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Origine : http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/SloterdijkLatour?action=search&text=SloterdijkLatour
Article publié dans Le Monde des débats, novembre 1999
C'est un sérieux symptôme du déclin de la vie publique, lorsque
même les critiques, c'est-à-dire des intellectuels publics, ne
comprennent plus ce que fait un auteur en menant des expériences
sur les aspects explosifs de matériaux dangereux. » Ainsi s'exprime
Peter Sloterdijk dans un livre stupéfiant de profondeur et de
drôlerie [1] dans lequel il fustige ce qu'il appelle les « intellectuels-réflexes
», ceux qui, quel que soit le sujet, qu'on parle de science, de
biologie, d'art, d'architecture ou de bioéthique, dénoncent avec
promptitude « le retour en arrière vers les vieux démons du passé
». Personne ne revient en arrière, sinon ceux qui affirment voir
dans le texte que Le Monde des Débats a eu la grande honnêteté
de publier, une forme dangereuse d'eugénisme néo-nazi. Ce sont
les critiques qui, pris d'une compulsion de répétition obsessionnelle,
marquent toujours, comme une horloge arrêtée, la seule date de
1933, sans s'apercevoir que le siècle avance et que les horreurs
nouvelles demandent des vigilances nouvelles.
Interdit de parole. Il est vrai que l'auteur est allemand. Avec
leur obstination à moraliser toute discussion politique, les Français
s'étaient un peu habitués à voir dans les penseurs d'outre-Rhin
de bons toutous qui devaient, pour expier leur passe, surassumer
les droits de l'homme et la communauté idéale de communication.
Ils découvrent soudain qu'un nouveau Nietzsche est parmi eux, qu'il
ose déployer des pensées périlleuses en ne s'interdisant de revenir
sur aucun des acquis de la gauche. Dans un pays comme le nôtre,
interdit de parole sur tous les grands sujets qui nous permettraient
de refonder notre République, nous restons stupéfaits de cette audace
: l' Allemagne est de nouveau en avance sur nous.
Sans sourciller, Sloterdijk va même jusqu'à reprendre à nouveaux
frais la distinction gauche/droite ! « Dans le courant central
de la technologie moderne, les motifs de la vie allégée progressent
irréversiblement, mais ceux qui font la réclame de cette apesanteur
le font aujourd'hui depuis des positions que l'on considérait
jadis comme bourgeoises et conservatrices [ . . . ] L'ancienne
droite mise sur le léger et prône la flexibilisation de tout et
de tous, et certaines personnes, dans l'ancienne gauche [ dont
lui], découvrent le champ de la pesanteur. C'est ce qui imprime
sa rotation au tourbillon actuel. » La gauche cherche dorénavant
les moyens de ralentir, c'est-à-dire de civiliser l'esprit révolutionnaire
qui a passé l'arme à droite ! Et elle retrouve donc tous les thèmes
abominables : ceux de la naissance et de la mort, ceux de l'institution
et de la limite, ceux de la religion et de l'impossibilité d'être
libéré de tout attachement.
Avant de crier à l'archaïsme, essayons de comprendre quel étrange
archaïsme marque l'espoir de ceux qui espèrent résister au bio-pouvoir
avec les seuls« comités d'éthique ». C'est là l'objet du texte
mis en débat. Or que dit ce texte qui paraît à première vue si
étrange ? « Le discours sur la différence et le rapport entre
l'apprivoisement et l' élevage, [ . . . ] sont des exemples que
la pensée actuelle doit prendre en considération à moins qu'elle
ne se concentre sur la minimisation du danger. » On accuse Peter
Sloterdijk de jouer avec l'eugénisme au mépris de tout danger
alors qu'il prend la plume pour empêcher ses adversaires de le
minimiser ! Bel exemple d'incompréhension. . . Quel est donc ce
danger ? Celui de ne pas voir qu'une guerre mondiale a commencé
« à propos des variantes de l'élevage de l'homme ».
