Les commanditaires de cet ouvrage attendaient de nous une sorte de généalogie
de la critique du sport, ils demandaient d'en repérer les prémisses,
d'en identifier les ancêtres les précurseurs) et d'en saisir les filiations.
Comme si ceux qui aujourd'hui dénoncent les méfaits et exactions de
l'institution sportive étaient les mieux placés pour faire l'archéologie
des différentes " critiques " qui ont jalonné l'histoire du sport. On
ne pouvait interpréter cette demande d'exhumation de cadavres autrement
que comme une manière déguisée de dire (ou pire de faire dire) que depuis
fort longtemps (bien avant la théorie marxiste critique du sport), les
méfaits impérialistes du sport avaient déclenché de très vives réactions
et suscité de violentes dénonciations. Finalement " les BROHM "
n'auraient rien inventé, ils ne serviraient que du réchauffé. Ainsi
pour Jean-François BRISSON (rédacteur de l'hebdomadaire
Sports Magazine) " HEBERT l'avait déjà dit " !
Cherchant à désactiver l'aspect révolutionnaire des " récentes critiques
publiées par un professeur d'éducation physique gauchiste, Jean-
Marie BROHM ", il rappelait en 1976 " au révolutionnaire
de service que son réquisitoire avait déjà été prononcé en 1924 par
Georges HEBERT dans un pamphlet intitulé:Le sport contre l'éducation
physique" (1). Opérer de tels amalgames c'est chercher à déprécier
la dimension historique des thèses critiques radicales qui furent développées
dans les années 65-75 (dans la revue Partisans et dans le Chrono Enrayé)
(2) et qui furent clairement énoncées dans le premier numéro, de la
revue Quel Corps ?, au printemps 1975 (3), HEBERT
s'élevait en fait plus contre les " formes extrêmes " et contre la forme
sportive poussée qu'il qualifiait de " déviée ou de dévoyée, exclusive
ou funambulesque ". Pour lui le sport n'était pas mauvais par essence,
il le considérait comme " éducateur, en bien ou en mal, suivant la
façon dont il est conçu et pratiqué " (4). Ses "critiques"
n'étaient en fait que des mises en garde contre les prétendus " excès
" du sport, contre ses " déviations ", ses dérapages et autres
bavures.
Elles dénonçaient une mauvaise utilisation du sport et accusaient seulement
ses " dysfonctionnements ". Maurice BAQUET, lui aussi, soulignera
encore les " dangers physiques et moraux " du sport et s'inquiétera
de " certaines formes de malhonnêteté, de déloyauté (ou de) gangstérisme
" (5).
Il est donc faux de penser que " les partisans du courant sportif ne
voyaient [... ] que les "bons" côtés du sport " et tout aussi
incorrect, car caricatural et totalement réducteur, de dire que "
Jean-Marie BROHM n'en voyait (lui) que les "mauvais" "
(6). C'est ce manichéisme primaire que l'on a trop souvent voulu nous
faire endosser, sans prendre la précaution minimum de préciser les raisons
de ce choix méthodologique. Si ce sont, entre autres, les " bavures
", les " ratés ", les " regrettables excès ",
les accidents, les composantes réactionnaires des discours sur le sport
(et donc effectivement la face peu reluisante de la compétition sportive
et de l'olympisme) qui retiennent l'attention de l'école critique, c'est
pour mettre notamment à jour les contradictions de cette institution,
pour dévoiler ses rouages, montrer son idéologie, pointer ses mystifications
et dénoncer son projet politique. Nous ne faisons pas la collecte des
"mauvais côtés du sport ", comme d'autres ramassent les escargots
après la pluie, pour le plaisir ou pour le sensationnel (un benêt de
service, Pierre LANFRANCHI, nous a récemment comparés à Ici-Paris,
oubliant que si Ici-Paris se délecte des images-chocs des supporters
du Heysel ou de Sheffield s'écrasant, le visage en sang, sur les grillages
de sécurité, nous avons pour notre part disséqué ces événements affligeants,
étudié leur histoire, pour expliquer la nature de ces tueries et l'organisation
des meutes sportives) (7). Ces "accidents" du sport, ne sont
pas de simples erreurs, des "dégénérescences" passagères qui
viendraient seulement ternir l'image du sport, ce ne sont nullement
des monstruosités, des aberrations qui viendraient entacher ponctuellement
l'histoire d'une " idée humaniste ", généreuse et universelle.
Au contraire, une lecture freudienne de ces " effets pervers "
(8) de la compétition sportive nous conduit à les analyser comme des
" actes manqués ", des " lapsus " qui révèlent le sens
caché, le refoulé, de l'entreprise sportive. Les ratés, les actes soi-disant
manqués du système ne sont ni le fruit du hasard, ni dus à une addition
de malencontreuses malchances, ce sont des " actes réussis ",
intentionnels par lesquels s'accomplit la logique sportive. Ils ne sont
pas des à-côtés, des épiphénomènes, des artefacts, mais les symptômes
d'un mal incurable inscrit dans les " gènes " (la genèse) de cette institution,
dans son essence même. La critique freudo-marxiste du sport recherche
l'occulté, elle s'attache à combattre les idées reçues, les "cela-va-de-soi"
(Pierre BOURDIEU), qui peuplent l'idéologie sportive. "une des
propriétés importantes d'un champ, écrit Pierre Bourdieu, réside
dans le fait qu'il renferme de l'impensable, c'est-à-dire des choses
qu'on ne discute même pas [...]. Le plus caché, c'est ce sur quoi tout
le monde est d’accord, tellement d'accord qu'on n'en parle même pas,
ce qui est hors de question, qui va de soi(....)." (9) Les "performances
macabres" (Ivan Illich) de la pratique Sportive mettent à
jour le non-dit de l'institution sportive, elles agissent comme des
révélateurs des "analyseurs", au sens où l'entend
René Lourau: "L'analyseur, parce qu'il déconstruit les rapports
sociaux institutionnalisés, oblige à prendre parti, à ne plus cacher
ce qu'on est [ ] Il révèle les rapports de Pouvoir dissimulés sous l'idéologie
du bien commun et du consensus. C'est cela son effet." (10).
Pour mieux saisir les fossés existants entre les différents types de
critiques et de résistances (mises en gardes, reproches, critiques de
forme et de fond, etc. ), le lecteur pourra se reporter à l'article
de Patrick Bellegarde: "Les résistances au sport" (11).
Cet auteur distingue ainsi
* "la résistance idéologique instituée ", notamment celle de
l'Église et celle du nationalisme. Le sport moderne a d'abord été condamné
parce qu'il venait de l'étranger, il était " d'importation étrangère"!
(l2). Il était immédiatement suspecté et entrait dans un jeu de concurrences
conflictuelles avec les gymnastiques et les techniques du corps déjà
en place.
