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Origine => Cours en ligne de l'Université de Tours:
http://www.univ-tours.fr/ash/polycop/philo/chevalley/foucault/VI/
Nouvelle conception du pouvoir: "Surveiller et punir
: naissance de la prison" (1975)
SP est écrit au début des années 1970, ie au moment où
Foucault s'engage politiquement pour la première fois, d'une part
en liaison avec les problèmes rencontrés à Vincennes et d'autre
part en créant le GIP avec un certain nombre d'autres "intellectuels".
Cet "engagement" de Foucault est toutefois très différent de celui
de Sartre. Foucault dépense son temps sans compter, mais il reste
acharné au travail philosophique, expérimentant ainsi en lui-même
ce qu'il définira en 1976 comme "l'intellectuel spécifique".
L'histoire du châtiment comme "fonction sociale complexe"
Le problème, là encore, remonte à Nietzsche. Du châtiment, Nietzsche
dit qu'il ne s'agit nullement d'une institution destinée à rendre
meilleur (sinon "celui qui châtie"…, selon le § 219 du Gai Savoir),
ou à dissuader, ou même à exercer une vengeance sous la protection
du droit. Le châtiment est plutôt un objet complexe où il faut distinguer
deux choses: d'une part l'usage, l'acte, le "drame", donc une procédure;
d'autre part le but, l'attente associés à la mise en œuvre de cette
procédure (cf. La généalogie de la morale, Seconde Dissertation,
§ 13; in Oeuvres, op. cit., vol. II, 821). Si la procédure
(user d'une dramatisation) est "relativement permanente" dans l'histoire,
et antérieure au châtiment lui-même, en revanche la fluctuation
au cours de l'histoire du but et de l'attente - que puis-je espérer
du fait de punir? - fait que le châtiment n'a plus un sens unique,
mais est une synthèse de 'sens'. Impossible à définir, dit Nietzsche
(ibid., 822: "tout le passé historique du châtiment, l'histoire
de son utilisation à des fins diverses, se cristallise finalement
en une sorte d'unité difficile à résoudre, difficile à analyser,
et, appuyons sur le point, absolument impossible à définir".
Nietzsche cite, en vrac, onze de ces fins diverses. S'il parle d'impossibilité,
c'est parce que, comme il le précise quelques lignes plus bas, "n'est
définissable que ce qui n'a pas d'histoire").
Foucault reprend la question sous un autre angle, en analysant
le châtiment comme une procédure de problématisation, ie
comme une transformation "des difficultés et embarras d'une pratique
en un problème général" (cf. "Polémique, politique et problématisations",
entretien de mai 1984, in DE IV, 598 - Cf. aussi plus loin l'introduction
de UP, où Foucault fait de la problématisation la notion
fondamentale de l'ensemble de son oeuvre). Sous cet angle, le châtiment
cesse définitivement de relever d'une morale quelconque. Il condense
un ensemble de réponses. Il est une fonction sociale complexe,
un élément de la tactique politique (les méthodes punitives sont
à voir comme des "techniques" de pouvoir), une étape dans un "processus
'épistémologico-juridique'" défini par le croisement du droit pénal
et des sciences humaines.
Du "supplice" des corps à la "surveillance" des âmes
Dans le châtiment, il est question de la manière dont le corps
est investi par les rapports de pouvoir (SP, 28). Surveiller
et punir commence avec la transcription du supplice de Damiens.
Mais le problème que pose Foucault est celui de la disparition
progressive des supplices. Œuvre des lois et de grands codes pénaux
des XVIIIe et XIXe siècles: le corps dépecé, supplicié, amputé disparaît
en quelques dizaines d'années. La "prise sur le corps" se dénoue.
