l'homme éprouve pour
les mots de l'Autre. Il va jusqu'à radicaliser le mobile qui pousse
vers l'amitié, il le transpose du domaine pédagogique au centre
de la réflexion ontologique.
Ici le discours, souvent cité et moqué, sur l'homme en sa qualité
de gardien de l'être trouve son sens. En se servant d'images pastorales
et idylliques, Heidegger parle du devoir propre à l'homme, et de
la nature humaine d'où naît ce devoir : garder l'Être et rester
analogue à l'être. Certes, l'homme ne surveille pas l'Être comme
le malade les symptômes de sa maladie, mais plutôt comme le berger
ses troupeaux dans la clairière. Avec cette différence cruciale
qu'il n'est pas question ici de garder des troupeaux de bétail mais
de concevoir le monde comme une circonstance ouverte, et plus encore
que garder ne signifie pas ici un devoir de surveillance de ses
propres intérêts, choisi en toute liberté, mais que c'est l'être
lui-même qui emploie les hommes comme gardiens. Le lieu propice
à cet emploi est la clairière, l'endroit où l'Être se révèle en
tant que ce qui est.
Ce qui rassure Heidegger dans sa certitude d'avoir grâce à ces
formulations, repensé et surenchéri sur l'humanisme, est le fait
qu'il englobe l'homme, considéré comme la clairière de l'être, dans
l'apprivoisement et dans une école de l'amitié qui iraient bien
plus loin que tout effort humaniste pour « débestialiser » l'homme,
et que tout amour cultivé pour le texte qui parle de l'amour. En
définissant l'homme comme gardien et voisin de l'Être, et en désignant
la langue comme maison de l'Être, il oblige l'homme à être analogue
à l'Être, ce qui lui impose un recueillement radical et qui l'expose,
en sa qualité de gardien - près de sa maison -, à une réflexion
qui exige d'avantage de calme et de placidité que l'éducation la
plus complète ne pourrait le faire.
L'homme est soumis à une retenue extatique plus significative que
l'observance civilisée du lecteur dévot des classiques. Le séjour
immanent heideggerien dans la maison de la langue est considéré
comme une attente de ce que l'être lui-même a à dire. Il affirme
une sensibilité à ce qui est proche qui rendrait l'homme plus calme
et plus docile que l'humaniste lisant les classiques. Heidegger
exige un homme plus domestiqué qu'un simple bon lecteur. Il veut
susciter un processus amical dans lequel il ne serait plus accueilli
comme un simple auteur classique parmi d'autres. Dans un premier
temps, il faudrait que le public, qui par nature se compose d'un
cercle réduit de personnes conscientes, se rende compte que l'être
a repris la parole à travers lui en tant que mentor de la question
de l'être.
De cette manière, Heidegger fait de l'Être l'unique auteur de toutes
les lettres essentielles et se positionne lui-même en tant que secrétaire
actuel. Celui qui adopte une telle position a le droit de noter
des balbutiements et de publier des silences. C'est donc l'Être
qui émet les lettres déterminantes, plus précisément, il donne des
signes à des amis dotés de présence d'esprit, à des voisins réceptifs,
à des gardiens silencieux et recueillis. Et pourtant, aussi loin
que nous voulons tourner nos regards, à partir de ce cercle de co-gardiens
et d'amis de l'être, nous ne pouvons ni créer des nations, ni même
fonder des écoles alternatives. Et cela surtout parce qu'il ne peut
exister de canon public des signes de l'Être, à moins de considérer
pour le moment les opera omnia de Heidegger comme la norme et la
voix de l'hyper auteur anonyme.
Face à ces communions obscures, comment constituer une société
de voisins de l'Être demeure incertain. Cette société devrait sûrement,
avant que quelque chose de plus clair ne se décide, apparaître comme
une église invisible de particuliers dispersés, parmi lesquels chacun
prête à sa manière attention à l'apparition du monstrueux (des Ungeheuren),
en attendant les propos qui expriment ce que la langue impose à
celui qui reçoit et prend la parole [5]. Il n'est pas utile de décrire
ici en détail le caractère crypto-catholique des symboles de méditation
heideggeriens.
Ce qui est crucial ici, c'est que grâce à la critique sur l'humanisme
de Heidegger, se propage un changement d'attitude qui voue l'homme
à une ascèse réfléchie bien au-delà de tous les objectifs d'éducation
humanistes. Et ce n'est que grâce à cette ascèse qu'une société
de personnes réfléchies, au-delà de la communauté humaniste et littéraire,
pourrait se former. Il s'agissait ici d'une société qui saurait
repousser l'homme du centre car elle aurait compris que les hommes
n'existent qu'en qualité de « voisins de l'être », et non comme
des propriétaires de maisons obstinés ou les seigneurs d'une location
principale sous contrat non résiliable. L'humanisme ne peut rien
apporter à cette ascèse tant qu'il vise l'idéal de l'homme puissant.
Les amis humanistes d'auteurs humains passent à côté de la bienheureuse
faiblesse à travers laquelle l'Être se montre à ceux qui sont sensibles
et qui se sentent concernés. Dans l'optique de Heidegger, l'humanisme
ne conduit pas à une accentuation du sentiment de l'humilité ontologique,
c'est plutôt dans l'humanisme qu'il pense voir fonder une contribution
à l'histoire de reconstruction de la subjectivité. En effet, Heidegger
étudie l'histoire européenne en tant que théâtre des humanismes
militants. Elle sert de terrain à la subjectivité humaine qui se
défoule avec des conséquences fatales dans sa domination de l'étant.