* "la résistance idéologique instituante théorisée" : dans cette
catégorie Patrick Bellegarde range le travail fourni par Jean-Marie
Brohm et les militants du courant Quel Corps ?. "Cette résistance
à l'institution sportive connue appareil idéologique d'État est avant
tout une résistance qui porte sur les catégories idéologiques de cette
institution. Elle cherche à remettre en cause l'expansion du sport ou
de certaines parties de ce phénomène à partir d'une critique idéologique.
Le sport est maintenant attaqué dans son institué. [...] Cette résistance
organisée, théorisée, est politique" (13). Sous cette même dénomination,
Patrick Bellegarde distingue encore "la résistance idéologique partielle".
L'exemple le plus représentatif serait celui des travaux de Bernard
Jeu dont la "tentative de moralisation du phénomène sportif commence
par la dénonciation de tout ce qui ne va pas dans le sport pour en proposer
le dépassement". Pour l'auteur, " Le travail de Bernard
Jeu est travaillé par de nombreuses contradictions, qui sont le résultat
de ses positions positivistes sur le sport ". Afin de mieux connaître
les analyses de Bernard Jeu, on se reportera à son ouvrage
"Le Sport, la mort, la violence", Paris, Éditions Universitaires,
1975, mais également à son article, " Toute-puissance et immortalité
ou les arrières-pensées du sport ", Ethno-Psychologie, n° 1, 27ème
année, mars 1971. Enfin, il classe ici " la résistance idéologique non
théorisée ", qui regroupe tous les individus rétifs " d'une façon confuse,
sans analyse consciente ", à la pratique sportive et/ou à son spectacle.
Ceux qui trouvent ridicule de se battre pour un ballon, ceux qui considèrent
que tout cela est une perte de temps, ceux qui refusent les catégories
idéologiques et les valeurs que la compétition sportive propose.
* "la résistance libidinale": par exemple, le fait que le sport
ne soit plus un jeu, mais un travail induirait des incompréhensions,
des déceptions et des frustrations chez les jeunes compétiteurs.
* "la résistance organisationnelle" qui est " la remise en
cause directe de l'organisation sportive, de l'intérieur ", par
les sportifs eux-mêmes, les sponsors, les différents partenaires. Ces
résistances relèvent des conflits de travail entre employés-employeur(s)
au sein de l'entreprise sportive.
GATISME IDEOLOGIQUE OU PRURIT UNIVERSITAIRE ?
Les thèses et analyses du courant freudo-marxiste de la critique radicale
du sport n'ont jamais laissé indifférents les " intellectuels organiques
" (Gramsci) du milieu sportif, et encore moins les universitaires
qui ont fait de l'analyse de ce fait social leur territoire de recherche
(et accessoirement leur gagne-pain). Parmi eux, nombreux pourtant sont
ceux qui ont longtemps feint l'indifférence, l'oubliant ou l'ignorant
délibérément, passant sous silence jusqu'à son existence même ou l'évacuant
d'une réflexion dédaigneuse, l'écartant d'un coup de patte méprisant.
Quant à ceux qui l'ont mentionnée au détour de leur réflexion, la plupart
l'ont régulièrement fait en tentant de la disqualifier, la tournant
en dérision, ou réduisant ses apports à quelques slogans présentés comme
antédiluviens, " d'un autre âge " (Alain Ehrenberg), comme
des vestiges attendrissants d'une époque soixante-huitarde où fleurissaient
une contestation anomique et sans doute bon marché.
Toutes ces procédures d'occultation, de désinformation, de réduction,
de dévalorisation, de dépréciation des thèses critiques n'ont visé qu'à
maintenir à bonne distance une résistance politiquement organisée au
développement de l'emprise sportive (dans et hors l'école). Ces bassesses
et autres " vacheries " sont aujourd'hui encore monnaie courante.
S y mêlent à la fois une animosité difficilement dissimulée à l'égard
d'un courant d’idées contestataires (la haine rendant d'ailleurs parfois
aveugle), avec un désir résolu de porter préjudice et, malheureusement
aussi, une forte dose d'ignorance et d'incompétence de la part de détracteurs
aussi capables de mauvaise foi que de lacunes abyssales à notre encontre.
Outre des contre-sens et des erreurs bien fâcheuses, leurs mauvaises
copies laissent apparaître une totale méconnaissance des débroussaillages
conceptuels et des combats politiques qui ont été menés par la revue
Quel Corps ? et ses sympathisants depuis maintenant plus de dix-sept
ans. Des " impasses " (comme disent en faire certains étudiants)
et des oublis qui dénotent un état de cécité intellectuelle chronique
à notre égard ou bien alors une ignorance sur l'état de nos points de
vue et de nos avancées théoriques.
Plusieurs de nos adversaires se sont ainsi emmitouflés dans quelques
douces certitudes. Persuadés de la justesse de leur prêt à penser, ils
ont résolument tourné la page, puis sont allés colporter leurs fausses
nouvelles comme autant de vérités premières. Leur calfeutrage idéologique
mériterait plus qu'un long dépoussiérage. C'est donc à un stage de ré-oxygénation
critique et théorique auquel nous les inviterons à la fin de cet article.
Pour eux " la critique du sport " issue de Mai 68, n'en finirait
pas de se répéter, elle radoterait en quelque sorte et serait devenue
gâteuse. Elle piétinerait, stagnerait, n'en finissant pas de rabâcher
les mêmes arguments, elle se serait enlisée et finirait par lasser à
force de variations infinies autour d'une partition désormais dépassée
et anachronique. Le réel aurait définitivement tranché. Dès lors, c'est
le succès du phénomène sportif, l'ampleur de son triomphe, l'évolution
de ses pratiques, la diversification des goûts qu'il conviendrait de
comprendre et non plus seulement de critiquer. Georges Vigarello
qui se dit avoir " été très critique vis-à-vis de la pratique sportive
" (14) est le représentant type de cette nouvelle génération (génération
ni-ni) d'observateurs distanciés qui prétendent analyser sans prendre
position, " restant volontairement "flottant" ", pour sans doute
mieux sentir d'où vient le vent. " Faut-il condamner, ne pas condamner
? Toujours est-il qu'il y a un monde existant qu'il faut tenter de comprendre.
Il faut chercher comment ça fonctionne. " (15). Comme si la critique
n'était pas une forme d'élucidation, comme si elle ne fournissait aucune
intelligibilité et ne débouchait sur aucune analyse explicative ! Trop
souvent, la critique du sport a été présentée comme une prise de position
systématiquement contradictoire. En quelque sorte une affaire d’éternels
et inévitables grincheux. Un jour, il y eut le sport et les anti-sportifs,
eux aussi, advinrent. Jean-Marie Brohm, ses coéquipiers et ses
supporters auraient rejoint le cortège des opposants au sport (16) et
plus généralement celui de tous les " anti quelque chose ", de ceux
qui sont systématiquement contre, de ceux qui condamnent toujours a
priori.
