L'ÉMOTION soulevée dans une majorité de l'opinion
publique par l'expulsion des « sans-papiers » de l'église
Saint-Bernard, à Paris, en août, a révélé
l'arbitraire de la gestion administrative et judiciaire des dossiers,
l'inadéquation et la complexité d'une législation
française sur l'immigration incompatible avec les principes de
la République et ceux de la convention européenne des
droits de l'homme. Dans une Europe qui se comporte en citadelle assiégée,
l'extension de systèmes de contrôle policiers de plus en
plus sévères menace les libertés de tous, stigmatise
des populations en situation précaire, sans endiguer des flux
qui persisteront tant que s'aggravera la pauvreté dans les pays
d'émigration, comme le confirme l'expérience nord-américaine.
L'avenir des sociétés n'est pas à l'impossible
fermeture des frontières, mais à l'ouverture des esprits
à un autre regard sur l'étranger.
Par DIDIER BIGO *
Une transformation discrète mais profonde s'opère dans
la manière dont les gouvernements contrôlent leurs populations
et l'arrivée d'étrangers sur leur territoire (1). Elle
passe par une collaboration policière européenne renforcée
dans les domaines de la criminalité, de la drogue, du terrorisme,
de la lutte contre l'immigration clandestine. La police se fait dorénavant
en réseaux : réseaux d'administrations où les douanes,
les offices d'immigration, les consulats, pour la délivrance
des visas, et même les compagnies privées de transport
ou des sociétés privées de surveillance viennent
s'adjoindre aux polices et gendarmeries nationales ; réseaux
informatiques avec la mise en place de fichiers nationaux ou européens
concernant les personnes recherchées et disparues, les interdits
de séjour, les expulsés, les refoulés, les déboutés
du droit d'asile ; réseaux d'officiers de liaison envoyés
à l'étranger pour représenter leurs administrations
et permettre des échanges d'informations ; réseaux sémantiques
où s'élaborent de nouvelles doctrines, de nouvelles conceptions
concernant les conflits et la violence politique.
La police se fait aussi de plus en plus à distance, par-delà
le territoire national. Les contrôles n'interviennent plus nécessairement
aux frontières de manière systématique et égalitaire.
Ils s'opèrent en aval, à l'intérieur du territoire,
dans une zone frontière, et aussi en amont, grâce à
la collaboration avec les pays d'origine des immigrants, à travers
les systèmes de délivrance des visas, les accords de réadmission...
Résultat : les relations directes diminuent, remplacées
par des pratiques où l'on cherche à déterminer
les populations susceptibles d'être en infraction avant même
qu'elles n'en commettent. Ces méthodes sont appliquées
tant à la criminalité qu'à l'immigration ; on détermine
des catégories cibles, objets d'une surveillance accrue, via
des analyses statistiques permises par l'informatique ; on essaie d'anticiper
les flux, les mouvements des groupes, plutôt que de suivre a posteriori
des individus ; on procède par « morphing » en reconstituant
un scénario à partir de quelques fragments. Le terme même
de police perd de son sens tant sa conception s'élargit au-delà
du contrôle du crime (2). L'expression « sécurité
intérieure » rend compte d'ailleurs de cette extension
des activités de police à la gestion des peurs, des insécurités
les plus diverses.
Il ne s'agit plus de contrôler la criminalité nationale,
mais de surveiller les frontières par des vérifications
mobiles, de maîtriser les flux migratoires, source d'inquiétude
chez certains hommes politiques, et de gérer les populations
qui apparaissent hors normes (diasporas, étrangers de couleur,
mais aussi jeunes issus de l'immigration, jeunes des banlieues, SDF...).
Les transformations institutionnelles qui affectent certaines des agences
de contrôle sont un signe tangible de cette évolution.
Tout changement est perçu comme dangereux AINSI, en France,
les douanes n'ont cessé de voir leurs pouvoirs s'élargir,
la police de l'air et des frontières est devenue la direction
centrale du contrôle de l'immigration clandestine et de l'emploi
des clandestins (Diccilec) pour pouvoir être présente non
seulement aux frontières, mais aussi dans les départements
à forte immigration. En Allemagne, la réforme de la police
des frontières (BGS : Bundesgrenzschutz) a permis de doubler
quasiment ses effectifs, en élargissant ses missions.