Dans cette perspective, l'humanisme est le complice naturel de toute
horreur commise sous le prétexte du bien-être de l'humanité. Dans
ce combat de titans tragique entre le bolchévisme. le fascisme et
l'américanisme au milieu du siècle s'étaient affrontées - selon
l'opinion de Heidegger - trois variantes de la même violence anthropocentrique
[6], trois candidats pour un règne mondial enjolivé par des idéaux
humanitaires. Le fascisme s'est singularisé en démontrant plus ouvertement
son mépris des valeurs inhibantes que sont la paix et l'éducation.
Le fascisme est effectivement la métaphysique de la désinhibition,
peut-être même une figure de la désinhibition de la métaphysique.
Du point de vue de Heidegger, le fascisme représentait la synthèse
de l'humanisme et du bestialisme - à savoir la coincidence de l'inhibition
et de la désinhibition. Face à de tels rejets et de telles transformations,
il s'apprêtait à reposer la question fondamentale de l'apprivoisement
et de la formation de l'homme. Et même si les jeux de réflexion
ontologiques de Heidegger sur l'homme en tant que gardien - qui
en son temps firent scandale - paraissent aujourd'hui totalement
anachroniques, ils ont pourtant le mérite d'avoir articulé la question
sur l'époque, en dépit de leur extraordinaire maladresse : par quels
moyens pourrait-on apprivoiser l'homme si même l'humanisme, véritable
école de domestication de l'homme, a échoué ? Qu'est-ce qui pourrait
apprivoiser l'homme si tous ses efforts pour se domestiquer lui-même
l'ont surtout conduit à dominer l'étant ? Qu'est-ce qui pourrait
apprivoiser l'homme si malgré toutes les expériences d'éducation
de l'espèce humaine, il n'est toujours pas clair qui forme les éducateurs
à enseigner quoi ? Ou serait-il possible que l'on ne puisse plus
poser de manière compétente la question sur la formation de l'homme
dans le cadre d'une simple théorie de la domestication et de l'éducation
? Nous allons maintenant dériver des notions de Heidegger, dans
lesquelles il nous ordonne de nous arrêter sur la pensée méditative,
en essayant de jeter un regard historique sur la clairière extatique
dans laquelle l'être s'adresse à l'homme. Il s'avère que, concernant
le séjour de l'homme dans la clairière - ou pour citer Heidegger,
le se-placer ou se faire-porter dans la clairière de l'Être - il
ne s'agit pas du tout d'une condition ontologique et qui pour cette
raison ne vaudrait pas l'interrogation. Il existe une histoire où
l'homme entre dans la clairière, que Heidegger avait résolument
ignorée - et c'est l'histoire sociale de l'homme touché par la question
de l'Être, et le remous historique dans la béance de la différence
ontologique.
C'est le moment d'aborder d'une part l'histoire naturelle du détachement
(Gelassenheit) de la placidité grâce auquel l'homme a pu se développer
en animal ouvert sur le monde et capable d'exister dans le monde,
et d'autre part l'histoire sociale des domestications, par lesquelles
à l'origine les hommes en tant qu'êtres se rassemblent afin de correspondre
au tout [7]. L'histoire réelle de la clairière - qui est nécessairement
l'origine d'une réflexion profonde sur l'humanité au-delà de l'humanisme
- est donc composée de deux grands récits, convergeant dans une
perspective commune, à savoir, l'explication pour l'évolution de
l'animal sapiens à l'homme sapiens.
Le premier de ces récits démontre l'aventure de l'homination. Il
rapporte comment pendant les longues périodes de la préhistoire
pré-humaine et humaine s'est créée, à partir de l'homme, mammifère
vivipare, une espèce de créatures nées trop tôt, qui - si l'on peut
utiliser des termes aussi paradoxaux - ont occupé leur environnement
avec de plus en plus d'imperfection animale.
C'est alors qu'intervient la révolution anthropogénétique - l'éclatement
de la naissance biologique en un acte de venir-au-monde. Dans sa
réserve entêtée contre toute anthropologie et dans son zèle de préserver
le point de départ à l'existence et à l'être-dans-le-monde de l'homme
dans une idée purement ontologique, Heidegger n'a pas prêté suffisamment
d'attention à cette explosion. Car la raison pour laquelle l'homme
a pu devenir une créature qui existe dans le monde, a ses fondements
dans l'évolution de l'espèce, qu'on pourrait évoquer à travers les
termes insondables de naissance précoce, de néoténie et d'immaturité
animale chronique de l'homme. On pourrait aller jusqu'à définir
l'homme comme une créature qui a échoué dans sa tentative de garder
son animalité.
Dans son échec à exister en tant qu'animal, la créature indéfinie
échappe à l'environnement et gagne ainsi le monde au sens ontologique.
Ce venir-au-monde extatique et cette dédication à l'être est l'héritage
de l'évolution de l'homme. Si l'homme est-dans-lemonde, c'est parce
qu'il appartient à un mouvement qui le met au monde et qui l'expose
au monde. Il est le produit d'une hypernaissance qui fait du nouveau-né
un habitant du monde. Cet exode ne produirait que des animaux psychotiques
si, en même temps qu'il apparaît dans le monde, l'homme n'emménageait
pas dans ce que Heidegger appelait la maison de l'être. Les langues
traditionnelles de l'espèce humaine ont rendu vivable l'extase de
l'être-dans-le-monde en montrant aux hommes comment leur être-au-monde
peut en même temps être vécu comme être-en-accord-avec-soi. Sur
ce point la clairière présente un événement à la limite de l'histoire
naturelle et culturelle, et le venir-au-monde humain prend très
tôt des traits d'un accès au langage [8].
