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Origine : http://enquete.revues.org/document166.html
À l’occasion d’un colloque dans le cadre duquel
R. Establet avait bien voulu jouer le rôle de discutant d’un
texte introductif au débat sur la question de la scolarisation
des « immigrés » (Zirotti, 1988), celui-ci remit
en question la pertinence sociologique de la catégorie «
enfants de travailleurs immigrés » (Establet, 1988).
Il n’était pas alors explicitement question de «
Maghrébins » mais d’« enfants de travailleurs
immigrés », dont ils représentaient d’ailleurs
l’essentiel des effectifs enquêtés. Establet
soulignait l’effet de stigmatisation que pourrait produire
une analyse qui tendrait à spécifier négativement
ces élèves et craignait que la comparaison des performances
et des cheminements scolaires des enfants de travailleurs français
et immigrés ne conduise à masquer des différences
plus fortes et plus significatives. Il rappelait la nature de la
culture scolaire et sa place dans une logique de « reproduction
», et par là situait ces deux publics scolaires dans
une même distance de classe à l’univers scolaire.
Or le texte soumis à discussion s’inspirait de recherches
qui avaient dégagé, notamment par le recours à
l’analyse de dépendance causale, l’existence
d’un processus d’orientation scolaire discriminatoire
entre « enfants de travailleurs français » et
« enfants de travailleurs immigrés », à
la défaveur de ces derniers (Zirotti & Novi, 1979). L’objectivation
statistique, dans le cadre d’une démarche comparative,
instituait dans un premier niveau de pertinence les deux catégories
d’élèves opposées. Il était attesté
qu’au plan du traitement scolaire l’origine nationale
était un facteur pertinent de différenciation au sein
d’une population homogène, autant que faire se pouvait,
dans son origine ouvrière.
La question n’était donc plus de savoir si l’opposition
entre l’origine nationale et l’origine étrangère
était recevable mais de comprendre comment certaines caractéristiques
sociales des élèves « immigrés »,
après les avoir identifiées, pouvaient être
porteuses d’un tel effet.
Mais dans tous ces travaux c’est, au principal, d’élèves
issus de l’immigration maghrébine qu’il était
question, tant parce qu’ils étaient très majoritairement
constitutifs des populations « immigrées » prises
en considération que parce que leur forte « visibilité
sociale » s’accordait à une position originale,
remarquée et soulignée, au sein de l’école.
Bien sûr, la « visibilité » n’est
pas un critère sociologique mais une question ouverte à
l’investigation. Traiter cette question c’est répondre
à Establet et soutenir, en accord partiel avec lui, que ce
n’est pas tant la distance à la culture scolaire qui
fait la différence entre ces deux populations, que le statut
scolaire de certains « immigrés », les «
Maghrébins » notamment. En effet le processus discriminatoire
que nous avons établi s’alimente, avant de les renforcer
en retour, des représentations dévalorisantes importées
de l’extérieur de l’univers scolaire. La stigmatisation
particulière des « Maghrébins » trouve
son origine dans l’histoire de ce courant migratoire et dans
son traitement socio-politique, mais c’est par réinterprétation
de ces attributions catégorielles dans une logique propre
à l’univers scolaire qu’est constituée
leur spécificité. De la déprivation culturelle
à l’obscurantisme et au fanatisme religieux (Zirotti,
1990), des formes changeantes d’une essence maghrébine
supposée ont tour à tour fourni en arguments la stigmatisation
de ces élèves et armé des pratiques discriminatoires
au sein même de l’école de la République.
Ils menaceraient le niveau et la quiétude des établissements
scolaires comme les « bandes tribales » chères
au Front national menaceraient la qualité de vie des banlieues
et la sérénité des centres commerciaux.
Aujourd’hui, dans les media, le thème de la «
violence dans les banlieues » a pris le relais de l’«
affaire du foulard islamique ». Et sont à nouveau convoqués
les spécialistes du social pour dire ce qu’il en est
des causes et des effets, avec une interrogation récurrente,
plus ou moins manifeste, sur la part de l’immigration dans
de tels événements, et pour se frotter, sur ce point
notamment, aux discours politiques les plus extrémistes.
