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Origine : http://www.liberation.fr/politiques/2011/01/05/les-medias-analogiques-ont-engendre-un-nouveau-populisme_704860
Le mot «populisme» a beaucoup servi ces derniers mois. Il a été prononcé à propos des attaques contre l’islam de Marine Le Pen, de la dénonciation des élites de Jean-Luc Mélenchon, de la transformation des Roms en boucs émissaires par Nicolas Sarkozy… De quoi est donc fait ce populisme qui frappe les démocraties occidentales ? Libération a sollicité trois philosophes: Jacques Rancière qui critique la notion même de populisme. Enzo Traverso qui s’inquiète de la montée de l’islamophobie et Bernard Stiegler (lire ci-dessous) qui analyse le «populisme industriel» né du passage de la démocratie de l’écrit à la société de l’image analogique.
«Le populisme est un penchant constitutif de la démocratie. Seule une critique constante de la démocratie par elle-même peut le contenir. Lorsque la démocratie perd cette capacité à se critiquer elle-même, elle file un très mauvais coton où elle se décompose, qui la dénature, et qui tient à sa fragilité essentielle. C’est pourquoi les adversaires de la démocratie posent que le populisme, loin de dénaturer la démocratie, en révèle la véritable nature. Ainsi de Socrate et de Platon.
Pour lutter contre le populisme aussi bien que contre les adversaires de la démocratie, il faut redevenir capable de critiquer sa tendance à engendrer le populisme plus que tout autre régime. La démocratie est une façon de mettre en œuvre la chose publique en sorte que tous y prennent part, et sa critique doit s’effectuer à tous les niveaux de la société. C’est pourquoi elle commence par l’institution d’une éducation permettant à chacun de reconnaître la valeur des savoirs qui fondent les processus critiques où elle doit sans cesse se réinventer. Sans ce dispositif éducatif vigoureux, la démocratie réelle devient formelle, se discrédite et se ruine de l’intérieur. Cependant, le dispositif éducatif est intrinsèquement lié aux techniques de publication qui rendent possible la Res publica, dont la démocratie est un régime possible parmi d’autres - son régime critique, précisément.
Vivons-nous aujourd’hui dans un tel régime ? Certainement pas : le dispositif de publication par où la chose publique peut se constituer a muté il y a des décennies sans que nous ayons seulement commencé à élaborer la pensée de cette transformation au cours de laquelle la chose publique est devenue la chose publicisée par les publicistes, les médias de masse «vidant le Parlement», selon Benjamin, le marketing devenant, selon Deleuze, le nouvel «instrument du contrôle social» - et le marché phagocytant ainsi le mouvement de l’universel dont la démocratie se revendique.
Dans ce nouvel état des choses publiques, formées et transformées par le publiciste au service de la «destruction créatrice» constitutive de la «société de marché», le citoyen a été dissous par le consommateur à mesure que la télévision s’imposait comme télécratie. Cette liquidation de la démocratie par la télécratie n’est pas d’abord une question politique : c’est un programme économique fondé sur l’organisation d’une obsolescence structurelle, sollicitant toujours plus directement les pulsions du consommateur à travers la trash TV et tout ce qui l’accompagne, et qui a conduit au cours des dernières décennies au capitalisme pulsionnel. Celui-ci engendre une consommation addictive qui fait système avec le penchant court-termiste d’un spéculateur lui-même pulsionnel. De cet état de fait installé par la mondialisation menée par la financiarisation exclusivement spéculative a résulté un populisme industriel où prolifèrent désormais les populismes politiques.
Le populisme industriel tire parti des technologies analogiques de captation de l’attention mises en œuvre aux Etats-Unis au début du XXe siècle, comme le montre Al Gore dans la Raison assiégée : les médias de masse, dit-il, y ont ruiné la vie démocratique telle que l’avaient conçue les «pères fondateurs» de la démocratie américaine. Les technologies analogiques de publication transforment le citoyen en consommateur en détournant son désir vers les marchandises, tant et si bien que la «destruction créatrice» théorisée par Schumpeter conduit à la jetabilité généralisée - et avec elle, au dégoût de soi et à la haine des autres.
Familles, églises, écoles, corps intermédaires, partis politiques et institutions démocratiques sont les appareils qui produisent les désirs individuels et collectifs en détournant des pulsions de leur but. A travers les médias de masse, le marketing a systématiquement court-circuité ces structures sociales, sans lesquelles il est impossible de transformer les pulsions court-termistes en ces investissements socio-économiques de toutes sortes qui forment ce qu’on appelle l’avenir. Les médias analogiques ont liquidé les processus d’idéalisation sans lesquels il n’y a plus ni idées, ni savoirs, ni cette conscience critique partagée sans laquelle il n’y a pas de démocratie réelle, cependant que la crise économique mondiale, en révélant l’incurie de cette organisation planétaire de l’obsolescence et la soumission de la chose publique au court-termisme orchestré par le marketing, a conduit au désinvestissement systémique et à la défiance généralisée.
Les idées critiques procèdent de processus d’idéalisation rationnels - ainsi des idéalités mathématiques - qui supposent l’apparition d’une écriture ouvrant au VIIe siècle avant J.-C. l’espace public comme mise en œuvre d’un dispositif de publication à la lettre : il n’y a pas de chose publique sans technologie de publication. Celle-ci ne cesse d’évoluer : si la technologie littérale constitue la condition d’apparition de la Politeia grecque, nous qui revendiquons cet héritage ne sommes plus seulement des gens du livre. Au cours du XXe siècle, nous sommes devenus les destinataires des médias de masse analogiques dont procède le populisme industriel télécratique, cependant que depuis une quinzaine d’années, les technologies numériques reconfigurent en totalité les sphères publique et privée. L’affaire WikiLeaks constitue en cela un moment historique où l’on voit les «natifs du numérique» s’inviter dans les choses publiques cependant que les protestations démocratiques formalistes, bien loin de prendre la mesure de ce qui leur arrive avec la numérisation, n’ont pas encore pris conscience des immenses altérations que la technologie analogique a fait subir au modèle de la démocratie moderne issu de la lettre imprimée où se formèrent l’humanisme, la Réforme et la République des lettres.
Socrate était un natif de la lettre. Dans les Grecs et l’Irrationnel, Dodds souligne que c’est dans le contexte du conflit de générations où la gérontocratie se sent menacée par les «lumières» qui se forment à travers ce Pharmakon qu’est la lettre que Socrate et Protagoras sont condamnés l’un à la ciguë, l’autre à l’exil. Quant aux natifs de l’analogique, baby boomers vieillissants du XXIe siècle qui ne sont plus des natifs de la lettre et de l’imprimé depuis belle lurette, devenus acritiques devant la transformation des choses publiques par les publicistes, ils peuvent et doivent compter avec la new generation qui, rejetant le consumérisme en s’appropriant le dispositif de publication numérique, a besoin d’eux dans son cheminement vers une nouvelle critique de la démocratie et de l’économie politique. Seule une renaissance démocratique de cette sorte pourra combattre le populisme.»
Ces idées sont approfondies dans un cours et un séminaire dispensé par Bernard Stiegler en ligne sur le site www.pharmakon.fr
Bernard STIEGLER philosophe
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