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Origine : http://www.sens-public.org/spip.php?article131
L’objet
de cette intervention est de confronter les textes écrits par
Marx et par Bakounine à l’occasion de la guerre franco-allemande
de 1870-71 et de la Commune de Paris. Ce choix n’est celui d’une
période que pour autant que celle-ci est apparue aux deux auteurs
comme un moment de crise à la fois politique et géopolitique.
Avec la guerre franco-allemande et la Commune de Paris se superposent
en effet ces deux dimensions belliqueuses que sont la guerre internationale
et la guerre civile, la guerre entre Etats et la guerre entre
classes sociales pour la conquête de l’Etat ou pour sa destruction.
Les textes suscités par cet épisode historique permettent d’analyser
à nouveaux frais le différend entre Marx et Bakounine sur la question
de l’Etat : dans l’opposition bakouninienne, à propos de la défense
nationale, entre les moyens ordinaires (ceux de l’Etat) et les
moyens extraordinaires (ceux de la guerre révolutionnaire), mais
aussi dans l’analyse marxienne de la Commune de Paris comme destruction
immédiate de l’Etat, s’esquissent à la fois une exigence pratique,
celle de l’invention de nouvelles formes politiques, et une exigence
théorique, celle de comprendre le statut de ces formes dans l’histoire.
L'objet
de cette intervention est de confronter les textes écrits par
Marx et par Bakounine à l'occasion de la guerre franco-allemande
de 1870-71 et de la Commune de Paris. Ce choix n'est celui d'une
période que pour autant que celle-ci est apparue aux deux auteurs
comme un moment de crise à la fois politique et géopolitique.
Avec la guerre franco-allemande et la Commune de Paris se superposent
en effet ces deux dimensions belliqueuses que sont la guerre internationale
et la guerre civile, la guerre entre Etats et la guerre entre
classes sociales pour la conquête de l'Etat ou pour sa destruction.
Les textes suscités par cet épisode historique permettent d'analyser
à nouveaux frais le différend entre Marx et Bakounine sur la question
de l'Etat : dans l'opposition bakouninienne, à propos de la défense
nationale, entre les moyens ordinaires (ceux de l'Etat) et les
moyens extraordinaires (ceux de la guerre révolutionnaire), mais
aussi dans l'analyse marxienne de la Commune de Paris comme destruction
immédiate de l'Etat, s'esquissent à la fois une exigence pratique,
celle de l'invention de nouvelles formes politiques, et une exigence
théorique, celle de comprendre le statut de ces formes dans l'histoire.[[Textes
utilisés : Marx, La guerre civile en France, Paris, Editions sociales,
1968. Bakounine, Œuvres complètes, Paris, Champ Libre, 1979, vol.
VII, « La guerre franco-allemande et la révolution sociale ».]]
L'objet
de cette contribution n'est pas de comparer des doctrines mais
de confronter des pratiques. Les textes suscités chez Marx et
Bakounine par la guerre franco-allemande permettent une telle
confrontation en tant qu'à l'occasion de ce conflit, les deux
auteurs vont travailler sur une même matière historique et journalistique,
commenter les mêmes déclarations, les mêmes compte-rendus
de presse et les mêmes événements, et tenter, à leur manière,
d'avoir prise sur le cours de l'histoire. Curieusement, semblable
confrontation, avec tout ce qu'elle implique de dialogique, de
conflictuel et éventuellement d'interminable n'a guère été entreprise,
que ce soit par les commentateurs ou par les deux auteurs eux-mêmes
[[Les limites d'une démarche simplement comparative et la nécessité
d'une confrontation des pratiques entre Marx et Bakounine ont
notamment été soulignés par Gaetano Manfredonia, « En partant
du débat Marx, Proudhon, Bakounine » (Contretemps n° 6, février
2003, p. 88-100).]].
Hostilité,
prévention et ignorance réciproque sont sans doute les termes
qui qualifient le mieux les rapports entre Marx et Bakounine en
1870 : pour se connaître depuis près de trente ans, les deux figures
de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) ne s'en
détestent pas moins, de sorte qu'au moment de la guerre franco-allemande
aucun des deux ne va prendre connaissance des textes produits
par l'autre. Ainsi, Marx va ignorer les deux brochures publiées
dans lesquelles Bakounine proposait son analyse de la guerre franco-allemande
- et à plus forte raison le manuscrit rédigé à Marseille par le
même Bakounine, mais jamais publié de son vivant [[Il s'agit de
la Lettre à un Français (août - septembre 1870), de L'Empire knouto-germanique
et la révolution sociale (novembre 1870 - avril 1871) et du manuscrit
sans titre sur La situation politique en France (octobre 1870).
La Lettre et la Situation ont été publiées au volume VII des Œuvres
complètes, Paris, Champ Libre et L'Empire au volume VIII. Afin
de ne pas alourdir l'appareil de notes, je renvoie à cette édition
par un chiffre romain qui désigne le volume et un chiffre arabe
qui désigne la page de ce volume.]]. Quant à Bakounine, dans ces
textes, il ne fera jamais allusion aux trois adresses rédigées
par Marx au nom du Conseil Général de l'AIT et il faut supposer qu'il ne les a pas lues [[Ces trois
adresses ont été publiées sous le titre de la troisième, La guerre
civile en France, Paris, Editions Sociales, 1968. Le volume XI
de la correspondance de Marx et Engels en est le complément indispensable.]].
Les
commentateurs de Marx et de Bakounine dupliquent le plus souvent
l'hostilité qui a prévalu entre les deux auteurs et se contentent
en général de réduire leur différend à une opposition de principes
(socialisme autoritaire contre socialisme libertaire - socialisme
scientifique contre anarchisme petit-bourgeois), sans que soit
prise au sérieux la nature politique de ce différend et la manière
dont il s'incarne dans un rapport pratique à l'événement. Mon
hypothèse sera précisément qu'une confrontation entre les pratiques
marxienne et bakouninienne à l'occasion de la guerre franco-allemande
permet en retour de réévaluer le clivage doctrinal. Cela implique
bien entendu de rompre avec ce qui est l'attitude la plus courante
des commentateurs de Marx et de Bakounine, à savoir la défense
aveugle d'un auteur contre un autre, la déformation de la réalité
historique et l'ignorance délibérée des textes [[Le récit tardif
par Engels du rôle joué par Bakounine dans l'insurrection lyonnaise
de septembre 1870 en fournit le meilleur exemple : quoique truffé
d'inexactitudes et de racontars, il a été repris par presque tous
les commentateurs de Marx (jusqu'à son plus récent biographe)
qui ne se donnent en général pas la peine d'en vérifier l'exactitude,
ni de lire les textes qui ont accompagné l'engagement de Bakounine
à cette époque. Sur ce point, voir l'introduction d'Arthur Lehning
au vol. VII des Œuvres complètes. Ce dernier n'est d'ailleurs
pas en reste, qui cite à l'envi les textes les plus de Marx les
plus hostiles à la France et à la Russie mais passe sous silence
l'éloge de la Commune.]].
Car
confronter des pratiques, c'est encore avoir affaire à des textes,
à condition de prendre acte de leur nature dissemblable. Alors
que Marx délivre une analyse complète de cette période de crise
après la chute de la Commune [[ La guerre civile en France est
datée du 30 mai 1871.]], faisant ainsi œuvre d'historien immédiat,
Bakounine compose ses textes conjointement à l'action à laquelle
ils invitent : ceux-ci apparaissent ainsi comme des textes d'intervention,
politiques dans la dimension la plus pratique du mot, ils préparent
une action ou en tirent les leçons. On ne trouve guère d'équivalent
à cette forme d'écriture chez Marx que dans les deux premières
Adresses et dans la correspondance.