L'histoire de la clairière ne peut pourtant pas être développée
comme un conte sur l'emménagement des hommes dans les maisons de
la langue. Car aussitôt que les hommes dotés de la parole vivent
en communauté en se liant non seulement à des maisons de langage
mais aussi à des maisons construites, ils sont attirés par la sédentarité.
A partir de là. ils ne se laissent plus seulement abriter par leurs
langues mais aussi apprivoiser par leurs habitations. Les maisons
des hommes (y compris les temples de leurs dieux et les palais de
leurs rois) sont les marques les plus frappantes qui s'élèvent dans
la clairière. L'histoire culturelle a clairement montré qu'en même
temps que la sédentarisation, les rapports entre l'homme et l'animal
se sont métamorphosés. A partir de l'apprivoisement de l'homme par
l'habitation, commence parallèlement l'épopée des animaux domestiques.
Leur intégration aux maisons des hommes n'est cependant plus une
simple histoire d'apprivoisement mais aussi de dressage et d'élevage.
L'histoire monstrueuse de la cohabitation entre l'homme et les
animaux domestiques n'a pas encore été présentée d'une manière adéquate
: jusqu'à nos jours, les philosophes se sont refusés à concevoir
leur propre rôle dans cette histoire [9]. Le voile de silence que
les philosophes ont jeté sur l'ensemble biopolitique que forment
la maison, les hommes et les animaux, n'a été levé que par endroits
et les observations vertigineuses qui ont été faites soulèvent des
problèmes bien trop compliqués pour les hommes. Le plus simple est
encore celui du rapport entre la sédentarisation et l'aptitude à
théoriser - car on peut avancer que la théorie est une variante
des tâches domestiques.
Pour les Anciens, la théorie est comparable à un regard serein
jeté par la fenêtre - elle est d'abord principe de contemplation,
avant que les temps modernes n'en fassent un principe de travail,
depuis que le savoir prétend être un pouvoir. En ce sens, les fenêtres
sont comme les clairières des murs derrière lesquels les hommes
ont évolué en êtres capables de théoriser. Les promenades, pendant
lesquelles se crée une symbiose entre le mouvement et la réflexion,
sont un prolongement de la vie à la maison. Les fameuses « promenades
de pensée » heideggeriennes par les champs et les chemins qui ne
mènent nulle part sont typiquement l'exercice d'un homme qui a sa
maison derrière lui.
Considérer la clairière comme un principe qui naît de la sédentarité
ne touche qu'à l'aspect bénin du développement de l'homme dans la
maison. La clairière est à la fois un champ de bataille et le lieu
de la décision et de la sélection. A cet égard les formulations
d'une philosophie pastorale ne sont plus adaptées. Là où se situent
les maisons, il faut décider de ce que doivent devenir les hommes
qui les habitent. C'est l'action qui détermine lesquels des constructeurs
seront dominants. Au moment où les hommes apparaissent comme bâtisseurs
de villes et créateurs d'empires, c'est dans la clairière que sont
révélées les missions pour lesquelles ils se battent. Grave sujet
que Nietzsche, le maître de la pensée dangereuse, décrit en termes
oppressants dans la troisième partie de Ainsi parlait Zarathoustra
: « Car il voulait apprendre ce que dans l'intervalle était devenu
l'homme, s'il avait grandi ou bien rapetissé. Et, une fois, il vit
un alignement de maisons neuves lors s'étonna et dit : que signifient
ces maisons ? En vérité ne les bâtit une grande âme, à son image
! » « Et ces chambres et ces réduits ! Se peut-il qu'en sortent
et qu'y entrent de vrais hommes ? » « Et Zarathoustra demeurait
immobile et il réfléchissait. Dit enfin, chagriné : « Tout a rapetissé
! Partout je vois portes plus basses ; qui est de mon espèce encore
y peut passer - mais il lui faut courber l'échine ! » « J'avance
parmi ce peuple et tiens les yeux ouverts : ils ont rapetissé et
toujours davantage rapetissent ; - et c'est à cause de ce qu'ils
enseignent sur le bonheur et la vertu. » « Certains d'entre eux
veulent, mais la plupart ne sont que voulus. » « Tout ronds, loyaux
et complaisants, entre eux tels sont les gens, comme des grains
de sable ils sont avec des grains de sable tout ronds, loyaux et
complaisants. Modestement embrasser un petit heur - c'est ce qu'ils
nomment "résignation" ! » « Au fond, bien simplement, ils veulent
une seule chose avant tout : que personne ne leur fasse du mal.
» « Leur est vertu ce qui rend modeste et docile ; ainsi du loup
ils firent le chien, et de l'homme même la meilleure bête domestique
au service de l'homme. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Folio, p.
209).
