"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Le conflit Marx-Bakounine dans l’internationale : une confrontation des pratiques politiques
Jean-Christophe Angaut
Article paru dans Actuel Marx P.U.F. p. 112 à 129 n° 41 2007/1

Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=AMX_041_0112

Le conflit qui a opposé Marx et Bakounine au sein de l’Internationale a le plus souvent été abordé sous l’angle d’une comparaison des principes (« socialisme libertaire » contre « socialisme autoritaire », par exemple) ou sous celui des rapports personnels. L’objet de cette contribution est de confronter, au rebours de ces approches, les pratiques politiques de Marx et de Bakounine au sein de l’AIT. Cela ne signifie pas que n’entre pas dans les rapports entre l’un et l’autre une composante personnelle (et nationale), à laquelle Bakounine a d’ailleurs consacré un manuscrit spécifique [1]. Cela ne signifie pas non plus qu’une telle tentative de confrontation tourne le dos à la question de l’opposition des principes politiques : il s’agit ici au contraire d’enrichir cette opposition, de la préciser, de lui donner un contenu et de ne pas reproduire l’attitude de trop de commentateurs, surdéterminée par l’histoire ultérieure des rapports entre communisme et anarchisme, qui dupliquent l’hostilité, la prévention et l’ignorance réciproque qui ont régi les rapports entre les deux auteurs [2]. On s’évite ainsi les risques d’une lecture rétrospective, mais il faut aussi mettre à distance la conscience que les acteurs eux-mêmes avaient du processus dans lequel ils étaient engagés et rapporter le conflit entre les personnes au clivage qui a fait éclater la première Internationale. Comme on va le voir, si Bakounine n’a bien souvent fait que reformuler les positions de sections ou de fédérations entières de l’Internationale, la question est plus délicate s’agissant de Marx.

Il importe d’abord de retracer l’histoire du conflit entre Marx et Bakounine au sein de l’Internationale, avant d’examiner les deux thèmes sur lesquels se cristallise leur opposition : celui du statut des questions politiques au sein de l’association et celui de l’organisation interne de l’Internationale.

L’ADHÉSION DE BAKOUNINE

Bakounine adhère à l’Internationale en juin 1868, trois mois avant de quitter, avec ses amis, la Ligue de la Paix et de la Liberté pour fonder l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste. Cette dernière, transformant ses propres sections en sections de l’Internationale [3], adhère collectivement à l’Internationale avec l’accord du Conseil Général, dans lequel Marx tient une place prépondérante. Pour pallier la disparition de l’Alliance comme organisation internationale, Bakounine met en place une Alliance secrète, qui reconduit et radicalise les principes fondateurs de précédentes sociétés qu’il avait initiées. De sorte qu’en 1869, Bakounine est à la fois membre de l’Alliance, qui s’est fondue dans l’Internationale mais continue d’exister comme telle jusqu’en août 1871, de l’Internationale elle-même et de l’Alliance secrète. Marx, contrairement à ce que croit Bakounine, n’est membre que de l’AIT, la Ligue des communistes, dont il avait rédigé le Manifeste avec Engels, ayant depuis longtemps disparu.

La méfiance de Marx et Engels à l’égard de Bakounine date de la demande d’adhésion de l’Alliance à l’Internationale, par laquelle Marx considère que « Monsieur Bakounine – dans les coulisses de cette affaire – condescend à placer le mouvement ouvrier sous direction russe » [4]. Cette dernière accusation condense quatre reproches récurrents à propos de l’activité de Bakounine au sein de l’Internationale. 1) Le panslavisme : sur ce point, Engels s’était déjà opposé à l’Appel aux Slaves de Bakounine en 1849.2) L’ambition de devenir le dictateur de l’Internationale [5]. 3) Le projet de substituer le programme de l’Alliance à celui de l’Internationale. 4) L’abstentionnisme politique. Voyant en Bakounine un aventurier qui tente de noyauter l’association par ambition personnelle et par passion nationale, Marx lance cette menace dans une lettre à Engels : « Ce Russe veut, selon toute apparence, devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu’il prenne garde. Sinon, il sera officiellement excommunié » [6].

Cette suspicion envers les projets supposés de Bakounine au sein de l’Internationale précède les deux événements auxquels on a coutume de rattacher le déclenchement du conflit : le congrès de Bâle de septembre 1869, qui voit la proposition des « collectivistes » sur l’abolition du droit d’héritage être adoptée contre l’avis de Marx [7], et la scission intervenue au sein de la fédération romande de l’Internationale en avril 1870, qui donne naissance à la fédération jurassienne. Dès le mois de mars 1869, Marx s’inquiète auprès d’Engels des succès rencontrés en France, en Suisse, en Italie et en Espagne par le programme de l’Alliance et des risques de scission que son entrée dans l’Internationale fait courir au mouvement ouvrier européen [8]. Quant à la scission au sein de la fédération romande de l’Internationale en avril 1870, elle fournit simplement l’occasion à Marx de trouver confirmation de ses soupçons et de reprendre les accusations qu’il formulait à l’encontre de Bakounine depuis plusieurs mois déjà [9]. Ces éléments permettent, eux aussi, de relativiser la thèse de la simple antipathie personnelle. Dès la fin de l’année 1868, Marx a pris ses dispositions contre Bakounine, collectant des informations qu’il espère compromettantes et qu’il utilisera en 1872 pour instruire un procès à charge et faire exclure Bakounine de l’AIT [10]. Prendre la mesure de la nature politique du conflit entre les deux personnalités dominantes de l’Internationale, c’est aussi reconnaître que son déclenchement a été fonction des opportunités.

LA QUESTION POLITIQUE

Au printemps 1870, tout est en place pour qu’éclate la polémique entre les deux théoriciens, mais la guerre vient, si l’on ose dire, retarder l’ouverture des hostilités. Après la Commune, Bakounine fait encore cause commune avec Marx contre les attaques du patriote italien Giuseppe Mazzini. Mais la conférence de Londres, tenue en septembre 1871 en lieu et place des congrès que les événements internationaux ont empêchés, signe le début des hostilités. Pendant l’année qui sépare cette conférence du congrès de La Haye, la légitimité de celle-ci à prendre des décisions en comité restreint est l’objet d’âpres discussions, du fait que la conférence tranche la question qui divise l’Internationale et sur laquelle va se cristalliser l’opposition entre Marx et Bakounine : la question politique.

La question est ici de savoir s’il faut restreindre le « mouvement politique », qui doit être subordonné « comme moyen » à « l’émancipation des classes ouvrières », à l’organisation de la classe ouvrière en parti politique se présentant aux élections – option défendue par la plupart des Allemands et des Anglais – ou bien si doivent coexister dans une même organisation les différentes composantes du mouvement ouvrier européen, aussi bien celles qui estiment que la conquête de l’émancipation passe par les urnes que celles qui prônent, non l’abstention politique, mais la non-participa-tion aux élections et la lutte conjointe contre l’État et la bourgeoisie – ce qui est la conception bakouninienne de la politique [11].