Partout, dans les pays de l'Union européenne, le couplage entre
crime et immigration se réalise par le contrôle des flux
transfrontières. On soupçonne les immigrés, les
membres de diasporas, voire les touristes venus de pays du tiers-monde
d'être des dangers pour la sécurité du pays et de
s'infiltrer dans les démocraties pour profiter abusivement des
droits sociaux. Chaque agence s'interroge et apporte ses réponses.
Comment contrôler, sérier, identifier, catégoriser
tous ces mouvements transnationaux de populations ? Par des prises d'empreintes
digitales, les cartes d'identité sécurisées, l'informatisation
des entrées, du séjour et de l'hébergement, des
sorties...
Comment dissuader ces migrants de choisir le territoire européen
comme point d'arrivée ? Par une politique stricte de délivrance
des visas, la sanction des compagnies aériennes, un discours
de fermeté, voire xénophobe, la suppression de certains
avantages sociaux... Comment les suivre par des contrôles adaptés
? En renforçant la collaboration policière, les contrôles
mobiles, les centres d'analyse et d'information à l'échelle
intergouvernementale. Comment, faute de pouvoir les renvoyer massivement,
les fixer et les « normaliser » sur le territoire ? Par
des contrats de sécurité à l'échelle locale,
la prise en charge patronale... Comment les expulser par convention
d'Etat à Etat ? En multipliant les accords bilatéraux
de réadmission... Pour faire face, on transnationalise les bureaucraties
de contrôle : polices, mais aussi douanes, offices d'immigration
ou d'asile... bref, tous les « professionnels de la gestion de
la menace ». On multiplie le nombre d'officiers de liaison en
créant des groupes de travail (clubs de Berne, de Vienne, GAM,
PWGOT, Trévi, Star, Ad hoc Immigration) (3). On institue des
instances de coordination : coordinateurs libre circulation et maintenant
comité K4 (4). On crée des organismes du type Europol,
même si l'on est en désaccord sur le rôle que doit
y jouer la Commission européenne. On cherche aussi à réactiver
les contrôles frontaliers à la britannique ou à
mettre en place de nouvelles tactiques et de nouvelles technologies
comme en Allemagne.
Certains veulent conserver ou recréer les moyens traditionnels
des postes-frontières et des contrôles statiques, une police
d'infiltration et de connaissance intime du milieu, d'autres prônent
au contraire les contrôles mobiles, la haute technologie, le renseignement
d'analyse, mais tous croient possible de maîtriser les frontières
et les personnes. Chaque pays innove dans un domaine en fonction de
son histoire nationale, des résistances enregistrées.
Aucun n'a fait passer l'ensemble des projets, mais en tant que «
machine abstraite » la sécurité s'organise autour
d'une gestion politique des transhumances et non plus d'une surveillance
des individus.
Pourtant, ces nouveaux dispositifs instrumentaux, législatifs,
rhétoriques sont bien plus inefficaces qu'on ne le croit. Ils
restent prisonniers de leur origine. Fondés sur la prévention
des risques, la gestion des menaces, ils créent plus de problèmes
qu'ils n'en résolvent : c'est qu'ils insécurisent le monde
pour pouvoir s'appliquer. Tout est menace et relève de la sécurité,
dont l'extension sans limite devient l'horizon du programme (5). La
liaison crime, frontière, immigration débouche sur une
modification d'attributions entre ministères (intérieur,
affaires étrangères et européennes, défense...).
Il en résulte une indétermination entre ce qui relève
de la sécurité intérieure et ce qui est affaire
de défense. Les agences de la sécurité intérieure
ont élargi le domaine de leurs préoccupations, elles se
sont internationalisées et ont pris en charge le contrôle
des flux migratoires et les politiques étrangères des
pays d'origine des immigrants. Les policiers font maintenant de l'international
au quotidien. Les agences de la sécurité extérieure,
faute d'autres menaces, ont déplacé leur centre d'intérêt
vers ce qu'elles méprisaient et redécouvert les conflits
dits périphériques comme les conflits de basse intensité
ou, nouvelle dénomination, les conflits de quatrième génération
(6).
