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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/06/STIEGLER/11261
Bernard Stiegler, est philosophe et écrivain, auteur notamment
de De la misère symbolique (tomes I et II), Galilée,
Paris, 2004.
CONTRIBUTION À UNE THÉORIE DE LA CONSOMMATION DE MASSE
LE MONDE diplomatique - JUIN 2004
LE CAPITALISME HYPERINDUSTRIEL A DÉVELOPPÉ SES TECHNIQUES
AU POINT QUE, CHAQUE JOUR, DES MILLIONS DE PERSONNES SONT CONNECTÉES
SIMULTANÉMENT AUX MÊMES PROGRAMMES DE TÉLÉVISION,
DE RADIO OU DE CONSOLES DE JEU. LA CONSOMMATION CULTURELLE, MÉTHODIQUEMENT
MASSIFIÉE, N'EST PAS SANS CONSÉQUENCES SUR LE DÉSIR
ET LES CONSCIENCES. L'ILLUSION DU TRIOMPHE DE L'INDIVIDU S'ESTOMPE,
ALORS QUE LES MENACES SE PRÉCISENT CONTRE LES CAPACITÉS
INTELLECTUELLES, AFFECTIVES ET ESTHÉTIQUES DE L'HUMANITÉ.
UNE FABLE A DOMINÉ les dernières décennies,
leurrant pour une grande part pensées politiques et philosophies.
Contée après 1968, elle voulait faire croire que nous
étions entrés dans l'âge du " temps libre
", de la " permissivité " et de la "
flexibilité " des structures sociales, bref, dans la
société des loisirs et de l'individualisme. Théorisé
sous le nom de société postindustrielle, ce conte
influença et fragilisa notablement la philosophie "postmoderne
" . II inspira les sociaux-démocrates, prétendant
que nous étions passés de l'époque des masses
laborieuses et consommatrices de l'âge industriel au temps
des classes moyennes ; le prolétariat serait en voie de disparition.
Non seulement, chiffres en main, ce dernier demeure très
important, mais, les employés s'étant largement prolétarisés
(asservis à un dispositif machinique qui les prive d'initiatives
et de savoirs professionnels), il a crû. Quant aux classes
moyennes, elles sont paupérisées. Parler de développement
des loisirs - au sens d'un temps libre de toute contrainte, d'une
" disponibilité absolue ", dit le dictionnaire
- n'a rien d'évident, car ils n'ont pas dit tout pour fonction
de libérer le temps individuel, mais bien de le contrôler
pour l'hypermassifier : ce sont les instruments d'une nouvelle servitude
volontaire. Produits et organisés par les industries culturelles
et de programmes, ils forment ce que Gilles Deleuze (1) [note] a
appelé les sociétés de contrôle. Celles-ci
développent ce capitalisme culturel et de services qui fabrique
de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne
dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise
les existences par le biais de " concepts marketing".
Ainsi celui de lifetime value, qui désigne la valeur économiquement
calculable du temps de vie d'un individu, dont la valeur intrinsèque
est désingularisée et désindividuée.
Le marketing, connue le vit Gilles Deleuze, est bien devenu l'"
instrument du contrôle social (2) [note]". La société
prétendument " postindustrielle " est au contraire
devenue hyperindustrielle (3)[note]. Loin de se caractériser
par la domination de l'individualisme, l'époque apparaît
comme celle du devenir grégaire des comportements et de la
perte d'individuation généralisée.
Le concept de perte d'individuation introduit par Gilbert Simondon
(4) [note] exprimait ce qui advint au XIX` siècle à
l'ouvrier soumis au service de la machine-outil : il perdit son
savoir-faire et par là même son individualité
se trouvant ainsi réduit à la condition de prolétaire.
Désormais, c'est le consommateur qui est standardisé
dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle
de ses désirs. Il y perd ses savoir-vivre, c'est-à-dire
ses possibilités d'exister. Les remplacent les normes substituées
par les marques aux modes que Mallarmé considérait
dans La Dernière Mode. " Rationnellement " promues
par le marketing, celles-ci ressemblent aux " bibles "
qui régissent le fonctionnement des commerces de restauration
rapide franchisés, et auxquelles les concessionnaires doivent
se conformer à la lettre, sous peine de rupture de contrat,
voire de procès.