Se rapprochant de ceux qui voudraient faire croire que la critique accompagne
le développement du sport, un peu comme un poisson pilote s’attache
à un requin dès les premiers instants de sa vie pour ensuite ne plus
le quitter, Pierre Arnaud rappelait au colloque " Anthropologie
du sport " que " la critique du sport a tout juste un siècle. Elle
date du Congrès de Caen de 1892, où des médecins se sont insurgés contre
les excès et les thèses de Pierre de Coubertin sur le
dépassement. Ensuite, elle a continué dans les thèses de Georges Hébert".
Il s'empressait toutefois de conclure: " Ceci n'enlève rien au mérite
de Jean-Marie Brohm qui, depuis 1968, a placé cette critique sur un
autre terrain et dans le cadre d'une lecture socio-politique " (17).
Et c'est bien là que se situe toute l'originalité, toute la nouveauté
révolutionnaire. La critique devient politique de part en part, dans
ses fondements théoriques dans ses luttes et dans son organisation.
Elle devient une force politique, " un courant ", doté de structures
semi-institutionnelles, semi-clandestines, animé par " des militants
marxistes intervenant sur le terrain de la lutte des classes " (18).
Elle mène un combat politique: la critique radicale du sport en tant
qu'appareil idéologique d'Etat (selon l'expression de Louis Althusser),
la destruction de cet appareil bourgeois et la dénonciation des crimes
commis à l'ombre de l’olympisme (" écran idéologique "). Elle mènera
une propagande-agitation anti-olympique coordonnera des campagnes d'explication
sur la nature réactionnaire des Jeux, animera les campagnes de boycotts
de plusieurs événements sportifs:
* boycott de la coupe du monde de football de 1978, organisée en Argentine,
pays tenu par la junte militaire fasciste du général-dictateur Videla
(enlèvements, disparitions, assassinats tortures, exécutions sommaires
de prisonniers politiques étaient la réalité du climat de terreur imposé
à toute une population) (19).
* boycott des Jeux olympiques de Moscou en 1980, baptisés " Jeux du
Goulag ". Pouvait-on décemment organiser une gigantesque fête de la
paix et de la fraternité alors que l'URSS, pays totalitaire, venait
d'envahir l'Afghanistan, alors que les dissidents étaient internés et
psychiatrisés? (20)
* Condamnation de l’expédition néo-coloniale du rallye Paris-Dakar,
raid sponsorisé, véritable entreprise de destruction (30 morts en 10
ans) au travers de pays exploités, paupérisés, pillés! (21)
Pour le " délicat " et " apolitique " Alain Ehrenberg, "A
partir du scandale des J-O- de 1968 - le poing levé des sprinters noirs
américains -, ce sont les rapports avec la politique qui constitueront
la nouvelle tarte à la crème de la critique du sport (voir le numéro
de Partisans de mai-juin 1968, "Sport, culture et répression")... et
des nouveaux problèmes rencontrés par les J-O. " (22). Le vrai scandale
des J.O. de Mexico c'était leur organisation dans une ville où, quelques
jours avant l'ouverture, une révolte étudiante avait été sauvagement
écrasée dans un bain des sang: 300 morts sur la " place des Trois-Cultures
"! Ehrenberg, le nouveau gourou soft et clean de l'idéologie
entrepreneuriale et du culte de la performance, la chantre de la supériorité
des forts sur les faibles, le nouvel idéologue de la compétition " égalitaire
" serait-il friand de combats de tartes à la crème nappées d'hémoglobine?
Il est vrai que ce sociologue de salon n'a jamais participé à l'élucidation
des idéologies sportives, ni combattu pour l'émancipation des peuples
et des minorités opprimés par des régimes utilisant les grandes foires
du muscle comme vitrines publicitaires. Jean-Marie Brohm
n'avait pas attendu 1968 pour s'attaquer à la politique gaulliste d'embrigadement
de la jeunesse par le sport et l'éducation physique. Dès 1964, il dénonçait
dans une revue d'extrême gauche clairement engagée (contre la guerre
d'Algérie, l'impérialisme américain,.,.) les fonctions politiques de
l'E.P.S., il traquait les aspects idéologiques et le "contenu bourgeois
du sport ", il interpellait déjà les syndicats (en l'occurrence
le SNEP) sur leurs orientations pédagogiques (23). il fallait alors
un certain courage pour oser s'attaquer aux illusions véhiculées par
une pratique sociale au dessus de tous soupçons. Et il faut être aujourd'hui
un bien pâle et mesquin débatteur, pour tenter de rabaisser, en les
tournant en dérision, les thèses développées dans un numéro historique
de la revue Partisans (24). Ce numéro Passait au crible l'institution
sportive, il ouvrait des brèches, s'attaquait aux fausses-croyances,
il désenchantait. Il fut un outil de luttes, un objet de débats et de
réflexions critiques pour plusieurs générations d'étudiants et de professeurs
d'E.P.S.. Les auteurs qui y participèrent entraient en dissidence et
devenaient de dangereux subversifs. " Dans les sciences sociales,
écrit Pierre Bourdieu, on le sait, les ruptures épistémologiques
sont souvent des ruptures sociales, des ruptures avec les croyances
fondamentales d'un groupe et, parfois, avec les croyances fondamentales
du corps des professionnels, avec le corps des certitudes partagées
qui fonde la Communis doctorum opinio. Pratiquer le doute radical en
sociologie, c'est un peu se mettre hors la loi" (25). Pour éviter
de se compromettre totalement, certains regagnèrent bien vite les chemins
de l'Orthodoxie- Georges Vigarello et André Rauch (dissimulé
sous un pseudonyme, André Redna, dans Partisans, n° 43)
avaient fait là une unique et rapide apparition. Alain Ehrenberg
à ses débuts était d'ailleurs venu lui aussi furtivement participer
à la partie de tarte à la crème, en publiant un texte dans le numéro
6 de la revue Quel Corps ? Il prenait alors des allures de terroriste:"
Le karaté est une pédagogie de la violence. Mais c'est aussi une
certaine politique qui joue avec cette violence. Et dans ce jeu, elle
éclatera peut-être à la "gueule" de ceux qui auront voulu l’utiliser.
Reste à savoir comment construire le détonateur." (26). Des velléités
qui restèrent sans suite, un " égarement de jeunesse " sans doute car
chacun sait qu'il faut bien que " jeunesse révolutionnaire se passe
"...
En contrepoint nous citerons la présentation que fait Pierre
Parlebas de l'implantation du " courant de Jean-Marie
Brohm qui a présenté, dans les années 68-69 et qui l'a développée
depuis, une analyse profondément politique qui tente de montrer que
les pratiques corporelles, notamment le sport, sont le lieu le plus
clandestin, mais peut-être le plus privilégié de l'exercice du pouvoir,
de l'autorité, notamment de la lutte des classes. Il montre notamment
que la lutte Politique des classes se retrouve au niveau des rapports
corporels. Les corps sont profondément marqués par les rapports de classes,
les rapports de domination. Il mène cette analyse critique à partir
d'une analyse radicale du capitalisme. C'est un courant très percutant
qui lui a causé un certain nombre d'ennuis, mais on peut remarquer qu'après
Brohm on ne plus parler de la même façon ni avoir un discours aussi
naïf et mystificateur qu'avant. Je crois que ça, c'est un constat Objectif.