À cette occasion plusieurs sociologues ont présenté
dans la presse des points de vue professionnels, constitués
sur la base d’études de la jeunesse, des formes contemporaines
de la marginalité sociale, etc. Organisé autour de
l’acceptation ou du rejet d’un naturalisme social qui
ferait de certaines catégories d’immigrés et,
plus particulièrement de leurs descendants des fauteurs de
troubles potentiels, ce débat tend à s’enfermer
dans une oscillation entre deux positions schématiques. Ce
balancement, caricaturé peut-être dans l’exercice
journalistique, n’est pourtant pas sans rappeler les difficultés
auxquelles se heurte l’analyse sociologique dès qu’elle
inclut dans sa population des groupes sociaux issus de l’immigration.
On peut se demander si la difficulté n’est pas plus
grande lorsque les phénomènes sur lesquels porte le
regard du sociologue ont le statut d’expression, dans le cadre
urbain, des difficultés de l’insertion sociale et professionnelle
de certaines composantes des jeunes générations. Si
l’approche objectivante a constitué une base pertinente
de l’interrogation sur la spécificité du statut
scolaire de certains groupes d’élèves, elle
ne semble plus pouvoir introduire aux mêmes interrogations
dès lors que les jeunes des quartiers populaires, indépendamment
de leurs origines nationales, paraissent confrontés à
des mêmes formes d’exclusion sociale.
Sauf à interroger la qualité des descriptions statistiques
qui, saisissant dans leur aspect le plus « objectif »
les trajectoires scolaires, professionnelles ou résidentielles,
font l’économie de l’analyse micro-sociologique
des expériences qui en ont constitué les étapes,
on est conduit à subsumer l’identité des causes
dans celle des effets observables.
Le risque est grand de voir une opposition fondée à
certaines dérives du discours politique, qui lui s’alimente
des catégories du sens commun pour dénoncer sur le
critère d’« évidentes » différences
de « physionomie » les « gangs immigrés
» et les « bandes tribales »1, nier l’efficacité
propre de caractéristiques sociales telles que l’origine
nationale, culturelle ou l’affiliation religieuse. À
tant nier toute spécificité culturelle et à
négliger la dynamique complexe des appartenances et des affiliations,
outre le risque d’une erreur d’analyse, ne propose-t-on
pas une interprétation simpliste de la réalité
sociale et ne renforce-t-on pas la conviction raciste en accréditant
l’illégitimité de toute manifestation d’une
quelconque spécificité comme l’affaire du «
foulard islamique » en a été le révélateur
? En effet, dès lors qu’est proclamée, par exemple,
l’« assimilation » des jeunes « Maghrébins
» (Lapeyronnie, 1987), toute affirmation identitaire ou religieuse
peut être frappée du sceau de l’archaïsme
si ce n’est de celui du fanatisme, à tout le moins
perçue comme une résurgence anormale.
La neutralisation de la variable « ethnique » dans
la commune condition des jeunes des grands ensembles populaires,
qui n’est pas unanimement attestée (Blöss, 1989),
ne saurait pour autant permettre d’exclure de l’investigation
sociologique ce qui a pour le moins statut de trait social pertinent
dans les classements sociaux de sens commun. Être «
Black » ou « Beur », « Antillais »
ou « Maghrébin » est une caractéristique
constitutive de l’expérience sociale de ces jeunes,
autant comme critère de classement subi que comme ressource
interprétative de leurs expériences ou horizon d’une
affirmation identitaire. Mais ce ne sont pas des caractéristiques
permutables, même si elles peuvent participer d’un même
processus de stigmatisation ; dotées chacunes d’une
profondeur historique particulière et riches de ressources
symboliques originales, il ne convient pas de les confondre, aussi
mon analyse ne porte-t-elle que sur l’usage de la seule catégorie
« jeunes Maghrébins ».
Que signifie l’expression « jeunes Maghrébins
» ? Il est évident que les termes constitutifs de cette
locution sont imprécis. D’autres ont déjà
abondamment questionné la notion de « jeunes »2
; on peut proposer de voir redoubler ici son usage habituel, comme
un âge de la vie aux limites imprécises, par l’indication
d’une origine. Mais ceci n’est approprié et compréhensible
que par référence à un contexte social marqué
par la présence de groupes sociaux immigrés ; dans
le cas français, aujourd’hui, « jeunes Maghrébins
» désigne les fils et les filles de Maghrébins,
donc la descendance d’un courant migratoire.
