Origine : http://www.pensamientocritico.org/didbig1003.htm
Le visa n'est pas simplement un instrument technique. Il n'est
même pas uniquement une stratégie plus efficace de
gestion des frontières. Il est centralement de l'ordre du
Politique. C'est à travers le visa que l'on tient à
distance et que l'on met à l'écart les étrangers
indésirables. C'est aussi à travers lui que l'on définit
entre les pays de l'espace Schengen une liste d'ennemis non déclarés
mais dont on tient à se protéger. En ce sens, le visa
Schengen, en particulier sa cartographie, est susceptible d'une
lecture schmittienne par la désignation qui est faite de
la limite entre les amis et les ennemis. Mais nous verrons que les
gouvernements et la Commission préfèrent une politique
plus ambiguë et cherchent à brouiller les frontières,
tout comme ils ne tiennent nullement à déclarer ce
qu'ils font. La stratégie de faible visibilité n'empêche
néanmoins pas sur le fond l' importance politique du sujet
et son impact sur les libertés publiques.
La détermination des listes des pays soumis ou non à
visa
Le contenu du règlement et des instructions consulaires
communes : les critères utilisés
L'article 62, point 2 b) i confère, nous l'avons vu, une
compétence exclusive à la Communauté pour arrêter
la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à
l'obligation de visa et de ceux dont les ressortissants sont exemptés
de cette obligation. Mais quelles sont les relations entre la Commission
et les Etats membres du Conseil ? Quels critères vont être
utilisés ? En pratique qu'est-ce que cela signifie ? Comment
les autorités consulaires vont-elles agir dans les pays dont
les ressortissants sont soumis à visa ?
Si les luttes sont fortes entre les Etats et la Commission en ce
qui concerne les procédures et leurs enjeux, il est moins
évident de distinguer sur le fond entre une position de la
Commission et une position du Conseil. La direction de la DG JAI
a appuyé une politique musclée contre l' immigration
clandestine ayant les mêmes tonalités que les politiques
gouvernementales allemandes, françaises ou britanniques.
En revanche d' autres acteurs ont essayé d'obliger les gouvernements
à préciser leur position, à révéler
les critères effectifs des choix et à montrer les
dangers d'un racisme institutionnel ou d'une discrimination par
l'argent qui s'exprimeraient dans les textes de l'instruction consulaire.
Ceci a été relayé par certains gouvernements
dont la Belgique et par des ONG. Mais le débat est resté
feutré. Tout le monde a voulu tabler sur l'efficacité
attendue des mesures et sur le fait que cela évitait la polémique
sur les contrôles aux frontières. Ce qui a été
en jeu a tenu avant tout à la discussion sur les critères
retenus, en particulier les exigences concernant les financements
pour couvrir les frais de voyage et de court séjour ainsi
que les critères sur le risque migratoire.
Nous allons citer quelques passages du règlement et des instructions
consulaires communes afin de montrer comment se déploie l'ordre
discursif de ces textes. Afin d'expliquer quels pays se trouvent
sur la liste, et pourquoi ils s'y trouvent, la Commission a publié
un texte sur les « Critères qui ont été
utilisés pour déterminer l'appartenance d'un pays
tiers » à l'annexe I [1] ou à l'annexe II [2]
:
Comme elle le dit « pour déterminer si les ressortissants
d'un pays tiers sont soumis à l'obligation de visa ou si
au contraire ils sont exemptés de visa, il convient de prendre
en considération un ensemble de critères pouvant être
regroupés sous trois rubriques principales :
L'immigration illégale : le régime de visas est un
instrument essentiel de maîtrise des flux migratoires. A cet
effet, il y a lieu de se référer à un certain
nombre d'informations ou indicateurs statistiques pertinents pour
l' appréciation du risque de flux migratoires illégaux
(par exemple les informations et /ou statistiques concernant les
séjours irréguliers, les refus d'entrée sur
le territoire, les mesures d'éloignement, les filières
d' immigration clandestine ou de travail clandestin), d'évaluer
la sécurité des documents de voyage délivrés
par le pays tiers concerné et enfin de tenir compte de l'existence
et du fonctionnement des accords de réadmission conclus par
ce pays ;
L'ordre public : les constatations faites en particulier dans le
cadre de la coopération policière peuvent mettre en
évidence les caractéristiques de certains types de
criminalités. Selon le degré de gravité, de
permanence et d'étendue territoriale des criminalités
en cause, le recours à l'obligation de visa peut être
un des moyens de réponse à envisager. Les menaces
à l' ordre public peuvent revêtir dans certains cas
une gravité telle qu'elles mettent en cause la sécurité
intérieure même d'un ou de plusieurs Etats membres.