On n'est pas obligé d'être en accord avec ce que dit notre collègue,
mais c'est un fait que l’on ne peut pas nier, un considérable impact
de son intervention. L'idée clé qu'il a su mettre en évidence d'une
imposition des pouvoirs politiques et économiques sur les pratiques
corporelles est, je pense, tout à fait incontestable et je vois mal
un sociologue en nier l'intérêt. " (27)
Malgré tout, force est de constater que la critique dérange toujours
autant, qu'elle continue d'irriter et de susciter quelques démangeaisons.
Notamment parce que, par-delà les ostracismes, les censures, les dénigrements
et les malhonnêtetés, le courant critique a toujours su se maintenir
avec force. Ce monstre du Loch Ness (28) n'a jamais déçu, réapparaissant
lorsqu'on ne l'attendait plus, troublant de nouvelles eaux (s'enfonçant
dans le lac de Vincennes pour ressurgir dans les vagues de la Méditerranée)!
Si la critique du sport déclenche des animosités, des rancœurs, c'est
qu'elle n'a jamais capitulé, n'ayant de cesse de contre-attaquer, rendant
coup pour coup, répondant à plusieurs reprises aux critiques de ses
adversaires (tout en les invitant d'ailleurs à de libres débats), s'engageant
dans de nouveaux combats, dégageant de nouvelles pistes et développant
ses positions théoriques à l'occasion d'événements sportifs contemporains
(29).
Le courant critique bouscule les bonnes consciences et suscite de violentes
réactions car il va droit au but, ne s'embarrassant pas de convenance
et refusant les langues de bois. Il pense là où ça fait mal et même
très mal. Sa force réside dans sa position mixte d'extériorité impliquée
ou d'intériorité décentrée qu'ont toujours occupée les membres de son
noyau dur: anciens sportifs (souvent de bon niveau), enseignants d'Éducation
physique, kinésithérapeutes, journalistes sportifs, ils disposent d'une
connaissance indigène du milieu. Difficile de leur faire avaler les
couleuvres du fair-play, de l'égalitarisme sportif, de la créativité
sportive ou de la joyeuse communion de la troisième mi-temps, encore
moins celle du sport simple activité culturelle de référence pour l'éducation
physique! Mais ils sont aussi extérieurs à ce milieu, une extériorité
de fait: leurs positions critiques les ont toujours désignés comme des
pestiférés à ne surtout pas laisser s'introduire dans les UEREPS, les
SUAPS et les STAPS en général. Jean-Marie Brohm a finalement trouvé
" refuge " en Sciences de l'éducation à l'Université de Caen après avoir
subi à plusieurs reprises des interdictions professionnelles déguisées.
Sa reconnaissance universitaire ne fait que commencer puisqu'il vient
d'être nommé professeur de sociologie à l'Université Paul Valéry de
Montpellier à la rentrée 92. D'autre part, les membres du courant critique
ont toujours été des chercheurs militants, politiquement engagés qui
n'ont accepté aucun compromis, ni aucune compromission. Quelle que soit
leur position institutionnelle, leur laboratoire de recherche est "
le laboratoire contre-institutionnel " de la revue Quel Corps ?, financièrement
et politiquement indépendant, autogéré par ces mêmes chercheurs. Tous
ceux qui ont pactisé avec l'adversaire, tous les renégats, les apostats,
les " putes intellectuelles " (comme les qualifiaient les situationnistes)
(30) qui se sont rangés (ou sont allés chausser des charentaises intellectuelles)
ont d'eux-mêmes abandonné le navire, " la galère " Quel Corps ?, laissant
les d'Aboville de service souquer ferme ! Hegel avait déjà bien
saisi cette dissolution/désagrégation des rôles qui s'opère avec les
changements d'implications: " dès qu'ils ne risquent plus leur vie,
les maîtres ne sont plus de vrais Maîtres ; et de même, dès qu'ils ne
travaillent plus, les esclaves ne sont plus de vrais esclaves "
(31). Dès qu'ils cessent leur travail de déconstruction critique, dés
qu'ils arrêtent de se colleter avec les chiens de garde de l'institution
les révolutionnaires ne sont plus de vrais révolutionnaires.
Toutes ces perspectives critiques, ces avancées conceptuelles n'auraient
jamais pu avoir un tel impact, elles ne se seraient pas maintenues avec
un aussi durable succès, si elles n’avaient pas disposé, d'une part,
d'un véritable " laboratoire de recherche critique ", lieu d'élaboration
et de diffusion: la revue Quel Corps ?, et, d'autre part, d’un inépuisable
bulldozer théorique: Jean-Marie Brohm.
L'ABOMINABLE HOMME DES STAPS contre LES COMMISSAIRES JAVERT DE L'EPS
Pour certains, Jean-Marie Brohm ce n'est, soi disant, " plus
la peine de le présenter... "! C'est par cette formule qu'il a été
récemment (non) présenté par un dresseur de bébés-nageurs rats local
lors d'une intervention à l'UFRSTAPS de Montpellier. Le personnage est
donc toujours précédé par sa (mauvaise?) " réputation ". Voyons donc
à travers quelques formules lapidaires l'image que le milieu des STAPS
renvoie d'un des " acteurs historiques " de l'E.P.S., de cet
" ennemi numéro 1 du sport " et des STAPS (32).
Il nous faut tout d'abord rectifier une " erreur" typographique historique
de taille qui semble avoir encore la vie dure (continuant ainsi à être
colportée entre autres dans les colonnes de la revue STAPS) : Brohm
ne s'écrit pas " Brôhm ". Ce tréma sur le o qui donne une consonance
" judéo-germanique " à un nom d'origine nordique avait été accroché
là en 1975 par les Éditions Universitaires lors de la publication du
2ème ouvrage de Jean-Marie Brohm: "Corps et politique"
(33). Comment ne pas être consterné, lorsque, 17 ans après, la rédaction
d'une revue qui a pourtant pignon sur rue dans les UFRSTAPS, continue
encore cette lamentable erreur ( 34) - alors que Jean-Marie Brohm
n'a cessé depuis d'inscrire son nom, correctement imprimé, à des dizaines
d'articles, ouvrages, et conférences! Rien n'advient jamais au hasard!