Le « Maghrib » est à l’origine une catégorie
de la géographie arabe ; le géographe Muqaddasî,
au xe siècle, désigne par ce terme les territoires
du monde musulman qui, à l’époque abbaside,
s’étendent de l’Andalousie à l’Égypte
(Miquel, 1977). Sous l’effet de l’emprise coloniale
française sur les territoires qui donneront naissance à
l’Algérie, au Maroc et à la Tunisie, la catégorie
géographique a été réduite pour faire
des « Maghrébins » les immigrés originaires
de ces trois pays. C’est bien là un exemple typique
de la capacité d’imposition du dominant qui désigne
l’origine et la réduit à une catégorie
fonctionnelle pour lui. Dès lors qu’il ne gère
plus des populations « indigènes » mais des «
immigrés », un espace géographique vaste est
une référence suffisante pour situer une origine sans
s’encombrer de distinctions nationales et encore moins culturelles
ou ethniques. Si l’administration coloniale a favorisé
des classements plus subtils et a su, par exemple, distinguer les
Kabyles des Arabes, dans le temps de l’immigration postcoloniale,
cette catégorie globale suffit aux distinctions sociales
les plus courantes et joue comme un équivalent à «
musulmans ».
Mais l’usage « éclairé » des qualificatifs
disponibles peut s’affranchir des charges sémantiques
socio-historiquement constituées pour ne reprendre du stigmate,
par exemple, que la délimitation du groupe social stigmatisé
et en faire, de ce point de vue, une catégorie pertinente
de l’analyse sociologique. Si l’axe paradigmatique constitué
des locutions mobilisées pour désigner ces populations
connaît quelques variantes selon que l’identification
privilégie le statut socio-culturel, l’appartenance
religieuse, l’origine nationale ou l’origine culturelle,
toutes ont en commun d’imposer des regroupements sous des
« labels » qui peuvent prêter à stigmatisation.
Ce sont bien sûr les conditions sociales de l’usage
de ces locutions qui en déterminent l’orientation et
de ce point de vue la première spécificité
de ces « jeunes Maghrébins » est d’être,
par cette origine-là, stigmatisables. Si le sociologue prend
à son compte cette catégorie, ce n’est pas dans
son utilisation ordinaire et éventuellement stigmatisante
mais pour cette première raison que, servant à de
telles fins, elle construit la population qu’elle désigne.
Le retournement du stigmate qui, par une inversion des syllabes
propre au verlan, s’exprime au travers d’une nouvelle
« étiquette » – « Beurs » –,
est lu comme une forme d’unification symbolique de ces «
jeunes Maghrébins », descendants d’immigrés,
opérée sur la base du rejet et de l’exclusion
(Streiff-Fénart, 1987)3.
La question à laquelle nous sommes confrontés n’est
pas étrangère à celle du rapport entre catégorisation
professionnelle et classements sociaux (Desrosières &
Thévenot, 1988) : toutes deux portent sur la nature de la
relation entre connaissance savante et connaissance ordinaire. L’approche
cognitive comme l’interactionnisme et l’ethnométhodologie
ont largement mis en question les descriptions savantes du social
opérées sans prendre en compte l’activité
« constructive » des sujets sociaux au travers de leurs
représentations, de leurs jugements et de leurs raisonnements.
Mais lorsque Conein s’interroge sur l’unité des
domaines de la catégorisation sociale, à partir d’un
point de vue cognitiviste qui propose que les conceptualisations
liées aux classements sociaux résulteraient d’une
capacité identique à conceptualiser (Turiel, 1983),
en opposant les groupes sociaux selon qu’ils relèvent
ou non d’une « identification à ancrage perceptuel
», ne surévalue-t-il pas le caractère d’évidence
des appartenances générationnelles, parentales, ethniques
par rapport aux appartenances professionnelles (Conein, 1990) ?
Si le principe organisateur des catégories de nature conventionnelle,
comme les professions, est de type critériel ou nominal (Keil,
1989 cité par Conein), la perception visuelle de caractères
physiques constitutifs du sexe, de l’âge ou de la «
race » n’est pas indépendante d’un accomplissement
social et interactif de ceux-ci (Garfinkel, 1967).
Le poids de la constitution sociale est d’autant plus fort
que, pour ce qui nous concerne ici, il n’est pas question
de « race », même si l’on entend par là
désigner l’efficacité classificatoire d’un
caractère physique particulièrement évident
comme la couleur de la peau, mais d’une origine nationale
et culturelle non accompagnée de traits physiques constitutifs
d’un type humain physiquement spécifique, au plus associée
à une certaine fréquence de réalisation de
traits physiques « méditerranéens » que
la discrimination sociale tend à ériger en critère
évident d’une nature humaine spécifique4.