Cette privation d'individuation, donc d'existence, est dangereuse
à l'extrême : Richard Durn, l'assassin de huit des
membres du conseil municipal de Nanterre, confiait à son
journal intime qu'il avait besoin de "faire du mal pour, au
moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d'exister (5) [note]
".
Freud écrivait en 1930 que, bien que doté par les
technologies industrielles des attributs du divin, et "pour
autant qu'il ressemble à un dieu, l'homme d'aujourd'hui ne
se sent pas heureux (6) [note] ". C'est exactement ce que la
société hyperindustrielle fait des êtres humains
: les privant d'individualité, elle engendre des troupeaux
d'êtres en mal d'être ; et en mal de devenir, c'est-à-dire
en défaut d'avenir. Ces troupeaux inhumains auront de plus
en plus tendance à devenir furieux - Freud, dans Psychologie
des foules et analyse du moi, esquissait dès 1920 l'analyse
de ces foules tentées de revenir à l'état de
horde, habitées par la pulsion de mort découverte
dans Au-delà du principe de plaisir, et que Malaise dans
la civilisation revisite dix ans plus tard, taudis que totalitarisme,
nazisme et antisémitisme se répandent à travers
l'Europe.
Bien qu'il parle de la photographie, du gramophone et du téléphone,
Freud n'évoque ni la radio ni - et c'est plus étrange
- ce cinéma utilisé par Mussolini et Staline, puis
par Hitler, et dont un sénateur américain disait aussi,
dès 1912, " trade follows films (7)[note] " (le
marché suit les films). Il ne semble pas non plus imaginer
la télévision, dont les nazis expérimentent
une émission publique dès avril 1935. Au même
moment, Walter Benjamin (8) [note] analyse ce qu'il nomme le "
narcissisme de masse " : la prise de contrôle de ces
médias par les pouvoirs totalitaires. Mais il ne semble pas
mesurer plus que Freud la dimension fonctionnelle - dans tous les
pays, y compris démocratiques -des industries culturelles
naissantes.
Misère psychologique de masse
EN REVANCHE, Edward Bernays, double neveu de Freud, les théorise.
Il exploite les immenses possibilités de contrôle de
ce que son oncle appelait l'" économie libidinale ".
Et de développer les relations publiques, techniques de persuasion
inspirées des théories de l'inconscient qu'il mettra
au service du fabricant de cigarettes Philip Morris vers 1930 -
au moment on Freud sent monter en Europe la pulsion de mort contre
la civilisation. Mais ce dernier ne s'intéresse pas à
ce qui se passe alors en Amérique. Sauf à travers
une très étrange remarque. Il se dit d'abord obligé
d'" envisager aussi le danger suscité par un état
particulier qu'on peut appeler "la misère psychologique
de niasse ", et qui est créé principalement par
l'identification des membres d'une société les uns
aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament
de chef ne parviennent pas (...) à jouer ce rôle important
qui doit leur revenir dans la formation d'une masse ". Puis
il affirme que " l'état actuel de l'Amérique
fournirait une bonne occasion d'étudier ce redoutable préjudice
porté à la civilisation. Je résiste à
la tentation de me lancer dans la critique de la civilisation américaine,
ne tenant pas à donner l'impression de vouloir moi-même
user de méthodes américaines (9) [note] ".
Il faudra attendre la dénonciation par Theodor W Adorno
et Max Horkheimer (10) [note] du " mode de vie américain
" pour que la fonction des industries culturelles soit véritablement
analysée, au-delà de la critique des médias
apparue dès les années 1910 avec Karl Kraus (11) [note]
.
Même si leur analyse reste insuffisante (12) [note] , ils
comprennent que les industries culturelles forment un système
avec les industries tout court, dont la fonction consiste à
fabriquer les comportements de consommation en massifiant les modes
de vie. II s'agit d'assurer ainsi l'écoulement des produits
sans cesse nouveaux engendrés par l'activité économique,
et dont les consommateurs n'éprouvent pas spontanément
le besoin. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction
et donc de crise économique, qu'il n'est possible de combattre-
sauf à remettre en cause l'ensemble du système - que
par le développement de ce qui constitue, aux yeux d'Adorno
et de Horkheimer, la barbarie même.