Et Freud avait très bien pointé les voies de ce type de lapsus
ou de faux souvenir: " Celui qui cherche à se rappeler un nom qui
lui a échappé retrouve dans sa conscience d'autres noms, des noms de
substitution, qu'il reconnaît aussitôt comme incorrects, mais qui n'en
continuent pas moins à s'imposer à lui obstinément. On dirait que le
processus qui devait aboutir à la reproduction du nom cherché a subi
un déplacement, s'est engagé dans une fausse route, au bout de laquelle
il trouve le nom de substitution, le nom incorrect " (35). En fait,
il s'agirait plutôt ici d'un vrai-faux souvenir, " d'une déformation
obstinée d'un nom " (Freud), d'une erreur non rectifiée. Or, si
l'on en croit Bachelard, " tout progrès est erreur rectifiée
", faut-il alors admettre que certains de nos détracteurs n'auraient
guère évolué? A moins que cette erreur typographique à répétition soit
" l'expression d'une hostilité interne " (Freud)? Freud,
Marx, Marcuse, REICH, Bloch, ADORNO,
Horkheimer, HabeRmas, Lukacs, c'est-à-dire une
bonne partie des théoriciens (sociologues, philosophes, psychanalystes,...)
sur les analyses desquels la sociologie politique du sport de Jean-Marie
Brohm s'est construite, n'étaient-ils pas des théoriciens de l'École
de Francfort dont beaucoup étaient Juifs allemands aux idées qui apportaient
aussi " la peste "? On retrouve là encore un réflexe de rejet
bien franchouillard à l'égard d'un compatriote Alsacien qui a le désavantage
aux yeux de certains microcéphales de l'hexagone d'être bilingue. Tous
les Super-Dupond de la profession ne se levèrent-ils pas en meutes pour
bouter hors du champ sportif et hors de l'EPS l'anti-sport cl "l’anti-France"!
" Tous contre un, un contre tous! ", telle pourrait être la formule
qui rend compte du combat dans lequel s'était engagé Brohmet
ses lieutenants. " Tous contre un ", car tout ce qui gravitait
autour et au coeur du sport, tous les gardiens du sport (dont le slogan
pourrait être " touche pas à mon sport "), tous les parents adoptifs
de ce " bébé " qu'il ne fallait surtout pas jeter avec l'eau
du bain, concentrèrent leurs tirs sur ceux qui se réjouissaient quand
les athlètes français étaient ridicules (36) et que les médailles françaises
laissaient " totalement indifférents " (37). Mis à l'index, interdit
de séjour à l'INSEP, dans les UEREPS et les centres de formation, boycotté
par ses collègues des STAPS, Jean-Marie Brohm dut subir un tir
particulièrement nourri de critiques. Paria de la profession, étiqueté
comme affreux gauchiste, il était tout aussi copieusement haï par le
milieu sportif. Christian Montaignac dissertait sur " le sport
au Brohmure " et le présentait comme un " pourfendeur patenté
du sport [chargé] de passer la planète sportive au lance-flammes
", un " Méphistophélès d'amphithéâtre " dont " l'exhibition
tenait du café théâtre (et de la) bouffonnerie déclamatoire " (38).
Pour les " amis du sport ", Jean-Marie Brohm apparaissait
comme un kamikaze, une sorte de dangereux dynamiteros, as de la haute
voltige et des rase-mottes destructeurs. Jean-Marie Brohm pilonnait
et l'amirauté sportive au grand complet (Christian Montaignac,
Gaston Meyer, Robert Parienté) s'affairait derrière ses
batteries pour l'abattre au plus vite. Voici ce qu'écrivaient alors
les rédacteurs de L'Équipe: " Embarqués à bord du navire "compétition",
les journalistes sportifs doivent actuellement se défendre contre les
attaques en piqué de Jean-Marie Brohm, assurément le meilleur pilote
de bombardier en basse altitude dont disposent les ennemis du sport.
Cet as de l'escadrille gauchiste a publié un livre ("Critiques du sport")
qui est à n'en pas douter la bombe la plus violente jamais lancée dans
notre direction. Si ces explosions de dialectique, parfois délirante,
ne sont pas parvenues à endommager sérieusement notre bâtiment, elles
ont tout de même obligé notre D.C.A. à intervenir sèchement. " (39).
Les hostilités étaient ouvertes et allaient se prolonger. Il est amusant
de retrouver, douze ans plus tard, la même représentation guerrière
dans des propos tenus par le " colonel " Christian Pociello.
S'appuyant sur un texte datant d'avril 1983: " Pour un changement
radical en éducation physique et sportive ", celui-ci se délectait
de sa bonne trouvaille et s'en pourléchait les babines: " Quelle
ne fut pas ma délectation de voir que J. M. BROHM, le bombardier qui
survolait le système sans jamais se poser, a atterri là où on l'attendait.
L'intellectuel a retrouvé ses attaches. " (40). Rappelons à Christian
Pociello qu'en 1983 le " bombardier " avait encore sa base d'attache
professionnelle au Lycée Condorcet à Paris, où il enseignait quotidiennement
l'EPS. Le texte auquel se réfère Pociello se voulait avant tout
un " programme de transition qui, partant de revendications simples,
mais mobilisatrices, contribuerait à déconstruire de fond en comble
l'appareil sportif et ses agences en sapant l'idéologie de la compétition,
en détruisant toutes les valeurs réactionnaires du sport de compétition
" (41). En 1989, ce texte venait de faire l'objet d'un tiré à part photocopié
et envoyé à Plus de 200 personnes du monde politique, syndical, ou des
STAPS; c'est sans doute par ce biais que Christian Pociello en
avait pris connaissance, soit six ans après son écriture! Il y avait
bien longtemps pourtant queJJean-Marie Brohm avait re-décollé,
troquant son vieux coucou contre un appareil inter-galactique de la
troisième génération chargé de nouveaux " missiles théoriques " (Marx),
tandis que d'autres cocoonaient tranquillement avec la génération-Mitterrand.
Jean-Marie Brohm s'attirait également les critiques de tous les
horizons politiques. De la droite la plus réactionnaire jusqu'au Parti
Communiste Français. Roland Passevant, joumaliste sportif
à L'Humanité, persiflait contre " les théories gauchistes de Jean-Marie
Brohm " et sa thèse, " reflet d'un anti-communisme primaire
" Il était de bon ton alors de s'extasier sur les records des pays de
l'Est et de lécher les bottes - " lèche bottes blues " - aux agents
sportifs de la STASI l'omniprésente police politique de l'ex-RDA, ce
que n'avait pas manqué de faire en conclusion Roland Passevant,
" "Apostrophes": utile compétition ", L'Humanité, 26.06.1976).
Celui que, plusieurs années après les interdictions professionnelles,
Raymond Thomas décrivait comme " le chef de file de
la nouvelle gauche contestant la compétition sportive " (42) ne
fut que très rarement invité par ses détracteurs à exposer et à défendre
ses analyses. C'est ainsi qu'en 1981, par exemple, il ne fut invité
à l'UEREPS de Montpellier qu'à la seule initiative de l'Association
des étudiants (l'AMEEPS). Sa venue et son intervention donnèrent lieu
à commentaires dans le journal des étudiants de ce centre de formation.
Ces humeurs étudiantes peuvent être considérées comme des témoignages
à vif, des témoignages singuliers, cliniques d'individus impliqués dans
l'ici et le maintenant de leur formation universitaire. Ils rendent
compte à leur manière (provocante, réactive) de la perception des attitudes
professorales à l'égard de Jean-Marie Brohm.