Sadomasochisme. Plus rien à voir avec l'ancienne domestication
par la pratique de la lecture et l'usage de la station assise,
comme le dit l'auteur avec son ironie dévastatrice ; il ne s'agit
pas non plus de cet eugénisme superficiel que les progressistes
ont essayé si souvent en Angleterre, en Suède, en France, aux
États-Unis tout au long de ce siècle (et plus souvent à gauche
qu'à droite). Non, maintenant c'est pour de bon :ce que Platon
prenait comme une métaphore du pouvoir politique, le biopouvoir
de la nouvelle politique le prend littéralement. On peut maintenant
changer non plus le phénotype des humains par la domestication
mais leur génotype par une intervention directe sur l'ensemble
des gènes [2] le public applaudit, les associations de malades
veulent encore accélérer, les grandes compagnies renchérissent,
les post-modernes célèbrent l'avènement des cyborgs, tous dans
un grand discours sadomasochiste s'écrient : « Oui, oui, messieurs
et dames les biologistes refaites-nous un autre corps, s'il vous
plaît, car nous sommes à bout de notre volonté propre. » Au lieu
du slogan « le socialisme c'est les soviets plus l'électricité
». on a « le libéralisme, c'est le platonisme plus la génétique
».
Quelle est la solution à ce danger nouveau que Sloterdijk dénonce
contre la complaisance des progressistes et des révolutionnaires
qui n'ont pas encore compris que droite et gauche jouaient dorénavant
à fronts renversés ? Avouons qu'elle est un peu courte : au lieu
de faire comme si cette recréation de l'homme par lui-même n'avait
pas lieu, « il faudrait donc, à l' avenir, jouer le jeu activement
et formuler un code des anthropo-technologies ». Fort bien, mais
sur ce code notre auteur est aussi muet qu'une brebis clonée,
alors que c'est pour un anthropologue des sciences comme moi la
question majeure. Pourtant son apport, bien que tout négatif,
est capital car il empêche de croire à la solution qui paraît
de bon sens :la maîtrise par l'homme lui-même de ce processus
de fabrication. Par une phrase superbe il interdit cette solution
: « L 'humanisme ne peut rien apporter à cette ascèse tant qu'il
vise l'idéal de l'homme puissant. » Comment voir dans une telle
idée l'appel à superman, le danger d'un retour « à la bête immonde
» ?
Cynisme occidental. La fureur des humanistes, des progressistes
et des rationalistes contre Sloterdijk ne s'explique pas, comme
ils le crient très fort, parce qu'il nierait la raison, mais parce
qu'il dénonce dans l'humanisme une impuissance fondée sur la définition
même d'un homme capable de maîtrise. Le cynisme occidental, pour
l'auteur, n'a pas d'autre source que cette volonté impossible
de l'homme de se refaire lui-même, rêve « démiurgique » qui le
met toujours au centre. Comme Pierre Legendre en France, Sloterdijk
supplie la gauche de s'intéresser de nouveau à la genèse, au principe
généalogique, à la naissance. « À chacun de mes livres, j'ai tenté
de développer un nouveau langage qui laisserait plus de place
à la fascination des naissances et des venues au monde. »
Non, ce n'est pas Sloterdijk qui joue avec le feu, ce sont ses
adversaires qui se prennent pour Prométhée, et qui clouent au
pilori ceux qui comme lui voudraient limiter quelque peu leur
marge de liberté liberticide.
Le Monde des débats, novembre 1999
[1] Essai d'intoxication volontaire Conversation avec Carlos Oliveira.
traduction Olivier Mannoni, Calmann-Lévv 1999
[2] Le phénotype désigne l'ensemble des caractères visibles d'un
individu, et le génotype son patrimoine génétique.
Origine :
http://www.cite.uqam.ca/magnan/wiki/pmwiki.php/AER/AtelierEnEmpirismeRadical
AtelierEnEmpirismeRadical
"Règles
pour le Parc humain. Réponse à la lettre sur l'humanisme", par
Peter Sloterdijk
La
production biopolitique, par Antonio Negri et Michael Hardt
Retour
sur les camps comme paradigme biopolitique, par Bernard Aspe,
Muriel Combes
Biopouvoir
et vie publique, par Bruno Latour
Si
la vie devient résistance..., par Isabelle Stengers
Le
pouvoir et la résistance, par Eric Alliez, Bruno Karsenti, Maurizio
Lazzarato, Anne Querrien
Du
Biopouvoir à la biopolitique, par Maurizio Larazzato
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