Dans cette rhapsodie se dissimule sans nul doute un discours théorique
sur l'homme comme puissance capable d'apprivoiser et de faire de
l'élevage. Aux yeux de Zarathoustra, les hommes contemporains sont
principalement des éleveurs performants, puisqu'ils ont réussi à
faire de l'homme sauvage le dernier homme. Il va de soi que cela
n'a pu se faire par de simples moyens humanistes de domptage, de
dressage et d'éducation. La thèse de l'homme comme éleveur d'homme
fait éclater l'horizon humaniste, dans la mesure où l'humanisme
n'a ni la capacité ni le droit de penser au-delà de la question
du domptage et de l'éducation. L'humaniste se sert de l'homme comme
prétexte et le soumet à domptage, dressage et éducation, convaincu
du rapport essentiel entre la lecture, la station assise et l'apaisement.
En revanche, Nietzsche, qui a étudié Darwin et Paul avec la même
attention, perçoit, derrière l'horizon serein de la domestication
scolaire de l'homme, un second horizon, plus sombre. Il subodore
un espace dans lequel commenceront inévitablement des luttes à propos
des variantes de l'élevage de l'homme - et c'est là que se révélerait
la face cachée de la clairière. Lorsque Zarathoustra se promène
à travers cette ville où tout est rapetissé, il voit le résultat
d'une politique d'apprivoisement réussie et incontestée : il lui
semble que les hommes ont réussi à élever une nouvelle variante
humaine, plus petite de taille, en mélangeant habilement l'éthique
et la génétique. Ils se sont librement soumis à la domestication
et au choix d'élevage qui mène à un comportement domestique. L'étrange
critique de l'humanisme à laquelle se livre Zarathoustra vient de
ce qu'il a pris conscience de la fausse innocence dont s'entoure
l'homme moderne prétendument bon.
On ne saurait pourtant parler d'innocence si les hommes choisissent
délibérément de s'élever eux-mêmes pour être innocents. La prévention
nietzschéenne envers toute culture humaniste repose sur la découverte
du secret de la domestication humaine. Il souhaite dénoncer et révéler
la fonction secrète de ceux qui se sont approprié le monopole de
l'élevage - les prêtres et les professeurs qui se présentent comme
amis de l'homme - afin de pouvoir lancer une controverse, nouvelle
dans l'histoire du monde, entre les différents éleveurs et leurs
programmes.
Nietzsche postule ici le conflit de base pour l'avenir : la lutte
entre petits et grands éleveurs de l'homme - que l'on pourrait également
définir comme la lutte entre humanistes et super-humanistes, entre
amis de l'homme et amis du surhomme. Contrairement à l'interprétation
qu'en firent, dans les années 30, les mauvais lecteurs de Nietzsche
bottés et casqués, l'emblème du surhomme n'est pas un rêve de désinhibition
brutale, ou de défoulement dans la bestialité. L'expression ne renvoie
pas non plus à l'homme dans son état originel, avant qu'il ne devienne
un animal domestiqué et dévot. Lorsque Nietzsche parle du surhomme,
il pense à une époque bien au-delà du présent [10], il prend la
mesure du processus millénaire au long duquel s'est opérée la production
de l'homme au moyen d'un entrelacs d'élevage, d'apprivoisement et
d'éducation, dans une usine qui a su se rendre presque invisible
et qui, sous prétexte d'éduquer, ne visait qu'à domestiquer.
Avec ses allusions - et dans ce domaine seules les allusions sont
possibles et justifiables - Nietzsche esquisse les contours d'un
gigantesque terrain : le destin de l'homme futur ! Peu importe le
rôle du concept du surhomme. Il est possible que Zarathoustra soit
le porte-parole d'une hystérie philosophique dont l'effet contagieux
s'est dissipé, peut-être pour toujours. Le discours sur la différence
et le rapport entre l'apprivoisement et l'élevage cependant, et
évidemment toute intuition concernant l'existence d'une production
de l'homme ou d'« anthropotechnique » dans un sens plus général,
sont des exemples que la pensée actuelle doit prendre en considération,
à moins qu'elle se concentre de nouveau sur la minimisation du danger.
Nietzsche est probablement allé trop loin en suggérant que la domestication
de l'homme serait l'œuvre calculée d'éleveurs cléricaux, suivant
ainsi l'instinct paulinien qui, pressentant le risque de l'évolution
d'un caractère obstiné et autonome chez l'homme, y oppose immédiatement
ses techniques d'extinction et de mutilation. C'est là, certes,
une pensée hybride, d'une part parce qu'elle conçoit ce processus
d'élevage sur une période trop courte - comme si quelques générations
de domination des prêtres suffisaient pour faire des loups des chiens,
et de créatures primitives des professeurs de l'université de Bâle
[11], et d'autre part, plus important encore, parce qu'elle présume
un responsable conscient tandis qu'on s'attendrait plutôt à un élevage
sans éleveur, à un dérivé bioculturel sans sujet.
Et pourtant même en mettant de côté l'exaltation anti-cléricale,
la pensée de Nietzsche conserve un fond suffisamment puissant pour
permettre d'aller plus loin dans la réflexion sur l'humanité, au-delà
de la notion humaniste de l'innocence.
Le sujet de la domestication de l'homme est le grand impensé dont
l'humanisme, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, n'a jamais tenu
compte. Jusqu'à ce que cela devienne intenable et que nous soyons
submergés par cette évidence : ce n'est pas avec des lettres que
nous aurions pu ou pourrions arriver à apprivoiser et éduquer l'homme.
