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SÉCURITÉ, IMMIGRATION ET CONTROLE SOCIAL
L'illusoire maîtrise des frontières
Didier Bigo


NOMBRE de propositions concernant l'immigration clandestine reposent sur un postulat implicite : il est possible de contrôler les passages des individus aux frontières, quitte à renoncer à l'idée même de libre circulation (1). Pour que l'Europe ne soit pas selon le terme utilisé par M. Jean-Marie Le Pen « une passoire », les législations existantes devraient être renforcées. Il faudrait ainsi durcir les conditions d'entrée (visa systématique à la discrétion du consul, avec droit de refus non motivé, informatisation des consulats, harmonisation des procédures Schengen, sanctions aux compagnies aériennes, zones d'attente), augmenter les effectifs des polices des frontières et des douanes, transformer la ligne-frontière en zone-frontière (bande des 20 kilomètres, commissariats communs), procéder à des contrôles plus efficaces en amont comme en aval...

Et, comme les entrées continuent malgré tout, on devrait aussi lutter contre les « irréguliers » déjà installés sur le territoire. D'où la nécessité de restreindre les possibilités légales d'immigration (via le mariage, les études ou le tourisme) et de multiplier les lieux de repérage des clandestins (école, centre de sécurité sociale, lieu de travail, habitation... avec possibilité de contrôle inopiné) pour les renvoyer au plus vite chez eux. A condition d'appliquer la loi « sans faiblesse » afin de dissuader les nouveaux arrivants. Autant de mesures qui seraient, selon certains, la condition sine qua non d'une bonne intégration des immigrants légaux. Or cette logique transforme en « irréguliers » des immigrés qui ne sont pas clandestins et qui vivent en France depuis des années.

Le séjour d'un étranger devient objet permanent de suspicion. Il ne s'agit plus de lutter contre ceux qui attentent à la légalité républicaine, mais de surveiller tous les « autres ». Un pas supplémentaire est franchi, presque subrepticement, à l'encontre de populations prétendument « inassimilables » en raison de leur différence de religion (l'islam), de moeurs (la polygamie) ou de mode de vie.

Ce qui est en cause, c'est la transgression non des frontières physiques, mais des frontières symboliques : celles qui protégeraient l'identité sociétale.

La volonté de fermeture du territoire engendre une fermeture des esprits. Les récents travaux parlementaires français rapport Cuq sur les foyers de travailleurs migrants, rapport Sauvaigo sur l'immigration clandestine, ou même, avec des nuances, rapport Masson sur les accords de Schengen ont un même argumentaire (2). Ils prétendent restaurer au plus vite la fonction de sécurité des frontières, renforcer et moderniser les contrôles ainsi que la coopération policière et consulaire internationale, combattre le « dogme » de la libre circulation.

Si contrôle et surveillance se focalisent sur les étrangers en situation irrégulière, ils s'étendent aussi à ceux qui ressemblent ethniquement à des étrangers non communautaires, voire à ceux qui se marient avec eux, sans compter les associations qui les soutiennent.

En France, ils portent même sur les juges locaux qui n'appliquent pas les lois avec la sévérité requise, comme outre-Rhin sur les LÄnder trop « laxistes ». L'indétermination de la notion d'immigrant favorise cette extension des cibles du contrôle. En effet, si la notion d'étranger a un sens sociologique et juridique (elle confère un statut différent de celui du national), celle d'immigrant est sujette à discussion.

Les significations sociales imaginaires sont en décalage permanent avec le discours juridique et les données chiffrées. Un Américain ou un Européen blanc ne seront pas considérés comme immigrés. A l'inverse, un citoyen français de couleur le sera dans la pratique.

Or, comme les sociétés européennes estiment qu'elles ne peuvent « accueillir toute la misère du monde », une certaine France, une certaine Europe se construisent ainsi sur la peur. D'autres s'émeuvent de ces propositions au nom de la libre circulation et des bons rapports de l'Europe avec sa périphérie, craignant que le renforcement des contrôles aux frontières ne transforme l'Union européenne en une forteresse repliée frileusement sur elle-même.