Dans les travaux portant sur les jeunes des milieux populaires
partageant une communauté de résidence dans les «
banlieues », on peut trouver l’exemple d’analyses
qui se sont à des degrés divers préoccupées
de privilégier le point de vue de ces acteurs (Lagrée
& Lew-Fai, 1985 ; Dubet, 1987). J.-C. Lagrée et P. Lew-Fai,
au terme d’une recherche sur une population de jeunes de 15
à 20 ans frappés par l’exclusion scolaire et
professionnelle, concluent que leur mode privilégié
de rapport au social est structuré par l’appartenance
à des « bandes ». Celles-ci sont le plus couramment
« multi-ethniques », à l’exception de la
bande des « Blacks » composée de jeunes Antillais,
Réunionnais et Guadeloupéens, et de la bande des «
Rabeux » exclusivement maghrébine dans sa composition
masculine.
La clôture oppositionnelle de la bande des « Blacks
»
« s’effectue au nom des capacités, de la culture,
de la mentalité des Noirs réunionnais, antillais […]
[C’]est le moyen d’affirmer une identité culturelle
et de se positionner par ces références culturelles
» (Lagrée & Lew-Fai, 1985, p. 110).
Selon les auteurs, si les « Blacks » ont l’initiative
d’une catégorisation qui s’impose aux autres
membres de leur espace résidentiel, il n’en est pas
de même pour les « Rabeux » :
« L’enfermement des jeunes dans leur ethnicité
n’est donc pas, ici, la marque d’une revendication ou
d’un positionnement culturel. Il est le résultat des
rapports d’exclusion et de démarquage qui structurent
l’univers des jeunes. Il est le corrélat de la place
qu’ils occupent dans les rapports sociaux. » (Ibid.,
p. 111.)
Deux formes de rapport à la ressource « ethnique »,
après avoir reçu un statut d’exception, sont
constituées. Si la première s’alimente d’une
consistance culturelle, la seconde n’est que réactive
à la stigmatisation. On peut s’étonner que les
« Blacks » ne soient pas soumis à un même
marquage social que les Maghrébins et peut-être eût-il
fallu, au moins, s’interroger sur d’éventuelles
variations contextuelles et culturelles propres à l’engagement
de chacun de ces groupes dans l’activité langagière
suscitée par l’enquête.
F. Dubet au terme d’une intervention sociologique qui associa
des jeunes, immigrés ou non, en diverses banlieues, rend
compte de cette forme déstructurée de rapport au social
que serait la « galère ». Apparemment absents
parce qu’inclus dans la catégorie générale
« jeunes immigrés », les « jeunes Maghrébins
» se découvrent, dans le détail des analyses,
comme les acteurs principaux de ce groupe social. Mais cette indifférenciation
qui brouille les origines et les éventuelles différences
de statut social ne s’oppose pas à l’inscription
d’un certain particularisme de cette population au sein même
du processus de la « galère » :
« La spécificité des jeunes immigrés,
d’origine maghrébine pour la plupart5, dégagée
par cette recherche est une double accentuation des logiques de
la galère […] Il semble que l’immigration accentue
simultanément les processus de désorganisation sociale
et les possibilités de créer des espaces de résistance
[…] Ils apparaissent comme doublement centraux dans les formes
d’action sociale des jeunes des milieux populaires […]
ils sont souvent les éléments les plus dynamiques
des groupes, à la fois dans la marginalité et dans
les tentatives d’action collective. » (Dubet, 1987,
p. 327.)
Mais de quelle spécificité est-il question ? F. Dubet
récuse le parti pris « culturaliste » de la spécificité
culturelle et veut se dégager des descriptions « misérabilistes
» qui auraient longtemps organisé les points de vue
sur l’immigration. L’accumulation des inégalités
serait partagée avec tous les jeunes de ces mêmes quartiers
et
« … la spécificité des jeunes immigrés
par rapport à leurs camarades français n’est
pas tant l’exclusion que ses fondements ethniques […]
Les jeunes immigrés constituent une population cible où
l’accumulation des inégalités est d’autant
plus vivement ressentie qu’elle est associée au racisme
quotidien, au déni de justice et, souvent, à la violence
ouverte. » (Ibid., p. 331.)