Des luttes d'influence se développent pour savoir qui, des
services de renseignement policiers ou militaires, est en charge de
quelle mission : espionnage économique, crime organisé,
terrorisme... ; quel service opérationnel police ou gendarmerie
? s'occupera de la sécurité intérieure en cas de
crise. Au-delà de ces affrontements, se crée un «
champ de la sécurité » ayant des règles propres
et où se retrouvent aussi bien policiers, douaniers, gendarmes
que militaires. Au sein de l'Union européenne, le rapport de
forces est plutôt favorable à l'extension du pouvoir des
polices au détriment de celui des armées, alors qu'aux
Etats-Unis c'est l'inverse. Tout à leur combat, ces professionnels
oublient et font oublier qu'ils partagent la même analyse : le
monde est menaçant. Pour anticiper et prévenir les risques,
encore faut-il savoir distinguer une menace d'une transformation sociale,
faute de quoi tout changement est perçu comme dangereux, provoqué
par un ennemi parfois imaginaire : les mafias, le terrorisme, l'islamisme,
la connexion islamo-confucéenne, le Sud, le désordre international,
les zones grises... et les zones de non-droit (7). La réaction
fait lire la réalité sous l'angle de la peur et finit
par fabriquer des adversaires là où il n'y en avait pas.
Parler de problème, puis de risque, puis de menace migratoire
a-t-il un sens ? Il se crée un espace sécuritaire qui
associe terrorisme, drogue, crime organisé, révoltes urbaines,
migration clandestine et « incivilités sociales »
des minorités installées. Certes, tous ne confondent pas
terroristes et immigrés. Mais une grille de lecture s'impose
qui permet de passer d'un label à l'autre sans avoir l'impression
de changer de sujet : une conversation commencée sur la drogue
ou le terrorisme se termine « naturellement » sur l'immigration,
les demandeurs d'asile, les jeunes des banlieues. Dès lors, on
ne peut plus penser la lutte antiterroriste sans faire référence
au combat contre la drogue et l'immigration clandestine (et inversement).
Que l'on évoque le crime, le terrorisme, ou simplement les difficultés
contemporaines des Etats-providence à propos de l'école
ou de la sécurité sociale, on se focalise sur les groupes
qui passent les frontières ou sur ceux dont les constructions
identitaires se font autour d'allégeances religieuses ou ethniques.
La question se pose de la légitimité de cette modification
de la notion de sécurité. S'explique-t-elle par une évolution
de la violence, par une réelle augmentation des insécurités,
ou par des lectures alarmistes de la réalité sociale ?
Pas seulement : il existe au minimum une semi-autonomie du monde de
la sécurité ; celui-ci n'est pas une simple adaptation
aux transformations de la violence. A chaque moment, les agences déterminent
les menaces et leur hiérarchie. Elles ne font pas que répondre
à la violence et aux menaces : elles les constituent en partie.
Depuis plus de vingt ans, la transnationalisation a entraîné
une transformation des normes mêmes de ce que l'on appelle sécurité.
Sous les dénominations floues de « question urbaine »,
de « nouveau désordre international », de «
zone grise », de « lutte contre la criminalité organisée
», on peut repérer des transferts de savoirs, de technologies,
de stratégies entre toutes les agences. Pour rassurer et protéger,
on a tendance à troubler et à inquiéter en anticipant
des menaces. Au coeur des peurs, l'invasion migratoire, comme la libre
circulation, mettrait en péril les identités sociétales.
Faut-il alors se replier sur soi, fermer les frontières ? Est-ce
même possible ? La construction européenne ainsi que l'extension
des activités de police affectent les questions centrales d'identité,
de frontière, de souveraineté de l'Etat (8).