En septembre 1871, la conférence de Londres, avec l’appui des blanquistes [12], tranche cette question en confiant à Marx la tâche de rappeler que l’interprétation correcte des statuts de l’Internationale est celle qui se base sur l’Adresse inaugurale, laquelle affirmait que « la conquête du pouvoir politique est devenue le premier devoir de la classe ouvrière » [13]. Cette résolution, qui conduit de facto à transformer l’Internationale en regroupement de partis politiques et son Conseil général en comité central, constitue l’événement déclencheur d’un conflit ouvert entre deux tendances au sein de l’AIT [14]. Lorsqu’elles sont connues, en octobre 1871, les décisions prises à Londres provoquent une série de dénonciations de fédérations entières de l’Internationale (Jura, Belgique, Italie, Espagne), auxquelles Bakounine prend part sans pour autant en être l’inspirateur. Les événements vont alors s’enchaîner, menant à la victoire à la Pyrrhus des amis de Marx au congrès de La Haye (septembre 1872), lors duquel Bakounine et ses amis sont exclus de l’Internationale, suivis dans les mois qui suivent par la majorité des fédérations – ce qui signifie à terme la fin de l’Internationale [15].

Ce qu’on a résumé dans l’antagonisme entre Marx et Bakounine, ce n’est donc pas seulement un conflit politique, mais un conflit sur la politique, autour de la participation ou de l’abstention aux élections, derrière lequel se dessine l’alternative entre prise du pouvoir et destruction de l’État. Mais s’agissant de Marx, il faut souligner que l’opposition de personnes ne constitue pas un résumé fidèle de l’opposition de tendances – d’autant que les deux auteurs connaissent finalement fort mal leurs positions réciproques. Ainsi, au cours de la polémique, Bakounine ne cesse d’attribuer à Marx des positions qui ne sont pas les siennes (mais celles des Lassalliens), ou bien qui ne le sont plus (il ne connaît de Marx que le Manifeste et l’Adresse inaugurale). Or, dès les années 1860, Marx avait tenu à marquer très clairement ses points de désaccord avec les Lassalliens, leur reprochant notamment d’avoir voulu substituer l’aide de l’État à l’action autonome du prolétariat, et à l’occasion de la Commune, il rappelle que le prolétariat ne doit pas tant prendre le contrôle de la machinerie d’État pour la faire fonctionner à son profit que la briser [16].

Du côté de Marx, revient d’une manière récurrente l’accusation d’apolitisme [17]. Or Bakounine avait répondu à cette accusation en 1869, dans une série d’articles pour L’Égalité de Genève intitulée Politique de l’Internationale [18], qui s’inscrivait dans la polémique naissante au sein de la fédération romande de l’Internationale. Bakounine s’en prenait à certains de ses membres qui soutenaient que les questions politiques et religieuses étaient étrangères à l’association, afin de permettre l’entrée en son sein d’anciens membres du parti radical suisse [19]. L’argumentation du révolutionnaire russe est la suivante : certes, l’Internationale ne s’est pas constituée sur un fondement politique ou religieux, mais strictement économique (elle a pour but d’organiser d’une manière autonome la solidarité des travailleurs et leur lutte contre la bourgeoisie), mais cela signifie simplement que les fondateurs de l’AIT ont exclu toute position politique (ou religieuse) du programme officiel de l’AIT, évitant ainsi de froisser les parties du monde ouvrier qui ne sont pas encore parvenues à une réponse lucide à ces questions [20]. Concrètement, cela suggère que seules les questions économiques sont susceptibles d’unir les ouvriers, parce qu’elles les rendent déjà objectivement solidaires les uns des autres. Ce faisant, les fondateurs de l’Internationale ont respecté l’inégal développement, à la fois économique et intellectuel, des masses ouvrières européennes : quand bien même une grande partie du prolétariat européen aurait déjà été acquise aux idées antireligieuses et à un programme politique particulier, il aurait été nuisible de l’imposer au reste du mouvement ouvrier, que cet acte d’autorité aurait pu refouler vers la réaction. La tâche de l’Internationale est, au contraire, de repartir des intérêts du monde ouvrier pour permettre à ce dernier de se donner les idées antireligieuses et politiques adéquates à sa situation matérielle.

De ce fait, « la vraie politique des travailleurs, la politique de l’Association Internationale » [21] est encore à inventer et l’Internationale n’a exclu de son programme toute tendance politique que pour ne pas se transformer en secte et ne pas heurter les préjugés politiques des ouvriers. Dans les articles suivants, Bakounine donne sa propre interprétation de ce que devrait être la politique de l’Internationale : « abolition des classes », « abolition de tous les États territoriaux, celle de toutes les patries politiques, et sur leur ruine, établissement de la grande fédération internationale de tous les groupes productifs, nationaux et locaux » [22]. Mais il aperçoit aussi qu’on ne peut exiger d’emblée des ouvriers qu’ils adhèrent à ce programme pour entrer dans l’association.

Sans être modifiée fondamentalement, cette manière initiale de concevoir le statut des questions politiques au sein de l’Internationale va être reformulée et affinée au cours de la polémique avec Marx. En 1869, il s’agissait de montrer, pour s’opposer à l’entrée dans l’Internationale de politiciens bourgeois, que l’Internationale construisait sa propre politique. Mais, à partir de 1871, Bakounine fait partie de ceux (fédéralistes et anti-autoritaires) qui doivent se défendre de l’accusation d’indifférence à la question politique. Comme l’expliquera en juin 1871 la Protestation de l’Alliance, « nous ne faisons pas abstraction de la politique, puisque nous voulons positivement la tuer » [23]. Pour Bakounine, il existe deux types d’abstentionnisme politique. 1) Faire de la question sociale une question indépendante de la question politique et ignorer les luttes politiques comme extérieures au sort du prolétariat : c’est l’attitude spontanée d’une partie du prolétariat, et Bakounine y voit un signe de démoralisation. 2) Ne pas ignorer les luttes politiques, mais considérer qu’aucun parti en particulier n’est dépositaire de la question sociale, ce qui conduit à faire de l’AIT un simple lobby ouvrier. C’est cette dernière position que combat Bakounine à Genève en 1869. Dans les deux cas, l’abstentionnisme politique conduit à l’échec : la question sociale n’est pas indépendante de la question politique et remettre son destin entre les mains des politiciens bourgeois, c’est se condamner à être trahi.

