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« LE PIRE EST DEVANT NOUS »
Youri Bandajevski et al.

Origine : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2009-1-page-161.htm

Editions Kimé Tumultes 2009/1 - n° 32-33

Peu avant le « Chernobyl Day », journée mondiale qui commémore la catastrophe survenue le 26 avril 1986, nous avons rencontré le professeur biélorusse Youri Bandajevski, de passage en Europe de l’Ouest pour une série de conférences. En 1986, ce brillant médecin et chercheur en anatomopathologie de l’institut de médecine de Grodno fut bouleversé par la catastrophe de Tchernobyl. C’est pourquoi, en 1990, il accepta l’offre qu’on lui fit de fonder et diriger à Gomel, ville située sur les territoires contaminés du sud de la Biélorussie, un institut de médecine ayant pour objectif d’évaluer les conséquences sanitaires de l’accident. Pendant neuf ans, vingt-cinq chaires del’institut ont travaillé, chacune dans leur spécialité, sur l’état de santé des populations. Bandajevski et ses équipes de chercheurs ont établi scientifiquement une corrélation entre la catastrophe de Tchernobyl et un certain nombre de pathologies graves.

Régulièrement, Bandajevski a rendu compte au public et à la presse du résultat alarmant des recherches de son institut — une attitude inadmissible pour le pouvoir incarné par Alexandre Loukachenko. Il est alors accusé d’avoir exigé des pots-de-vin pour inscrire des étudiants à l’institut de médecine de Gomel. Le 13 juillet 1999, des hommes armés font irruption chez lui, fouillent et saccagent tout. Il est arrêté, « jugé » et condamné à huit ans de prison (il changera de régime de détention au bout de cinq ans et sera envoyé dans la colonie de relégation n°26 de la région de Diatlov le 29 mai 2004 avant d’être mis en liberté conditionnelle le 5 août 2005 puis définitivement libéré le 6 janvier 20061). Wladimir Tchertkoff n’hésite pas, lorsqu’il évoque les déboires de Bandajevski, à parler de « goulag nucléaire 2 ». Youri Bandajevski vit aujourd’hui à Kiev, en Ukraine, et ne peut retourner en Biélorussie. L’institut de médecine de Gomel a été « neutralisé », le programme de recherches lié à Tchernobyl a été annulé. Après son arrestation, pas un seul article, pas une seule monographie consacrés au problème de l’impact des radionucléides incorporés sur l’organisme humain n’en est sorti. « On programme la destruction de toutes les preuves scientifiques pouvant témoigner de l’influence des facteurs radioactifs sur la santé des gens. » Surplace, ne travaillent plus que des chercheurs étrangers dans le cadre de programmes du type CORE (COopération pour la REhabilitation des conditions de vie dans les territoires de la Biélorussie contaminés par l’accident de Tchernobyl), programme financé par l’Union européenne, dont le volet sanitaire est piloté par l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire français qui a repris à son compte les hypothèses de Bandajevski sur le césium 137 mais travaille, n’hésite pas à dire ce dernier, de façon « grossière », à partir de chiffres insuffisants et discutables. L’objectif de CORE est d’apprendre aux populations à vivre avec la radioactivité, pas de chercher à lutter contre ses effets.


Tumultes : Vous avez concentré vos recherches non pas sur les irradiations externes — celles qui ont touché, par exemple, les « liquidateurs » venus éteindre l’incendie du réacteur de la centrale de Tchernobyl — mais sur la contamination des populations par les faibles doses incorporées…

Y. Bandajevski : Les radiobiologistes travaillent essentiellement sur l’impact des radiations externes. Mais le danger le plus important pour les populations vivant sur les territoires contaminés vient de l’incorporation régulière de césium 137 via les produits alimentaires.

1. De Youri Bandajevski, on peut lire La Philosophie de ma vie (Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2006), ouvrage qui contient un récit autobiographique, des extraits de son journal de prison ainsi que quelques articles scientifiques.

2. Wladimir Tchertkoff, Le crime de Tchernobyl. Le goulag nucléaire, Actes Sud, 2006. Du même auteur on regardera avec profit les documentaires Controverse nucléaire et Sacrifice (disponibles en vidéo aux éditions Alerte Verte).