Après la seconde guerre mondiale, le relais de la théorie
des relations publiques fut pris par la " recherche sur les
mobiles ", destinée à absorber l'excédent
de production au moment du retour de la paix- évalué
à 40 %. En 1955, une agence de publicité écrit
: ce qui fait la grandeur de l'Amérique du Nord, " c'est
la création de besoins et de désirs, la création
du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé
" - 1a promotion de goûts suppose ainsi celle du dégoût,
qui finit par affecter le goût lui-même. Le tout fait
appel au " subconscient ", notamment pour surmonter les
difficultés rencontrées par les industriels à
pousser les Américains à acheter ce que leurs usines
pouvaient produire (13) [note] .
Dès le XIX` siècle, en France, des organes facilitaient
l'adoption des produits industriels qui venaient bouleverser les
modes de vie et luttaient contre les résistances suscitées
par ces bouleversements : ainsi la création de la "
réclame " par Emile de Girardin et celle de l'information
par Louis Havas. Mais il faudra attendre l'apparition des industries
culturelles (cinéma et disque) et surtout de programmes (radio
et télévision) pour que se développent les
objets temporels industriels. Ceux-ci permettront un contrôle
intime des comportements individuels, transformés en comportements
de masse - alors que le spectateur, isolé devant son appareil,
à la différence du cinéma, conserve l'illusion
d'un loisir solitaire.
C'est aussi le cas de l'activité dite " de temps libre
" qui, dans la sphère hyperindustrielle, étend
à fautes les activités humaines le comportement compulsif
et mimétique du consommateur : tout doit devenir consommable-éducation,
culture et santé, aussi bien que lessives et chewing-gums.
Mais l'illusion qu'il faut donner pour y parvenir ne peut que provoquer
frustrations, discrédits et instincts de destruction. Seul
devant mon téléviseur, je peux toujours me dire que
je me comporte individuellement ; mais la réalité
est que je fais comme les centaines de milliers de téléspectateurs
qui regardent le même programme.
Les activités industrielles étant devenues planétaires,
elles entendent réaliser de gigantesques économies
d'échelle, et donc, par des technologies appropriées,
contrôler et homogénéiser les comportements
: les industries de programmes s'en chargent à travers les
objets temporels qu'elles achètent et diffusent afin de capter
le temps des consciences qui forment leurs audiences et qu'elles
vendent aux annonceurs.
Un objet temporel - mélodie, film nu émission de
radio - est constitué par le temps de son écoulement,
ce qu'Edmund Husserl (14) [note] nomme un flux. C'est un objet qui
passe. Il est constitué par le fait que, comme les consciences
qu'il unit, il disparaît à mesure qu'il apparaît.
Avec la naissance de la radio civile (1920), puis les premiers programmes
de télévision (1947), les industries de programmes
produisent des objets temporels qui coïncident dans le temps
de leur écoulement avec l'écoulement du temps des
consciences dont ils sont les objets. Cette coïncidence permet
à la conscience d'adopter le temps de ces objets temporels.
Les industries culturelles contemporaines peuvent ainsi faire adopter
aux masses de spectateurs le temps de la consommation du dentifrice,
du soda, des chaussures, des autos, etc. C'est presque exclusivement
ainsi que l'industrie culturelle se finance.
Or une " conscience " est essentiellement une conscience
de soi : une singularité. Je ne peux dire je que parce que
je me donne mon propre temps. Enorme.s dispositifs de synchronisation,
les industries culturelles, en particulier la télév
ision, sont des machines â liquider ce soi dont Michel Foucault
(15) [note] étudiait les techniques à la fin de sa
vie. Lorsque des dizaines, voire des centaines de millions de téléspectateurs
regardent simultanément le même programme en direct,
ces consciences du monde entier intériorisent les mêmes
objets temporels. Et si, tous les jours, elles répètent,
à la même heure et très régulièrement,
le même comportement de consommation audiovisuelle parce que
tout les y pousse, ces " consciences " finissent par devenir
celle de la même personne - c'est-à-dire personne.
L'inconscience du troupeau libère un fonds pulsionnel que
ne lie plus un désir - car celui-ci suppose une singularité.