{{{
1. Guerre nationale et guerre civile : Bakounine et la nature
dialectique des mécanismes guerriers }}}
Comment
une pratique politique peut-elle avoir prise sur le cours de événements
? En quoi ces derniers se prêtent-ils à une intervention ? Le
principal point commun des pratiques politiques marxienne et bakouninienne,
c'est qu'elles s'inscrivent dans une prise en compte du caractère
dialectique du devenir historique. Seulement, là où Marx va interpréter
la guerre franco-allemande comme l'accoucheuse de la nation allemande,
Bakounine va chercher à explorer les potentialités pratiques du
processus dialectique inhérent à ce conflit [[« J'ai en tête tout
un plan » annonce Bakounine à Ogarev
dès le 11 août 1870 (Œuvres complètes, vol. VII, p. 284).]].
Cette
enquête dialectique sur la guerre se développe chez le révolutionnaire
russe dans un dédoublement entre guerre nationale et guerre civile.
Les deux points sur lesquels va s'appuyer l'intervention de Bakounine
au moment de la guerre franco-allemande sont 1) que ce conflit
entre Etats peut se transformer en une guerre révolutionnaire
des peuples contre les Etats, et 2) que pour des raisons de salut
national, et non simplement d'opportunité révolutionnaire, il
le doit. La France étant vaincue sur le plan militaire, plan qui
est celui des forces régulières, Bakounine en vient à envisager
qu'elle puisse être sauvée par un soulèvement général de la population
contre l'envahisseur. Ce soulèvement, Bakounine le décrit comme
une réaction organique : ce doit être une « immense convulsion
», une « organisation spontanée », et lorsqu'il se demande si
le peuple français en est capable, Bakounine répond que c'est
là une question de physiologie historique nationale.
On observe,
en particulier dans la Lettre à un Français, tout un jeu dans
les modèles conceptuels mobilisés, tour à tour mécanique, organique
et dialectique. Pour Bakounine, la dimension strictement mécanique
de la guerre est propre à l'Etat et celui-ci ne peut mobiliser
que des moyens réguliers : à s'en tenir à cette dimension, la
France a perdu la guerre. En revanche, l'usage de forces irrégulières
(que l'Etat ne peut que paralyser) est décrit comme un mouvement
vital du peuple. Mais l'usage de ce vocabulaire vitaliste ne répond
pas tant à un souci d'échapper à la rationalité mécanique du rapport
de forces qu'à saisir les potentialités pratiques d'un événement
en sortant de la dimension du face à face, en appréhendant les
processus dialectiques qui y sont à l'œuvre.
C'est
ainsi que vers la fin de la Lettre, Bakounine se fait une objection
(VII, 59) : une tentative de soulèvement armé de la population,
en ce qu'elle serait synonyme de révolution sociale, ne ferait
qu'ajouter la guerre civile en France à la guerre entre l'Allemagne
et la France et par conséquent nuirait à la défense nationale
(l'union fait la force [[ Cet adage est discuté au début du manuscrit
sur La situation politique en France. Bakounine le considère inapplicable
à la France de 1870 : l'union est impossible parce qu'elle présuppose
une identité de buts (la défense à outrance) qui ne se trouve
pas entre les classes sociales.]]). Dès lors, en raison même de
son patriotisme, la classe ouvrière elle-même rejetterait l'idée
d'un soulèvement contre la nouvelle république bourgeoise. Cette
objection intervient après que Bakounine a longuement montré que
l'organisation étatique de la nouvelle république, héritée de
l'Empire, était incapable de pourvoir aux fins de la défense nationale
et que seule une guerre où partisans et armée régulière réorganisée
uniraient leurs efforts serait en mesure de sauver le pays. Il
s'agit donc d'un argument ultime : le soulèvement préconisé par
Bakounine, quand bien même il éviterait la paralysie des forces
irrégulières par l'Etat, serait lui aussi voué à l'échec en ce
qu'il diviserait la nation, l'affaiblirait au moment où elle a
besoin d'être unie pour résister à l'envahisseur prussien.
La réponse
de Bakounine va consister en un éloge de la guerre civile. Dans
le manuscrit sur La situation politique en France, Bakounine parlera
également du « prétexte spécieux que la révolution produirait
la division et que cette division pourrait servir les Prussiens.
» (VII, 186). Pour Bakounine, deux facteurs expliquent les succès
allemands : d'une part la passion pathologique de l'unité et de
la grandeur nationales, sorte de fièvre qu'a aussi connue la France
par le passé mais qui finira par retomber ; d'autre part le caractère
rôdé de la machine étatique allemande (VII, 62-63). Mais, objecte
Bakounine, « la machine administrative, si excellente qu'elle
soit, n'est jamais la vie du peuple ; c'en est au contraire la
négation absolue et directe. Donc la force qu'elle produit n'est
jamais naturelle, organique, populaire, - c'est au contraire une
force toute mécanique et toute artificielle. - Une fois brisée,
elle ne se renouvelle pas d'elle-même, et sa reconstruction devient
excessivement difficile. » (VII, 63)
Or la
guerre civile, selon Bakounine, peut venir perturber cette suprématie
momentanée en introduisant un élément de vitalité, le grain de
sable de la vie du peuple dans la machine étatique. Pour penser
cette introduction de la vie sous les formes de la division, Bakounine
va avoir recours à des développements d'allure hégélienne qui
semblent calquer des passages de la Phénoménologie de l'Esprit
consacrés à la lutte des Lumières contre la croyance. Hegel montre
dans le passage en question que la victoire des Lumières sur la
croyance s'est manifestée de la manière suivante : « un parti
ne fait la preuve qu'il est le parti vainqueur qu'en se décomposant
en deux partis ; il montre en effet en cela qu'il possède chez
lui-même le principe qu'il combattait, et qu'il a aboli par là
même l'unilatéralité dans laquelle il entrait en scène antérieurement
[[Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, trad. Lefebvre p. 385.]].
» Dans ce passage, Hegel applique à l'histoire des idées le rôle
que tient la négativité dans sa logique et dans sa biologie (on
n'est vivant que parce qu'on est mortel). En essayant de justifier
son point de vue, Bakounine utilise précisément des schémas dialectiques
de ce genre : une nation qui ne connaît pas la division ne vit
pas, la négativité est un ferment de vitalité intérieure, elle
seule peut produire le passage de l'instinct à l'esprit. Seule
la division peut faire par exemple que la masse indifférenciée
des paysans devienne une collectivité libre (VII, 60).
Cet
éloge de la guerre civile soulève, on s'en doute un certain nombre
de difficultés. Le développement d'allure hégélienne sur lequel
il s'appuie ne relève-t-il pas de l'acte de foi dialectique ?
On a vu que la division à l'intérieur d'un camp, désigné par Hegel
comme celui du négatif (les Lumières sont le point culminant de
la culture, laquelle est l'Esprit rendu étranger à lui-même),
était la preuve de son triomphe sur l'autre camp en ce que la
différence essentielle, interne, prenait le pas sur la contradiction
extérieure, devenue contingente, qu'elle dépassait. Que pourrait
signifier ici le fait que l'opposition interne à la France prenne
le pas sur l'opposition avec l'Allemagne ? N'est-ce pas pire si
cela signifie que les divisions internes prennent le pas sur les
nécessités de la défense nationale ? Surgit en effet une difficulté
supplémentaire : les protagonistes d'une guerre peuvent-ils être
considérés de la même manière qu'on considère, dans la Phénoménologie
de l'Esprit, la croyance et les Lumières, ou comme des partis
qui incarnent des principes politiques ?
Cette
assimilation à laquelle procède Bakounine dans le texte de la
Lettre, selon laquelle la France vaut comme parti de la révolution
et la Prusse comme parti de l'Etat, peut s'autoriser de la conception
hégélienne de l'esprit d'un peuple à condition d'en délaisser
la littéralité. Ce que perdrait en effet l'Europe (et donc l'Allemagne
elle-même) avec une victoire de la Prusse, ce serait cette « grande
nature historique française » dont les peuples d'Europe ont coutume
d'attendre le signal pour un déclenchement de la révolution (VII,
82). L'adoption d'un point de vue de dialecticien sur le conflit
n'empêche donc pas un choix des camps qui, s'il n'est pas simplement
le choix d'un protagoniste contre un autre, et encore moins le
choix d'un peuple contre un autre, est solidaire d'une lecture
de l'histoire universelle dont les peuples sont les acteurs différenciés.