Le recours à l'instrument de l'obligation de visa, assumé
solidairement par les autres Etats membres, peut être une
des réponses appropriées à mettre en ouvre
[3].
Les relations internationales : le choix du régime de visas
retenu à l' égard d'un pays tiers peut être
un des moyens de souligner la qualité des relations que l'Union
entend établir ou maintenir avec ce pays. A cet égard,
il s'agit rarement des relations de l'Union avec un pays isolé.
Le plus souvent, on a affaire aux relations de l'Union avec des
groupes particuliers de pays et le choix d'un régime de visa
a également des implications en termes de cohérence
régionale. Le choix d'un régime de visa peut aussi
refléter au départ la position particulière
d'un Etat membre vis-à-vis d'un pays tiers, position à
laquelle les autres Etats membres se rallient comme expression de
la solidarité des Etats membres. Le critère de la
réciprocité, auxquels les Etats recouraient individuellement
et séparément dans le cadre des relations traditionnelles
du droit international public, doit être désormais
utilisé en tenant compte des exigences des relations extérieures
de l'Union européenne avec les pays tiers » [4].
Et la Commission ajoute plus loin : « Compte tenu de l'extrême
diversité des situations qui caractérisent les pays
tiers ainsi que des relations qu'ils entretiennent avec l'Union
européenne et les Etats membres, les critères énumérés
ne peuvent pas être appliqués de manière automatique,
par le biais de coefficients fixés à l'avance. Ces
critères doivent être considérés comme
des instruments d'aide à la décision à mettre
en ouvre de manière souple et pragmatique, en faisant jouer
des pondérations appropriées au cas par cas ».
A la lecture de ces critères et de leur combinaison, on
est alors conduit à rebours vers la question de savoir si
le visa sanctionne un individu particulier ou est un instrument
de relations internationales entre les Etats ? Le franchissement
de la frontière de l'espace Schengen par un individu est-il
dépendant de l'appréciation de son pays comme menace
? Ou un pays devient-il menaçant parce que ses ressortissants
veulent le fuir ?
Comment se fait l'inscription d'un pays sur la liste des pays soumis
à visa ? N'y a t il pas inversion des critères traditionnels
des relations internationales où l'Etat fait l'individu par
celui où les individus font cet Etat ? Plus exactement n'y
a-t-il pas une dialectique négative qui s' instaure et permet
de lier « risque » idéologique d'un Etat et «
risque » migratoire des individus ?
L'appréciation de l'inscription du pays sur la liste des
pays dont les ressortissants sont soumis à visa obligatoire
sanctionne semble-t-il des politiques gouvernementales - selon un
critère de relations internationales - mais aussi des pratiques
sociales individuelles qui relèvent d'un groupe identifiable
localement ou ethniquement - selon des critères d'ordre public
et de migration - qui poussent à inscrire un pays dans son
ensemble sur la liste des pays dont les ressortissants sont soumis
à visa.
Or, si l'individu est ressortissant d'un pays considéré
comme pays à risque d'après les critères de
la Commission, il est soumis à un visa obligatoire, quelles
que soient ses qualités personnelles. Bref vivre dans un
pays où il existe des minorités considérées
comme dangereuses par d'autres pays est quasiment l'équivalent
d'un délit [5]. Il en va de même des pays à
fort taux migratoire. Et dans ce dernier cas, comment peut-on juger
à l'avance du risque d'illégalité et empêcher
que des individus qui veulent simplement visiter de la famille ou
des amis, ne soient soupçonnés d'être, comme
certains de leurs compatriotes, des « volontaires à
l'immigration clandestine » ?
Ceci veut dire, comme nous l'avons signalé en introduction
que la frontière pour les ressortissants sur la liste des
pays à visa obligatoire se trouve à leur point de
départ, dans les pays tiers. La première frontière
pour ces gens est au consulat d'un pays Schengen dans leur propre
pays. La décision cruciale en ce qui les concerne sera prise
dans ce consulat, au sein de la coopération consulaire des
quinze, qui devient à cette échelle locale une coopération
qui est parfois à dix sept car, ici, Royaume-Uni et Irlande
acceptent de temps en temps de participer localement sans se sentir
liés par les décisions prises à Bruxelles.
Cette délocalisation virtuelle de la frontière qui
la place avant le voyage - et non pendant ou après - est
centrale dans la stratégie des pays Schengen et surtout de
la Commission. Elle vise à « tarir les flux à
la source » comme le disait brutalement un de nos interlocuteurs.
Elle ne s'applique donc pas à tous les pays mais aux pays
dits à risque - sans autre précision que les trois
critères très généraux cités
plus haut : les relations internationales, l'ordre public et l'immigration
clandestine [6].