Au cours des années 1940, l'industrie américaine
met en rouvre des techniques de marketing qui ne cesseront de s'intensifier,
productrices d'une misère symbolique, mais aussi libidinale
et affective. Cette dernière conduit à la perte de
ce que j'ai appelé le narcissisme primordial (16) [note]
.
La fable postindustrielle ne comprend pas que la puissance du capitalisme
contemporain repose sur le contrôle .simultané de la
production et de la consommation réglant les activités
des masses. Elle repose sur l'idée fausse que l'individu
est ce qui s'oppose au groupe. Simondon a parfaitement montré,
au contraire, qu'un individu est un processus, qui ne cesse de devenir
ce qu'il est. Il ne s'individue psychiquement que collectivement.
Ce qui rend possible cette individuation intrinsèquement
collective, c'est que l'individuation des uns et des autres résulte
de l'appropriation par chaque singularité de ce que Simondon
appelle un fonds préindividuel commun à toutes ces
singularités.
Héritage issu de l'expérience accumulée des
générations, ce fonds préindividuel ne vit
que dans la mesure où il est approprié singulièrement
et ainsi transformé par la participation des individus psychiques
qui partagent ce fonds commun. Mais ce n'est un partage que s'il
est à chaque fois individué, et il ne l'est que dans
la mesure où il est singularisé. Le groupe social
se constitue comme composition d'une synchronie, dans la mesure
où il se reconnaît dans un héritage commun,
et d'une diachronie, dans la mesure où il rend possible et
légitime l'appropriation singulière du fonds préindividuel
par chaque membre du groupe.
Les industries de programmes tendent au contraire à opposer
synchronie et diachronie, en vue de produire une hypersynchronisation
qui rend tendanciellement impossible l'appropriation singulière
du fonds préindividuel constitué par les programmes.
La grille de ceux-ci se substitue à ce qu'André Leroi-Gourhan
nomme les programmes socioethniques : elle est conçue pour
que mon passé vécu tende à devenir le même
que celui de mes voisins, et que nos comportements se grégarisent.
Un je est une conscience consistant en un flux temporel de ce que
Husserl appelle des rétentions primaires, c'est-à-dire
ce que la conscience retient dans le maintenant du flux en quoi
elle consiste. Ainsi la note qui résonne dans une note se
présente à ma conscience comme le point de passage
d'une mélodie : la note précédente y reste
présente, maintenue dans et par le maintenant ; elle constitue
la note qui la suit en formant avec elle un rapport, l'intervalle.
Comme phénomènes que je reçois et que je produis
(une mélodie que je joue ou entends, une phrase que je prononce
ou entends, des gestes ou des actions que j'accomplis ou que je
subis, etc.), ma vie consciente consiste essentiellement en de telles
rétentions.
Or ces dernières sont des sélections je ne retiens
pas tout ce qui peut être retenu (17) [note] . Dans le flux
de ce qui apparaît, la conscience opère des sélections
qui sont les rétentions en propre : si j'écoute deux
fois de suite la même mélodie, ma conscience de l'objet
change. Et ces sélections se font à travers les filtres
en quoi consistent les rétentions secondaires, c'est-à-dire
les souvenirs de rétentions primaires antérieures,
que conserve la mémoire et qui constituent l'expérience.
Ruine du narcissisme
LA VIE DE LA CONSCIENCE Consiste en de tels agencements de rétentions
pri-' maires, filtrées par des rétentions secondaires,
tandis que les rapports des rétentions primaires et secondaires
sont surdéterminés par les rétentions tertiaires
: les objets supports de mémoire et les mnémotechniques,
qui permettent d'enregistrer des traces-notamment ces photogrammes,
phonogrammes, cinématogrammes, vidéogrammes et technologies
numériques formant l'infrastructure technologique des sociétés
de contrôle à l'époque hyperindustrielle.
Les rétentions tertiaires sont ce qui, tel l'alphabet, soutient
l'accès aux fonds préindividuels de toute individuation
psychique et collective. Il en existe dans toutes les sociétés
humaines. Elles conditionnent l'individuation, connue partage symbolique,
que rend possible l'extériorisation de l'expérience
individuelle dans des traces. Lorsqu'elles deviennent industrielles,
les rétentions tertiaires constituent des technologies de
contrôle qui altèrent fondamentalement l'échange
symbolique : reposant sur l'opposition des producteurs et des consommateurs,
elles permettent l'hypersynchronisation des temps des consciences.
