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Origine :
http://www.geocities.com/CognitiveCapitalism/querrien1.html
"L'hôpital a beaucoup changé. D'un lieu de vie
où l'on soignait il s'est transformé en une usine
à soins, aux plateaux techniques de plus en plus spécialisés."
Alors que l'externalisation des activités hospitalières
commence à toucher les activités de soins elles-mêmes,
les récentes grèves des personnels soignants libéraux
sont venues rappeler à l'opinion publique qu'une telle politique
ne conduit pas nécessairement aux économies au nom
desquelles elle se mène. La croissance de la demande de soins,
l'ouverture à de nouvelles performances permise par l'évolution
technologique, les exigences d'information et de garantie de résultats
par les malades, exercent sur le système de santé
une pression à la qualité, et à la hausse des
dépenses, peu compatible avec les promesses de diminution
des charges sociales faites aux entreprises et aux particuliers.
L'hôpital a beaucoup changé. D'un lieu de vie où
l'on soignait il s'est transformé en une usine à soins,
aux plateaux techniques de plus en plus spécialisés.
Il s'est rationalisé, restructuré. Du prix de séjour
ont été retirés tous les éléments
de confort que le malade fera prendre en charge par sa mutuelle
s'il en a une : nourriture, télévision, téléphone.
De la gestion de l'hôpital ont été externalisés
tous les services de vie collective qui pouvaient être sous-traités
à des entreprises extérieures : le nettoyage des sols,
les petites réparations, l'informatique, la logistique. Comme
toutes les entreprises " post-fordistes " l'hôpital
s'est replié sur son " coeur de cible ", pour mieux
travailler à le rentabiliser.
Le secteur public et le secteur privé se partagent de manière
inégale les effets de cette rentabilisation au sein de nouveaux
partenariats géographiques dans lesquels le premier prend
en charge les urgences et les pathologies graves, ainsi que l'enseignement
universitaire,tandis que le second capte de plus en plus la chirurgie.
En amont les médecins de ville, qui avaient cru pouvoir exercer
" librement ", sont transformés en sas ou en orienteurs,
et assujettis de fait au fonctionnement de l'économie hospitalière
d'ensemble. L'acharnement au travail ne suffit plus à compenser
le blocage des revenus qui en résulte.
Avec l'externalisation des services hospitaliers liés à
la vie quotidienne, le malade a perdu les interlocuteurs les plus
facilement accessibles pour relayer ses demandes auprès de
l'équipe de soins. Le médecin de base a également
perdu le contrôle de l'évolution des technologies qu'il
utilise.
Même la stérilisation des instruments et pansements
fait maintenant l'objet d'une industrie en pleine expansion, du
fait de l'augmentation des maladies nosocomiales. Les études
d'évaluation du management sont également sous-traités
à des bureaux d'études privés dont la santé
n'est que l'une des spécialités. L'hôpital,
à peine modernisé par la réforme des années
60, part en morceaux chez les prestataires privés qui se
pressent d'autant plus à son chevet que les prestations sous-traitées
sont toutes financées, comme le traitement du malade, par
la sécurité sociale. Le malade est aspiré vers
la manifestation pathologique comme seul message recevable par un
hôpital replié sur son " coeur de cible ".
L'hôpital se concentre sur les courts séjours à
niveaux élevés d'intervention technique, sur les opérations
au degré de complexité machinique le plus élevé,
celles qui concentrent tous les récents acquis de la science
médicale, et dont le développement demande la mise
en oeuvre de la " démocratie sanitaire ", c'est-à-dire
d'un dialogue qui pourvoit à l'information des médecins,
des pharmaciens et des différentes professions présentes
dans et à l'extérieur de l'hôpital et à
l'amélioration sociale des soins.
Dans le cadre des agences régionales hospitalières,
l'hôpital public n'est plus le centre du système de
soins, mais seulement le maillon technique d'un réseau. Le
malade est renvoyé en ville pour des examens complémentaires,
et vers des établissements moins sophistiqués de long
et moyen séjour, s'il n'a pas les moyens de poursuivre sa
convalescence dans sa famille. Les hôpitaux eux-mêmes
sont spécialisés ; le réseau ne fait effet
qu'à l'échelle régionale. Hors de l'hôpital,
ou même dans les consultations externes, le malade est censé
prendre conscience grâce à la transparence des prix
du coût qu'il fait supporter à la société,
et donc de la nécessité de moins consommer. Mais la
sécurité sociale lui donne le droit de consommer autant
que le médecin lui prescrit. La segmentation du système,
la spécialisation de chaque rameau, poussent à l'inflation.
Il en ressort à la fois entre patients et entre praticiens
une individualisation des pratiques, une opposition objective entre
les uns et les autres, que le système oblige à concourir
aveuglément, sans débat, à dépenser
un budget commun limité, mais dont on sait qu'il sera abondé
en tant que de besoin. La rationalisation économique se fait
sans débat public, et sans résultat tangible.