À l'évidence, la lecture a été le grand pouvoir éducateur des hommes
- et dans une mesure plus modeste, elle l'est toujours. La sélection
en revanche - peu importe la manière dont elle s'est développée
- a toujours été un pouvoir occulte. « Leçon » et « sélection »
ont plus en commun que ne saurait l'admettre n'importe quel sociologue,
et même en tenant compte du fait que, pour le moment, nous sommes
incapables de reconstruire de façon précise le rapport entre la
lecture et la sélection, nous pouvons cependant imaginer qu'il y
a du vrai.
Jusqu'à la généralisation de l'alphabétisation, la culture lettrée
a exercé une influence très sélective sur les sociétés. Elle créait
entre lettrés et illettrés un fossé si infranchissable qu'il en
faisait presque des espèces différentes. Si l'on voulait, en dépit
des rappels à l'ordre de Heidegger, parler à nouveau anthropologie,
on pourrait définir les hommes des temps historiques comme des animaux
parmi lesquels certains savent lire et écrire, et les autres pas.
Dès lors, nous ne sommes plus qu'à un pas, certes audacieux, de
la thèse selon laquelle les hommes sont des animaux parmi lesquels
certains sont éleveurs et les autres élevés - une pensée qui fait
partie du folklore pastoral en Europe depuis les réflexions de Platon
sur l'éducation et sur l'État. La phrase de Nietzsche, citée ci-dessus,
comporte une allusion à cette idée lorsqu'il dit que parmi les gens
qui se trouvent dans les petites maisons, quelques-uns seulement
exercent la volonté, ils veulent, tandis que les autres ne font
que la subir, ils sont voulus. Être seulement voulu signifie exister
comme objet et non comme sujet de la sélection.
C'est la signature de notre époque technologique et anthropo-technologique
: de plus en plus de gens se retrouvent du côté actif et subjectif
de la sélection, sans avoir volontairement choisi le rôle de sélecteur.
On ne peut que le constater : il y a un malaise dans ce pouvoir
de choix, qui deviendrait bientôt une option de non-culpabilité
si les hommes refusent explicitement d'exercer leur pouvoir de sélection
[12]. Quand les possibilités scientifiques se développent dans un
domaine positif, les gens auraient tort de laisser agir à leur place,
compte s'ils étaient aussi impuissants qu'avant, un pouvoir supérieur,
que ce soit Dieu, le destin ou les autres. Mais on sait que les
refus, les démissions sont condamnés à la stérilité : il faudrait
donc, à l'avenir, jouer le jeu activement et formuler un code des
anthropo-technologies. Un tel code modifierait rétrospectivement
la signification de l'humanisme classique, car il montrerait que
l'humanitas n'est pas seulement l'amitié de l'homme avec l'homme,
mais qu'elle implique aussi - et de manière de plus en plus explicite
- que l'homme représente la vis maior pour l'homme.
Tout cela est déjà en partie présent chez Nietzsche, lorsqu'il
osait se décrire comme une force majeure en imaginant les influences
à long terme de ses idées. L'embarras causé par ces propos tient
au fait qu'il faudrait attendre des siècles ou des millénaires avant
de pouvoir juger de telles prétentions. Qui a le souffle suffisamment
long pour être en mesure d'imaginer une époque dans laquelle Nietzsche
serait aussi loin dans l'Histoire que Platon l'était pour Nietzsche
? Il suffit qu'il soit bien clair que les prochaines longues périodes
seront pour l'humanité celles des décisions politiques concernant
l'espèce. Ce qui se décidera, c'est si l'humanité ou ses principales
parties seront capables d'introduire des procédures efficaces d'auto-apprivoisement.
C'est que la culture contemporaine est elle aussi le théâtre du
combat de titans entre domestication et bestialité, et entre leurs
médias respectifs. Dans un processus de civilisation qui doit affronter
une vague de désinhibition sans précédent, il serait bien surprenant
que l'apprivoisement enregistre des succès [13]. Savoir, en revanche,
si le développement va conduire à une réforme génétique de l'espèce
; si l'anthropo-technologie du futur ira jusqu'à une planification
explicite des caractères génétiques ; si l'humanité dans son entier
sera capable de passer du fatalisme de la naissance à la naissance
choisie et à la sélection pré-natale, ce sont là des questions encore
floues et inquiétantes à l'horizon de l'évolution culturelle et
technologique.
Le propre de l'humanitas est que les hommes se trouvent exposés
à des problèmes trop compliqués pour eux sans qu'ils puissent pour
autant décider de ne pas y toucher. Cette provocation, pour l'être
humain, de se voir confronté à la fois à l'inévitable et à l'insurmontable
qui en résulte, a marqué la philosophie européenne dès ses débuts,
et petit-être en est-elle elle-même la trace. Après tout ce qui
a été dit, il n'est pas surprenant que cette trace se manifeste
dans le discours sur la surveillance et l'élevage de l'homme.
Dans son dialogue Le Politique (Politikos), qu'on traduit volontiers
par l'homme d'État, Platon a présenté la Magna Charta d'une politologie
pastorale européenne. Ce texte a deux significations importantes
: il démontre clairement l'idée que se faisait l'Antiquité de la
pensée (l'établissement de la vérité par une classification et une
décomposition scrupuleuse des notions et des faits) ; cependant
sa valeur incommensurable dans l'histoire de la pensée est due au
fait qu'il est présenté comme une conversation professionnelle entre
éleveurs (et ce n'est pas par hasard que Platon choisit des personnages
atypiques : un étranger et Socrate, comme si les Athéniens ordinaires
n'avaient pas le droit d'y participer), mais aussi parce ce dont
il s'agit, c'est de sélectionner un homme d'État comme il n'en existait
pas à Athènes, et d'élever un peuple comme aucune ville n'en avait
jamais connu. L'étranger et Socrate le jeune vont donc tenter d'établir
la politique future, ou l'art des gardiens de la cité, sur des règles
transparentes et rationnelles.