Première constatation de ces étudiants: Brohmsavait faire l'unanimité
contre lui. C'est du moins ce que notent les auteurs d'une bande dessinée
présentant la vie quotidienne dans cette UEREPS. Un étudiant, " futur
prof de gym: basket-survêt-sifflet ", lève timidement un doigt et interroge
une bande d'enseignants ulcérés: " Brohm c'est quoi? Une marque de
pointe? un, nouveau rasoir? Un gros mot? ". En tout cas un mot à
ne pas dire au risque de récolter une volée d'invectives: " BROHM?
Quoi Brohm? Qui vous a mis ça dans la tête! ", " c'est du gauchisme
" menacent en cœur trois enseignants. Il y avait donc là un individu
tabou, un personnage à ne pas fréquenter (à ne pas citer dans les copies
de CAPEPS, à moins de " lui tailler un short ") et surtout; à ne pas
inviter, au risque de déclencher une crise aiguë de " bromophobie "!
C'est-à-dire une désertion du lieu de débat (combat?), un évitement
du face-à-face direct, et le déplacement des animosités et de la haine
sur les étudiants intéressés par le " courant brohmien ": " Fabuleux,
du jamais vu: deux profs à la réception de Brohm !!! Décidément
la "Bromophobie", c'est radical! ", constatent ainsi " quelques étudiants
" qui ne disent pas leurs noms " pour ne pas en prendre plein les dents
" ! L'intervention de Brohm est boycottée, elle est " sabotée
" car le personnage fait peur. N'est-il pas un " casseur de baraque
" qui d'entrée de jeu ne déçoit pas: " Dès l'introduction de la conférence,
il casse du prof, Toujours du jamais vu! (...) Brohm a planté le couteau,
vous êtes au pied du mur, et là, vous tombez. Silence dans l'amphi.
"
Aujourd'hui, dans ses différentes interventions, Jean-Marie Brohm
" casserait " plutôt de l'inspecteur. Si sa cible principale
a changé il n'en reste pas moins le porte-parole des idées réprimées
et opprimées, disant tout haut, publiquement et sans détours, ce qu'une
partie de le profession pense, elle, en aparté. " Il est avec
nous et contre tout pouvoir répressif ", constataient ravis nos " quelques
étudiants ". Car à la bromophobie fait pendant une sorte de bromophilie,
qu'il ne faut pas comprendre comme amour de l'individu, mais essentiellement
comme un " appétit de connaître " (Mélanie Klein), une
" pulsion de savoir " (Vera Schmidt) une " tendance épistémophilique
" à s'interroger sur ce qui est défendu. La bromophobie tournait effectivement
à la répulsion névrotique. Cette " bavure institutionnelle "
(comme le définissent ces mêmes étudiants) s'était enkystée, à la manière
d'une tumeur maligne, d'un ulcère dans le corps enseignant. Brohm
c'était l'impensable (celui à ne pas penser), mais en même temps
il était devenu une énigme, une figure mythique, une légende encore
bien vivante qui éveillait un désir de connaître, une volonté de révolte.
Belzébuth (Iblis pour l'Islam) effraie et attire à la fois. Ses pourfendeurs
évitent de prononcer son nom, l'éliminent de leur monde, mais les vade-retro
satanas qu'il déclenche et les diverses précautions prises pour
s'en protéger excitent les curiosités (intellectuelles). Ce Satan de
l'EPS et du sport était devenu aussi pour certains, et par dérision,
" le loup-gourou"! Cette formule, style bande annonce, présentait la
publication d'une lettre de remerciements adressée par Jean-Marie
Brohm à l'Association des Etudiants d'E.P.S. de Montpellier. Il
y mettait ainsi en garde contre les adhésions magiques, l'élection de
nouvelles idoles, les envoûtements intellectuels: " Méfiez-vous des
prophètes, méfiez-vous de Brohm. J'ai toujours refusé d'être un gourou
(c'est contre mes convictions matérialistes), un intellectuel purement
universitaire (c'est contre mes convictions communistes révolutionnaires
engagé dans la lutte de classe du prolétariat) ou un prof de gym progressiste
(c'est contre ma conviction qu'il faudra un jour détruire les spécialistes
du corps). Oui, méfiez-vous de Quel Corps ? C'est pour vous un moyen
de réflexion ou de critique, mais surtout pas un dogme ou une bible.
A Quel Corps ? nous ne serons jamais une nouvelle doctrine qu'on pourrait
aligner à côté de Le Boulch, Mérand, Hébert, Coubertin, Amoros, etc.
Nous ne serons jamais un manuel ou un moyen de faire de bonnes copies
au CAPEPS. Nous serons toujours dans l'opposition, toujours avec ceux
d'en-bas, les humbles, les opprimés de ces institutions d'aliénation,
de ces machines à broyer les corps que sont le sport et l'E.P.S. officielle.
" Il y a du Jean Valjean dans ce discours: Brohm contre les commissaires
Javert de l'EPS (qui souhaiteraient le voir à l'ombre), Brohm épaulant
les Cosettes des UEREPS, vivant dans la semi-clandestinité, circulant
dans les égouts des STAPS et les bas-fonds du sport. Mais il y a là,
avant tout, un hymne à l'anarchisme intellectuel, au sens où le conçoit
Paul Feyerabend. Prendre à contre pied, ne pas enfermer (pour
ne pas se laisser enfermer), avoir " vingt ans d'avance " (43). Ce qui
fait d'ailleurs la force et dialectiquement la faiblesse du courant
Quel Corps ?, c'est sa passion critique à l'égard de tout
projet de domination et donc à l'égard de sa propre domination. La phrase
de Hegel qui lui sert de fil directeur: " Tout ce qui existe
mérite de périr", lui est tout aussi applicable. Quel Corps ?,
en développant des analyses qui ne sont pas à la mode ou " branchées
", fonctionne comme une avant-garde intellectuelle, un laboratoire de
recherche du 3è type. Cette position en décalage ne peut que la rendre
minoritaire et rendre sa croissance impossible. La critique radicale
vise à la déconstruction, à la dissolution analytique de son propre
objet de recherche. Elle scie ainsi la branche sur laquelle elle s'est
un temps assise. Sa position est donc irrécupérable, imprenable par
ceux qui souhaiteraient avant tout faire carrière. La conclusion que
Jean-Marie Brohm apporte au récent colloque de la Sorbonne (avril
1991) " Anthropologie du sport. Perspectives critiques " pourtant impulsé
par Quel Corps ? est sur ce point particulièrement illustratrice.
L'anthropologie du sport avait de quoi séduire, voilà un concept neuf,
un outil théorique attirant autour duquel il semblait possible de rassembler
les recherches. Le terme aurait pu faire fortune (et il n'est pas dit
qu'il ne soit pas bientôt récupéré), certains intervenants proposèrent
même d'institutionnaliser cette perspective, de l'organiser en un séminaire
permanent, avant d'ouvrir un Institut Européen d'Anthropologie du Sport!