Cela a un avantage certain pour tous les pays qui échappent
à la procédure du visa pour leurs ressortissants.
Ceux-ci ne sont pas triés sur place et ont souvent des contrôles
allégés aux frontières. Ils profitent du fait
qu' on considère tous leur ressortissants comme des «
amis » en puissance. La carte que nous avons établie
montre comment ces 44 Etats se répartissent : elle ressemble
très fortement à la carte des pays développés,
aux pays qui vont entrer dans l'Union européenne et à
une large partie des Amériques. Sans qu'elle soit totalement
celle du peuplement blanc puisque le Japon et Singapour en font
partie, elle s'en rapproche néanmoins.
En revanche la liste des 133 pays (Etats et entités territoriales)
dont les ressortissants sont soumis à visa recouvre clairement
l'Afrique, le Moyen-Orient (à l'exception d'Israël)
et une large partie de l'Asie. Et il devient clair que les critères
de danger en matière de sûreté de l'Etat, danger
lié au terrorisme et au crime sont, sans pudeur particulière,
associés au danger « migratoire ».
Le processus de repérage de ces « dangers »
se fait d'ailleurs en deux temps qui doivent être distingués
: celui qui concerne les pays, celui qui concerne les individus.
Le premier est la décision de mettre certains pays au sein
de la liste soumise à visa obligatoire ce qui les définit
en prima facie comme facteurs de risque pour la sécurité
de l'Union, soit parce qu'ils sont idéologiquement hostiles,
soit, et c'est bien plus neuf, parce que leurs citoyens sont à
titre ou à un autre des individus indésirables dans
l'espace de l'Union et que l'on considère qu'ils cherchent
à venir sur le territoire, non à des fins de tourisme
ou parce qu'ils fuient les persécutions, mais parce qu'ils
cherchent à séjourner illégalement dans l'Union.
Dans un second temps, la décision individuelle sur chaque
demande peut revenir sur le principe de l'exclusion et la lever,
dans le cas individuel. Dans ce dispositif, la politique d'accueil
est dérogatoire à la politique du soupçon.
Et c'est d'ailleurs ce que les fonctionnaires en charge comprennent
bien lorsqu'on les interroge sur les intentions des gouvernants,
même lorsqu'ils sont perdus devant les enjeux techniques qui
souvent masquent les conflits de compétence entre la Commission
et les Etats. Néanmoins, historiquement, on peut considérer
que cette ouverture à de nombreux individus venant de pays
dont on se méfie est plutôt positive car elle permet
malgré tout à nombre d'entre eux de voyager vers l'Europe
de Schengen [7], du moins si leurs Etats les laissent partir et
ne créent pas des délits d'émigration [8].
Le premier temps, celui de l'établissement de la liste des
pays, relève depuis peu de la Commission qui cherche donc
à harmoniser les positions des Etats entre eux en faisant
disparaître les listes additionnelles que certains Etats avaient
créées. En revanche, la Commission estime que l' octroi
et le refus des visas à titre individuel relève des
seuls Etats [9]. Cela laisse les individus avec très peu
de recours devant le refus d'un consulat particulier comme le montre
Claire Saas. Paradoxalement le système de justification du
rôle spécifique de la Commission est inversé
puisque c'est elle qui met l'accent sur la dangerosité des
flux d'individus et bien moins sur les politiques gouvernementales
des Etats tiers. Il en résulte des chassés-croisés
où chacun renvoie la responsabilité de l'inefficacité
globale du système sur l' autre partenaire.
La dichotomie entre le caractère diplomatique des relations
interétatiques et le caractère illégal des
activités de l'individu mise en avant par la Commission masque
en fait une vision en termes de « menaces transverses à
la sécurité intérieure » provenant de
certaines communautés des pays tiers. Ces termes de menaces
à la sécurité de l'Union qui ne sont pas dans
le texte sont revenus en permanence dans les entretiens. Le critère
implicite des menaces transverses relie en fait les trois critères
explicites de la Commission. Il se traduit par la défiance
à l'égard des flux transnationaux de population, en
particulier tous ceux qui bougent beaucoup (diasporas et réfugiés)
ou ceux qui sont prosélytes (musulmans). Ces individus appartenant
à des groupes à profil particulier affecteraient la
sécurité intérieure de l'Union en servant de
soutien potentiel aux terroristes ou en participant à des
activités criminelles. La construction de la défiance
passe alors certes par l'attitude des gouvernements les uns envers
les autres, par leur appartenance à la liste des rogue states
ou des pays narco-trafiquants mais aussi par le fait qu'ils sont
pauvres, ou en conflits et que leurs populations peuvent avoir des
raisons de fuir les conditions de vie qui leur sont faites. Mais,
outre les attitudes des gouvernements, ce qui préoccupe la
Commission dans l'élaboration de la liste c'est que ces flux
de population peuvent être considérés comme
dangereux ; soit parce qu'ils généreraient du terrorisme,
du radicalisme religieux, de la criminalité, soit parce qu'ils
appartiendraient à des catégories de candidats à
la migration dont l'Union européenne ne veut pas, soit encore
parce que la situation politique est telle qu'il leur faut fuir
leur pays et chercher asile.