Celles-ci sont donc de plus en plus tramées par les mêmes
rétentions secondaires et tendent à sélectionner
les mêmes rétentions primaires, et à toutes
se ressembler : elles constatent dès lors qu'elles n'ont
plus grand-chose à se dire et se rencontrent de moins en
moins. Les voilà renvoyées vers leur solitude, devant
ces écrans où elles peuvent de moins en moins consacrer
leur temps au loisir-un temps libre de toute contrainte.
Cette misère symbolique conduit à la ruine du narcissisme
et à la débandade économique et politique.
Avant d'être une pathologie, le narcissisme conditionne la
psyché, le désir et la singularité (18) [note]
. Or, si, avec le marketing, il ne s'agit plus seulement de garantir
la reproduction du producteur, mais de contrôler la fabrication,
la reproduction, la diversification et la segmentation des besoins
du consommateur, ce sont les énergies existentielles qui
assurent le fonctionnement du système, comme fruits du désir
des producteurs, d'un côté, et des consommateurs, de
l'autre : le travail, connue la consommation, représente
de la libido captée et canalisée. Le travail en général
est sublimation et principe de réalité. Mais le travail
industriellement divisé apporte de moins en moins de satisfaction
sublimatoire et narcissique, et le consommateur dont la libido est
captée trouve de moins en moins de plaisir à consommer
: il débande, transi par la compulsion de répétition.
Dans les sociétés de modulation que sont les sociétés
de contrôle (19) [note] , il s'agit de conditionner, par les
technologies audiovisuelles et numériques de Faisthesis (20)
[note] , les temps de conscience et l'inconscient des corps et des
âmes. A l'époque hyperindustrielle, l'esthétique
- comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et
théâtre de la guerre économique - substitue
le conditionnement des hypermasses à l'expérience
sensible des individus psychiques ou sociaux. Lhypersynchronisation
conduit à la perte d'individuation par l'homogénéisation
des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial
et le processus d'individuation Psychique et collective : ce qui
permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus
dans l'infirmité symbolique d'un on amorphe. Tous ne sont
pas également exposés au contrôle. Nous vivons
en cela une fracture esthétique, comme si le nous se divisait
en deux. Mais nous tous, et nos enfants plus encore, sommes voués
à ce sombre destin - si rien n'est fait pour le surmonter.
Le XX` siècle a optimisé les conditions et l'articulation
de la production et de la consommation, avec les technologies du
calcul et de l'information pour le contrôle de la production
et de l'investissement, et avec les technologies de la communication
pour le contrôle de la consommation et des comportements sociaux,
y compris politiques. A présent, ces deux sphères
s'intègrent. Le grand leurre n'est plus, cette fois, la "
société de loisir " , mais la " personnalisation
" des besoins individuels. Félix Guattari (21) [note]
parlait de production de " dividuels " , c'est-à-dire
de particularisation des singularités par leur soumission
aux technologies cognitives.
Ces dernières permettent - à travers l'identification
des utilisateurs (users profiling) et autres méthodes de
contrôle nouvelles-un usage subtil du conditionnement en appelant
à Pavlov autant qu'à Freud. Ainsi les services qui
incitent les lecteurs d'un livre à lire d'autres livres lus
par d'autres lecteurs de ce même livre. Ou encore les moteurs
de recherche qui valorisent les références les plus
consultées, renforçant du coup leur consultation et
constituant un Audimat extrêmement raffiné.
Désormais, les mëmes machines numériques pilotent,
par les mêmes normes et standards, les processus de production
des machines programmables des ateliers flexibles télécommandés
par le contrôle à distance (remote control), la robotique
industrielle étant devenue essentiellement une mnémotechnologie
de production. Mises au service du marketing, elles organisent aussi
la consommation. Contrairement à ce que croyait Benjamin,
il ne s'agit pas du déploiement d'un narcissisme de masse,
mais à l'inverse de la destruction massive du narcissisme
individuel et collectif par la constitution des hypermasses. C'est
à proprement parler la liquidation de l'exception, c'est-à-dire
la grégarisation généralisée induite
par l'élimination du narcissisme primordial.