L’Écrit contre Marx, qui suit l’exclusion de Bakounine de l’Internationale, contient les développements les plus complets sur cette question. En 1872, deux projets, identifiés par Bakounine, sont en concurrence pour représenter la politique de l’Internationale. Le premier, identifié comme celui de Marx et dénoncé comme communiste et autoritaire, consiste à faire de « la conquête du pouvoir politique […] la condition préalable de l’émancipation économique du prolétariat ». Le second, défendu par l’Alliance, « repousse toute action politique qui n’aurait point pour but immédiat et direct le triomphe des travailleurs contre le capital » [24]. Ces deux tendances correspondent à deux lectures divergentes du considérant des statuts de l’AIT sur la subordination de tout mouvement politique à l’émancipation des travailleurs. La première s’intéresse au moyen politique de parvenir à cette émancipation et considère que celle-ci passe nécessairement par la conquête du pouvoir politique par les urnes. La seconde estime au contraire que la conquête immédiate de son émancipation par le prolétariat, contre la bourgeoisie et contre l’État, constitue toute la politique de l’Internationale.

Pour permettre à ces deux tendances politiques de cohabiter au sein de l’Internationale, il s’agit alors de s’en tenir au principe « de la liberté la plus absolue de la propagande tant politique que philosophique » qui fait que « l’Internationale n’admet pas de censure, ni de vérité officielle au nom de laquelle on pourrait exercer cette censure » [25], et Bakounine de rappeler « que l’Internationale n’a pu se développer et s’étendre d’une manière aussi merveilleuse que parce qu’elle a éliminé de son programme officiel et obligatoire toutes les questions politiques et philosophiques » [26]. De même qu’il ne saurait être question d’ériger l’athéisme en « principe obligatoire », bien que celui-ci constitue le « point de départ […] négatif » de toute « philosophie sérieuse » [27], de même on ne peut « introduire officiellement, obligatoirement, dans les statuts de l’Internationale » un programme politique particulier, qu’il s’agisse de « celui des blanquistes », de celui de Marx ou du « programme anarchique » [28]. Il s’agit, pour Bakounine, de préserver non seulement l’unité de l’Internationale, mais aussi la dynamique spontanée du mouvement ouvrier, dont il considère, comme Marx, qu’elle est la véritable source de l’AIT [29]. En effet, au même titre que les idées religieuses, idées abstraites qui représentent un état du monde révolu, les principes politiques sont incapables de remuer les masses : « Ce que les masses veulent partout, c’est leur émancipation économique immédiate. […] S’il est encore un idéal que les masses aujourd’hui sont capables d’adorer avec passion, c’est celui de l’égalité économique » [30].

Lorsqu’il s’oppose à Marx sur la question de la participation aux élections, Bakounine ne demande pas à ce que son propre programme politique devienne celui de l’AIT. C’est un leitmotiv des textes de Bakounine sur l’Internationale que cette dernière doit son succès au fait qu’aucune doctrine politique ou philosophique n’y ait valu comme doctrine officielle. Sur ces terrains, Bakounine professe la plus entière liberté d’opinion, ce en quoi il conçoit l’Internationale comme une anticipation de la société future [31]. Pour lui, l’Internationale n’est rien d’autre que la systématisation d’une solidarité économique objective qui lie entre eux les travailleurs et doit constituer le fondement de toute la réorganisation sociale. La liberté en matière politique, plus qu’en matière religieuse et philosophique, implique l’autonomie des différentes fédérations, en fonction d’affinités nationales, économiques ou politiques, l’unité de l’Internationale reposant alors sur leur libre fédération.

Le conflit sur la question de la politique débouche alors sur un conflit touchant à l’organisation politique de l’Internationale, qui est l’autre pomme de discorde entre les deux grandes tendances qui la divisent. En effet, en décembre 1871, après la conférence de Londres, les sections italiennes, mais aussi les fédérations belge et espagnole condamnent les décisions prises à Londres et demandent une révision des statuts de l’Internationale pour restreindre le rôle du Conseil général à celui d’un simple centre de statistiques et de correspondance, proposition à laquelle se rallie la fédération jurassienne. Cette position, Bakounine la fait sienne dans les textes qui entourent la polémique avec Marx. De même, à La Haye, à l’initiative de James Guillaume, la minorité du congrès fait une déclaration en faveur de l’autonomie fédérale qui prend au dépourvu la majorité. Rédigée en des termes modérés qui lui permettent d’être signée par les délégués des fédérations espagnole, belge, jurassienne et hollandaise, elle n’en rejette pas moins l’autorité du Conseil général en affirmant que seule l’autonomie des fédérations permet le maintien de l’unité et l’expression des différentes tendances politiques. L’Écrit contre Marx tient compte de la position défendue par James Guillaume au congrès de La Haye. En suivant le principe de l’autonomie des fédérations, il devient possible de penser une Internationale qui ne serait pas unie autour d’un même rapport à la question politique, mais poursuivrait un même but par différents moyens. Par exemple, ce principe n’interdirait pas aux socialistes allemands de présenter des candidatures ouvrières aux élections.

Là encore, Bakounine fait tenir à Marx une position qui n’est pas la sienne. La conception marxienne de l’organisation diffère selon qu’il s’agit d’un syndicat ou d’un parti. S’agissant des syndicats, dont l’action est simplement défensive, Marx est un adversaire résolu du centralisme : « [L]'organisation centralisée, qui s'applique si bien aux sociétés secrètes et aux sectes, est en contradiction avec la nature même des syndicats. Même si elle était possible – or je la tiens tout bonnement pour impossible –, elle ne serait pas souhaitable, surtout en Allemagne. En effet, les ouvriers y sont dressés dès l'enfance par la bureaucratie à croire en l'autorité et l'instance supérieure, si bien qu'il faut avant tout qu'ils apprennent à se tirer d'affaire tout seuls » [32]. Mais s’agissant de la politique, il est nécessaire pour Marx que le prolétariat international soit doté d’un « organe central » [33]. Cette reconnaissance d’une nécessaire centralité de l’action politique est en corrélation directe avec la centralisation du capital. Dans la Communication confidentielle qu’il adresse le 28 mars 1870 à la fédération romande au nom du Conseil général, Marx explique que ce dernier doit avoir son siège à Londres, car il a ainsi « la main directement sur le grand levier de la révolution prolétaire. […] Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque, c’est l’esprit généralisateur et la passion révolutionnaire. C’est seulement le Conseil général qui peut y suppléer, qui fait ainsi accélérer le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays et par conséquent partout ». Cela s’explique par le fait que l’Angleterre est « la métropole du capital ». Dès lors, et même si « l’initiative révolutionnaire partira probablement de France, l’Angleterre seule peut servir de levier pour une révolution sérieusement économique » [34]. La manière dont Marx appréhende la double composante de la lutte du prolétariat pour son émancipation permet en retour de réévaluer la position de Bakounine et de ses amis. Plutôt que d’indifférentisme politique, il faudrait parler à son propos de résorption de la politique dans l’action syndicale, ce en quoi les écrits de Bakounine sur l’Internationale constituent l’amorce d’une tradition anarcho-syndicaliste dont la charte d’Amiens, en France, sera partiellement la continuation. Le maintien par Bakounine, parallèlement à son engagement dans l’AIT, de sociétés plus ou moins secrètes à vocation politique manifeste cependant l’impossibilité que cette résorption soit complète – comme ce sera aussi le cas dans l’anarchisme espagnol.

LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION

Pour Bakounine, l’AIT est traversée par une lutte entre deux partis : l’un, « communiste et autoritaire », prônerait l’émancipation économique du prolétariat par l’État; l’autre, collectiviste et anarchiste, estime que cette émancipation passe nécessairement par la destruction de l’État, refuse la participation aux élections, refuse même de se saisir du pouvoir politique comme d’un instrument pour retourner la domination et ne se destine à aucune existence institutionnelle. Le préambule du programme de l’Alliance internationale de la Démocratie socialiste indique qu’au sein de l’AIT, l’Alliance a « pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et philosophiques sur la base même de ce grand principe de l’égalité universelle et réelle de tous les êtres humains sur la terre ». Il s’agit donc d’un parti, qui n’adhère pas seulement aux principes fondateurs de l’Internationale (l’organisation de la solidarité économique de tous les travailleurs), mais défend aussi un programme exclusivement philosophique et politique [35], interprétation politique et philosophique du programme de l’Internationale. L’Alliance n’a pas vocation à faire de son programme le programme politique de l’Internationale, mais elle tente de le diffuser au sein de cette dernière au moyen de la propagande – et chaque parti est libre d’en faire autant.

Quant aux organisations secrètes, leur vocation est de constituer un pouvoir non institué, source d’initiatives publiques. Dotées du même programme politique que l’Alliance officielle, elles sont avant tout des organes de propagande et d’action, destinées à faire accoucher la révolution. Au sein de ces organes, Bakounine admet une forme de centralisation, nécessaire pour que tous les membres de la société secrète agissent de concert et soient capables de se reconnaître dans les moments décisifs [36]. C’est dans la lignée de ces textes qu’il faut placer les considérations de Bakounine sur l’idée d’une dictature occulte et collective, lors de sa rupture avec Netchaïev [37]. En revanche, comme le souligne La Théologie politique de Mazzini, l’Internationale n’est pas une société secrète, mais l’expression de la spontanéité révolutionnaire du peuple [38]. Mais si la solidarité économique est la direction que prend le mouvement ouvrier international, il manque encore à ce mouvement une orientation politique conforme à cette direction, que l’Alliance et, en son sein, l’organisation secrète, doit d’abord propager, puis en cas de crise révolutionnaire chercher à imposer.

Dès lors que l’Internationale est censée constituer une préfiguration de la société future [39], la critique de la centralisation au sein de l’Internationale s’inscrit dans la continuité de la critique de la centralisation étatique [40]. Le rôle des sociétés secrètes et l’influence qu’elles doivent exercer ne se comprennent que par opposition avec ce qu’il s’agit de conjurer : le maintien ou la reconstitution de la domination politique au sortir de la crise révolutionnaire. Bakounine s’oppose à l’existence même d’assemblées nationales comme à toute forme de centralisation politique au sein des organisations ouvrières. La critique de Bakounine s’exerce sur le caractère centraliste des assemblées représentatives [41], qui reposent sur la fiction de l’intérêt général – ce en quoi elle se situe dans la continuité de Proudhon. Les représentants, en raison non pas d’un vice qui leur serait inhérent, mais de leur position même, sont voués à trahir ceux qu’ils représentent et à constituer une nouvelle oligarchie [42]. Laisser les premiers intéressés s’associer en fonction de leurs besoins, de leurs intérêts et de leurs affinités constitue la seule solution possible pour que le bonheur des uns ne se paie pas du malheur des autres [43]. Lorsqu’il repose sur le suffrage universel, le système représentatif administré dans un cadre centraliste perpétue donc la vieille oppression, mais au nom du peuple et de son intérêt. On peut définir un tel système comme une oppression des masses populaires par l’abstraction de la nation au nom de l’abstraction de l’intérêt général. Bakounine étend cette critique au principe du mandat impératif, qui ne connaît que deux issues : ou bien l’impossibilité de la discussion et une succession de votes à la majorité qui mécontenteront finalement tout le monde ou bien, plus certainement encore, « les mandats impératifs imposés à chaque député seront tellement discordants, dans toutes les questions, que l’Assemblée ne pourra réunir une majorité sur aucune et devra se dissoudre sans avoir rien résolu » [44]. Il est donc inutile de rechercher le bon gouvernement, comme il est vain de vouloir une bonne Église ou un bon État; une seule tâche s’impose au peuple qui veut s’émanciper, et « ce n’est point de réformer le Gouvernement, l’Église, et l’État, mais de les abolir », ce qui aboutit à « l’anarchie au point de vue politique ou gouvernemental », mais à « l’organisation de l’ordre […] au point de vue économique et social » [45].

Ce faisant, Bakounine pense s’attaquer non seulement aux illusions dont les bourgeois radicaux pourraient bercer le monde ouvrier, mais aussi à la social-démocratie allemande de l’époque, qu’il croit inspirée par Marx. Or les annotations de Marx à Étatisme et anarchie décrivent les conditions sous lesquelles le suffrage universel peut valoir dans des termes proches de ceux que l’on trouve chez Bakounine : « L’élection est une forme politique, dans la plus petite commune russe et dans l’artel. Le caractère de l’élection ne dépend pas de cette dénomination, mais au contraire de la base économique, des rapports économiques entre les électeurs; et du moment que les fonctions ont cessé d’être politiques, 1) il n’existe plus de fonction gouvernementale; 2) la répartition des fonctions générales est devenue affaire pratique qui ne donne aucun pouvoir; 3) l’élection n’a rien de son caractère politique actuel » [46]. L’actualisation d’une forme politique dépend des conditions matérielles dans lesquelles elle a cours. Dans le cadre des anciens rapports de domination, ce sont ces rapports qu’elle exprimera. Mais dès lors que ces derniers auront pris fin, l’élection perdra son caractère politique, c’est-à-dire étatique, et aura un simple caractère technique de répartition des fonctions au sein de la commune. On rejoint ainsi l’idée exprimée par Bakounine trois ans auparavant, selon laquelle l’élection ne peut avoir de valeur que là où les conditions économiques et sociales ont été radicalement transformées [47].