La confrontation
avec des thématiques marxiennes contemporaines s'avère ici fructueuse.
On se rend compte en effet que Marx et Bakounine vont tirer d'un
diagnostic assez semblable des conséquences pratiques radicalement
différentes. Ce diagnostic est le suivant : la victoire militaire
de la Prusse signifie d'une part l'unification allemande sous
la bannière prussienne et d'autre part, du point de vue de la
« géopolitique du mouvement ouvrier » l'intronisation du prolétariat
allemand en lieu et place du prolétariat français pour mener la
révolution sociale en Europe. On le trouve chez Marx qui, dans
sa lettre à Engels du 20 juillet 1870, explique que cette guerre
est une bonne chose pour l'Allemagne en ce qu'elle doit en hâter
l'unification (malheureusement sous la bannière prussienne), et
par suite en ce qu'elle doit permettre la centralisation du pouvoir
et de la classe ouvrière : « Les Français ont besoin d'une raclée.
Si les Prussiens l'emportent, la centralisation du pouvoir d'Etat
favorisera la centralisation de la classe ouvrière allemande.
» Et Marx ajoute que cette guerre va assurer la suprématie du
prolétariat allemand en Europe : « la suprématie allemande déplacerait
le centre de gravité du mouvement ouvrier ouest-européen en le
transférant en Allemagne et on n'a qu'à comparer le mouvement
dans les deux pays, de 1866 à aujourd'hui [1870], pour constater
que la classe ouvrière allemande est supérieure à la française,
tant sur le plan théorique que sur celui de l'organisation ; la
suprématie qu'elle a, sur la scène mondiale, sur la classe ouvrière
française, serait en même temps la suprématie de notre théorie
sur celle de Proudhon [[Pour ces deux citations : Marx et Engels,
Correspondance, t. XI, Paris, Editions Sociales, p. 20.]]. »
Bakounine
évalue d'une manière radicalement opposée ces deux éléments d'un
diagnostic qui est par ailleurs commun aux deux auteurs. En premier
lieu, l'existence d'un grand Etat supplémentaire en Europe et
la manière dont s'opère l'unité allemande sont vues comme deux
événements dangereux pour la liberté sur le continent. N'ayant
pas été capables de réaliser eux-mêmes leur unité par la révolution
en 1848, les différents Etats allemands vont se trouver unis d'autorité
sous le joug commun de l'oligarchie militaire prussienne : en
cela, Marx et Bakounine sont d'accord, Marx pensant simplement
qu'il s'agit là au pire d'un mal nécessaire. D'autre part, derrière
la victoire allemande, Bakounine entrevoit la double victoire
d'un militarisme répressif qui ne pourra que nuire à la cause
socialiste en Europe et du marxisme entendu comme théorie de la
prise du pouvoir d'Etat par un parti prétendant représenter le
prolétariat, en somme une double catastrophe [[Voir à ce propos
le passage qui termine la Lettre : « Conséquences d'une victoire
prussienne pour le socialisme. »]]. D'où l'exclamation de la Lettre
à un Français : « Imaginez-vous la Prusse, l'Allemagne de Bismarck,
au lieu de la France de 1793, au lieu de cette France dont nous
avons tous attendu, dont nous attendons encore aujourd'hui l'initiative
de la Révolution sociale ! » (VII, 82) D'où aussi le caractère
très circonstanciel de l'accord entre les deux auteurs, pendant
la période qui va de la déclaration de guerre à la chute de l'Empire,
en faveur d'une défaite des armées françaises [[ En août 1870,
après les premières défaites des armées françaises, Bakounine
écrit ainsi qu'il « souhaite vivement que les Français soient
battus encore une fois. » (VII, p. 3)
et de son côté, Marx, dans sa 1ère Adresse, affirme : «
quel que soit le déroulement de la guerre […] le glas du Second
Empire a déjà sonné à Paris. » (p. 29).]].
L'essentiel
est donc ici de concevoir les choses en termes d'initiative. Bakounine
a en tête un schéma de contagion auquel il donne un fondement
dialectique : un soulèvement révolutionnaire en France, visant
à donner à la république un caractère social, outre qu'il permettrait
de mobiliser des énergies que l'Etat ne peut que paralyser, pourrait
s'exporter en Allemagne [[Dans la Lettre, Bakounine parle p. 64
d'une « anarchie intérieure et nationale aujourd'hui, demain universelle
» et plus haut, p. 13, à propos certes d'une simple proclamation
de la république il affirme : « la révolution aurait immédiatement
gagné l'Italie, l'Espagne, la Belgique, l'Allemagne, et le roi
de Prusse, inquiété sur ses derrières par une révolution allemande
mieux encore que par une armée française, se serait trouvé dans
une position vraiment pitoyable ». Ces idées sont cependant davantage
développées dans La situation politique en France. (VII, p. 182-183).
]], de sorte qu'à la guerre franco-allemande pourrait se substituer
la guerre civile, en France mais aussi à terme en Allemagne, entre
les forces (étatiques et mécaniques) de la réaction et celles
(vitales et anarchiques) de la révolution sociale ; du moins ce
déplacement du conflit pourrait-il affaiblir l'Etat allemand en
cours de constitution en ajoutant à l'ennemi extérieur se basant
sur une tactique de harcèlement un ennemi intérieur qui bloquerait
les velléités de conquête. C'est ce qu'explique le manuscrit sur
La situation politique en France : « en même temps que [la révolution]
les attaquera de face, [elle] les accablera par derrière en soulevant
contre eux les masses révolutionnaires de l'Allemagne. » (VII,
183) En somme, si la France l'emporte sur la Prusse, ce sera en
tant qu'elle joue dans ce conflit le rôle de parti révolutionnaire,
parce qu'elle est l'incarnation d'un principe dont l'histoire
est l'accomplissement progressif.
Pour
des raisons qui tiennent toutes à la perturbation d'un schéma
d'opposition binaire par l'introduction d'autres oppositions qui
le subvertissent, Bakounine affirme donc que la révolution sociale
qu'il propose comme seul moyen pour parvenir au soulèvement capable
de repousser l'envahisseur, que cette révolution sociale n'est
pas à redouter, quand bien même elle mènerait à une phase de guerre
civile.
Les
écrits de Bakounine autour de la guerre franco-allemande s'inscrivent
dans la spécificité historique de ce conflit au sein duquel se
superposent les deux dimensions de la guerre internationale et
de la guerre civile. Contrairement à ce que pourrait laisser penser
une lecture hâtive de la chronologie où la Commune, épisode de
guerre civile, succéderait à une guerre internationale, il apparaît
en effet qu'entre juillet 1870 et mars 1871 le conflit entre les
deux Etats s'est doublé de la possibilité constante d'une guerre
civile dans l'un des deux Etats, comme en témoignent les multiples
tentatives insurrectionnelles à Paris, Lyon et Marseille qui jalonnent
cette période.
2. Politique
et règles de la guerre
On trouve
difficilement d'équivalent chez Marx à cette tentative pour accompagner
l'événement historique que constitue la guerre franco-allemande
dans sa processualité dialectique. Tout au plus suggère-t-il dans
une lettre à Engels puis dans sa deuxième adresse qu'il existe
un rapport dialectique dans une guerre entre l'attaque et la défense,
à savoir qu'une guerre défensive peut très bien comporter des
phases offensives [[Lettre à Engels du 17 août 1870, Correspondance,
t. XI, p. 74 : « Kugelmann [qui affirmait ne pas comprendre les
mises en garde de Marx contre une guerre qui deviendrait offensive
de la part de la Prusse] confond guerre défensive et opérations
militaires défensives. Ainsi donc, si un type m'agresse dans la
rue, je ne peux que parer ses coups, mais non l'assommer, parce
que du coup je deviendrais agresseur. Ce manque de dialectique
transparaît chez ces gens-là à chaque mot. » On retrouve exactement
la même idée dans la 2ème adresse, datée du 9 septembre 1870,
Marx reconnaissant au futur empereur Guillaume qu'une « guerre
défensive peut, certes, ne pas exclure des opérations militaires
dictées par les ''événements militaires'' » (p. 33) mais la formulation
en est atténuée du fait que la guerre, du côté de la Prusse, est
clairement devenue offensive.]]. Mais il ne s'agit là que d'une
remarque marginale, qui plus est sur un terrain (la chose militaire)
où c'est bien davantage Engels qui excelle [[Engels, qui tenait
une chronique des événements militaires dans la revue Pall Mall, était surnommé « général
Staff » dans la famille Marx.]]. C'est que Marx réserve ses cartouches
dialectiques à l'analyse de la signification historique de la
guerre franco-allemande, bien plus qu'à l'événement lui-même.
