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Jean-Didier Vincent
« Biologie des passions »


Origine : http://www.radio-universfm.com/lapensée.htm

Neurobiologiste, Jean-Didier Vincent est notamment l’auteur de « Biologie des passions », où il s’interroge sur le désir, le plaisir et la douleur, le goût du pouvoir et de la domination. Nous l’avons rencontré…

Propos recueillis par Roger Tréfeu/Politis

Politis : La biologie et les passions semblent de natures très différentes, peut-être même contradictoires. Pourquoi avez-vous voulu rapprocher ces deux termes ?
Jean-Didier Vincent : L’homme n’est pas seulement biologique ; en même temps, il n’est pas « bêtement » passionné. Il faut cesser d’opposer la raison et les pulsions, le cerveau et le cœur. J’ai voulu montrer que, dans nos passions, il y a de l’animalité ; qu’on n’échappe pas complètement à ses conditionnements hormonaux même si le propre de l’homme, c’est justement de pouvoir prendre de la distance par rapport aux conditionnements en question.

Diriez-vous que l’homme ne jouit que d’une liberté surveillée par rapport à son animalité ?
Tout à fait. Quelqu’un à qui, dès la naissance, il manque quelques enzymes essentiels ou qui dispose de quelques gènes en plus ou moins bon état de marche, ne jouit pas de sa pleine et entière liberté. Il ne faut donc pas faire l’autruche et reconnaître qu’on est conditionné par sa génétique. Mais, outre qu’il est aujourd’hui possible de proposer des solutions à certains dysfonctionnements, il faut bien admettre que l’homme dispose toujours d’une capacité intrinsèque à être libre. Ce n’est pas là un simple discours religieux ou un discours sur le bon usage de la vie. C’est un discours qui repose sur le fait que l’homme se construit lui-même, qu’il évolue, qu’il a une conscience réfléchie de ce qu’il est… S’il suffisait, en effet, qu’on injecte telle ou telle substance dans mon cerveau pour me faire tomber amoureux ; s’il suffisait de bricoler tel ou tel gène pour rendre quelqu’un follement heureux ou au contraire profondément déprimé ; s’il suffisait de quelques événements dramatiques, survenus dans mon enfance, pour me transformer en serial killer, où serait ma liberté ? Mais ce n’est justement pas le cas.

Est-ce que, bien loin d’être esclave de ses passions, l’homme ne se construit pas à travers elles ?
C’est la thèse qui, chez moi, s’est progressivement précisée. Aussi bien pour l’homme que pour l’animal, on peut parler de désir. On peut également parler d’émotions en ce qui concerne une branche de l’évolution qui commence avec les vertébrés. Avec ces vertébrés, on assiste à des processus d’individuation en ce sens que les gènes peuvent s’exprimer de façon très variable, d’un individu à l’autre ; mais, surtout, ces vertébrés ont une relation – que je n’ose pas qualifier de dialectique – avec le monde : ils jettent un regard subjectif sur le monde en même temps que cette subjectivité est modifiée par le monde qui les entoure.
Les émotions permettent donc d’une part l’adaptation, d’autre part la communication. Ces possibilités sont plus ou moins développées chez tel ou tel type de vertébrés, mais elles atteignent leur apogée chez l’homme. De plus, chez l’homme, ces émotions peuvent se changer en passions.

Qu’entendez-vous par passion ?
La passion, c’est la conscience réflechie de l’émotion : mon émotion, je suis capable de la lire sur l’apparence, la physionomie de l’autre et cette « lecture » se réfléchit sur ce que j’éprouve moi-même. On pourrait parler d’une interprétation passionnée du monde, une interprétation que je suis capable de provoquer, de partager et de lire chez l’autre. C’est d’une véritable philosophie de l’autre qu’il s’agit : je suis un individu, un être totalement singulier mais je ne suis singulier que parce que je suis capable de connaître l’éprouvé de l’autre à travers ma propre émotion.

Vous considérez donc que la passion permet à l’homme de se construire et d’accroître sa liberté. Que répondez-vous à ceux qui estiment que la passion asservit l’homme ?
Dans l’homme, il y a ce que j’appelle des processus opposants. A l’opposé du plaisir, il y a la douleur. L’affect marche toujours comme un funiculaire : quand il y a un wagon qui monte, il y en a un qui descend. Il y a deux façons de gérer ces processus opposants, deux types de libertés offertes à l’homme. Premier type de liberté : celle du petit épargnant qui gère de manière très sage la confrontation entre le plaisir et la douleur. Deuxième type : la liberté de celui qui va au bout de cette confrontation en assumant pleinement l’un des pôles. Mais on peut aussi être esclave de ces processus opposants. C’est ce que j’appelerais, en utilisant volontairement un discours théologique, la descente aux enfers, la « damnation » de celui qui rentre dans le cercle du manque, de la dépendance. Par une quête insatiable des processus de renforcement – qu’il s’agisse de la recherche du plaisir ou de celle de la douleur –, le damné est dépendant de son approche passionnée du monde, qui le pousse à aller jusqu’au bout des choses. Il peut s’agir du drogué mais aussi de celui dont les cartes cognitives – très mal construites dès l’enfance – peuvent pousser au meurtre, à cette négation des autres par le mal.
Dans Biologie des passions, vous dites que l’affirmation « tout est bon qui procède du plaisir » est une affirmation morale. Quelle place attribuez-vous à la morale ?
C’est une question difficile. Il n’y a pas de cadrage neuronal qui servirait de substrat anatomique à l’ordre moral. En revanche, il y a des systèmes d’affects qui alimentent la conscience de soi et qui transforment le lien en amour et l’antagonisme en haine. Il y a également des constructions sociales qui font que, collectivement, telle chose est considérée comme bonne ou, au contraire, comme mauvaise. En ce sens, le plaisir peut être considéré comme bon, donc comme moral… En revanche, l’exercice gratuit de la violence qui conduit à une perte totale des relations avec l’autre peut être considéré comme mauvais. Hannah Arendt n’a pas tort quand elle dit qu’Adolf Eichmann était une sorte d’abruti administratif, qu’il n’était plus un homme. Il était entré dans un processus d’aliénation qui, dans le fond, l’avait deshumanisé. Je crois que quelqu’un qui n’a plus de passions n’est plus un homme.

D’où peuvent provenir de tels processus d’aliénation ?
Il peut s’agir d’un incapacité d’avoir accès à la jouissance, à la fête, au plaisir, à la suite d’une brutale censure, à un moment ou à un autre de notre développement cérébral. Il peut également s’agir d’une bascule dans la « damnation », dans ces processus infernaux que je décrivais tout à l’heure.

Biologie des passions, Jean-Didier Vincent, éd. Odile Jacob, 368 p., 145 F.


Origine : http://www.radio-universfm.com/lapensée.htm