L’altérité est donc bien constituée
dans cette analyse, au terme d’une intervention sociologique
qui a associé dans des groupes de réflexion des membres
de la population enquêtée et des sociologues. C’est
de ce travail en commun que l’analyste dégage son savoir.
Sans revenir sur les caractéristiques de cette conception
de l’analyse sociologique initiée par A. Touraine,
on peut tenter d’en apprécier les conséquences
sur la connaissance produite. La spécificité ainsi
constituée est dégagée des descriptions produites
par les acteurs, mais un travail qui prend pour objet l’activité
langagière des sujets ne peut se satisfaire de ponctuer le
compte rendu qui en est fait de locutions – « d’après
ce qu’ils disent », « selon ces jeunes »
– qui tendent à garantir la fidélité
de l’interprétation. En n’exposant pas le travail
qui de la parole de ces jeunes a constitué celle du sociologue,
on interdit toute connaissance de leurs discours comme de ce qui
était en jeu dans les conditions de leur expression. Ce faisant,
une orientation de recherche bien intentionnée s’expose
à la critique d’être « en continuité
avec la connaissance de sens commun, puisqu’elle n’est
qu’une “construction des constructions” »
(Bourdieu, 1987, p. 149).
Guidé par la volonté théorique de rompre avec
le substantialisme qui a marqué nombre d’approches
sociologiques de l’immigration, F. Dubet dépouille,
a priori, de toute consistance la catégorie sociale qui va
s’imposer à lui au cours de son intervention. Ces jeunes
Maghrébins, puisqu’il s’agit principalement d’eux,
ne sont reconnus qu’à titre d’acteurs exemplaires
de la « galère », plus en rage parce que confrontés
à des formes plus brutales d’exclusion que les Français,
plus actifs parce qu’ils
« se perçoivent comme la seule force d’action
autonome capable de parler au nom de l’immigration. Les plus
enragés sont aussi les plus militants […] La spécificité
des jeunes immigrés apparaît moins centrée sur
la culture que sur l’accentuation de certaines contraintes
sociales » (Dubet, 1987, p. 333).
Leur spécificité est donc mesurée à
l’aune de la stigmatisation et de l’exclusion dont ils
sont l’objet ; ils ne seraient constitués que par la
forme « raciste » d’une exclusion sociale, par
ailleurs partagée avec d’autres. Et les mouvements
sociaux auxquels ils ont donné naissance (Marche pour l’égalité
des droits en 1983, Convergence pour une France multiraciale et
multiculturelle en 1984) seraient dépourvus de toutes autres
ressources mobilisatrices.
C’est là un mode d’existence singulier réduit
à une « visibilité sociale » construite
en réaction à une discrimination qui serait d’autant
plus forte que l’assimilation de ces jeunes serait grande
(Lapeyronnie, 1987). Or la discrimination explicite et brutale ne
peut susciter le repliement « communautaire », l’affirmation
identitaire, la revendication « ethnique » ou religieuse,
que si des ressources instituées sans lesquelles il n’est
ni repli, ni affirmation, ni revendication, sont disponibles (Oriol,
1989). C’est dire que la spécificité n’est
pas que réactive, elle s’alimente d’une altérité
mobilisable qui peut trouver ses ressources tant dans une origine
nationale ou culturelle, que dans une affiliation ou solidarité
religieuse.
Si le premier degré de pertinence sociologique de la catégorie
« jeunes Maghrébins » est constitué par
le traitement social dont ils sont l’objet, le second degré
de pertinence relève de l’existence d’un univers
spécifique de ressources symboliques (des références
nationales, culturelles et religieuses), mobilisables, au gré
des circonstances, tant pour l’attribution que pour la revendication
d’une altérité.
Bibliographie
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nord de Marseille. Une génération charnière
», in Familles, générations, patrimoines, n°
sp. de : Les Annales de la Recherche urbaine, 41, 1989, p. 59-66.
Blöss T. & Feroni I. – « Jeunesse : objet
politique, objet biographique », Enquête. Cahiers du
Cercom, 6, 1991, p. 145-184.
Bourdieu P. – Choses dites, Paris, Minuit, 1987.