La dynamique communautaire a changé les lieux d'application
des contrôles en complexifiant la notion même de frontière
physique (distinction entre frontières internes et frontières
externes à l'espace européen). D'où des incertitudes
permanentes sur les lieux d'application des contrôles. On a bouleversé
la vieille notion de souveraineté, et même celle de citoyenneté,
en instituant une citoyenneté européenne non exclusive
des citoyennetés nationales. Parallèlement, on a modifié
les moyens et les cibles des contrôles en « ethnicisant
» certains des critères pratiques de surveillance (distinction
entre les étrangers non communautaires et les membres de l'Union),
ce qui n'est pas sans poser problème quant aux libertés
publiques. Le débat sur les identités tient moins à
la question philosophico-juridique des relations entre nationalité
et citoyenneté qu'à la manière dont on contrôle
en pratique ces identités, désormais considérées
comme une dimension de la sécurité individuelle, mais
aussi collective. Etre différent revient potentiellement à
attenter à l'identité nationale, à menacer la sécurité
intérieure comme extérieure. Ces normes nous entraînent
vers un Etat qui, ne tenant plus ses frontières, transnationalise
les bureaucraties chargées du contrôle. Des archipels bureaucratiques
(douaniers, policiers, agences de renseignement publiques et privées...)
se constituent, laissant présager une autre forme de gouvernement.
On suit et on anticipe les transhumances humaines, en punissant moins
mais en surveillant et en normalisant plus. Nous n'aurons pas pour autant
nécessairement une société plus sûre (9).
Si nous restons très éloignés de l'enrôlement
totalitaire et de la surveillance permanente anticipée par George
Orwell dans 1984, n'y a-t-il pas une dérive qui entraîne,
pour le plus grand nombre, un relâchement des contrôles
coercitifs exercés aux frontières et sur des groupes minoritaires
(camps de rétention, zones d'attente pour déboutés
du droit d'asile et clandestins), un contrôle à bonne distance
des mécanismes démocratiques (10) ? Faute de lutter avec
succès contre le crime, la drogue, le terrorisme, qui vont de
pair avec la mondialisation, n'est-on pas tenté de trouver des
boucs émissaires ? L'Europe permet à des organismes transétatiques
d'agir sans légitimité et d'échapper à leurs
gouvernements sans être contrôlés à un autre
niveau.
Une situation qui rejoint les interrogations de Michel Foucault dès
1977 sur les changements dans l'art de gouverner :
passons-nous d'un Etat territorial à un Etat de population (11)
?
DIDIER BIGO.
(1) La question a fait l'objet d'une conférence, « Immigration,
Security and Identity », le 15 avril 1996, à l'université
de San Diego, préparée dans le cadre du séminaire
mensuel du Centre d'études et de recherches internationales (CERI),
« Sécurités et identités ».
(2) Lire Didier Bigo, Polices en réseaux, l'expérience
européenne, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,
Paris, 1996.
(3) GAM : Groupe d'assistance mutuelle (douanes). PWGOT : Police Working
Group on Terrorism.
(4) Comité de coordination institué par l'article K
4 du traité de Maastricht.
(5) Lire Gary Marx, « La société de sécurité
maximale », Déviance et société, Paris, février
1988.
(6) Voir général Bernard de Bressy, président
d'Athena, « Les conflits de quatrième génération
», Le Monde, 25 mai 1996.
(7) « Troubler et inquiéter, les discours du désordre
international », Cultures et conflits, nos 19-20, hiver 1995.
L'Harmattan, Paris.
(8) Bertrand Badie, La Fin des territoires, Fayard, Paris, 1995.
(9) Barry Buzan, Ole Woever, Identity, Migration and the New Security
Agenda in Europe, St.
Martin Press, New York, 1993.
(10) « Zones d'attente et camps de rétention dans les
démocraties occidentales », Cultures et conflits, no 23,
3/1996, L'Harmattan, Paris.
(11) Michel Foucault, « Sécurité, territoire et
population », cours du Collège de France 1977-1978, in
Résumé des cours, Julliard, Paris, 1989.
ître de conférences à l'Institut d'études
politiques deParis, chercheur associé au Centre d'études
et de recherches internationales (CERI).
* DIDIER BIGO
Maître de conférences à l'Institut d'études
politiques de Paris, chercheur associé au Centre d'études
et de
recherches internationales (CERI).
LE MONDE DIPLOMATIQUE, OCTOBRE 1996
http://www.monde-diplomatique.fr1996/10/BIGO/7302
Page accessible par le site des sans-papiers
http://bok.net/pajol/presse.html