On retrouve ici dans l'établissement de la liste et dans
la présentation orale qui en est faite dans les entretiens,
la construction d'un continuum d 'insécurités qui
sont reliées les unes aux autres et qui englobent au-delà
des acteurs gouvernementaux les pratiques sociétales de certains
groupes sociaux de ces pays [10]. La considération sur l'illégalité
de la migration individuelle masque difficilement une conception
qui joue sur des « flux » et non des individus et une
conception qui assimile pauvreté, criminalité, illégalité,
migration régulière ou non et demandeurs d'asile.
La liste des pays dont les ressortissants sont soumis à
visa est donc éminemment discutable, bien qu'elle n'ait pas
été discutée. Ses critères qui mêlent
migration et criminalité ou idéologie du régime
dont viennent les individus ne sont pas cohérents. La réponse
dans les entretiens à cette objection est de minimiser ce
point. Il y aurait plus ou moins de souplesse selon les Etats. Intransigeance
envers les pays terroristes, souplesse avec les pays d'où
viennent les demandeurs d'asile. Mais on peut en douter. N'y a-t-il
pas, pour eux aussi, une forte intransigeance mais plus masquée
parce que plus illégitime ? La question est alors : quelle
est au sein de la liste des pays soumis à visa, la hiérarchie
des pays les plus « surveillés » ? N'y a-t-il
pas un classement autre qu'alphabétique des pays et qui établit
une gradation des menaces ? Et si oui, qui produit ce classement
et est-il appliqué uniformément ? Echange-t-on des
peurs à propos des risques en les « communautarisant
» ou chacun établit-il ses priorités en étant
finalement peu intéressé à la gestion des peurs
des autres ? Selon nous, et bien que cela soit nié officiellement,
l'annexe 5b - qui est confidentielle - sert à établir
cette hiérarchie en créant une liste « extrême
noire » des pays qui sont, non seulement soumis à visa,
mais si dangereux que l'on ne fait pas confiance aux autres autorités
centrales pour leur accorder un visa [11].
C'est alors la vision de la dangerosité des individus qui
joue - criminalité et migration inclues - mais justifiée
par une certaine géopolitique - ou idéologie - qui
relie islam, terrorisme et migration (et qui a été
renforcée depuis le 11 septembre 2001). C'est aussi une peur
plus globale de déstabilisation des identités nationales
- au nom du danger de flux massifs en provenance de l'étranger
qu'ils soient légaux ou non, migratoires ou de réfugiés
qui affecteraient les équilibres des pays receveurs de ces
flux- dont on connaît le lien avec les idéologies d'extrême
droite. Ces menaces ne relèvent en effet guère de
« faits ». Elles sont des peurs construites autour de
quelques phénomènes de violence mais aussi autour
de simples droits qu'il faudrait pourtant accorder aussi aux individus
des pays du tiers monde au lieu de les immobiliser chez eux. Elles
sont par ailleurs hiérarchisées selon des considérations
variables venant de débats transatlantiques, européens,
nationaux, ou bureaucratiques dont le SIS est le reflet [12]. Chaque
pays a sa propre gestion et sa propre amplitude de peur. Il les
échange ou non avec les autres pays. Il est rare qu'il se
préoccupe à la frontière des peurs des autres
pays concernant des individus non inscrits dans le SIS. Néanmoins
certaines catégories de peur se communautarisent plus vite
que d'autres - par exemple celles transfrontières sur les
gens du voyage qui devient très rapidement une suspicion
sur les Roumains en général. C'est à ce niveau
sans doute qu'il existe un lien entre le SIS et Europol au sens
où les équipes d' analyse d'Europol visent à
construire les catégories qui seront ensuite appliquées
par les Etats pour rentrer leurs données Schengen sur les
« indésirables » et qu'elles déterminent
aussi les visions des agents consulaires.
Ainsi, si les trois critères sont utilisés par la
Commission, c'est que le seul critère des politiques étrangères
des Etats remettrait en cause sa prétention à gérer
les mécanismes d'entrée des individus des pays à
risque. Il lui faut s'appuyer sur une logique différente
plus centrée sur les individus pris en tant que flux de population.