Si bien qu'une autre peur se répand : celle d'un retour au racisme, d'une montée du fascisme et de l'extrême droite. C'est surévaluer les dangers que courent les libertés. Ainsi, statistiquement, peu de déboutés du droit d'asile sont reconduits à la frontière.

Souvent, les policiers, débordés, ont l'impression de « labourer la mer ». Bref, on est loin de pratiquer au quotidien ce que les rapports préconisent. « Europe-forteresse » et « Europe-passoire », ces deux discours partent paradoxalement du même présupposé : à condition d'en avoir la volonté politique, il serait possible de fermer les frontières ou, du moins, de contrôler les étrangers qui cherchent à les passer. Illusion : même en coordonnant leurs efforts et en harmonisant les politiques, les pays européens ne sont pas à même de contrer cet adversaire imaginaire que devient l'immigré.

Quelques chiffres sur le nombre de passages transfrontières attestent l'impossibilité de filtrer selon des critères objectifs et légaux, de déterminer les modalités de passage, de vérifier les motivations de ceux qui passent (tourisme, circulation transfrontière, court séjour pour des visites familiales, désir de trouver un travail, recherche d'une vie meilleure, exode à la suite de guerres, de famines, de persécutions politiques individuelles). Aux frontières extérieures délimitées par les accords de Schengen (France, Allemagne, Benelux, Espagne et Portugal), le nombre de passages par terre, air et mer est d'environ 1,7 milliard par an, dont la moitié pour la seule Allemagne. Même si la circulation transfrontalière y est pour beaucoup, ce chiffre suffit à rendre totalement irréalistes des mesures, mêmes temporaires, de fermeture complète des frontières. D'autant que le nombre de passages aux frontières intérieures de l'espace Schengen se monte, lui, à quelque 1,2 milliard...

Aux seules frontières françaises, on compte chaque année 291 millions d'entrées et de sorties du territoire par voies aérienne (sur 600 aérodromes), maritime (4 720 kilomètres de côtes) ou terrestre. Les trois quarts des allées et venues se font par les frontières terrestres (longues de 2 490 kilomètres), dont le contrôle suppose que chaque agent de la direction centrale du contrôle de l'immigration clandestine et de l'emploi des clandestins (Diccilec), des douanes et de la gendarmerie surveille à lui seul ... près de 40 kilomètres. En supposant que les entrants acceptent de passer par les points de contrôle autorisés ce qui ne sera évidemment pas le cas des clandestins , il faudrait, pour assurer un contrôle systématique, prendre le temps de vérifier 230 millions de personnes afin d'examiner si, parmi quelque 130 millions de passages d'étrangers (estimation), les 15 % ayant besoin d'un visa soit environ 20 millions sont bien en règle. Voilà qui créerait immédiatement des files d'attente de plusieurs heures, voire de plusieurs jours, comme on le constate d'ailleurs aux frontières germano-polonaise et américano-mexicaine, un peu plus surveillées que les autres. En fait, le contrôle aux frontières terrestres n'est plus réalisable techniquement.

Le durcissement des textes diminue le nombre de légaux et renforce celui des clandestins, mais il ne les empêche pas de passer. La « forteresse » ne peut pas être construite. Les moyens en hommes et en matériel ne suivront jamais les rhétoriques, sauf à changer de régime politique. Ainsi, le projet de saisie des empreintes digitales des étrangers déposant des demandes de séjour coûterait plusieurs centaines de millions de francs. Il en va de même des projets visant à créer des papiers d'identité à puce, qui enregistreraient tous les déplacements des personnes, ou des technologies militaires de surveillance des frontières. Des milliards seraient dépensés souvent en pure perte pour recréer un système rappelant le mur de Berlin.

Des sociétés métissées AUGMENTER les moyens technologiques, même en multipliant par cent, voire par mille, les effectifs, ne suffirait pas. De même, menacer de sanctions pénales les personnels de la Sécurité sociale, les médecins, les enseignants, les prêtres qui ne dénonceraient pas les personnes en situation irrégulière qu'ils connaissent, risque certes de transformer la société en instaurant la suspicion, mais n'arrêtera pas l'immigration. Comprendre que l'immigration dépend de millions de décisions individuelles, qu'elle n'est pas totalement régulable par les gouvernements, qui ne pourront jamais fermer les frontières, constitue déjà un premier pas vers le réalisme.