Pour lui, le conflit représente l'effectuation d'un processus
historique, à la fois pour l'Allemagne et pour la classe ouvrière.
Quant au processus de la guerre elle-même, il n'est jamais question
d'en infléchir le cours en suscitant telle ou telle initiative
révolutionnaire. La guerre franco-allemande entre dans un processus
révolutionnaire plus large en centralisant la classe ouvrière
allemande, en en faisant le moteur de la classe ouvrière européenne
et en dotant par là-même cette dernière d'une théorie plus puissante.
En faisant
l'éloge de la centralisation comme un moment dialectique, une
médiation historique qui fait le jeu de la classe ouvrière, Marx
demeure fidèle à une conception jacobine de la politique pour
laquelle l'existence d'un Etat centralisé favorise l'action révolutionnaire
du prolétariat. Et c'est précisément ce statut que Bakounine refuse
lorsqu'il met en garde ses lecteurs contre le danger du nouvel
Etat allemand en cours de constitution. On retrouve ce même clivage
dans les recommandations adressées par Marx et Bakounine au prolétariat
français après la proclamation de la république à Paris. Alors
qu'il est devenu clair pour Marx comme pour Bakounine 1) que la
guerre prétendument défensive de la Prusse est devenue une guerre
de conquête visant à obtenir de la France l'Alsace-Lorraine et
de substantielles réparations de guerre, 2) que la bourgeoisie
française préfère une victoire prussienne à l'installation d'une
république à caractère social, Marx conseille aux ouvriers français
de profiter de la liberté républicaine pour s'organiser en tant
que classe et de faire leur devoir, c'est-à-dire de défendre leur
patrie au sein des armées républicaines.
Avant
de voir en quoi Bakounine va rompre avec cette pratique jacobine
entendue comme action médiatisée par la centralisation étatique,
il importe de considérer les conditions de cette rupture. Elles
tiennent essentiellement dans une analyse en situation que Bakounine
produit sur la situation politique en France [[ Bakounine a coutume
d'accompagner son action de textes qu'il qualifie lui-même de
« situations » : Situation de la Russie (1849), Situation de l'Italie
(1865 et 1867), etc.]]. Cette analyse vise à exhiber le caractère
extraordinaire de la situation historique et à montrer qu'elle
se prête à des menées révolutionnaires. La Lettre et surtout le
manuscrit de Marseille insistent sur ce point, avec parfois quelque
excès : « C'est que nous ne vivons pas en temps ordinaire. Nous
vivons au milieu de la plus terrible commotion politique et sociale
qui ait jamais secoué le monde ; commotion salutaire et qui deviendra
le commencement d'une vie nouvelle pour la France, pour le monde,
si la France triomphe. Commotion fatale et mortelle, si la France
succombe. » (VII, 179). Pour Bakounine la situation est critique,
au sens médical du terme : dans un cas la cause de la liberté
est perdue pour 50 ans en Europe, dans l'autre c'est un monde
nouveau qui peut naître. En ce sens, James Guillaume, le compagnon
que Bakounine a chargé d'imprimer sa Lettre à un Français, a été
plutôt bien inspiré de glisser dans le titre la notion de crise
[[James Guillaume a publié la Lettre à un Français sous le titre
Lettres à un Français sur la crise actuelle, amputant le manuscrit
de Bakounine et ajoutant des passages de sa propre facture. Dans
une lettre à Alphonse Esquiros du 20
octobre 1870, Bakounine dira de son texte qu'il a été « châtré
».]].
Mais
précisément, cette situation, qu'a-t-elle d'extraordinaire ? Les
éléments de réponse qui se trouvent dans les textes de Bakounine
peuvent être rassemblés autour de trois axes directeurs, qui tous
ont à voir avec les projets activistes de Bakounine. En premier
lieu, la guerre franco-allemande est extraordinaire par son enjeu.
Avec la chute de l'Empire, la guerre change de nature. Sur ce
point, Marx et Bakounine sont d'accord. En revanche, ils divergent
lorsqu'il s'agit de dire en quoi ce changement consiste. Marx
considère en effet que c'est l'agresseur qui a changé mais que
cette guerre reste une guerre classique, entre deux Etats : guerre
d'agression de l'Empire français contre la Prusse de Bismarck,
le conflit est devenu, après le 4 septembre, une agression de
l'Empire bismarckien contre la République française [[Dans la
1ère Adresse, écrite peu après la déclaration de guerre de la
France à la Prusse, Marx considère en effet que la guerre, du
côté allemand, est strictement défensive, même s'il est conscient
des risques qu'elle perde ce caractère pour se transformer en
opération conquérante. Prenant en cela au mot les déclarations
des autorités prussiennes, Marx estime que la guerre changerait
de nature si elle se poursuivait au-delà d'une chute de l'Empire.]].
Les citations que j'ai données des textes de Bakounine permettent
de s'apercevoir que le révolutionnaire russe porte un tout autre
regard sur ce changement. Pour lui, il ne s'agit plus d'une guerre
entre Etats (pour laquelle il importait sans doute peu de savoir
si l'Empire était l'agresseur ou si cette agression avait été
sciemment provoquée) mais d'une guerre de l'Etat allemand contre
le peuple français. Ce qui est à redouter, c'est « la mort de
la France, comme grande nature nationale », d'un peuple qui a
montré quel était son esprit dans les attaques répétées contre
« toutes les autorités consacrées et fortifiées par l'histoire,
toutes les puissances du ciel et de la terre… » (VII, 82). Lorsque
Bakounine va préconiser un soulèvement général de la population
pour repousser l'envahisseur, la question de la régularité du
conflit ne se posera donc plus : celle-ci ne peut être posée que
dans le cas où deux Etats s'affrontent, mais pas lorsqu'un Etat
a pour ennemi un peuple en tant que tel. Pour excessif qu'il paraisse
[[Cette idée d'une guerre, non plus entre Etats mais entre nations,
Marx ne la mobilise, dans la 2ème Adresse, que pour mettre en
garde contre l'expansionnisme des « patriotes teutons » qui risque
de mener l'Allemagne « à une autre guerre ''défensive'', non pas
une de ces guerre ''localisées'' d'invention récente, mais une
guerre de races, une guerre contre les races latines et slaves
coalisées » (p. 37) : Marx a ici en vue l'alliance inéluctable
de la France et de la Russie au cas où l'Allemagne annexerait
l'Alsace et la Lorraine.]], ce premier élément de l'analyse bakouninienne
n'en joue pas moins un rôle déterminant puisqu'il va permettre
de penser l'usage de forces irrégulières, de groupes de partisans
contre l'envahisseur. En analysant ainsi le changement de nature
qui affecte la guerre franco-allemande, Bakounine rejette sur
l'Etat prussien la responsabilité de toute sortie hors de la régularité
: ce ne sont pas les groupes de corps francs qui rompent avec
les règles de la guerre, mais bien l'Etat prussien lorsqu'il s'en
prend non plus à un Etat, mais à une nation [[On retrouvera cette
manière de rejeter sur l'adversaire la responsabilité du saut
dans la guerre civile dans La guerre civile en France : ce que
Marx reproche rétrospectivement aux Communards, ce n'est pas tant
d'avoir refusé de déclencher une guerre civile que de n'avoir
pas aperçu que la guerre civile avait déjà été déclenchée par
Thiers : « dans sa répugnance à accepter la guerre civile engagée
par Thiers avec sa tentative d'effraction nocturne à Montmartre,
le Comité central commit, cette fois, une faute décisive en ne
marchant pas aussitôt sur Versailles, alors entièrement sans défense,
et en mettant ainsi fin aux complots de Thiers et de ses ruraux.