Mais, qui est finalement responsable en cas de refus de visa à
une catégorie de personnes ? Les autorités consulaires
de l'Etat où elles ont été demandées
ou les autorités qui ont mis en place les critères
? La Commission peut-elle échapper aux critiques alors qu'elle
établit les critères qui seront ensuite appliqués
? Pour répondre partiellement à ces questions, il
faut maintenant considérer si les conditions d'octroi et
refus d'un visa sont soumises à harmonisation ou non.
Il est donc nécessaire de différencier les Etats
des individus qui en sont les ressortissants. Ce sont les ressortissants
de tel ou tel Etat qui sont considérés comme menaçants
ou dangereux. Cette menace ou ce danger, incarné par les
individus, rejaillit le plus souvent sur l'Etat qui sera inscrit
sur la liste noire pour cette raison. Celle-ci n'est plus limitée
aux rogue states, elle peut prendre la tournure inflationniste qu'on
lui connaît.
Les Visas Schengen, les instructions consulaires communes, la méfiance
des Etats entre eux et le rôle de la Commission
La clé du système de contrôle des frontières
Schengen se trouve ainsi non pas dans la systématicité
de la vérification des documents aux frontières, mais
dans les modalités de profilage et d'identification des menaces
venant de l'étranger. La première étape pour
identifier ces menaces et risques est, nous l'avons vu, le profilage
par nationalité avec l'imposition de visas obligatoires sur
tous les ressortissants des pays à risque. La deuxième
étape est d'identifier les individus qui ne constituent pas
une menace parmi les individus de nationalité douteuse aux
yeux de l'Union et de s'assurer que seulement ces personnes vont
se voir octroyer un visa. C'est le travail à la fois des
ministères nationaux des Affaires étrangères
qui donnent les règles et des autorités diplomatiques
et consulaires sur place [13].
Les instructions consulaires communes : instruction aux agents
à l'égard des demandeurs
Les instructions consulaires, dans le souci d'homogénéisation
des critères et des pratiques a des phrases qui, dirigées
vers les agents consulaires, ont le mérite de la clarté.
« Il est rappelé que les préoccupations essentielles
qui doivent guider l'instruction des demandes de visa sont : la
sécurité des Parties contractantes et la lutte contre
l'immigration clandestine ainsi que d' autres aspects relevant des
relations internationales. Selon les pays, l'une pourra prévaloir
sur les autres mais aucune ne devra jamais être perdue de
vue.
S'agissant de la sécurité, il convient de s'assurer
que les contrôles nécessaires ont été
effectués : consultation des fichiers des non-admis (signalements
aux fins de non-admission via le Système d'Information Schengen,
consultation des autorités centrales pour les pays soumis
à cette procédure).
S'agissant du risque migratoire, l'appréciation relève
de l'entière responsabilité de la Représentation
diplomatique ou consulaire » [14]. « La coopération
consulaire sur place, plus généralement, portera sur
l'évaluation des risques migratoires. Elle aura pour objet
notamment la détermination de critères communs pour
l'instruction des dossiers, l'échange d'informations sur
l'utilisation de faux documents, sur les éventuelles filières
d'immigration clandestine et sur les refus de visa dans le cas de
demandes manifestement non fondées ou frauduleuses. Elle
devra également permettre l'échange d'informations
sur les demandeursbona fideainsi que la mise au point, en commun,
de l'information du public sur les conditions de la demande du visa
Schengen » [15].Ainsi, « l'examen des demandes de visa
vise à détecter les candidats à l'immigration
qui cherchent à pénétrer et à s'établir
dans le territoire des Parties contractantes, sous le couvert de
visa pour tourisme, études, affaires, visite familiale. Il
convient à cet effet d'exercer une vigilance particulière
sur les « populations à risque », chômeurs,
personnes démunies de ressources stables etc. En cas de doute
portant notamment sur l'authenticité des documents et la
réalité des justifications présentées,
la Représentation diplomatique ou consulaire s'abstiendra
de délivrer le visa ».
Des trois critères, le critère du niveau de vie pour
l'octroi du visa est semble-t-il le plus fréquent dans la
prise de décision car le plus commun. Mais c'est aussi le
plus illégitime car il transforme le refus de visa qui peut
se comprendre à l'égard du crime et de certains motifs
de sécurité nationale en une arme dissuasive contre
le « désir migratoire ». On suppose que ceux
qui sont assez riches pour voyager reviendront chez eux alors que
l'on en doute pour les plus pauvres. Ceux-ci sont censés
vouloir tricher pour profiter du Welfareoccidental. La première
qualité du voyageur est-elle de pouvoir être économiquement
autonome et bon consommateur ? Il le semble. Chaque personne soumise
à l'obligation de visa est alors considérée
comme un risque d'immigration clandestine. L'individu arrive comme
suspect. Son désir de voyager est interprété
comme un désir de s'établir. Il devient par définition
un risque s'il est pauvre, chômeur ou démunie de ressources
stables, ce qui disqualifie très vite les étudiants,
les artistes et certaines professions libérales. Sous le
couvert du terme « population à risque », on
transforme les populations pauvres ou « instables »
en populations dangereuses.