L'Etat cherche alors à inculquer le souci de l'économie
par le paramétrage du temps, la suppression des temps de
communication informelle. Un surcroît de technicité
et de dépendance hiérarchique en découle :
la justesse de l'acte ne tient plus à la qualité de
la communication entre le médecin et son patient mais à
l'observance du protocole défini pour ce diagnostic. Une
amélioration de ce protocole peut être obtenue par
l'incorporation de réflexions de malades à la définition
du processus de soin. Elle suppose que ce soit la maladie en tant
que telle qui soit représentée auprès du collectif
de soignants au plus haut niveau. Transformer en ressource le savoir
collectif des malades à côté de celui des soignants
est une proposition nouvelle qui s'enracine dans l'expérience
des maladies de longue durée, et cherche à faire échapper
les malades au stigmate du handicap social. Il n'est pas sûr
que la " démocratie sanitaire " qui en découle
recouvre l'ensemble des situations de recours à l'hospitalisation.
La reconfiguration hospitalière en cours s'accompagne d'une
résidualisation de l'intervention médicale à
laquelle la responsabilisation du malade peut apporter son concours.
Le patient bien informé qui sait que son état de santé
se contrôle par un examen biologique dont il connaît
les valeurs de référence, a-t-il besoin d'une consultation,
rapide, pour ordonner cet examen ? Non. Pour en interpréter
les résultats, pas plus. Il entretient seulement une relation
pour le cas où il aurait besoin de plus de soins.
L'informatisation de l'hôpital et de la santé a transformé
les symptômes parlés en signes lisibles à partir
d'examens, mobilisant toute une chaîne de production dont
le médecin n'est plus que le donneur d'ordre et l'interprète
final. Le malade peut tendre à occuper la même place,
auquel cas le médecin ne serait plus que le recours en cas
de sortie du profil.
On se fourvoie en pensant que ce sont les consultations de généralistes
qui grèvent le système de santé. Elles ne représentent
que 5% des dépenses nationales de maladie, tandis que les
honoraires de spécialistes ne font que 8% et ceux des autres
spécialistes 8% encore. Mais il s'agit des dépenses
directement engagées par les patients, celles par lesquelles
passe le message de contrôle et de rationalisation qui doit
obtenir l'assentiment politique des patients pour la reconfiguration
hospitalière.
Dans cette reconfiguration, cette redistribution des activités
de l'hôpital vers les entreprises privées qui fournissent
à lui-même, ou aux patients, un ensemble de services
exteranlisés, l'hôpital se passe en fait de plus en
plus de la parole du malade. Il met en machines, en examens, en
protocoles, les constats faits à même le corps et fonctionne
avec ses ordinateurs, compare, simule, communique. L'hôpital
est devenu une machine à produire des données, des
images, et des traitements à exécuter. Les corps individuels
à propos desquels sont produits ces images et ces données,
les agents chargés de les modifier, sont des rouages de ce
fonctionnement. Il ne se transforme que quand de nouveaux corps
lui amènent de nouvelles données, de nouveaux problèmes,
quand de nouvelles machines lui permettent de nouvelles performances.
Le biopouvoir marche. La libido médicale, soignante, impliquée,
huile encore ces rouages, mais peut aussi les gripper lorsqu'elle
n'y trouve plus les conditions de sa propre santé ; la libido
malade, elle, s'épanouit, et appelle à l'extension
du système. Elle en est la force vive pour autant que lui
soit garanti le pouvoir économique.
Or cet ensemble est déréglé au sommet. La
nouveauté qui surgit en permanence à l'hôpital
ou dans la clinique dessine un double mouvement d'expansion conjuguée
des corps et des techniques, déploie une nouvelle biopolitique.
La santé publique ne consiste plus à remettre en état
de travailler, mais à faire résister mieux et plus
longtemps. Elle s'inscrit dans un ensemble de mesures destinées
à permettre à chacun de vivre dignement, par le revenu,
par le logement, par l'éducation, par la santé, par
la culture. La santé est devenue un droit. La dignité
de la vie implique, dans la sensibilité contemporaine, le
soin jusqu'à la limite, toujours repoussée, des connaissances
scientifiques disponibles, soit l'accès sans limite à
la technicité cultivée à l'hôpital. La
dignité de la vie suppose également l'implication
consciente du malade concerné, ou de ses proches, dans les
manoeuvres faites pour la maintenir ; elle suppose l'association
des malades à la gestion de leurs corps.
La marginalisation des professions de santé par le numerus
clausus et la limitation administrative des rémunérations,
les a exclues jusqu'ici, sauf pour quelques groupes et individus,
du mouvement de la société vers une meilleure santé.
Le fonctionnement financier de l'hôpital et de la sécurité
sociale a fait de la défense de l'acte médical le
drapeau de la résistance contre toutes les transformations
alors que de nouvelles formes d'activité sont à inventer.
Paradoxalement, l'urgence et le côtoiement avec la mort, comme
moments de réactivation de l'aléatoire et du collectif,
sont devenus les moments privilégiés de l'exercice
de la médecine, de la mobilisation du désir de soigner.