Lorsqu’il pénètre dans l’organisme, le césium 137 — qui n’est pas un élément naturel mais est apparu avec les réactions nucléaires — est absorbé parle sang et diffusé dans les organes. Ces derniers ne le fixent pas tous de la même façon. La glande thyroïde, le coeur, le cerveau,

le foie, les reins l’absorbent et le concentrent particulièrement bien… Les autopsies ont montré que, si la charge moyenne dans l’ensemble du corps est de 100 béquerels/kg, le coeur en contient près de 2.500 et les reins près de 1.500. Les doses dites faibles produisent des pathologies cardiaques et nerveuses. Des doses plus fortes endommagent le système endocrinien et le foie. Le césium 137 provoque l’altération de certains organes et un processus pathologique complexe. C’est pourquoi je parle d’un « syndrome d’éléments radioactifs incorporés ».

Tumultes : Qu’est-ce qui vous a mis sur cette piste ?

Y. Bandajevski : Ce sont des études menées dès 1992 sur des rats. Nous avons nourri des rats avec du grain contaminé.

Nous avons donné du blé contenant une charge de 400 béquerels/kg à un groupe et, faute de blé non contaminé — nous n’en trouvions plus ! —, nous avons nourri un groupe témoin avec du blé contenant 40 béquerels/kg. Dix jours plus tard,

l’organisme des rats du premier groupe avait déjà accumulé 60 béquerels/kg et leur comportement se modifiait. Le système de la sérotonine ralentissait tandis que d’autres systèmes biologiques importants s’activaient de façon anormale. Pour provoquer des altérations comparables par voie externe, il aurait fallu exposer l’organisme de ces rats à d’énormes radiations.

L’erreur des radiobiologistes a été de travailler essentiellement sur l’impact des rayons ionisants dont ils bombardaient les rats, bref de ne se consacrer qu’aux pathologies consécutives à une irradiation externe. Nous, nous n’avons donné aux rats que de faibles quantités de césium 137 mais, une fois incorporées, leurs effets se sont révélés vertigineux.

Tumultes : À partir de quelles doses le césium 137 devient-il dangereux ?

Y. Bandajevski : N’importe quelle dose de césium 137 est toxique. Il l’est encore plus pour l’embryon ou les enfants. Chez une personne déjà malade ou stressée de faibles concentrations de césium 137 suffisent à faire des ravages.

Tumultes : Quelle est la situation sanitaire en Biélorussie ?

Y. Bandajevski : Le nombre de cas de maladies cardiovasculaires augmente chaque année — y compris chez les enfants ! Celui des tumeurs malignes également. En Biélorussie, une femme de plus de 35 ans sur quatre a un cancer du sein. Par ailleurs, 35% des enfants de 6 à 12 ans ont des problèmes oculaires, notamment des cataractes — pathologie que l’on trouve généralement chez les personnes âgées ! Il y a six mois, j’ai parlé avec un homme de 31 ans qui voulait m’aider. Il m’adit qu’il était le dernier survivant des garçons de la classe dans laquelle il était en 1986. Deux millions de personnes habitent dans les zones contaminées. Beaucoup sont malades. La mortalité y est très élevée, y compris chez les jeunes. Nous sommes face à une catastrophe écologique mais aussi démographique. Dès 1992, en Biélorussie, le nombre de morts a dépassé celui des naissances et l’écart ne cesse de se creuser.

Pour éviter cela, il aurait fallu déplacer les populations dans des régions non contaminées ou, au minimum, changer leur mode d’alimentation et leur fournir des aliments non contaminés. Plus le temps passe, plus le césium 137 pénètre les arbres et les plantes, plus les légumes et les fruits sont contaminés. Le pire est devant nous… Les populations assimilent des doses radioactives depuis cinquante ans et on voit apparaître des mutations génétiques…

Tumultes : Cinquante ans ?

Y. Bandajevski : Oui, avant la catastrophe de Tchernobyl, il y avait déjà du césium 137 dans la nature et donc dans les produits alimentaires de la partie occidentale de l’URSS. D’où venait-il ? On ne le sait pas. Cela fait partie des vérités relatives au nucléaire que cachait le gouvernement soviétique. Mais bien avant Tchernobyl, la Biélorussie, l’Ukraine et les Pays Baltes étaient contaminés par du césium 137. Des documents officiels des services sanitaires biélorusses datant des années 1960 le

montrent. Des chercheurs ont déjà travaillé sur le césium 137 dans les années 1970, mais pas sur son incorporation. En Biélorussie, des livres traitant de cette question ont été détruits.