Un choix inverse crée une situation contradictoire. Soit on menace les bases de la prospérité économique et du libéralisme politique, et la solution est pire que le problème c'est une « ultrasolution » qui tue le patient avec la maladie (3). Soit on multiplie les lois et les discours de fermeté, mais sans pouvoir les appliquer totalement « non pas simplement parce que les réalisations seraient imparfaites, mais parce qu'il y a un décalage immédiat et complet entre la présentation des objectifs et le contenu effectif des politiques suivies, comme le souligne Patrick Weil. Si le discours de xénophobie se développe, c'est parce qu'il peut se nourrir de ce hiatus et prendre au mot les hommes politiques (4) ».

Les politiques publiques d'immigration en Europe n'ont de chances d'être effectives que si elles partent d'une appréciation correcte des réalités, accompagnent et modulent le phénomène (aide ciblée à certains pays du tiers-monde, reprise de l'immigration légale avec ou sans quota par nationalités, lutte contre le travail clandestin, etc.).> D'autant que, silencieusement, avec la bénédiction des milieux patronaux, on laisse sur le territoire une main-d'oeuvre corvéable à merci, parce qu'irrégulière, pour les besoins de quelques secteurs économiques (bâtiment et travaux publics, cafés-restaurants, haute couture et confection, agriculture, industrie forestière...).

Au lieu d'admettre soit que l'économie a besoin de ces gens, soit qu'il convient de poursuivre en premier lieu les employeurs de clandestins, souvent à l'origine des filières. On finit même par valoriser l'innommable, l'arbitraire que l'on peut rencontrer dans les zones d'attente et les camps de rétention en les médiatisant, au nom de la « dissuasion », alors qu'on cache au public les quelques rares actions d'intégration par peur d'une montée de la xénophobie (lire, « Filmer les immigrés », page 25).

La maîtrise réelle des frontières appartient à un passé mythique. Une société libre est une société aux frontières et aux mentalités ouvertes, aux identités plurielles. Elle doit pouvoir accepter les différences culturelles au même titre que ceux qui y viennent doivent accepter de renoncer aux pratiques de leur société d'origine les plus antinomiques avec celles de la société où ils veulent vivre (polygamie, mariage forcé des filles, excision...).

Voilà qui implique des adaptations réciproques de comportements qui ne seront pas immédiates, et des marges inévitables d'illégalité ou d'« incivilité ». Mais l'essentiel, c'est d'apprendre à vivre à l'avenir avec un « international sans territoire » (5), ou plutôt dans un espace où réseaux et territoires enchevêtrés coexisteront et où les sociétés seront métissées.

DIDIER BIGO.



( 1) Commission d'enquête de l'Assemblée nationale, « Immigration clandestine et séjour irrégulier d'étrangers en France », rapport no 2699, de M. Jean-Pierre Philibert, président, et Mme Suzanne Sauvaigo, rapporteur ; 9 avril 1996, p 43, tome I.

(2) Voir Christian de Brie, « Boulevard de la xénophobie », Le Monde diplomatique, juin 1996.

(3) Voir Paul Watzlawik, Comment réussir à échouer, trouver l'ultrasolution, Le Seuil, Paris,
1988.

(4) « Pour une nouvelle politique d'immigration », Fondation Saint-Simon, novembre 1995, repris dans Esprit, avril 1996.

(5) Voir, sous la direction de Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, « L'international sans territoire », Cultures et conflits, nos 21-22, été 1996, L'Harmattan, Paris.


DIDIER BIGO
Maître de conférences à l'Institut d'études politiques deParis, chercheur associé au Centre d'études et de recherches internationales (CERI).

Origine LE MONDE DIPLOMATIQUE OCTOBRE 1996
http://www.monde-diplomatique.fr1996/10/BIGO/7303

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http://bok.net/pajol/presse.html