Les instructions consulaires communes se réfèrent
à ces différences entre riches et pauvres, via le
choix des agences de voyages : « Cette obligation de l'entretien
personnel peut être supprimée au cas où un organe
de bonne réputation et digne de confiance serait dans la
possibilité de se porter garant de la bonne foi des individus
concernés ». Phrase lourde de sens et qui débouche
sur des risques non négligeables de corruption des agents
consulaires par ces agences de voyage. La Bulgarie en a été
un exemple. Il a certes été indiqué dans les
entretiens que ces pratiques étaient problématiques
et assez rares, mais cela renforce l'idée qu'il existe des
informations selon lesquelles le choix de la compagnie aérienne
est pris en compte comme étant un indicateur de bona fide.
Dès lors, si l' individu a acheté un billet avec le
transporteur national du pays où il se rend ou l'une des
principales compagnies de son pays, sa bona fide est renforcée.
Que les avantages commerciaux soient reliés à l'obtention
de visa est sans doute problématique en termes de légitimité.
Même sans supposer des collusions entre les compagnies aériennes,
les agences de voyage et les décisions des consulats, il
pourrait résulter que l'obtention ou non du visa résulte
du choix malheureux d'un consommateur modeste quant à l'agence
de voyage ou la compagnie aérienne. Les instructions consulaires
ont un statut ambigu : entre texte normatif et manuel donnant des
recettes aux agents consulaires, elles oscillent entre un discours
qui se veut reflet de la politique de l'Union sur le plan officiel
et un discours qui en donne la grammaire effective, celui de la
mise à l'écart des étrangers pauvres.
Un « texte » implicite autour de l'immigration invasion
- qui oublie totalement les effets pendulaires des migrations effectives
ainsi que le fait que le désir de voyager est un des critères
les plus marquants de la fin de siècle - structure l'ensemble
des représentations et des actions que l'on demande aux agents
consulaires de faire. La coopération consulaire risque dès
lors de renforcer les suspicions des fonctionnaires contre l' individu
qui est par définition d'autant plus une menace migratoire,
qu'il est pauvre et villageois, inconnu des autorités consulaires
locales... alors que quelqu'un de « recommandé »,
habitant la ville, passant par une agence de voyage sera plus favorisé.
Une forme de clientélisme ne se met-elle pas alors en place
en étant encouragée officiellement au nom de la prévention
du risque migratoire ?
On voit la dérive possible inscrite dans le texte même
lorsque l'on évoque la vérification d'autres documents
en fonction de la demande et que l'on écrit « Le nombre
et la nature des justificatifs dépendent du risque éventuel
d'immigration illégale et de la situation locale (par exemple,
monnaie transférable ou non) » [16]. Si l'on peut exiger
plus de documents pour certaines personnes que pour d' autres en
fonction de leur richesse ou de toute autre appréciation
du risque migratoire, ne favorise-t-on pas à l'intérieur
même d'un texte publié au Journal Officiel des Communautés
européennes, l'émergence de critères «
ethniques » ou « racistes » qui n'ont pas à
s'exprimer comme tels ? Cette enquête préliminaire
ne peut trancher, mais il faudrait une étude approfondie
sur le danger de l'émergence de formes de racisme institutionnalisé
dans les instructions consulaires elles-mêmes.
On semble alors se diriger vers une société globale
de sédentaires, de touristes et de vagabonds où seules
les élites économiques pourront finalement voyager,
les autres étant piégées dans le local comme
le signale Zygmunt Bauman dans le « coût humain de la
globalisation » [17]. Néanmoins, être riche ne
suffit pas non plus. Zygmunt Bauman, dans son livre magnifique,
néglige ce point. Les riches sont contrôlés
aussi lorsqu'ils circulent et depuis le 11 septembre 2001 c'est
même sur eux que l'on expérimente les techniques de
contrôle les plus intrusives (biométrie, couloir d'accès
spécifiques, enquêtes préalables) en leur vendant
ces techniques au nom de leur meilleure protection [18].
Des refus de visa leur sont opposés dans certains pays.
Mais dans ce cas, on voit le critère des croyances religieuses
être appliqué implicitement. Alors qu'il n'est pas
un critère déclaré, il semble que le port ostensible
de certains symboles de l'islam militant soit retenu contre les
demandeurs, même riches.