Cependant l'urgence elle aussi est soumise à la passion
régulatrice et trieuse des agences d'hospitalisation. Un
numéro d'appel commun, le 15, tente de mettre au point une
capacité de diagnostic à distance, comme dans les
entreprises d'assurance spécialisées dans l'assistance
au voyage et le rapatriement. L'évolution du financement
de la santé en ce sens est d'ailleurs envisagé. Il
ne s'agirait plus d'une mutualisation fondée sur la capacité
contributive liée au travail, mais d'une assurance fondée
sur le risque estimé à partir d'un profil sanitaire
individualisé. Comme pour les voitures ce financement pénaliserait
ceux qui en ont le plus besoin. Sur le traitement de la maladie
à distance, de nombreuses recherches techniques sont en cours
et en train dŒaboutir ; elles permettront de concentrer encore
davantage l'expertise médicale dans des centres très
spécialisés, et de faire effectuer une fraction plus
importante des soins par des auxiliaires.
La reconfiguration sanitaire, menée par les Agences de régionalisation
hospitalière, dont les directeurs sont des haut fonctionnaires
nommés en conseil des ministres qui bénéficient
de salaires exorbitant du droit commun, aboutit à une nouvelle
carte sanitaire, qui distribue l'expertise médicale et la
technicité dans des lieux très spécialisés
où elle peut être au maximum rentabilisée. La
démocratie sanitaire, susceptible d'intervenir en ces lieux,
risque de n'être à la portée que d'une poignée
de malades qui cacheront la forêt des sans voix. Le transport
des données, après opération ou traitement,
dans les lieux de séjour effectifs, risque de se faire plus
que jamais dans le secret médical et l'impossibilité
de compréhension sinon d'accès à l'information.
La possibilité de recours juridique acquise récemment
peut devenir un alibi.
La reconfiguration des hôpitaux comme toutes les restructurations
industrielles vise à réduire le personnel à
rémunération garantie tout en répondant à
une demande accrue, grâce à un dispositif technique
et managerial plus performant. Elle s'est attaquéé
d'abord aux professionnalités non centrales. Pour les professionnalités
centrales, les médecins et les infirmières, la stagnation
et les départs volontaires étaient supposés
effectuer les réductions nécessaires. Mais la demande
est telle que ces restrictions n'ont pas permis d'économie,
mais occasionné des mouvements sociaux, et une démoralisation
accrue. L'accord 35 heures et la proximité des élections
ont rendu la situation intenable : un recrutement de 45 000 infirmières
a été prévu avec d'autant plus de facilité
que les fermetures d'établissements le rendront inutile.
Il n'y a d'ailleurs plus guère d'infirmières formées
à recruter en France ; on est obliger d'aller les chercher
en Espagne, ou de rappeler les anciennes.
L'accord 35 heures dans le public a été immédiatement
suivi d'une explosion dans le secteur libéral, où
l'accumulation des heures était devenue le seul moyen de
garantir le revenu, grignoté par les assurances professionnelles
et les cotisations de retraites. Le mouvement des médecins
et des autres professionnels de santé vise à travers
la rémunération la gestion indépendante des
conditions d'exercice professionnel menacée par la rationalisation
du système de santé.
Les salariés des hôpitaux et tous les salariés
soutiennent cette défense du revenu comme s'il s'agissait
de salariés comme eux. Chacun manifeste ainsi le désir
de consacrer plus de moyens à la santé, à la
vie. Si les dépenses de santé augmentent trois fois
plus vite que les prix moyens, c'est parce que les gens veulent
se soigner, croire dans leur médecin et dans leur hôpital,
ne pas subir la fatalité. Certes la dimension économique
est présente dans l'organisation des soins, mais comme une
des dimensions du débat seulement. Un débat indispensable
pour choisir publiquement la direction du développement ;
la restriction et la contrainte à un bout de la chaîne
des soins n'équivalent pas à une économie sur
l'ensemble. C'est l'ensemble du coup qui est à réinterroger.
Dans ce débat, la représentation des maladies identifiées
est souhaitable et nécessaire, mais elle n'est pas suffisante.
Le choix politique de la hauteur de l'investissement que les vivants
décident d'affecter à leur santé les concernent
tous. Quelle part du revenu collectif consacrer à se soigner
? Comment utiliser cet argent ? L'expertise des malades à
côté de celle des soignants ne suffit pas à
l'institution d'une démocratie sanitaire. Elle la cantonnerait
aux professionnels de la maladie, savants et profanes, alors que
la santé est affaire de vie, choix éthique, quel que
soit l'état de santé ou d'activité de chacun.
De ce choix politique général les termes ont à
être explicités, déspécialisés,
ouverts, mis à l'appréciation de tous.
Le soutien des patients aux professionnels de la santé,
l'acceptation de payer le prix de la consultation plus cher, monte
que la vie n'est pas faite seulement d'économies, mais de
relations, aux valeurs changeantes et incommensurables. Les droits
récemment reconnus aux malades font valoir l'importance de
ces relations, du respect, de l'information. Les accords pour les
35 heures ont reconnu l'importance des relations hors travail, familiales,
citoyennes. L'acte médical est une forme particulière
de relation, non réductible à son tarif, une relation
transformée par les médecins et les patients en borne
de la rationalisation sanitaire.
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