» (p. 57)]].
C'est
aussi vers cette sortie de la régularité que nous oriente le second
élément que Bakounine repère comme extraordinaire à l'occasion
de la guerre franco-allemande, à savoir le caractère désormais
inopérant des moyens réguliers et ordinaires qui sont ceux de
l'Etat, comme instrument au service de la défense nationale. Tout
l'effort de Bakounine dans ces textes consiste en effet à montrer,
non pas qu'il faudrait s'attaquer à l'Etat pour l'anéantir, mais
que cet Etat, eu égard à ce que l'on doit en attendre, est déjà
anéanti et qu'aux fins de la défense nationale, il reste à se
débarrasser de son cadavre comme d'un objet encombrant qui paralyse
l'action spontanée de la population. Il s'agit en fait de prendre
acte de la chute de l'Empire, de reconnaître que la machine administrative
dont hérite la république est celle de l'Empire et de montrer
que l'on ne peut rien faire de cet héritage napoléonien pour défendre
le pays, sinon le liquider. Bakounine examine successivement les
trois ressources dont peut disposer un Etat pour faire face à
un envahisseur, à savoir une armée, une administration et des
finances.
Or sur
ces trois points, l'Etat napoléonien est exsangue : « La France
n'a plus une seule armée organisée, régulière, à opposer aux Prussiens
», remarque Bakounine dans le manuscrit de Marseille (VII, 169),
mais surtout, il est impossible d'en recomposer une à partir du
corps d'officiers qu'elle possède car ceux-ci, ayant servi sous
l'Empire de police contre le peuple sont inaptes à le commander.
L'administration reste, après le 4 septembre, l'administration
impériale : en tant qu'administration, note Bakounine, elle aurait
au mieux pu faire aussi bien que Moltke et Bismarck (bâtir une
puissance mécanique au détriment de la liberté du peuple), seulement
ceux qui la composent n'ont eu d'autre préoccupation que de se
servir de l'Etat pour s'enrichir personnellement. Enfin les caisses
de cet Etat ont été vidées par la clique de Napoléon III et il n'y plus d'argent pour acheter des armes.
La machine étatique dont on prétend se servir comme d'un instrument
du défense du pays a donc été construite à des fins de pillage
et de répression interne : du point de vue de la défense nationale,
elle est devenue un obstacle qui paralyse les forces de la nation.
La situation
militaire de Paris constitue la troisième composante du diagnostic
que prononce Bakounine sur le caractère extraordinaire du moment
historique. Après les défaites des armées impériales dans l'est
de la France et la chute de Napoléon III, les armées allemandes
progressent rapidement vers Paris dont l'encerclement apparaît
vite inéluctable. Pour Bakounine, cette situation rend impossible
toute prise d'initiative de la part du prolétariat parisien, qui
doit tout entier se consacrer à la tâche de la défense de Paris.
Ainsi la ville qui en France est habituellement à la source des
initiatives révolutionnaires, se trouve paralysée par un siège
qui la rend incapable d'initiatives de ce genre. Cela donne lieu
dans le manuscrit sur La situation politique en France à une prosopopée
de Paris où celui-ci se dessaisit solennellement de son droit
historique à l'initiative révolutionnaire au profit de la province
(VII, 166-167). A la déchéance de fait de l'Etat s'ajoute donc
la paralysie de son centre de décision historique.
Le caractère
éminemment politique des textes que Bakounine consacre à la guerre
franco-allemande apparaît très clairement lorsque sur la base
de ce diagnostic, le révolutionnaire russe en vient à proposer
les moyens qu'il estime appropriés à la situation, à savoir des
moyens eux-mêmes extraordinaires. La défense nationale exige une
sortie radicale de l'habitude de gouverner (caractéristique d'un
usage des moyens réguliers) vers un mode d'action politique qui
consiste à user de moyens extraordinaires. On retrouvera ces derniers
dans la manière dont Bakounine conçoit sa participation à la tentative
insurrectionnelle de Lyon [[Sur cet épisode, on se référera à
l'introduction d'Arthur Lehning au vol.
VII des Œuvres complètes et aux précieuses mises au point qu'elle
contient.]]
En premier
lieu, toute action qui se proposerait véritablement comme objectif
la défense nationale par la guerre à outrance (mission qu'a reçue
le nouveau gouvernement républicain) doit prendre acte de l'incapacité
dans laquelle se trouve Paris de jouer son rôle de capitale. Pour
Bakounine, Lyon (ou à défaut Marseille) est tout particulièrement
indiquée pour amorcer une véritable campagne de défense du territoire
français [[Engels semble partager ce point de vue lorsqu'il écrit
à Marx le 15 août 1870 : « Néanmoins un gouvernement révolutionnaire,
s'il arrive bientôt, ne doit pas jeter le manche après la cognée.
Mais il devra abandonner Paris à son sort et continuer la guerre
à partir du sud. Rien ne dit qu'il ne pourra tenir jusqu'à ce
que des armes soient achetées et de nouvelles armées organisées
qui permettent de repousser l'ennemi progressivement jusqu'à la
frontière. […] Mais si cela ne se produit pas bientôt, la comédie
est finie. » Correspondance, t. XI, p. 70.]].
Cette
préférence tient à des considérations militaires (Lyon contrôle
l'entrée du couloir rhodanien), mais aussi et surtout politiques
(Lyon est la ville dans laquelle Bakounine peut compter sur un
grand nombre de militants de l'Internationale qui partagent ses
vues) et sociales (il s'agit d'une ville ouvrière). Ce faisant,
Bakounine ne rompt pas avec l'idée d'une action qui partirait
d'un centre, mais celui-ci se trouve choisi bien davantage en
fonction de la présence en son sein d'une classe ouvrière nombreuse
et consciente, qu'en fonction de sa qualité de centre de décision
politique. Bakounine considère en effet que l'initiative révolutionnaire
appartient nécessairement au prolétariat des villes. Seule cette
classe unit les deux éléments nécessaires que sont l'énergie ou
la vitalité et la conscience et se trouve ainsi dotée d'une véritable
capacité politique.
En effet,
la bourgeoisie de 1870 n'est pas celle de 1793 : elle a bien la
conscience mais elle est dépourvue, depuis 1848, de toute capacité
révolutionnaire car elle s'est enlisée dans ses intérêts au point
de leur sacrifier le salut de la nation (ce pourquoi Bakounine
la désigne comme la Prusse de l'intérieur). Désormais acculée
à la réaction, l'aspect financier des mesures indispensables à
la défense nationale ne peut que lui déplaire : elle n'est pas
prête à sacrifier son capital pour la patrie car elle n'a de patrie
que le capital, tout en ayant besoin de la patrie politique qu'est
l'Etat pour conserver sa suprématie (VII, 150). Quand bien même
la bourgeoisie, selon Bakounine, ne trahirait pas sciemment, elle
trahit de fait en se montrant incapable de comprendre quoi que
ce soit « en dehors de l'Etat, en dehors des moyens réguliers
de l'Etat [[On trouve des considérations semblables dans une lettre
de Marx du 19 octobre 1870 : « je dois vous dire que, d'après
les informations que j'ai reçues de France, la bourgeoisie préfère
au total la conquête prussienne à la victoire d'une république
à tendances socialistes » (Correspondance, t. XI, p. 117). Manque
cependant, chez Marx, l'idée que seule une telle république serait
à même d'éviter cette conquête.]]. » (VII, 45)
Quant
au peuple des campagnes, il dispose bien de cette énergie mais
il lui manque une conscience claire de ses intérêts, conscience
que le prolétariat des villes doit lui apporter pour qu'il accepte
de se mobiliser à ses côtés. Bakounine consacre à ce dernier point
une partie importante de la Lettre, celle précisément où il en
vient à défendre la guerre civile comme ferment de vitalité. Il
s'agit là d'une question à la fois épineuse et cruciale : épineuse
parce que la France des campagnes a été le principal soutien de
la réaction depuis 1848 (et c'est elle qui gonflera quelques mois
plus tard les rangs des Versaillais) et cruciale parce que la
France est encore un pays à majorité rurale.