Mais ce rapprochement ne fait pas pour autant disparaître le conflit sur la manière d’en finir avec la politique. Fondamentalement, l’hostilité de Bakounine à l’organisation du prolétariat en parti politique destiné à prendre le pouvoir repose sur une analyse du rôle historique de l’État qui engage la conception bakouninienne du matérialisme historique. Plusieurs textes reprochent à la conception marxienne de l’histoire une attention unilatérale aux déterminations économiques qui ignorerait la réaction des effets sur les causes. Comme l’indique un projet de lettre à La Liberté de Bruxelles en octobre 1872, le rôle tenu par les institutions dans l’exploitation capitaliste permet d’appréhender cette réaction : «[Marx] ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit : ’La misère produit l’esclavage politique, l’État’ ; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : ‘L’esclavage politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l’État’. Et, chose étrange, lui qui interdit à ses adversaires de s’en prendre à l’esclavage politique, à l’État, comme à une cause actuelle de la misère, il commande à ses amis et à ses disciples du Parti de la démocratie socialiste en Allemagne de considérer la conquête du pouvoir et des libertés politiques comme la condition préalable, absolument nécessaire, de l’émancipation économique » [48].

Bakounine ne s’oppose pas à une lecture de l’histoire en termes matérialistes, mais cherche à l’affiner en faisant valoir que les effets des causes déterminantes en dernière instance tendent nécessairement à se subordonner leurs conditions d’apparition. S’il est vrai que les entités politiques, religieuses, juridiques sont autant de reflets des conditions économiques d’une société, il n’en est pas moins vrai que ces conditions sont ensuite subsumées sous ces entités, lesquelles, en tant qu’elles visent leur propre conservation, cherchent à faire perdurer leurs conditions d’existence. D’où un renversement partiel du rapport entre les conditions et ce qu’elles conditionnent. Si le développement de la production capitaliste détermine l’apparition de l’État moderne, celui-ci finit à son tour par valoir comme condition d’existence de ce mode de production. Cette distinction permet de rendre compte d’un paradoxe apparent. Dans les mêmes textes, Bakounine emprunte à Marx l’histoire de la mise en place du mode de production capitaliste, exposée par le Manifeste et par l’Adresse inaugurale de 1864, et montre qu’il doit son apparition à la dissolution des corporations et à la prétendue « émancipation » des campagnes [49], mais soutient que l’exploitation capitaliste repose sur le droit d’héritage. C’est qu’il convient de distinguer les conditions d’apparition de ce mode de production (ses origines historiques) de la manière dont il fonctionne. S’il est vrai que l’État moderne et ses institutions juridiques obéissent aux exigences de la production capitaliste, il est tout aussi vrai que cette dernière a généré les conditions de sa conservation, en faisant par exemple garantir le droit d’héritage par l’État.

Cette critique du matérialisme historique comme réductionnisme économique permet à Bakounine de répondre à l’accusation d’apolitisme qui est formulée contre les anarchistes. On pouvait en effet reprocher à ces derniers une incohérence entre leur renoncement à l’action politique et leur dénonciation du rôle joué par l’État dans l’exploitation des masses. En 1872, Bakounine peut retourner l’argument : non seulement la position anarchiste est cohérente, parce qu’elle n’est pas apolitique, mais antipolitique, et prend acte des effets en retour de l’État moderne sur les conditions historiques de son apparition, mais c’est finalement la position présumée des marxistes qui contient une contradiction, puisque ces derniers, tout en soulignant unilatéralement les déterminations économiques, recommandent au prolétariat de prendre le contrôle de l’appareil d’État. En toute rigueur, c’est la position attribuée à Marx (en fait celle de Lassalle) qui devrait mener à l’apolitisme, s’il est vrai qu’il suffit d’attendre d’une transformation des conditions économiques la fin de la domination politique.

DEUX TYPES MILITANTS

La manière dont Bakounine rend compte de son expérience de militant dans l’Internationale se comprend dans la continuité de sa position sur la question politique. Au sein de l’AIT, il ne s’oppose pas au fait que des sections désignent des délégués pour les représenter (lui-même a représenté les ouvriers napolitains au congrès de Bâle), mais à ce que le Conseil général de l’Internationale soit promu au rang de centre politique de l’association. Il y a donc une « bonne représentation », à laquelle il est aussi possible d’appliquer le principe du mandat impératif, mais elle présuppose une réorganisation préalable de la société sur des bases socialistes et fédéralistes, dont l’Internationale peut constituer une ébauche si elle ne dégénère pas en organisation bureaucratique et respecte, par le principe de l’autonomie, la diversité des options défendues.

Sur ce point, la Protestation de l’Alliance, rédigée au cours de l’été 1871 en prévision des attaques que le Conseil général ne va pas tarder à mener contre Bakounine et ses amis, contient une analyse précieuse de la bureaucratisation qui guette les organisations ouvrières, et menace d’en faire de nouveaux embryons d’État [51]. Dans ce texte, Bakounine tire les leçons politiques de son expérience de militant de l’Internationale, et en particulier de ses observations sur les membres des Comités genevois [52] : « À force de se sacrifier et de se dévouer, ils se sont fait du commandement une douce habitude, et, par une sorte d’hallucination naturelle et presque inévitable chez tous les gens qui gardent trop longtemps en leurs mains le pouvoir, ils ont fini par s’imaginer qu’ils étaient des hommes indispensables. C’est ainsi qu’imperceptiblement s’est formée, au sein même des sections si franchement populaires des ouvriers du bâtiment, une sorte d’aristocratie gouvernementale. […] Est-il besoin de dire combien cet état de choses est fâcheux pour les sections elles-mêmes ? Il les réduit de plus en plus au néant […]. Avec l’autorité croissante des comités se sont naturellement développées l’indifférence et l’ignorance des sections devant toutes les questions autres que celles des grèves et du paiement des cotisations. […] C’est une conséquence naturelle de l’apathie morale et intellectuelle des sections et cette apathie à son tour est le résultat tout aussi nécessaire de la subordination automatique à laquelle l’autoritarisme des Comités a réduit les sections » [53].

Si l’Internationale genevoise constitue un si bon exemple pour Bakounine, c’est que des individus dépourvus d’ambitions personnelles ont fini par y occuper une position de pouvoir. Il s’agit en effet de militants dévoués à leur tâche, auxquels la base de l’Internationale genevoise prend l’habitude de déléguer les tâches principales. Ces hommes, inévitablement, prennent l’habitude de décider à la place des premiers concernés, dont ils se séparent comme un gouvernement de ses administrés. Ils oublient que c’est dans les masses que réside leur force, et que c’est la masse qui est censée s’élever. Cette séparation progressive entre les délégués et leur base s’entretient elle-même : les délégués se pensent indispensables, ils commencent à regarder de haut leurs camarades, voient en eux une masse amorphe qui doit obéir à leurs consignes. Or c’est précisément le premier effet de cette séparation que de produire l’apathie de la masse et de constituer une aristocratie, qui seule a accès aux questions les plus élevées, qu’elles soient sociales ou politiques. En somme, les sections genevoises ont été enfermées dans un cercle vicieux, l’apathie suscitant l’autoritarisme, qui à son tour entretient l’apathie. Dès lors que la base a des responsables, elle se déresponsabilise [54].