L'affrontement physique cesse d'être mis en scène. Le contact se
réduit entre la loi et le corps du criminel. Ce qui nous semble
pure barbarie primitive se change en douceur pénale. Question: s'agit-il
d'un adoucissement des mœurs? Oui, dans les faits. Mais il
faut voir que cet adoucissement est plutôt un déplacement du but,
de l'attente, des moyens de la procédure punitive. Car si l'on ne
découpe plus les corps, on se met à punir les âmes (souffrance invisible,
silencieuse, décente à tous égards).
L'objet historique de Foucault dans Surveiller et punir
est donc ce passage du corps à l'âme comme cible de la procédure
juridique de la punition (Foucault cite à l'appui G. de Mably, demandant
en 1789 "Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l'âme
plutôt que le corps": SP, 22). Mais l'âme, cela ne veut
rien dire. Aussi bien ce dont il s'agit est, plus précisément, d'une
transformation de la manière dont le corps (corps-âme, indissociablement)
est investi par les rapports de pouvoir. Le corps n'est
plus tranché dans sa chair, mais dans ses processus mentaux et affectifs.
On va juger le personnage du criminel, évaluer sa moralité, quantifier
son degré de folie, calculer la probabilité de le redresser, de
le guérir pour qu'il redevienne un citoyen normal, etc. Même l'objet
"crime" change: on punit l'agressivité dans l'agression, le désir
dans le meurtre, la perversion dans le viol. On punit, dans l'acte,
la passion qui l'a, dit-on, causé. La douceur pénale, dit Foucault,
est une technique de pouvoir. On entre ainsi, dit alors
Foucault, dans une forme de pouvoir associée moins à l'Etat lui-même
qu'à la surveillance. Le corps se révèle comme une réalité
biopolitique. L'analyse du châtiment, transformé en concept par
référence à la problématisation de pratiques qu'il condense, fait
donc voir l'âme moderne dans l'exacte mesure où elle fait voir que
désormais les individus se constituent comme tels à travers
leur conformité tacite aux normes des procédures diffuses d'un pouvoir
qui leur impose des "formes de vie" et des manières de se conduire.
Le pouvoir comme surveillance et la forme fondamentale du Panoptisme
Dans des entretiens postérieurs à la publication de SP,
Foucault a précisé quelles étaient certaines de ses hypothèses de
travail: cf. notamment "Entretien sur la prison: le livre et sa
méthode", in DE II, 740-753.
Ce texte désigne comme l'hypothèse générale du livre l'idée qu'il
se produit, au XVIIIe et au début du XIXe siècle, un changement
dans le mode de l'exercice du pouvoir, corrélatif de la disparition
de la monarchie, et de l'idée que le souverain avait tout droit
de punir. Ce changement accompagne la montée en puissance de la
bourgeoisie, qui instaure un nouveau rapport à la richesse:
un rapport qui ne passe plus fondamentalement par la transmission
héréditaire d'un patrimoine foncier (lié à la terre), mais qui suppose
l'exploitation par une classe particulière de la population (la
classe ouvrière) d'une richesse investie (machines, usines, etc.):
c'est le travail qui produit la richesse. Dès lors, il devient
impératif de surveiller les ouvriers. Cf. "Entretien sur
la prison", 1975, in DE II, 741: "…le moment où l'on s'est aperçu
qu'il était, selon l'économie du pouvoir, plus efficace et plus
rentable de surveiller que de punir. Ce moment correspond
à la formation, à la fois rapide et lente, d'un nouveau type d'exercice
du pouvoir, au XVIIIe siècle et au début du XIXe".
Mais comment surveiller toute une catégorie de la population,
et en même temps l'empêcher de se révolter? Par exemple en la moralisant:
d'où les "formidables campagnes de christianisation" de la classe
ouvrière. Par exemple aussi, en l'opposant à une autre catégorie
de la population: les "délinquants". Mais cette catégorie
n'existait pas au XVIIIe s., sinon sous une forme très hétérogène
et nomade. Pour la faire exister, on organise le système des prisons.