Les
recommandations de Bakounine à l'usage des ouvriers des villes
sont caractéristiques de sa conception de la révolution : il s'agit
que les paysans aient intérêt au triomphe de la révolution, et
pour cela que celle-ci concède toute une série d'avantages aux
paysans, de même que la révolution de 1789 a conquis leur soutien
en leur permettant d'acheter les biens du clergé. Bakounine s'affirme
à ce propos partisan des « faits révolutionnaires » (plutôt que
des « décrets révolutionnaires », VII, 50), une expression qui
condense l'idée d'un fait accompli qui s'impose au droit et devient
difficilement réversible et l'idée du fait comme résultat d'un
faire, d'un acte (au sens allemand du mot Tat).
C'est en ce sens et en ce sens seulement que l'on peut parler
chez Bakounine de propagande par le fait, étant entendu qu'il
estime pouvoir tirer cette pratique d'une expérience historique,
celle de la révolution française qui vaut dès lors comme réservoir
d'expériences révolutionnaires pour des leçons politiques, et
non comme modèle mythique de ce qu'il conviendrait de faire [[Cette
idée de gagner les campagnes à la cause d'une révolution dans
les villes, Marx en fera l'éloge dans La guerre civile en France
à propos de la Commune en estimant que « trois mois de libre communication
entre le Paris de la Commune et les provinces » auraient pu amener
« un soulèvement général des paysans » (p. 71). Pour cela, il
se basera d'une part sur une analyse de la mentalité paysanne
(hostilité aux grands propriétaires, appât du gain, deux éléments
que Bakounine avaient soulignées) et d'autre part sur un exposé
des mesures envisagées par la Commune, deux composantes par lesquelles
son exposé rejoint les perspectives ouvertes par Bakounine dans
la Lettre.]].
L'ensemble
des mesures préconisées par Bakounine dessine une politique contre
le politique qui consiste dans l'action immédiate du peuple, indépendamment
de l'Etat, action qui coïncide selon lui avec la révolution sociale.
L'union qui se dessine ainsi entre révolution sociale et renouveau
national n'est possible que parce que Bakounine estime que la
patriotisme ne se retreint pas au culte de l'organisation étatique
mais pense que la nation, débarrassée de la structure étatique,
demeure un fait historique ; dans la Lettre, il affirme ainsi
: « en dehors de l'organisation artificielle de l'Etat, il n'y
a dans une nation que le peuple ; donc la France ne peut être
sauvée que par l'action immédiate, NON POLITIQUE, du peuple [[On
n'est pas loin d'un tel vocabulaire chez le Marx de La guerre
civile en France qui affirmera de la Commune qu'elle était la
seule à pouvoir réussir la régénération de la France après la
défaite contre les armées allemandes.]]. » (VII, 20). Le problème
est alors que la population, « rentrée en possession d'elle-même
», selon les termes de l'affiche rouge placardée à Lyon à la veille
de la tentative d'insurrection, prenne en main sa propre défense
comme nation.
D'un
point de vue militaire, cela signifie d'une part que ce qui reste
de forces régulières soit réorganisé par l'élection des sous-officiers
et des officiers (VII, 159-160) et d'autre part que ces forces
soient épaulées par des groupes de partisans [[La notion de partisan,
que Carl Schmitt a érigé en objet théorique dans sa Théorie du
partisan, n'est guère présente dans les textes du Bakounine de
cette époque : il n'emploie qu'à une seule reprise l'expression
« guerre de partisans » (VII, 19 : la résistance à l'invasion
prussienne implique « une formidable guerre de partisans, de guérillas,
de brigands et de brigandes si cela devenait nécessaire »), en
revanche il mentionne plusieurs fois les corps francs et la nécessité
qu'ils échappent au commandement de la bourgeoisie (voir VII,
19, 23, 159 et VIII, 25-26).. La tactique de la guerre de partisans
était notamment prônée par le général Cluseret et soutenue par
des militants internationalistes comme Eugène Varlin, un proche
de Bakounine.]] (VII, 17) s'organisant eux-mêmes autour de comités
de salut de la France à l'échelle communale. D'un point de vue
administratif, cela signifie la liquidation de l'administration
centralisée léguée par Napoléon III, l'élection de tous les fonctionnaires
à l'échelon local et la libre association entre communes, départements
et provinces. Enfin, d'un point de vue financier, cette réorganisation
sociale signifie la mise à la disposition de la défense nationale
des biens de la bourgeoisie pour financer l'armement du peuple.
Pour Bakounine, une telle révolution serait de nature à libérer
les énergies que l'Etat bonapartiste a rendu impuissantes.
Il ne
fait guère de doute que de telles idées s'étaient développées
au sein de l'Internationale en France, sous l'influence conjuguée
du communalisme de la Révolution française, de la pensée de Proudhon
et des débats internes à l'Internationale. On les retrouvera d'ailleurs
dans l'œuvre de la Commune de Paris. Il apparaît alors que Bakounine
a cherché à penser la possibilité d'une action politique dans
des termes qu'il partageait avec certains membres de l'Internationale
à Lyon et à Paris [[Pour cette raison, la question du rôle précis
joué par Bakounine dans l'insurrection lyonnaise du 28 septembre
1870 n'a peut-être qu'un intérêt biographique : que telle proclamation
ait une allure bakouninienne n'a rien de bien étonnant si l'on
songe que ce sont peut-être les textes de Bakounine qui ont l'allure
de certaines proclamations de l'Internationale en France.]]. Ce
qui lui est propre en revanche, c'est le souci d'émanciper cette
action d'un modèle jacobin. Ce souci se marque non seulement par
l'abandon du paradigme de la révolution parisienne, mais aussi
par le fait que l'action envisagée ne vise pas une prise de contrôle
de la tête de l'Etat (le gouvernement provisoire et ses lieux
de résidence successifs, Tours et Bordeaux) mais un lieu social
capable d'être à la source d'une initiative révolutionnaire.
3. De
la guerre à la Commune, et retour
La lecture
de la 2ème Adresse donne la mesure de ce qui pouvait déplaire
à Marx dans les tentatives projetées par Bakounine. Marx y lance
cette mise en garde au prolétariat français : « Toute tentative
de renverser le nouveau gouvernement, quand l'ennemi frappe presque
aux portes de Paris, serait une folie désespérée. » Mais derrière
cette mise en garde se lit en filigrane le choix d'un mode d'action
: tout en reconnaissant que « les ouvriers français doivent remplir
leur devoir de citoyens » en participant à la défense nationale,
Marx les prévient contre toute tentation de « se laisser entraîner
par les souvenirs nationaux de 1792. » En somme, la guerre n'est
pas le moment pour contester son pouvoir à la bourgeoisie. Il
s'agit pour les ouvriers français, « calmement et résolument »
de « profiter de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement
à leur propre organisation de classe » (p. 39) : une telle position,
explicitement attentiste, se distingue nettement de celle soutenue
par Bakounine, non seulement parce qu'elle fait appel au calme
contre l'impatience de l'action qui conduit à des folies désespérées,
mais aussi et surtout parce qu'elle est sous-tendue par une vision
fondamentalement jacobine de la politique où l'objectif demeure
la prise de contrôle ou l'anéantissement volontaire du pouvoir
d'Etat.