Cette dégénérescence, interne aux sections, se retrouve démultipliée à mesure que l’on s’élève dans les organes dirigeants de la fédération romande. De même que les dirigeants de section constituent un gouvernement de fait sur la masse des militants, le Comité central de Genève a acquis un pouvoir de plus en plus important sur les sections. Bakounine relève les conséquences politiques de ce fonctionnement autoritaire : l’existence d’une aristocratie gouvernementale au sein des sections de Genève a permis que l’Internationale soit mise au service du radicalisme bourgeois à l’occasion des élections. Il y a donc une corrélation entre l’apparition d’un pouvoir autoritaire au sein de l’Internationale et la diffusion de l’idée selon laquelle un soutien à des candidatures bourgeoises qui relaieraient les aspirations ouvrières aurait quelque efficacité. Laissés libres de tout contrôle par leur base, les délégués des Comités finissent par constituer une sorte de bourgeoisie interne, apte à négocier avec la bourgeoisie réelle, et cela quelle que soit leur honnêteté personnelle.

Pour Bakounine, il existe deux moyens pour contrecarrer cette dérive « délégationniste ». Pour éviter que le Comité central n’acquière de l’autorité sur les sections, il importe d’affirmer le principe de l’autonomie des sections. Et au sein de ces dernières, Bakounine remarque que le pouvoir des délégués est remis en cause lorsque sont organisées des assemblées générales, au cours desquelles les délégués ne peuvent pas décider entre eux de ce que fera toute la section, mais sont contraints par la masse, qui délibère et élabore collectivement ses propres décisions [55]. Dans une assemblée générale, il s’agit de substituer à des autorités, par définition ostensibles et officielles, le pouvoir naturel de l’influence. Bakounine conçoit le rôle de l’Internationale tout entière au sein des masses ouvrières sur ce modèle. En effet, remarque-t-il, on pourrait opposer à la légitimité de l’Internationale le fait qu’elle regroupe en son sein une minorité du prolétariat international et donc qu’elle n’a pas vocation à le représenter, voire qu’en prenant la parole en son nom, elle s’érigerait elle-même en pouvoir sur les ouvriers de tous les pays. Or, pour mener ses combats, l’Internationale n’use que de deux moyens, certes pas toujours légaux, mais légitimes : la propagande en direction des ouvriers et leur organisation de classe [56]. Au sein du mouvement ouvrier, l’Internationale exerce son influence de la même manière que la société secrète est censée accomplir sa tâche au lendemain de la révolution : sans contraintes et par la seule influence de la propagande.

La conception bakouninienne de l’action révolutionnaire repose ainsi sur un modèle de diffusion d’influence à partir d’un foyer. Le petit groupe aux convictions révolutionnaires les plus affirmées, quel que soit son nom (Alliance, officielle ou secrète, Fraternité internationale), diffuse ses principes dans l’Internationale, laquelle à son tour diffuse ses principes au sein du prolétariat de tous les pays. On notera qu’en proposant des procédures formelles concrètes (assemblée générale seule apte à décider, autonomie des sections), Bakounine prémunit mieux l’Internationale contre les dérives autoritaires que ses sociétés secrètes. Mais c’est qu’en la matière, il est aiguillonné par le conflit avec Marx, dont il interprète le communisme comme une manière de résoudre la question sociale par l’État, et donc comme une théorie politique qui préconise la prise du pouvoir par les urnes (ce en quoi elle se distingue du blanquisme).

Si tout dialogue a été impossible entre Marx et Bakounine, ce n’est pas seulement en raison de l’antipathie que les deux hommes éprouvaient l’un pour l’autre, mais aussi parce qu’ils ne parlaient pas du même lieu ni de la même chose – ce qui ne signifie pas pour autant que leurs conceptions politiques soient en quelque manière réconciliables. Lorsqu’il réfléchit d’une manière critique sur son parcours militant, Bakounine évoque le fonctionnement quotidien des sections de l’Internationale, là où Marx cherche à penser la possibilité d’une action politique propre à la classe ouvrière. Comprendre ce que les pratiques politiques bakouninienne et marxienne au sein de l’Internationale ont d’irréconciliable, mais aussi les raisons pour lesquelles elles n’ont jamais pu parvenir à l’intelligence réciproque implique qu’on prenne en compte la différence des positions et des objets de réflexion des deux auteurs. Le problème de Marx est de parvenir à penser les conditions d’une action politique autonome du prolétariat. Cette autonomie ne signifie pas seulement la constitution du prolétariat en parti distinct de tous les autres partis, mais aussi la création de formes politiques nouvelles – c’est le rôle historique que Marx fait jouer à la Commune de Paris. Le questionnement de Bakounine s’articule quant à lui autour du risque de réapparition de formes de domination politique au sein même des organisations qui sont censées œuvrer à l’émancipation du prolétariat.


NOTES

[1]Bakounine, Rapports personnels avec Marx, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Champ Libre, 1974, pp. 119-130. Pour faire justice à l’interprétation psychologisante des rapports entre Marx et Bakounine, voir aussi la lettre de Bakounine à Herzen du 28 octobre 1869, qui annonce que la lutte avec Marx interviendra « sur une question de principe » et non pour des raisons personnelles, in Michel Bakounine, Le Socialisme libertaire, Paris, Denoël, 1973, p. 216.

[2]Les limites d’une démarche simplement comparative et la nécessité d’une confrontation des pratiques entre Marx et Bakounine ont cependant été soulignées par Gaetano Manfredonia, « En partant du débat Marx, Proudhon, Bakounine », Revue Contretemps n° 6, février 2003, pp. 88-100.

[3]En effet, l’AIT ne fédère que des sections ou des fédérations locales. Par ailleurs, le programme de l’Alliance, lors de sa demande collective d’adhésion à l’AIT, comprenait la mention de l’égalisation des classes et des individus, d’où la remarque suivante de Marx : il ne s’agit pas d’égaliser les classes, mais de les supprimer. Sur ces questions, voir la brochure du Conseil général de 1872, Les prétendues scissions dans l’Internationale, p. 7-9 (citée in M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 271-272 – pour le texte complet, voir Marx et Engels, Textes sur l’organisation, Paris, Spartacus, 1970.) Dans sa lettre à Marx du 22 décembre 1868, Bakounine lui donne raison et explique cette confusion de vocabulaire par la nécessité d’avoir à convaincre l’auditoire bourgeois de la Ligue de la Paix et de la Liberté.