Ceux qui travaillaient dans le nucléaire se sont tus. Les choses ont commencé avant la catastrophe de Tchernobyl, mais cette dernière n’a bien sûr rien arrangé. Elle les a même précipitées.

C’est elle qui, selon moi, est à l’origine de l’importante augmentation des cancers de la thyroïde. L’iode 131 diffusée lors de la catastrophe de Tchernobyl est venue s’ajouter au césium 137 déjà présent dans les corps et c’est leur action conjuguée qui a produit ces cancers.

Tumultes : La population connaît-elle la vérité ?

Y. Bandajevski : Avant Tchernobyl, elle ne savait pas qu’elle était déjà en situation de catastrophe parce qu’elle absorbait du césium 137 depuis le début des années 1960.

Maintenant, elle le sait, même si, à l’époque, le gouvernement a présenté Tchernobyl comme la première catastrophe de l’histoire du nucléaire soviétique. Le taux de mortalité anormalement élevé des jeunes a été attribué à la « radiophobie », à l’alcoolisme de leurs parents, au stress plutôt qu’aux doses de césium 137 incorporées. Lorsque nous avons essayé d’intervenir, on nous a fait taire. Je n’oublierai jamais ce moment où, à la télévision, en 2001, on a mis en garde les téléspectateurs :

« Youri Bandajevski essaie juste de provoquer la panique parmi le peuple biélorusse. » Il existe en Biélorussie un embryon de mouvement social autour des questions écologistes et sanitaires, mais il a du mal à « prendre ». Sinon, des chercheurs sont solidaires de mon action et, fort heureusement, nous avons le soutien de l’Union européenne. Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour sauvegarder ce qui vit. J’aime la vie. C’est une chose fragile qui nous été donnée par Dieu. Je veux quenous ayons un avenir. Je veux que la Biélorussie continue àexister. Il n’y a aucun sens à « comparer » les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki et la catastrophe de Tchernobyl, mais je peux affirmer que les conséquences de Tchernobyl seront plus importantes en terme de victimes…

Tumultes : Un accord a été passé en 1959 entre deux agences de l’ONU : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) qui interdit à la première de nuire aux intérêts de la seconde, c’est à–dire d’émettre la moindre réserve sur les effets sanitaires du nucléaire. Concrètement, quelle est l’attitude de l’OMS par rapport à Tchernobyl ?

Y. Bandajevski : Je ne comprends pas l’OMS. Je pensais que cette organisation poursuivait des objectifs prophylactiques.

Lorsque j’ai accepté de monter et de diriger l’institut de médecine de Gomel et que nous nous sommes mis à travailler sur Tchernobyl, c’était un geste spontané. J’étais naïf, je pensais qu’il était normal d’aider les autres. Je suis devenu médecin par vocation. Aujourd’hui, je me bats contre le mensonge. L’OMS soutient dans son rapport de 2005 sur les conséquences de Tchernobyl qu’il n’y a eu qu’une cinquantaine de décès parmi les premiers liquidateurs. En 2001, les données officielles de la Fédération de Russie annonçaient déjà que 10% des 600.000 à 800.000 liquidateurs engagés à Tchernobyl étaient morts et 40% invalides ! Ce rapport affirme aussi que seules 4.000 personnes ont développé un cancer consécutif à la catastrophe, que la plupart d’entre elles ont été guéries et que les problèmes majeurs sont liés au manque d’information sur place et à l’anxiété des populations par rapport à la maladie. Or, dans les zones contaminées, les troubles psychiques évoqués dans ce rapport sont des conséquences directes sur le système nerveux de l’incorporation de césium. Dans ce combat contre le mensonge, mon arme, c’est mon travail. En tant que médecin, je ne peux pas m’arrêter alors que ce qui est à l’origine du mal est toujours à l’oeuvre.

Propos recueillis par Mireille Broussous et Christophe David avec l’aide précieuse, pour l’interprétation, d’Alexandre Eltchaninoff