Cette
position, je me propose à présent de l'interroger non plus depuis
son dehors bakouninien, mais à partir de l'évolution que manifeste
le texte de La guerre civile en France. Quelques mois après avoir
écrit que « toute tentative de renverser le nouveau gouvernement,
quand l'ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une
folie désespérée », alors que l'armistice a été conclu mais que
les troupes allemandes se trouvent toujours autour de Paris, éclate
le soulèvement qui va donner naissance à la Commune. Marx exprime
immédiatement pour cette tentative une vive admiration, au point
de prendre le contre-pied de ses recommandations de septembre
1870 ; ainsi dans la lettre à Kugelmann du 12 avril 1871 : « voilà
qu'ils se soulèvent, sous la menace des baïonnettes prussiennes,
comme si l'ennemi n'était pas toujours aux portes de Paris, comme
s'il n'y avait pas eu de guerre entre la France et l'Allemagne
! L'histoire ne connaît pas d'autre exemple de pareille grandeur
[[Correspondance, t. XI, p. 183.]] ! »
Rien
d'étonnant dès lors à ce que l'on trouve dans La guerre civile
en France un ensemble de corrections qui portent sur le déroulement
de la guerre franco-allemande, sur la conjoncture politique et
sur l'œuvre accomplie par la Commune et qui méritent toutes d'être
confrontées aux analyses proposées par Bakounine quelques mois
plus tôt.
Dans
la première partie de ce texte, Marx se livre à une attaque virulente
contre le gouvernement de la Défense nationale, en s'appuyant
sur le fait que la position de classe de la bourgeoisie l'a entraînée
de fait à choisir la défaite plutôt que la victoire par le peuple
en armes car « Paris armé, c'était la révolution armée » et «
une victoire de Paris sur l'agresseur prussien aurait été une
victoire de l'ouvrier français sur le capitaliste français. »
Cette analyse, par laquelle commence La Guerre civile en France,
valide dans une large mesure les points de vue développés par
Bakounine dans sa Lettre à un Français : la bourgeoisie est opposée
à ce que le peuple soit armé pour assurer lui-même sa défense
car l'armement du peuple signifie la révolution sociale. Manque
certes chez Marx l'idée que la France ne pouvait être sauvée que
par la révolution sociale, mais après la chute de la Commune,
le choix de telle ou telle tactique n'est plus vraiment d'actualité.
En revanche, Marx insiste bien sur le fait que « dans ce conflit
entre le devoir national et l'intérêt de classe, le gouvernement
de la Défense nationale », représentant de la bourgeoisie, « n'a
pas hésité un seul instant : il s'est transformé en un gouvernement
de la Défection nationale », et il étaye assez longuement cette
affirmation.
Que
faire dès lors de la position défendue dans l'Adresse de septembre
1870, qui recommandait l'union avec la bourgeoisie dans la défense
nationale et une position d'attente de la part du prolétariat
français ? Et que faire réciproquement de la position défendue
par Bakounine dans les textes sur la guerre franco-allemande,
qui préconisaient un soulèvement immédiat du prolétariat pour
la défense nationale ? Toutes deux semblent avoir été invalidées
par les faits, l'une parce qu'elle a reposé sur une trop grande
confiance dans le patriotisme du gouvernement de la défense nationale,
l'autre parce qu'elle a trop présumé de la volonté du prolétariat
français d'en finir avec ce gouvernement.
Un examen
attentif des deux pratiques politiques qui s'affrontent ici permet
à la fois d'évacuer un certain nombre d'oppositions superficielles
et de cerner les spécificités de chacune d'entre elles. On trouve
en effet chez Bakounine un équivalent aux consignes attentistes
lancées par Marx, à ceci près qu'elles sont adressées au seul
prolétariat parisien : celui-ci, selon Bakounine, doit être uniquement
préoccupé de la défense de Paris et ne peut donc prendre la direction
d'un soulèvement révolutionnaire. A posteriori, dans l'une des
rares lettres contemporaines de la Commune qui n'ait pas sombré
avec cette dernière, Bakounine souligne même que les Internationaux
de Paris, « pendant le siège, ont réussi […] à s'organiser et
de cette façon […] ont mis sur pied une force considérable [[Lettre
à V. Ozerov et N. Ogarev du 5 avril 1871, Œuvres complètes, VII, p. 327. A cette
lettre était jointe une longue lettre à Varlin (également mentionnée
dans le calepin de Bakounine) qui est perdue. On trouve une remarque
allant dans le même sens dans les Trois conférences faites aux
ouvriers du Val de Saint-Imier (VII, p. 245) de mai 1871.]]. »
Pour qu'on puisse voir là une validation du conseil marxien recommandant,
lui, au prolétariat français dans son ensemble de profiter de
la liberté républicaine pour s'organiser, il faudrait cependant
que ce conseil ne s'adresse qu'au prolétariat parisien. Ce qui
ressort de ces précisions, c'est alors la conception jacobine
que se fait Marx de l'action politique : que le prolétariat profite
de la liberté républicaine pour s'organiser ne signifie rien d'autre
que se préparer à engager une action visant un centre de décision
politique. On se souvient que c'était dans la même optique que
Marx voyait comme une bonne chose la victoire prussienne et l'unification
de l'Allemagne qui s'ensuivrait.
Cette
conception, Bakounine lui-même reconnaît qu'elle est (malheureusement)
ancrée dans la mentalité de la classe ouvrière française et il
ne tarde par à voir en elle l'une des principales raisons de la
défaite inéluctable de la Commune : « à Paris, de trop nombreux
hommes énergiques et capables se sont concentrés, si nombreux
que je crains qu'ils n'arrivent à se gêner les uns les autres.
Par contre, en province, il n'y a personne. Si on en a encore
le temps, il faudra insister pour que de Paris on envoie en province
le plus possible de délégués vraiment révolutionnaires [[Ibid.,
p. 328.]]. » Cela signifie-t-il pour autant que la Commune invalide
le diagnostic bakouninien sur l'incapacité dans laquelle se trouvait
Paris d'être désormais la source d'initiatives révolutionnaires,
et inversement sur la capacité de la province à prendre le relais
? Même si l'on tient compte du fait que ce diagnostic a été prononcé
dans le contexte particulier de la guerre franco-allemande (qui
rendait de fait la capitale impuissante), il n'en reste pas moins
que Bakounine, dans les textes de cette époque, semblait considérer
qu'indépendamment de cette conjoncture, la prochaine révolution
française partirait de la province : sous-estimant peut-être le
poids des traditions centralisatrices, il n'a pas vu que Paris
serait en fait le siège de la dernière des tentatives révolutionnaires.
De même il s'est trompé en pensant que le prolétariat parviendrait
à faire coïncider ses intérêts de classe et son patriotisme, en
imaginant que la révolution sociale pourrait prendre argument
de la défense nationale. Pourtant, il apparaît que c'est davantage
l'optimisme volontaire de Bakounine qui a été mis en échec au
cours de cet épisode historique, plutôt que la pertinence de ses
analyses : la Commune a bien été vaincue faute d'avoir pu s'attirer
les faveurs de la province. Tout le paradoxe du mouvement communard
est en effet d'avoir voulu en finir avec l'Etat centralisé légué
par l'histoire depuis Paris, centre hypertrophié de cet Etat,
mais d'avoir sans doute été entravé par le poids encombrant de
ce legs historique.
On ne
peut dès lors s'empêcher de confronter cette erreur à l'analyse
conjoncturelle produite par Marx au début de la guerre. Après
la Commune et la disparition (le plus souvent physique) des représentants
en France de l'Internationale, le caractère bénéfique de la victoire
de l'Allemagne pour le mouvement ouvrier européen apparaît en
effet bien moins clairement. D'une manière rétrospective, apparaît
en revanche plus clairement l'optimisme dialectique d'un Marx
conférant à la guerre franco-allemande un statut de médiation
dans un processus historique de résistance de plus en plus puissante,
consciente et structurée au système capitaliste. Tout autant que
l'optimisme de la volonté qui s'exprime chez Bakounine, cet optimisme
dialectique ressort ébranlé par sa confrontation avec l'épreuve
de l'histoire.