La variabilité des critères selon les contextes locaux
L'instruction consulaire évoque le fait que les critères
appliqués peuvent varier d'un pays à l'autre et cela
semble logique, mais peuvent-ils concerner une minorité particulière
ou une zone géographique ou un genre particulier ? [19] Au-delà
de ces instructions, comme nous le verrons plus loin, les entretiens
font aussi état de « grilles géopolitiques »
qui circuleraient et qui reposeraient sur des traits ethniques,
sur des croyances religieuses ou idéologiques de tel ou tel
groupe affecté de commentaires sur leur dangerosité,
et parfois de noms d'individus qui en seraient des « leaders
» et qui seraient dès lors encore plus dangereux. On
peut s' interroger sur ces pratiques encouragées par les
textes. Est-il raisonnable de laisser circuler entre les consulats
des listes de noms d'individus à surveiller, des e-mails
entre agents consulaires qui, de la sorte, ne constituent pas un
« fichier », des analyses géoculturelles dont
la lecture ressemble plus aux tropismes du colonialisme le plus
ancien qu'à des analyses ethnologiques ou sociologiques ?
Les instructions consulaires communes ne prévoient aucun
contrôle indépendant à l'égard des informations
circulant entre les autorités consulaire. Pourquoi un tel
« trou » dans la législation ? Comment peut-on
tolérer et même encourager officiellement la constitution
d'un troisième système d'information sur les demandeurs
de visas en plus du SIS et du système national reliant les
autorités consulaires ? En effet, en ce qui concerne l'appréciation
des justificatifs donnée par « les Représentations
diplomatiques et consulaires des Parties contractantes, ces dernières
peuvent convenir de modalités pratiques adaptées aux
circonstances locales » [20].
Dès lors les instructions consulaires communes justifient
à l'avance les disparités qui éclatent d'un
consulat à l'autre, d'un pays à l'autre en renvoyant
la responsabilité des dysfonctionnements sur l'absence de
coopération d'un réseau qui devrait s'instituer entre
les consulats et elles encouragent la mise en place d'un fichier
qui ne dit pas son nom pour ne pas permettre un accès aux
données de ce fichier. Or, comment appeler des listes de
noms échangés, via e-mails de manière informelle,
sinon un fichier masqué ? [21]
Là encore les instructions consulaires évoquent ce
fichier sans le nommer : « A l'inverse, les contrôles
seront allégés pour les demandeurs reconnus comme
étant des personnesbona fide, ces informations étant
échangées dans le cadre de la coopération consulaire
». Ainsi, théoriquement, ces listes seraient des listes
blanches favorisant certaines personnes mais plusieurs entretiens
ont fait état de listes noires ou de listes doubles (blanches
et noires) suivant l'interprétation du passage suivant :
« En vue de l'appréciation de la 'bonne foi' du demandeur,
les Représentations vérifient si le demandeur fait
partie des personnes de 'bonne foi' reconnues comme telles dans
le cadre de la coopération consulaire sur place ».
En laissant faire, voire en encourageant la mise en place de telles
mesures sans contrepoids en termes de libertés, le texte
de l'instruction consulaire commune n'est pas un texte protecteur
des droits des individus. Il recommande explicitement des attitudes
qui ne seraient pas tolérées si nos ressortissants
en souffraient. Plus grave encore, les pratiques vont au-delà
de ce texte.
[1] . Liste commune des pays tiers dont les ressortissants sont
exemptés de l'obligation de visa.
[2] . Liste commune des pays tiers dont les ressortissants sont
soumis à l'obligation de visa.
[3] . L'appréciation de la notion de l'ordre public peut
varier très sensiblement d'un Etat-membre à un autre.
Dans l' affaire Donatella Calfa (aff. C-386/96 du 19 janvier 1999),
la Cour de Justice des Communautés Européennes a été
confrontée à cette difficulté. Il s'agissait
d'une ressortissante italienne condamnée en Grèce
pour détention de stupéfiants à usage personnel
à une peine de trois mois d'emprisonnement et à une
mesure d'expulsion emportant une interdiction définitive
de revenir sur le territoire grec. La question de la compatibilité
d'une mesure obligatoire d'expulsion assortie d'une interdiction
du territoire définitive avec le principe de libre circulation
et de citoyenneté européenne était donc posée.