[4]Lettre à Engels du 15 décembre 1868, in Marx et Engels, Correspondance, t. IX, Paris, Editions Sociales, 1983, p. 395.

[5]D’où aussi l’idée selon laquelle Bakounine aurait souhaité que le siège du Conseil général soit transféré en Suisse, alors que le révolutionnaire russe dit explicitement le contraire : il est favorable à la réduction des pouvoirs du Conseil général et ne cherche pas à le placer sous son influence. Voir la Communication confidentielle rédigée par Marx au nom du Conseil général et adressée aux sections allemandes de l’Internationale (traduite en français sur http :// www. marxists. org/ francais/ marx/ works/ 00/ parti/ kmpc058. htm).

[6]Marx à Engels le 27 juillet 1869 (Correspondance, t. X, op. cit., p. 150). On retrouvera ces accusations dans la circulaire de mai 1872 du Conseil général de l’AIT sur Les prétendues scissions dans l’Internationale.

[7]Pour Marx, il était superflu de placer la suppression du droit d’héritage dans le programme de l’Internationale, les conditions juridiques de l’exploitation étant censées disparaître avec cette exploitation elle-même. Voir à ce propos la Communication confidentielle, qui qualifie la proposition adoptée à Bâle de « vieillerie saint-simonienne », et les exposés de Marx sur le droit d’héritage au Conseil général en juillet 1869, traduits dans les Cahiers de l’I.S.E.A., n° 152, Série S, août 1964, pp. 199-212.

[8]Marx à Engels le 14 mars 1869, in Correspondance, t. X, Paris, Editions Sociales, 1984, pp. 51-52.

[9]Sur ces deux points, voir George Haupt, « La confrontation de Marx et de Bakounine dans la Première Internationale : la phase initiale », in Jacques Catteau (dir.), Bakounine – Combats et débats, Paris, Institut d’études slaves, 1977, pp. 133-142.

[10]Parmi ces éléments compromettants, les relations de Bakounine avec le jeune Netchaïev occupent une place de choix. Marx avait d’abord tenté d’utiliser le jeune militant russe Serno-Solovievitch, mais celui-ci en avait informé Bakounine (voir lettre de Marx à Engels du 13 janvier 1869). En revanche, il trouvera dans la personne de Nicolas Outine un informateur dévoué, animé d’une haine tenace pour Bakounine.

[11]Contrairement à ce que suggère Arthur Lehning (« Introduction », in M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. XLI), le débat sur la participation aux élections n’a pas tant sa source dans la traduction fautive du troisième considérant des statuts de l’Internationale en français (omission des mots « comme moyens » dans le considérant : « l’émancipation des classes ouvrières est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ») que dans la manière d’interpréter le « mouvement politique » en question, d’autant que lorsqu’il cite les considérants, Bakounine cite une traduction exacte et maintient néanmoins ses positions abstentionnistes en matière électorale.

[12]Ceux-ci quitteront l’Internationale au congrès de La Haye avec le sentiment d’avoir été utilisés. Les blanquistes souhaitaient que l’Internationale constitue une avant-garde pour le prolétariat révolutionnaire et qu’en son sein, le Conseil général soit une sorte d’état-major.

[13]Comme le signale Arthur Lehning, « l’Adresse, presque inconnue en France, n’avait jamais été discutée par un congrès et ne pouvait être considérée comme un programme fondamental » (« Introduction », op. cit., p. XLIII).

[14]Cette résolution devient à La Haye l’ajout aux statuts d’un article 7a : « Dans sa lutte contre le pouvoir uni des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir en tant que classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct et opposé à tous les anciens partis politiques créés par les classes possédantes. Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la Révolution sociale et de sa fin suprême : l'abolition des classes. La coalition des forces de la classe ouvrière, déjà obtenue par la lutte économique, doit ainsi lui servir de levier dans sa lutte contre le Pouvoir politique de ses exploiteurs. Puisque les seigneurs de la terre et du capital utilisent toujours leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et pour subjuguer le travail, la conquête du Pouvoir politique est devenu le grand devoir du prolétariat ».

[15]Sur les grandes et petites manœuvres auxquelles donna lieu le congrès de La Haye, voir l’introduction d’Arthur Lehning au volume III des Œuvres complètes de Bakounine.

[16]Outre La Guerre civile en France, voir la lettre de Marx à Schweitzer du 13 octobre 1868 (Marx et Engels, La Socialdémocratie allemande, Paris, UGE, 1975, pp. 50-53). La critique des tendances lassalliennes au sein de la social-démocratie allemande est reprise dans la Critique du programme de Gotha en 1875.

[17]Dans l’article sur « l’indifférentisme politique » qu’il fait paraître dans le Almanacco Repubblicano per l'anno 1874 (Karl Marx, Friedrich Engels, Werke, Band 18, Berlin, Dietz Verlag, 1973, pp. 299-304), Marx caricature ainsi la position des anarchistes : « Il n’est pas permis à la classe ouvrière de se constituer en parti politique, il ne lui est permis sous aucun prétexte d’entreprendre une action politique, parce que le combat contre l’État signifie la reconnaissance de l’État, et c’est en contradiction avec les principes éternels ! » (traduction personnelle).

[18]Cette série d’articles se trouve dans Michel Bakounine, Le Socialisme libertaire, op. cit., pp. 159-181. Bakounine s’y réfère trois ans plus tard (Œuvres complètes, op. cit, t. III, p. 73 [121-122]) (les chiffres entre crochets indiquent la page du manuscrit) pour souligner la continuité de ses positions.

[19]Voir la série d’articles La Montagne, où Bakounine tente de déjouer ces manœuvres (Le Socialisme libertaire, op. cit., pp. 141-158)

[20]Ibid., p. 162 : « S’ils avaient arboré le drapeau d’un système politique ou antireligieux, loin d’unir les ouvriers de l’Europe, ils les auraient encore plus divisés […]. D’ailleurs, il existe encore une trop grande différence entre les degrés de développement industriel, politique, intellectuel et moral des masses ouvrières dans les différents pays, pour qu’il soit possible de les unir aujourd’hui par un seul et même programme politique et antireligieux. Poser un tel programme comme celui de l’Internationale, en faire une condition absolue d’entrée dans cette Association, ce serait vouloir organiser une secte, non une association universelle, ce serait tuer l’Internationale. ».

[21]Ibid., pp. 163-164.

[22]Ibid., pp. 164-165.