Conein B. – « Catégorisation professionnelle
et classements sociaux : un ou deux savoirs ? », in La sociologie
du travail et la codification du social. Actes des IVe Journées
de sociologie du travail, Toulouse, Pirttem-Cnrs, 1990.
Desrosières A. & Thévenot L. – Les catégories
socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, 1988.
Dubet F. – La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard,
1987.
Establet R. – « E.T.I. [enfant de travailleur immigré]
et interculturel », in Prospective culturelle, Actes du colloque
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et de formation sur l’éducation et la communication
(Irfec)/Nice, Institut d’études interethniques et interculturelles
(Ideric), 1988.
Garfinkel H. – Studies in ethnomethodology, Englewood Cliffs,
NJ, Prentice-Hall, 1967.
Keil F. C. – Concepts, kinds and cognitive development, Cambridge,
MA, MIT Press, 1989.
Lagrée J.-C. & Lew-Fai P. – La galère.
Marginalisations juvéniles et collectivités locales,
Paris, Éd. du CNRS, 1985.
Lapeyronnie D. – « Assimilation, mobilisation et action
collective chez les jeunes de la seconde génération
de l’immigration maghrébine », Revue française
de Sociologie, 28, p. 287-318.
Miquel A. – L’islam et sa civilisation, Paris, Armand
Colin.
Oriol M. – Identités culturelles, identités
nationales. Théorie et étude de cas, Paris, Université
Paris-V, thèse de doctorat d’État, 1989.
Streiff-Fénart J. – « Les “Beurs”
font leur chemin », in M.-C. de La Roncière, ed., Jeunes
d’aujourd’hui. Regards sur les 13-25 ans en France,
Paris, La Documentation française, 1987, p. 127-138 («
Notes et études documentaires », 4843).
Turiel D. – The development of social knowledge. Morality
and convention, Londres-New York, Cambridge University Press.
Zirotti J.-P. – « Les immigrés et l’école.
Analyse et prospective », in Prospective culturelle, Actes
du colloque européen (Marseille, mars 1987), Bruxelles, Institut
de recherche et de formation sur l’éducation et la
communication (Irfec)/Nice, Institut d’études interethniques
et interculturelles (Ideric), p. 193-219. – « L’affaire
du foulard islamique : une entreprise de fourniture en bonnes raisons
ou comment masquer l’inacceptable », in Différences
culturelles et laïcité, Actes de la table ronde de l’Association
pour la recherche interculturelle (Aric), Paris.
Zirotti J.-P. & Novi M. – La scolarisation des enfants
de travailleurs immigrés. Évaluation, sélection
et orientation, Nice, Université de Nice, Institut d’études
interethniques et interculturelles, Rapport de recherche, multigr.
notes
1. Martial Bild, dirigeant du Front national de la jeunesse, dénonçait
dans le journal Le Monde : « les responsables de la désagrégation
de l’enseignement et de l’explosion de l’insécurité
dans les établissements scolaires : militants des formations
socialo-trotskistes, “red-skins” du Parti communiste,
gangs immigrés et bandes tribales […] La sociologie
et la physionomie des pilleurs et des casseurs ne laissent planer
aucun doute sur l’absence des militants jeunes du Front national
de ces débordements intolérables » (jeudi, 15/11/90,
p. 13).
2. Voir sur ce point la contribution de T. Blöss & I. Feroni
qui, dans ce même ouvrage, se livrent à un examen critique
des modes de catégorisation de la jeunesse.
3. « Constitués, de façon indifférenciée,
en objet d’un discours social entièrement construit
à partir des problèmes sociaux (scolarisation, délinquance,
chômage) qu’ils posent à la nation de résidence,
les enfants des immigrés en sont venus, à partir des
années 1980, à se reconnaître et à se
faire reconnaître comme une fraction spécifique de
la jeunesse française. » (Streiff-Fénart, 1987
: p. 136.) L’indifférenciation alléguée
est cependant limitée aux « jeunes Maghrébins
» puisque c’est des « Beurs » qu’il
est question ainsi que l’indique le titre du paragraphe dont
relève cet extrait.
4. L’usage péjoratif de l’adjectif « bronzé
» en représente un exemple significatif.
5. Souligné par nous.
pour citer cet article
Jean-Pierre Zirotti, « Jeunes Maghrébins », Enquête,
numéro 6 - La socialisation de la jeunesse , [En ligne],
mis en ligne le : 22 février 2006.
http://enquete.revues.org/document166.html
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