Ce projet de Platon a suscité dans le « zoo humain » une inquiétude
intellectuelle qui n'a jamais pu être apaisée. Depuis le politikos
et depuis la politeia il existe des discours qui parlent de la communauté
comme s'il s'agissait d'un parc zoologique, qui est en même temps
un « parc à thèmes ». À partir de là, l'entretien des hommes dans
des parcs - et des villes - peut apparaître comme une tâche zoo-politique.
Ce qui se présente comme une réflexion politique porte en réalité
sur les règles d'un fonctionnement des parcs humains. S'il existe
une dignité de l'homme qui mérite l'attention philosophique, c'est
surtout parce que les hommes ne sont pas seulement entretenus dans
les parcs à thèmes politiques, mais s' y entretiennent eux-mêmes.
L'humain est une créature qui se soigne et qui se protège. Peu importe
où il habite, il créera un parc autour de lui. Que ce soit dans
les parcs urbains, nationaux, régionaux ou écologiques, partout
l'homme tient à dire son mot sur les règles par lesquelles il s'auto-régit.
En ce qui concerne le zoo platonicien, il lui importe surtout d'apprendre
si la différence entre la population et la direction est seulement
de grade ou bien d'espèce. Dans le premier cas, la distance entre
les protecteurs et leurs protégés serait simplement pragmatique
et due au hasard (on pourrait donc attribuer aux troupeaux la faculté
de réélire leur protecteurs). Si, cependant, il s'agit d'une différence
d'espèce entre les directeurs du zoo et les habitants, elle serait
si fondamentale qu'une élection ne serait pas conseillée, le pouvoir
serait le résultat d'une prise de conscience. Et seuls les mauvais
directeurs de zoo, les pseudo-hommes d'État et les sophistes politiques
feraient leur publicité avec pour argument qu'ils seraient de la
même espèce que les troupeaux. Le véritable éleveur, lui, miserait
sur la distance et ferait discrètement comprendre que son action
consciente le rapproche davantage des Dieux que des créatures confuses
placées sous sa protection.
L'intuition dangereuse de Platon pour les sujets dangereux rencontre
le point aveugle de tous les systèmes politiques et pédagogiques
civilisés : l'inégalité des hommes face au savoir qui donne le pouvoir.
Sous la forme logique d'un exercice de définition grotesque, le
dialogue de l'homme d'État développe les préambules d'une anthropotechnique
politique. Il ne s'agit plus seulement de diriger en les apprivoisant
des troupeaux déjà dociles, mais d'élever systématiquement des exemplaires
humains plus proches de leur état idéal. Cet exercice a un début
si drôle que même sa fin qui l'est beaucoup moins pourrait susciter
des rires. Quoi de plus grotesque que définir l'art de l'homme d'État
comme une discipline qui s'occupe, parmi les créatures vivant en
troupeaux, de celles qui marchent sur leurs pieds ?
Les leaders des hommes ne font quand même pas l'élevage d'animaux
qui nagent. Parmi les animaux terrestres, il faut ensuite distinguer
ceux qui ont des ailes et ceux qui n'en ont pas, pour arriver à
des populations qui n'ont ni ailes ni plumes. L'étranger, dans le
dialogue de Platon, ajoute que ce peuple doté de pieds est lui aussidivisé
: « une partie serait sans cornes et l'autre avec ». Un interlocuteur
vif comprend rapidement que les deux entités correspondent à deux
formes de l'an pastoral : il faudrait donc des protecteurs pour
les troupeaux à cornes, et d'autres pour les troupeaux sans cornes.
Et l'on prend vite conscience du fait que pour trouver les véritables
leaders, il faut éliminer ceux qui s'occupent des troupeaux à cornes.
Car si l'on décidait de mettre les hommes sous la protection de
gardiens formés pour le bétail à cornes, il faudrait s'attendre
aux débordements que provoquent les gens non qualifiés.
Il arrive aux bons rois ou basileoi, explique l'étranger, de garder
des troupeaux sans cornes (Le Politique, 365 d). Mais ce n'est pas
tout, leur tâche consiste aussi a garder des créatures non-mélangées,
c'est-à-dire de celles qui ne s'accoupleront pas en dehors de leur
espèce, comme le cheval et l'âne. Ils sont donc obligés de veiller
sur l'endogamie et d'essayer d'empêcher les abâtardissements. Si
l'on ajoute que ces êtres sans ailes et sans cornes qui s'accouplent
au sein de leur espèce ont pour caractéristique d'être bipèdes,
l'art pastoral se référant aux bipèdes sans ailes, sans cornes et
non mélangés serait le véritable choix contre mille pseudo-compétence.
Ce type de pouvoir doit à son tour être subdivisé entre formes violentes-tyranniques
et formes volontaires. Et si on élimine la variante tyrannique comme
fausse et trompeuse, il reste le véritable art politique, défini
comme « celui qui prend soin d'un troupeau de bipèdes quand il est
aussi volontairement exercé qu'accepté », (Le Politique, 276 e)
[14].