[23]M. Bakounine, Protestation de l’Alliance, p. 24. Le manuscrit complet de ce texte ne se trouve que sur le CD-Rom édité par l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam : Bakounine, Œuvres complètes, Amsterdam, 2000 (la pagination indiquée est celle du manuscrit). Un an plus tard, s’adressant aux marxistes, Bakounine lance : « Entre votre politique et la nôtre, il y a, en effet, un abîme. La vôtre est une politique positive, la nôtre est toute négative » (Œuvres complètes, op. cit., t. III, p 72 [120] – Bakounine souligne).

[24]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p 173 [7] – Bakounine souligne

[25]Ibid., p. 174 [9-10].

[26]Ibid., p. 171 [4].

[27]Ibid., p. 177 [13-14].

[28]Ibid., p. 184 [24].

[29]L’Internationale « est sortie non de la tête ou de la volonté d’un ou de quelques individus, mais du sein même du prolétariat » (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p 129).

[30]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p 178 [15].

[31]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p 80 [135]: « Si c’est être mystique et rêveur que de s’imaginer que l’Internationale contient en germe toute l’organisation de la société humaine future, nous nous avouons humblement et mystiques et rêveurs ».

[32]Lettre à Schweitzer du 13 octobre 1868 (souligné par Marx).

[33]Voir la fin de la première section de la Critique du programme de Gotha: « L'action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l'existence de l'Association internationale des travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d'un organe central; tentative qui, par l'impulsion qu'elle a donnée, a eu des suites durables, mais qui, sous sa première forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de la Commune de Paris ».

[34]Cité par Arthur Lehning, « Introduction », op. cit., pp. 341-342.

[35]Celui-ci tient en sept points : athéisme, égalité politique, sociale et économique, égalité des moyens de développement pour chaque individu (moyens d’entretien, d’éducation et d’instruction identiques pour tous), république sociale, disparition des États « dans l’union universelle des libres associations, tant agricoles qu’industrielles », solidarité internationale des travailleurs comme base de toute politique, principe de fédération libre pour que s’unissent les associations locales. On pourrait comparer cette conception des rapports entre l’AIT et l’Alliance à la situation qui prévaudra plus tard en Espagne entre la CNT et la FAI.

[36]Voir les Statuts secrets de l’Alliance rédigés à l’automne 1868 et Fraternité internationale. Programme et objet (fin 1868).

[37]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 237 : « Mais si nous sommes des anarchistes, demanderez-vous, de quel droit voulons-nous agir sur le peuple et par quels moyens le ferons-nous ? Rejetant toute autorité, à l’aide de quel pouvoir ou plutôt de quelle force dirigerons-nous la révolution populaire ? Au moyen d’une force invisible qui n’aura aucun caractère public et qui ne s’imposera à personne; au moyen de la dictature collective de notre organisation qui sera d’autant plus puissante qu’elle restera invisible, non déclarée et sera privée de tout droit et rôle officiels » (Bakounine souligne). Il y a une évidente faiblesse politique de Bakounine sur ce point : ce qui empêche cette force invisible de devenir une nouvelle source de domination, c’est simplement… sa moralité et son programme : « Ces groupes, ne désirant rien pour eux-mêmes, ni profits, ni honneurs, ni autorité, seront en mesure de diriger le mouvement populaire envers et contre tous les ambitieux, désunis et dressés les uns contre les autres, et de l’acheminer vers la réalisation aussi intégrale que possible de l’idéal social et économique, et vers l’organisation de la liberté populaire la plus complète. Voilà ce que j’appelle la dictature collective de l’organisation secrète » (ibid., p. 238 – Bakounine souligne).

[38]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 28.

[39]D’où aussi l’insistance, dès 1869, sur la coopération (voir l’article « De la coopération » in Michel Bakounine, Le socialisme libertaire, op. cit., pp. 191-197) et sur les caisses de résistance, qui préfigurent la solidarité au sein de la société post-révolution-naire. Ces deux thèmes sont repris dans la Protestation de l’Alliance, op. cit. pp. 32-33.

[40]Cette critique devient plus aiguisée dès lors que Bakounine milite dans l’AIT : il ne s’agit plus seulement d’attaquer le caractère artificiel de la centralisation, opposée à la libre fédération comme continuité du mouvement naturel, mais de reconnaître le rôle à la fois administratif et répressif de l’État dans l’exploitation. Parallèlement, la vision politique de Bakounine s’infléchit, le fédéralisme économique tendant à supplanter le fédéralisme simplement politique.

[41]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 168 : « La soi-disant représentation populaire par une Assemblée centraliste quelconque, même élue par le suffrage universel et dans les circonstances en apparence les plus favorables pour le rendre sincère, sera toujours plus ou moins une fiction; et qui dit fiction, dit mensonge » (Bakounine souligne).

[42]Ibid., p. 169.

[43]Hors de ce cadre, le suffrage universel lui-même est sans valeur : « le suffrage universel, non organisé par différentes et libres associations ouvrières, mais exercé par l’agrégation mécanique des millions d’individus qui forment la totalité d’une nation, est un moyen excellent pour opprimer et ruiner le peuple au nom même et sous le prétexte d’une soi-disant volonté populaire. » (ibid., p. 189 [57-58]).

[44]Ibid., p. 170.

[45]Ibid., p. 174.

[46]Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, t. 2, Paris, UGE, 1975, p. 379.

[47]Marx ajoute : « Avec la propriété collective, disparaît la prétendue volonté du peuple, pour faire place à la volonté réelle de la coopérative » (id.).

[48]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. III, pp. 162-163 [29]. On trouve déjà cette analyse dans la suite inédite de la Protestation de l’Alliance datée d’août 1871 (disponible uniquement sur le CD-Rom M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., p. 7 du manuscrit).

[49]M. Bakounine, Œuvres complètes, op. cit., t. I, pp. 220-226

[51]Il est cependant frappant que Bakounine délaisse l’objet initial de son manuscrit (la défense de l’Alliance) pour attaquer sur la question de la bureaucratisation, sans se poser la question de l’éventuel embryon de bureaucratie que pourraient constituer ses sociétés secrètes.

[52]Bakounine prolonge dans ces pages les enseignements que le militant russe Serno-Solovievitch, décédé prématurément, avait tirés des grèves du bâtiment à Genève.

[53]Protestation de l’Alliance, op. cit., pp. 4-5 du manuscrit.

[54]On trouve une analyse de ce passage dans Marc Vuilleumier, « Bakounine et le mouvement ouvrier de son temps », in Jacques Catteau (dir.), Bakounine – Combats et débats, op. cit., p. 124.

[55]Sur l’éloge des assemblées générales comme moyen par excellence de rétablir la démocratie et sur la défense du principe de l’autonomie des sections, Protestation de l’Alliance, op. cit., pp. 11-12.

[56]Ibid., pp. 70-78.