De bien belles ambitions qui furent immédiatement dénoncées par l'instigateur
même de ces journées: " L’anthropologie du sport, en tant que science
révélatrice d'un projet de domination, se doit aussi d'être critiquée
impitoyablement. Dés lors, et c'est une ruse de la raison dialectique,
un colloque sur l'anthropologie du sport peut parfaitement avoir pour
objet la destruction anticipée de cet objet impossible et introuvable
qu'est "l'anthropologie du sport"! Comme disait Hegel, l'heure
de la naissance est l’heure de la mort... " (44). La page était
tournée, le concept achevé par celui-là même qui l'avait forgé et en
avait assuré la promotion. A cette occasion le numéro 41 de la revue
Quel corps ? (distribué gratuitement le premier jour à tous les
participants du colloque) tournait déjà en dérision cette ambition en
titrant : " Anthropophagie du sport? ". Il dénonçait, entre autres,
par cette provocation, la cannibalisation épistémologique dont le sport
était devenu la victime (45).
Les anthropophages du sport qui avaient été conviés à ce repas totémique
auraient dû méditer cet énoncé de la Revue de Préhistoire Contemporaine:
" Ce qui est vrai dans la critique, ce qui appartient essentiellement
à la critique, c'est la... critique. Dès qu'une critique cesse de progresser,
elle cesse d'être critique. Elle se met donc ipso facto à la disposition
de son ennemi. Dès lors cet ennemi souligne lui-même les insuffisances
de cette critique par l'emploi indolore qu'il peut en faire et rend
manifeste la nécessité de poursuivre cette critique, la nécessité pour
cette critique de se distinguer à nouveau de son ennemi " (46).
Une critique radicale qui se respecte ne saurait être amadouée, sa vocation
première est d'être " impitoyable ". Sa force est de cloner des
Alien (monstre indestructible de la Guerre des étoiles). Certains l'ont
récemment appris à leurs dépens, qui pensaient que le monstre allait
devenir plus fréquentable, plus présentable. Au récent Colloque " Quel
avenir pour l'E-P-S-? " (6, 7 et 8 mars 1992 à Montpellier), Jean-Marie
Brohm, légitimité aux yeux des STAPS par sa nomination sur un poste
de professeur en Sciences de l'éducation à l'université de Caen, se
montra féroce en rappelant notamment les allégeances du SNEP et de la
FSGT vis-à-vis de l'État policier de la RDA, de son système sportif
" exemplaire " et de son réseau de détection organisé par les
vopos de la STASI, heurtant ainsi de front les vieux bonzes staliniens
du SNEP (en l'occurrence Michel Chaigneau qui ne manqua
pas de réagir - mais en différé et prudemment à l'abri des colonnes
du bulletin du SNEP, en qualifiant de " Provocations " les interventions
de Jean-Marie Brohm, comme s'il était provocateur de faire œuvre d'historien
en rappelant les positions passées des amis zélés de la RDA! ) (SNEP,
n° 400, 27.03,1992). De la même manière que l'on ne verra jamais une
momie bureaucratique changer de sarcophage, de la même manière l'on
ne verra jamais la critique radicale se faire cryogéniser par les fonctionnaires
de la pensée servile.
On ne civilisera jamais les yetis!
ITINÉRAIRE D’UNE REVUE QUI SE BONIFIE EN COMBATTANT
La critique du sport c'est aussi et peut-être avant tout l'histoire
d'une revue: celle de Quel Corps ? Les pérégrinations d'une "
revue qui ne manque pas d'esprit ", d'une revue qui se veut " pertinente
et impertinente ", en tout cas d'une revue iconoclaste, inclassable,
une revue " avec grosses louches de vitriol, saupoudrée d'arsenic "!
(47).
Quel Corps ? de toute évidence dérange. Elle dérange par sa constance,
par son opiniâtreté, par sa présence permanente sur le terrain de l'E.P.S.,
au cœur des enjeux et des luttes, depuis 1975. Voici en quels termes
se présentait la revue dans ses premiers numéros: " Créée en janvier
1975, la revue Quel Corps ? regroupe des militants marxistes.
Quel Corps ? a pour but de susciter un mouvement permanent de
réflexion et de contestation de tous les appareils ou institutions qui
exploitent, brisent, mutilent les corps. Notre cible principale est
à ce titre l'institution sportive, et les grandes rencontres internationales
(Jeux olympiques) [...]. Quel Corps ? est en même temps partie
prenante des luttes qui se mènent quotidiennement dans ces bastilles
du corps que sont les lycées (éducation corporelle), les usines et les
bureaux (rendement corporel). En ce sens Quel Corps ? s'efforcera
de faire du corps une arme dans les luttes de classe du prolétariat
".
Quel Corps ? dérange par sa bigarrure intellectuelle, par l'étendue
de son spectre d'investigations: le sport, bien sûr, sous ses facettes
les moins reluisantes, l'éducation physique, les pratiques corporelles,
et plus largement toutes les institutions, les discours et les pratiques
du corps. Quel Corps ? est la seule revue du champ qui ait pu
(su) publier autant de contributions d'universitaires prestigieux, pour
la plupart d'ailleurs illustrement inconnus des homo stapsivus de base.
Par ordre d'apparition: Vladimir Jankélévitch, Michel Foucault,
Louis-Vincent Thomas, Paul Virilio, Pierre Fougeyrollas,
Patrick Tort, Jean Chesneaux, Michel Maffesoli,
Georges Lapassade, Jacques Ardoino, Tobie Nathan,
etc.
Si Quel Corps ? gêne, c'est parce que l'interrogation qui l'anime
est universelle, inépuisable et radicale. Comme le notait Alain Brossat
(journaliste) aux débuts de cette revue: " vaste programme, champ d'investigation
pour ainsi dire illimité " (Rouge, 3 et 4.06.1978). Elle transversalise
les époques, les civilisations, articule (et interroge) tous les aspects
de la vie, de la sexualité, de la mort, de la vieillesse, dans leurs
dimensions historiques, ethnologiques, philosophiques, psychanalytiques,
éthiques (le terme est à la mode), anthropologiques, architecturales,
aussi bien dans leurs extravagances et leurs monstruosités que dans
leurs quotidiennes banalités. Elle est l'interrogation ultime, l'interrogation
des interrogations, interpellation intarissable, interrogation impossible
car le corps est avant tout une réalité destinée à la mort. Le corps
résiste à une approche totalisante, il n'accepte que la fragmentation
des points de vue, la diversité des conceptions et des paradigmes, car
il est à la fois lieu de la vie et lieu de la mort (48). Le concept
de corps ne peut être qu'éternellement questionnant: oui, mais de "
Quel corps ? " s'agit-il, telle est l'incessante interrogation
posée par Roland Barthes (49).
De toute évidence cette interrogation dérange car elle est impensable
(50), d'où l'impossibilité pour beaucoup de la formuler, ou de la saisir.