Jusqu'à ce point, Platon a su parfaitement décrire sa théorie sur
l'art de l'homme d'État en se servant des métaphores du gardien
et de son troupeau. Parmi des douzaines d'illusions, il a choisi
l'unique image, l'unique idée valable de la chose en question. Mais
alors que cette définition semble aboutie, le dialogue saute tout
d'un coup vers une nouvelle métaphore. Non dans le but de confirmer
ce qui a été atteint, mais dans l'optique de ressaisir avec plus
d'énergie et un regard critique la partie la plus difficile de cet
art, le contrôle de la reproduction par le biais de l'élevage. C'est
l'occasion d'évoquer la parabole célèbre du tisserand sur l'homme
d'État. Ce qui fait véritablement la valeur de l'art royal, ce n'est
pas, selon Platon, le vote des citoyens qui, selon leur humeur,
accordent ou refusent leur confiance. Elle n'est pas non plus le
produit d'un privilège hérité ou une forme de prétention nouvelle.
Le seigneur platonicien trouve sa raison d'être seulement dans
sa connaissance royale de l'élevage, savoir de spécialiste d'une
forme rare et réfléchie. Ici émerge le fantôme d'une royauté d'élite
qui se base sur ses connaissances en matière de sélection et d'organisation
de l'être humain, sans pour autant toucher à son libre choix. L'anthropotechnique
royale s'attend donc à ce que l'homme d'État sache associer les
qualités les plus favorables pour le fonctionnement d'une communauté
en vue d'une homéostasie optimale, en sélectionnant des volontaires
qui acceptent de se laisser diriger. C'est possible, si on introduit
à quantité égale dans le tissu de la communauté les deux qualités
principales de l'espèce humaine : son courage guerrier d'un côté,
sa réflexion humano-philosophique de l'autre.
À cause du manque de diversité, ces deux qualités comportent cependant
un danger, celui de la création d'espèces dégénérées : primo, l'esprit
belliqueux peut conduire à des conséquences dévastatrices pour la
patrie : secundo, le retrait dans le silence de ceux qui se targuent
de spiritualité, peut les rendre si mous et si indifférents à l'État
qu'ils pourraient être entraînés dans la servitude sans s'en rendre
compte. C'est pourquoi l'homme d'État doit sélectionner les natures
non-appropriées avant de commencer de construire l'État à l'aide
des êtres appropriés. L'État-modèle a besoin pour sa construction
de natures honorables et volontaires, de courageux qui s'occupent
des dures tâches, mais aussi de ceux qui s'adonnent à la réflexion,
au « tissu plus doux et plus gras ». Si on voulait parler d'une
façon anachronique, ce sont alors ceux qui réfléchissent qui entreraient
dans le business culturel.
« Nous voilà au terme de l'entrelacement royal : l'achèvement,
par un tissage régulier, du tissu que produit l'action politique
entre les caractères portés au courage et ceux qui inclinent à la
modération, est atteint lorsque l'art du roi rassemble leurs deux
existences en un tout unifié par la communauté de pensée et l'amitié,
et lorsque, après avoir réalisé, en vue de la vie commune, le plus
magnifique et le meilleur des tissus, et y avoir enveloppé toute
la population de la cité, mes esclaves comme les hommes libres,
il lui donne par cet entrelacement, une ferme cohésion... » (311,b,
c)
Le lecteur moderne qui tourne son regard tout à fois vers l'éducation
humaniste de l'époque bourgeoise, vers l'eugénisme fasciste, et
vers l'avenir biotechnologique, reconnaît inévitablement le caractère
explosif de ces réflexions. Ce que Platon exprime par l'intermédiaire
de l'étranger est le programme d'une société humaniste incarné par
le seul à qui il soit possible d'être pleinement humaniste : le
seigneur de l'art pastoral royal. Le devoir de ce sur-humaniste
serait en somme la planification des caractéristiques de l'élite,
que l'on devrait reproduire par respect pour le tout.
Il existe pourtant une dernière complication qu'on devrait soumettre
à la réflexion : le gardien platonicien est véritable parce qu'il
incarne l'image terrestre de celui qui est unique et naturel ; du
Dieu originel qui, sous le règne de Chromos, avait directement les
hommes sous sa protection. On ne doit pas oublier que chez Platon
aussi il est question de Dieu seul comme gardien et éleveur originel
de l'être humain. Lors du grand bouleversement (métabole) sous le
règne de Zeus, les Dieux se retirèrent en laissant aux hommes la
tâche de se garder. Elle revint naturellement au savant, en sa dignité
d'éleveur et de gardien : car c'est lui qui sait préserver la mémoire
des Dieux. Cette passion humaine qui veut que l'homme se garde par
ses propres moyens resterait un vain effort sans ce modèle du sage.
2 500 ans après le retrait des Dieux, il semble que les sages aient
suivi leur exemple, nous laissant seuls dans notre ignorance et
neutre pseudo-savoir. Ces textes que les sages nous ont laissés
luisent d'un éclat qui devient de plus en plus sombre. Ils sont
toujours disponibles en éditions plus ou moins accessibles. On pourrait
les consulter à nouveau, si seulement on avait une raison. C'est
leur destin de finir dans des bibliothèques silencieuses, tels des
courriers abandonnés par leur destinataires : ils sont les images
ou simulacres d'une sagesse qui a perdu sa valeur pour nos contemporains,
émis par des auteurs dont on ne sait plus s'ils peuvent encore être
nos amis.