La Cour a tout d'abord rappelé que les Etats membres pouvaient
prendre des mesures d'éloignement à l'égard
de ressortissants communautaires, lorsque des raisons liées
à l'ordre public les justifient. Les arrêts Bouchereau
et Van Duyn avaient posé le principe selon lequel «
le recours à la notion d'ordre public suppose, en tout cas,
l' existence, en dehors du trouble pour l'ordre social que constitue
toute infraction à la loi, d'une menace réelle et
suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental
de la société, menace qui ne peut par contre pas être
déduite, en soi, de la simple existence d'une décision
de condamnation ». Selon la Cour, l'expulsion imposée
par la législation grecque ne résulte pas d'une appréciation
spécifique du comportement du coupable mais découle
d'une procédure quasi-automatique. Cette disposition pénale
grecque est donc contraire au droit communautaire, du fait de son
automaticité. Si la procédure automatique est sanctionnée,
le fait de considérer que la détention de drogues
douces à usage personnel est pénalement répréhensible
n 'est absolument pas discuté par la Cour de Justice. C'est
pourtant le point crucial : en Grèce, ce comportement est
pénalement répréhensible. Dans d' autres pays
de l'Union, la détention de drogues douces a été
dépénalisée, de jure en Belgique et aux Pays-Bas,
et de facto en Allemagne. La Cour reconnaît donc une certaine
« marge d'appréciation » des Etats pour déterminer
ce qui appartient à l'ordre public, ce qui ne facilite pas
la clarté d'une telle notion.
[4] . En faisant appel à ce troisième critère
des relations internationales, l'Union européenne adopte
une position doublement extensive quant à la détermination
des personnes dont elle ne souhaite pas la présence sur son
territoire. Dans un premier temps, chaque Etat membre devra se montrer
solidaire de la position d'un autre Etat membre et considérer
qu'un pays qui, pour lui, ne revêt pas les caractéristiques
nécessaires pour soumettre ses ressortissants à visa,
figure sur la liste noire. On a choisi le plus grand dénominateur
commun. Dans un second temps, cette décision ne sera pas
prise indépendamment des autres pays situés dans le
même espace régional, sur lesquels rejaillira la soumission
à visa : l'Algérie ne sera pas considérée
indépendamment de sa situation géographique, mais
par rapport à l'espace du Maghreb. Cela ressemble bien plus
à un réseau - les Etats de l'Union entre eux et leur
relation avec diverses zones géographiques - qu'à
une harmonisation.
[5] . Les Roumains le savaient bien quand ils étaient soumis
au régime de visa. Les Macédoniens en font toujours
l' expérience.
[6] . On sent une gêne lorsque l'on demande des précisions
sur les risques afférant à ces trois critères
et sur les liens entre eux. La liste, lorsqu'elle est citée
de mémoire, est par trop celle des pays islamiques, des pays
pauvres et celle des pays en conflits où les demandeurs d'asile
sont importants. La stratégie de citer la liste des pays
exempts de visas étant, elle, par trop celle des pays riches
occidentaux. En analysant dans la prochaine partie l'annexe 5b,
nous ferons une analyse plus détaillée des «
discours sur la liste des pays soumis à visa » en signalant
quelles sont les saillances et les raisons du choix de ces pays
sensibles parmi les pays sensibles.
[7] . Voir les statistiques sur les taux d'acceptation et de refus
(Cultures & Conflits, n°50, Eté 2003).
[8] . La Tunisie est en train de s'engager dans cette voie et plusieurs
pays africains seraient sous pression des Etats de l'Union pour
créer ce type de délit. Communication de Salvatore
Palidda à la réunion ELISE, CEPS, Mars 2003.
[9] . Entretien avec Mr Fortescue directeur général
de la DG JAI à l'époque de l' entretien (mars 2001).
Composition actuelle de la DG JAI, voir annexes (Cultures &
Conflits, n°50, Eté 2003).
[10] . Sur cette notion de continuum d'(in)sécurité,
voir Didier Bigo « Polices en réseaux », op.
cit.
[11] . Voir supra.
[12] . Sur la notion de construction des menaces, voir le numéro
31-32 de Cultures & Conflits, Sécurité et immigration,
en particulier les articles de Jef Huysmans, Didier Bigo et Ayse
Ceyhan.
[13] . Par commodité nous emploierons la formule autorité
ou agent consulaire.
[14] . JOCE C313, p. 11.
[15] . JOCE C313, p. 21.
[16] . ICC point 1.4, JOCE C313, p. 12.
[17] . Bauman Zygmunt, op. cit.
[18] . Le 11 septembre n'a fait que renforcer une tendance de technologies
déjà existantes en en justifiant le coût et
la généralisation. Voir conclusion de cet article.
[19] . C'est ce que laissent supposer des entretiens à propos
de la liste de l'annexe 5b. Le fait que cette annexe soit gardée
confidentielle est aussi la preuve de la gêne des autorités
à cet égard.
[20] . ICC 1.4 JOCE C313, p.12.
[21] . Voir supra.
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