L'examen
des rapports entre classes et nations aboutit à une conclusion
assez analogue. On se souvient que Marx recommandait en septembre
1870 au prolétariat français de faire passer les intérêts de classe
dans ce qu'ils avaient d'immédiat après le devoir civique de la
défense de la patrie, ce qui signifiait une alliance de circonstance
avec la bourgeoisie. Cette recommandation permet ensuite à Marx
de dénoncer la trahison de la bourgeoisie, celle-ci ayant préféré
son parti à sa patrie, mais elle implique aussi que la république
bourgeoise vienne médiatiser les intérêts du prolétariat, de telle
sorte qu'en renonçant à leurs intérêts immédiats, les ouvriers
français travaillent à la satisfaction de leurs intérêts médiats,
à savoir leur organisation en parti au sein de la république,
qui devrait leur permettre de conquérir le pouvoir d'Etat. En
revanche pour Bakounine, dire que la bourgeoisie allait préférer
la victoire des Prussiens aux mesure nécessaires à la victoire,
c'était aussitôt dire que les intérêts du prolétariat (français
mais aussi international) coïncidaient immédiatement avec les
objectifs de la défense nationale. Cette coïncidence s'appuie,
plus encore que chez Marx, sur une conception d'allure hégélienne
du Volkgeist, du peuple comme entité
spirituelle dotée d'une mission historique. C'est cela qui lui
permet de penser la guerre franco-allemande sur le mode de la
guerre civile : d'une certaine manière, la Prusse, c'est l'alliance
de la bourgeoisie et de l'appareil militaire, alors que la France
incarne la cause du prolétariat international.
Finalement,
confronter les deux pratiques politiques de Marx et de Bakounine
à l'occasion de la guerre franco-allemande, c'est aboutir à ce
qui est considéré comme le nœud du différend entre les deux auteurs,
à ce qui est aussi au cœur du texte de La guerre civile en France,
au statut de la médiation étatique. L'éloge de la Commune que
prononce Marx dans la troisième partie de ce texte corrige en
effet plusieurs points fondamentaux de ce qui caractérisait sa
politique depuis le Manifeste du parti communiste. Pour Marx,
la Commune a montré que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter
de prendre tel quel l'appareil d'Etat et de le faire fonctionner
pour son propre compte. » Et dans la lettre à Kugelmann du 12
avril 1871, Marx affirme que la révolution ne doit pas, « comme
cela s'est produit jusqu'ici, faire changer l'appareil bureaucratico-militaire
de main, mais le briser. » Et d'ajouter que cela ne vaut pas seulement
pour la France mais que « c'est la condition préalable de toute
véritable révolution populaire sur le continent. C'est bien là
d'ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens. »
Or, selon le Manifeste, « la première étape dans la révolution
ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante
», ce qui devait permettre à ce dernier d' « arracher petit à
petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous
les instruments de production entre les mains de l'Etat. » (ch.
II).
La correction
apportée par Marx à cette question en 1871 est le fruit d'un intérêt
pour la dimension spécifique du politique, intérêt qui s'adosse
à une analyse de l'Etat que l'histoire a permis d'affiner. En
effet, l'Etat ne peut plus être réduit à sa dimension d'instrument
de coercition d'une classe par une autre, quelles que soient ces
classes. L'Etat, entendu comme « pouvoir centralisé […] avec ses
organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie,
clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division
systématique et hiérarchique du travail », a d'abord été l'instrument
de lutte de la bourgeoisie contre le système féodal, avant de
prendre, dans la première moitié du XIXème
siècle, « le caractère d'un pouvoir public organisé aux fins d'asservissement
social, d'un appareil de domination de classe » (p. 60) ; Marx
parle aussi à ce propos « d'engin de guerre national du capital
contre le travail » (p. 61). En somme, l'Etat ne tire pas son
existence de l'existence d'une pluralité de classes antagonistes
en général : il est l'œuvre de la bourgeoisie pour qui il fut
d'abord un instrument de lutte contre le féodalisme, avant de
se transformer, après la Révolution française, « en un moyen d'asservir
le travail au capital. »
Sur
le fond de ce développement historique sur la genèse de l'Etat
moderne, Marx propose une analyse de l'œuvre politique de la Commune,
une œuvre qui se présente comme l'antithèse du régime impérial,
forme ultime de l'Etat bourgeois. Dans des pages qui rappellent
les projets de Bakounine lors de la guerre franco-allemande, Marx
montre à cet effet comment la Commune a pu annihiler les différents
organes du pouvoir centralisé de l'Etat, qu'il s'agisse de l'armée,
à laquelle on substitue le peuple en armes, de la police, de l'ensemble
de la fonction publique et de l'appareil judiciaire (avec le principe
de l'élection, de la responsabilité et de la révocabilité permanentes
de leurs membres), des prêtres ou de l'instruction [[Il est tout
à fait significatif que Lénine, dans L'Etat et la révolution,
fasse l'éloge des caractères généraux que Marx attribue à la Commune
(« la forme politique enfin trouvée », la critique du parlementarisme
et de la division des pouvoirs comme division du travail politique,
etc.) mais 1) laisse de côté la signification concrète de ces
caractères (notamment la révocabilité permanente des fonctionnaires,
et pas seulement des représentants) et 2) tende à envisager l'organisation
politique qu'est la Commune comme une simple forme de l'avenir
succédant à une période de transition qui serait, elle, le processus
de destruction de l'Etat moderne, et non comme l'incarnation de
cette destruction elle-même, comme le « fait révolutionnaire »
(pour parler comme Bakounine) de la destruction de l'Etat. ]].
Marx dit de la Commune qu'elle représente une « destruction du
pouvoir d'Etat », celui-ci étant devenu une « excroissance parasitaire
» de la nation ; il dit aussi d'elle qu'elle « brise le pouvoir
d'Etat moderne » (p. 65) et constitue « la forme politique enfin
trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du
travail. » (p. 67) On trouve sous sa plume des formules que Bakounine,
dans ses écrits sur la guerre franco-allemande, de quelques mois
antérieurs, n'aurait pas renié, notamment cette idée que « la
Constitution communale aurait restitué au corps social toutes
les forces jusqu'alors absorbées par l'Etat parasite qui se nourrit
sur la société et en paralyse le libre mouvement » et qu'elle
aurait été, de ce fait, « le point de départ de la régénération
de la France. » (p. 66).
Curieusement,
on ne trouve pas chez Bakounine d'équivalent aux textes de Marx
qui analysent l'œuvre de la Commune : certes le révolutionnaire
russe a été en contact au cours de l'insurrection avec son ami Varlin,
de même il s'affirme « partisan de la Commune de Paris » en tant
que celle-ci constitue « une négation audacieuse, bien prononcée
de l'Etat » (VIII, 293), cependant, plus préoccupé d'action que
d'histoire immédiate, il ne reviendra jamais en détail sur une expérience
historique où les principes qu'il défendait avaient pourtant été
engagés. Rien n'illustre mieux l'écart de perspective qui sépare
irrémédiablement Marx et Bakounine que ce double paradoxe : la meilleure
analyse que Marx ait produite sur la guerre franco-allemande se
trouve dans un texte sur la Commune, et ce que Bakounine a écrit
de plus riche sur la Commune, il faut le chercher dans les textes,
de plusieurs mois antérieurs, consacrés à la guerre franco-allemande.
Jean-Christophe ANGAUT maître de conférences en philosophie,
ENS-LSH (Lyon)
Jean-Christophe ANGAUT a publié :
Bakounine jeune hégélien : la philosophie et son dehors.
Suivi des textes de Bakounine : La réaction en Allemagne
; Lettre à Ruge, 19 janvier 1843 ; Lettre à Ruge,
mai 1843 ; Le communisme. Jean-Christophe Angaut (trad.), Lyon,
ENS Editions, 2007, coll. « La croisée des chemins
».
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