Les courriers que l'on ne distribue plus perdent leur fonction
de missives à d'éventuels amis, ils se transforment en objets d'archives.
Ce qui a en grande partie brisé l'élan du mouvement humaniste, c'est
le fait que les livres, déterminants autrefois, ne jouent plus leur
rôle de lettres adressées à des amis, ils ne se trouvent plus au
chevet des lecteurs ou sur leur table de travail. Ils ont disparu
dans l'éternité des archives. Les archivistes descendent de moins
en moins consulter les ouvrages paléographiques pour chercher des
réponses anciennes à des questions modernes. Il se pourrait que
pendant ces recherches dans les caves d'une culture morte, ces lectures
oubliées depuis longtemps commencent à trembloter, comme touchées
par un éclair ressurgi du lointain. La cave aux archives pourrait-elle
se transformer en clairière ? Tous les signes indiquent que ce sont
les archives et leur personnel qui ont pris la succession des humanistes.
Le petit groupe, toujours intéressé par ces écrits, prend conscience
que la vie peut être la réponse sybilline à des questions dont l'origine
est oubliée."
TRADUIT de l'allemand par Christiane Haack Le Monde des Débats,
Octobre 1999
[1] Que le secret de la vie soit étroitement lié au phénomène
de l'écriture est l'intuition importante de la légende du Golem.
(Moshe Idel, Le Golem, Paris, 1992). Dans l'introduction de ce livre,
Henri Atlan se réfère au rapport d'une commission engagée par le
président des États-Unis sous le titre : Splicing Life. The Social
and Ethical issue of Genetic Ingeneering with Human Beings, 1982,
dont les auteurs se réfèrent à la légende du Golem.
[2] Et bien évidemment aussi la valeur nationale de la lecture
universelle.
[3] Ce n'est qu'à partir du genre des films de Massacre à la tronçonneuse
que la culture de masse moderne se place au même niveau que la consommation
bestiale antique. Marc Edmundson, Nigthmare on Mainstreet, Angels,
Sadomasochism and the culture of the American Gothic, Cambridge,Mass.,1997.
[4] Ce geste est manqué par ceux qui veulent voir un « antihumanisme
» dans l'onto-anthropologie de Heidegger, formule stupide qui suggère
une forme métaphysique de la misanthropie.
[5] Il serait également difficile d'imaginer une société composée
seulement de déconstructivistes, ou celle des « autres qui subissent
», qui, chacune dans la manière de Levinas, accorderait la priorité
à « l'autre »
[6] Silvio Vietta, Heideggers Kritik am Nationalsozialismus und
derTecknik (La critique de Heideggerdu national-socialisme et de
la technique), Tübingen, 1989.
[7] Concernant le motif de cette « collection », comparez Michael
Schneider, Kollekten des Geistes, Neue Rundschau, 1999.
[8] Dans mes derniers livres, j'ai essayé de démontrer que à côté
du venir-au-langage, il existe aussi le venir-à-l'image. Peter Sloterdijk,
Sphären l., Blasen ; Sphären II, Globen, Francfort 1998-99.
[9] Une des rares exceptions est la philosophe Élisabeth de Fontenay
dans son livre Le Silence des bêtes, la philosophie face à l'épreuve
de l'animalité, Fayard, 1998.
[10] Les lecteurs fascistes de Nietzsche se sont obstinés dans
leur méconnaissance : dans leur cas, comme partout ailleurs il ne
s'agissait nullement de la différence entre homme et surhomme, mais
de la différence entre l'humain et le trop humain.
[11] Sur la genèse du chien, la néotonie, etc, voir Dany-Robert
Dufour, Lettre sur la nature humaine à l'usage des survivants, Calmann-Lévy
1999.
[12] Peter Sloterdijk, Euratoismus, Zur Kritik der politischen
Kinetik : des exposés sur les éthiques des comportements omis, et
le « freiner » en tant que fonction progressive.
[13] Ici je fais référence à la violence, comme par exemple celle
qui envahit actuellement les écoles, tout particulièrement aux États-Unis
ou les professeurs installent des systèmes de protection contre
les élèves, etc. Comme le livre avait perdu la lutte contre les
cirques pendant l'Antiquité, l'école pourrait aujourd'hui échouer
face aux forces d'éducation indirectes : par exemple la télévision,
à défaut d'une nouvelle structure éducative.
[14] Les interprètes de Platon comme Popper ont tendance à négliger
ce « volontaire » répété à deux reprises.
Origine : http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/ReglesParcHumain?action=search&text=ReglesParcHumain
ReglesParcHumain
Résumé
de la théorie des sphères
Citations
extraites de ''La Domestication de l'Être''
Citations
extraites de plusieurs livres de Sloterdijk
Remarque
liminaire de Sphères I. Bulles par Peter Sloterdijk
Sloterdijk, Agamben, Foucault et la biopolitique
Un
nouveau Nietzsche, par Bruno Latour
Une
biopolitique mineure avec Giorgio Agamben
Non
au tatouage biopolitique par Giorgio Agamben
Retour
sur les camps comme paradigme biopolitique, par Bernard Aspe,
Muriel Combes
Biopouvoir
et vie publique, par Bruno Latour
Si
la vie devient résistance..., par Isabelle Stengers
Le
pouvoir et la résistance, par Eric Alliez, Bruno Karsenti, Maurizio
Lazzarato, Anne Querrien
Du
Biopouvoir à la biopolitique, par Maurizio Larazzato |