S'il est un oubli immuable, c'est bien celui du point d'interrogation
à la fin du nom de notre revue. Quel Corps ? s'appauvrit régulièrement
en " Quel Corps ". Cette amputation involontaire dégrade la portée
heuristique du titre et lui ôte toute sa pertinence. Poser cette question
en direction de lieux où justement l'on travaille quotidiennement le
corps, quasiment au corps à corps, c'est déstabiliser des certitudes,
opérer des remises en question. Quel corps, quelles corporéités, quelles
images du corps structurent le sport et l'E.P.S. ? (51) Quelles représentations
dominantes y guident les pratiques et les interventions éducatives,
quelles dimensions dès lors sont négligées, oubliées ou évincées, et
donc finalement quelles emprises au corps, quelles politiques du corps,
quelles normalisations anthropométriques sont à l'œuvre? (52). Porter
cette interrogation dans un milieu corporatif et bétonné c'est relativiser
ses apports, souligner ses limites, combattre ses réductionnismes, ses
options et ses prétentions éducatives (53).
Retrancher cette partie essentielle pour la compréhension d'un courant
de recherches, c'est aussi une castration symbolique, et souhaiter quelque
part qu'il ne produise plus et ne se reproduise pas. Cette mutilation
dénature ainsi l'idée fondatrice: " Quel Corps ? est, et sera, ponctuée
interrogativement [...] parce que le fond du débat en est: la démystification
d'un corps unique" (54).
L'ACHARNEMENT CRITIQUE
L’histoire de la revue Quel Corps ?, et donc du
courant de la critique du sport, est aussi celle des militants qui l'ont
successivement traversée, se relayant pour la faire vivre et bien souvent
survivre. Quel Corps ? a constitué un pôle d'attraction, d'identification
autour duquel se sont regroupés des particules, des sympathisants, des
chercheurs engagés dans des luttes d'émancipation. Elle a suscité un
mouvement d'idées polémiques, dans lequel se sont reconnus des enseignants
et des praticiens du corps dissidents.
A ses débuts, elle a été portée par un large mouvement politique contestataire.
Elle prenait place dans une mouvance post-soixante-huitarde, au milieu
d'un champ de publications contre-institutionnelles: Gardes-fous, Champ
Social, Tankonalasanté, Place, Autrement, Le Chrono Enrayé, Le Corps
Enchaîné qui chacune soumettaient leur domaine au feu de la critique,
en remettant radicalement en cause les présupposés idéologiques, introduisant
le schisme au sein de leurs institutions d'appartenance. '
Quel Corps ? a regroupé autour de son berceau une bande hétéroclite
d'étudiants, de lycéens, de travailleurs sociaux, trotskystes, maoïstes,
ex-"katangais", anarchistes, décidés à en découdre avec leurs ennemis
de classe. Une armada de "fous-furieux" qui en étaient arrivés à déstabiliser
jusqu'aux militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire! Alain
Brossat, alors rédacteur à l'hebdomadaire révolutionnaire Rouge,
était revenu " stone " d'un débat organisé entre le collectif de rédaction
de la revue Quel Corps ? et celui du Chrono Enrayé. Pris à contre-pied,
complètement déboussolé par le nouveau mot d'ordre des contestataires:
" A bas tout! " (plus contestataire que moi tu meurs!). " Tout de même,
écrivait-il à chaud, quand [...] nous avons entendu Jean-Marie Brohm
déclarer, avec l'emphase qui lui est propre: "Maintenant, dans mes cours
(Brohm est professeur de gymnastique) [sic], je fais faire du
sport à mes mômes, parce que contre le sport, au moins on peut se révolter",
nous nous sommes accrochés à nos pliants de Camping". Le débat portait
sur l'expression corporelle dans laquelle les adhérents de l'École Émancipée
voyaient une expérience " critique de rupture ", Le discours des militants
de Quel Corps ? était, lui, diamétralement opposé: " L'expression
corporelle fait reculer la conscience révolutionnaire en éliminant la
parole, en se fondant sur l'idéologie du vécu ". " Elle rend impossible
toute possibilité de transgression ". " Il faut faire faire du sport
aux jeunes pour les écœurer, pratiquer les gestes sportifs pour les
déconstruire ", " En un quart d'heure, j'écœure n'importe qui du sport
(sic) ". " Je dénie à quiconque le droit d'intervenir sur le corps d'autrui
". " Notre mot d'ordre c'est: "A bas l'éducation physique, à bas
les professeurs de gymnastique ". Comme le constate lui-même Alain
Brossat, il ne fallait quand même pas manquer de souffle ! Pour
mieux connaître les critiques méthodologiques, axiologiques et les dénonciations
idéologiques faites à l'expression corporelle et aux pratiques dites
alors " alternatives " (comme les activités physiques de plein-air),
se reporter à Quel Corps ? n° 7, mars 1977 et n°9, mai 1978.
Aujourd'hui encore Quel Corps ? est au cœur même des débats sur
la didactique, sur l'éthique sportive, au cœur même de l'histoire du
sport, de l'olympisme et de l'E.P.S. . Son Prochain combat est déjà
engagé contre la dictature des cognitivistes, contre les rationalisateurs
de l'énigme du mental et de l'irrationnel au nom de la sacro-sainte
efficacité sportive (hypnotiseurs d'athlètes, préparateurs du mental
et autres savants-fous, charlatans d'une science de la Performance),
contre tous les tortionnaires qui mutilent rats et athlètes de laboratoires,
Le n° 43 prendra effectivement la défense des sportifs, et donnera la
parole à " l'athlète ordinaire ", à l'élève qui résiste aux progressions
didactisées, pour le respect de la personne humaine et de son intégrité
Physique et morale. En donnant largement la parole aux approches cliniques,
il dénoncera les Pratiques d'enfermement, de manipulations auxquelles
se livrent certains vivisectionneurs des STAPS, et gare à tous ceux
qui s'aviseront de toucher aux moustaches de nos amis les rats !
Aujourd'hui, avant que les historiens qui s'emploierait à alimenter
les candidats au CAPEPS et autres agrégatifs ne nous déterrent pour
mieux nous ensevelir, c'est à l'histoire du courant de la critique du
sport que nous nous attellerons. Le prochain numéro de Quel Corps
? sera entièrement consacré à la genèse sociale et historique de
ce courant, à la résurrection des débats qui ont accompagné son implantation.
Une nuit des morts-encore-bien-vivants en quelque sorte! Un corpus de
lettres inédites, de coupures de presse d'époque, mis à la disposition
de tous ceux qui voudront bien s'aventurer dans notre cimetière aux
horreurs et en braver les feux-follets, farfadets et autres Lucifers
en maraude.
Frédéric Baillette
Le lien d'origine de l'article sur la revue "Quel
Corps ?, On ne civilisera jamais les yetis" :
http://perso.guetali.fr/castjpau/Resscom/BAILLETTE.html