Ce qui engendre la population des délinquants, au XIXe s., c'est
la prison. "Mon hypothèse est que la prison a été, dès l'origine,
liée à un projet de transformation des individus (…). L'échec a
été immédiat, et enregistré presque en même temps que le projet
lui-même. Dès 1820, on constate que la prison, loin de transformer
des criminels en des gens honnêtes, ne sert qu'à fabriquer de nouveaux
criminels ou à enfoncer encore davantage les criminels dans la criminalité."
(ibid., DE II, 742). La prison produit la délinquance, et
elle entrave par ailleurs la réinsertion. L'étape suivante est de
constater qu'"à cause" de la prison, il faut développer une police,
qui pourra surveiller les anciens délinquants, et donc aussi les
ouvriers.
On a ainsi un enchaînement très logique: nécessité de surveiller
les ouvriers pour protéger la richesse investie moralisation + prison
production de délinquants obligation d'une police. "Il a fallu
absolument constituer le peuple comme un sujet moral, donc le séparer
de la délinquance, donc séparer nettement le groupe des délinquants,
les montrer comme dangereux non seulement pour les gens riches,
mais aussi pour les gens pauvres" (ibid, DE II, 743). D'où,
aussi, la naissance de la littérature policière, les faits divers
horribles dans les journaux, etc.
Ainsi, faire l'histoire du châtiment pendant la période qui voit
se mettre en place le système pénal permet de montrer dans le châtiment,
comme on l'a dit plus haut, une "fonction sociale complexe" qui
condense un ensemble de réponses à un problème. Ce problème est
celui de la surveillance d'une classe de la population. L'organisation
de la prison, liée à l'apparent adoucissement des peines, est l'organisation
d'une immense procédure de domination des "âmes" dont, pour Foucault,
le panoptisme est la forme fondamentale. Cf. "Questions à M. F.
sur la géographie" (1976), DE III, 35:
"Par le panoptisme, je vise un ensemble de mécanismes
qui jouent parmi tous les faisceaux de procédure dont se sert le
pouvoir. Le panoptisme a été une invention technologique dans l'ordre
du pouvoir, comme la machine à vapeur dans l'ordre de la production.
Cette invention a ceci de particulier qu'elle a été utilisée à des
niveaux d'abord locaux: écoles, casernes, hôpitaux. On y a fait
l'expérimentation de la surveillance intégrale".
Le rôle de Surveiller et punir dans l'œuvre de Foucault
Le livre sur les prisons représente un tournant dans l'œuvre de
Foucault pour deux raisons au moins. La première est que c'est à
l'occasion du travail pratique et théorique sur les prisons que
Foucault modifie définitivement sa conception du pouvoir. La seconde
est que c'est avec SP que Foucault passe d'une analyse presque
exclusive des énoncés et du discours à une analyse du visible, des
espaces et du regard comme moyens de surveillance. Rendre visible
pour surveiller: c'est de là que Foucault en viendra ensuite à une
analyse de la surveillance de la chair dans l'histoire de la sexualité,
ce qui le conduira à développer la notion de "biopolitique" (pouvoir
comme ensemble des procédures de domination qui règlent les corps
et les formes de vie).
Revenir sur ces deux points.
Surveiller et punir représente d'abord un élargissement
et une transformation de la conception jusqu'alors exclusivement
négative que se faisait Foucault du pouvoir. A ce propos,
cf. par exemple "Les rapports de pouvoir passent à l'intérieur des
corps" (entretien avec L. Finas), in DE III, 229. Foucault y critique
comme encore inadéquate la position développée dans L'Ordre
du discours, texte écrit, dit-il, "à un moment de transition":
"Jusque là, il me semble que j'acceptais du pouvoir la conception
traditionnelle, le pouvoir comme mécanisme essentiellement juridique,
ce qui dit la loi, ce qui interdit, ce qui dit non, avec toute une
kyrielle d'effets négatifs: exclusion, rejet, barrage, dénégations,
occultations… Or je crois cette conception inadéquate. Elle m'avait
suffi cependant dans l'Histoire de la Folie (…) car la folie
est un cas privilégié: pendant la période classique, le pouvoir
s'est exercé sur la folie sans doute au moins sous la forme majeure
de l'exclusion (…). Il m'a semblé, à partir d'un certain moment,
que c'était insuffisant, et cela au cours d'une expérience concrète
que j'ai pu faire, à partir des années 1971-72, à propos des prisons.
Le cas de la pénalité m'a convaincu que ce n'était pas tellement
en termes de droit, mais en termes de technologie, en termes de
tactique et de stratégie, et c'est cette substitution d'une
grille technique et stratégique à une grille juridique et négative
que j'ai essayé de mettre en place dans Surveiller et Punir, puis
d'utiliser dans l'Histoire de la sexualité" (p. 229). (Cf. aussi
"Non au sexe roi", 1977, in DE III, 264).
Quant au second tournant inauguré dans Surveiller et punir,
il s'agit du passage de l'analyse des énoncés à celle des espaces
et du visible, conditions de la surveillance. Ici on
peut renvoyer à l'article de Deleuze à propos de SP: "Ecrivain,
non un nouveau cartographe" (Critique 343, décembre 1975,
1207-1227; reprise modifiée in Foucault, Paris, Ed. de Minuit,
1986, 31-51). Deleuze y commente la conception fonctionnaliste du
pouvoir que propose Foucault - "le pouvoir n'a pas d'essence, il
est opératoire. Il n'est pas attribut, mais rapport:
la relation de pouvoir est l'ensemble des rapports de forces, qui
ne passe pas moins par les forces dominées que par les dominantes,
toutes deux constituant des singularités" (p. 35). Et il ajoute
ceci: "au fonctionnalisme de Foucault répond une topologie moderne
qui n'assigne plus un lieu privilégié comme source du pouvoir, et
ne peut plus accepter de localisation ponctuelle (il y a là une
conception de l'espace social aussi nouvelle que celle des
espaces physiques et mathématiques actuels, comme pour la continuité
tout à l'heure)" (p. 34).
En quoi cette conception de l'espace social est-elle nouvelle?
En ceci que l'idée d'une présence diffuse des mécanismes de pouvoir
à travers la totalité de l'espace social permet de comprendre qu'à
partir de la fin du XVIIIe s., le pouvoir n'est plus fondamentalement
quelque chose qui commande, décrète, interdit, au nom d'une instance
de souveraineté, mais quelque chose qui gère tacitement les corps
et les vies de tous, et qui pour cela doit surveiller ces corps
et ces vies. Dès lors, les espaces où agissent ces mécanismes de
pouvoir sont des espaces où corps et vies doivent pouvoir être rendus
visibles. L'Archéologie du savoir, dit Deleuze, proposait
la distinction de deux sortes de formations pratiques, les unes
"discursives ou d'énoncés, les autres "non-discursives" ou
de milieux (…). SP opère un nouveau pas. Soit une
"chose" comme la prison: c'est une formation de milieu (le milieu
"carcéral"). Alors que le droit pénal concerne l'énonçable en matière
criminelle, la prison, de son côté, concerne le visible:
non seulement elle prétend faire voir le crime et le criminel, mais
elle constitue elle-même une visibilité, elle est un régime de lumière
avant d'être une figure de pierre, elle se définit par le "Panoptisme",
c'est-à-dire par un agencement visuel et un milieu lumineux où le
surveillant peut tout voir sans être vu, les détenus être vus à
chaque instant sans voir eux-mêmes (tour centrale et cellules périphériques).
Un régime de lumière et un régime de langage ne sont pas la même
forme et n'ont pas la même formation (…). Ce que "L'archéologie"
reconnaissait, mais ne désignait encore que négativement, comme
milieux non-discursifs, trouve avec SP sa forme positive
qui hantait toute l'œuvre de Foucault: la forme du visible,
dans sa différence avec la forme de l'énonçable" (p. 40).
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