A des imaginaires collectifs et à des histoires individuelles
noués au sein dc processus d'individuation psychique et collective,
les objets temporels industriels substituent des standards de masse,
qui tendent à réduire la singularité des pratiques
individuelles et leurs caractères d'exceptions. Or l'exception
est la règle. mais une règle qui n'est jamais formulable
: elle ne se vit qu'en l'occurrence d'une irrégularité,
c'est-à-dire n'est pas formalisable et calculable par un
appareil de description régulier applicable à tous
les cas que constituent les différentes occurrences de cette
règle par défaut. C'est pourquoi, pendant longtemps,
elle a renvoyé à Dieu, qui constituait l'irrégulier
absolu comme règle de l'incomparabilité des singularités.
Ces dernières, le marketing les rend comparables et catégorisables
en les transformant en particularités vides, réglables
par la captation à la fois hypermassifiée et hypersegmentée
des énergies libidinales.
Il s'agit d'une économie anti-libidinale : n'est désirable
que ce qui est singulier et à cet égard exceptionnel.
Je ne désire que ce qui m'apparaît exceptionnel. Il
n'y a pas de désir de la banalité, mais une compulsion
de répétition qui tend vers la banalité : la
psyché est constituée par Eros et Thanatos. deux tendances
qui composent sans cesse L'industrie culturelle et le marketing
visent le développement du désir de la consommation,
mais, en fait, ils renforcent la pulsion de mort pour provoquer
et exploiter le phénomène compulsif de la répétition.
Par là, ils contrarient la pulsion de vie : en cela, et parce
que le désir est essentiel à la consommation, ce processus
est autodestructeur, ou. comme dirait Jacques Derrida, auto-immunitaire.
Je ne puis désirer la singularité de quelque chose
que dans la mesure où cette chose est le miroir d'une singularité
que je suis, que j'ignore encore et que cette chose me révèle.
Mais, dans la mesure où le capital doit hypermassifier les
comportements, il doit aussi hypermassifier les désirs et
grégariser les individus. Dès lors, l'exception est
ce qui doit être combattu, ce que Nietzsche avait anticipé
en affirmant que la démocratie industrielle ne pouvait qu'engendrer
une société-troupeau. C'est là une véritable
aporie de l'économie politique industrielle. Car la mise
sous contrôle des écrans de projection du désir
d'exception induit la tendance dominante thanatologique (22) [note]
, c'est-à-dire entropique. Thanatos, c'est la soumission
de l'ordre au désordre. En tant que nirvina Thanatos tend
à l'égalisation de tout : c'est la tendance à
la négation de toute exception - celle-ci étant ce
que le désir désire.
Du coup, ce que l'on a appelé en France l'" exception
culturelle " est le triste cache-misère de la profondeur
de ces questions. Aussi indispensables que puissent être les
mesures qu'elle implique, elle est instrumentalisée comme
pur et simple slogan politique. Et elle dispense ceux qui s'en emparent
aussi bien de réfléchir à l'exception en général
que de prendre la mesure de la question posée par le déploiement
de la société hyperindustrielle, avec la misère
symbolique qui en résulte. De cette question primordiale
pour le devenir de la société mondiale, cette langue
de bois l'ait une problématique secondaire, régionale
et sectorielle, voire " corporative " , tout autant que
les arguments visant à liquider, dans le cadre des accords
commerciaux internationaux, toute mesure d'exception.
La question ne se limite pas à la vie de ce que l'on appelle
la " culture ", celle dont s'occupe par exemple le ministère
du même nom : l'existence quotidienne sous tous ses aspects
est soumise au conditionnement hyperindustriel des modes de vie
quotidiens. C'est le problème d'écologie industrielle
le plus inquiétant qui puisse être (23) [note] : les
capacités mentales, intellectuelles, affectives et esthétiques
dé l'humanité y sont massivement menacées,
au moment même où les groupes humains disposent de
moyens de destruction sans précédent.
La débandade en quoi consiste cette ruine de la libido est
aussi politique. Dans la mesure où les responsables politiques
adoptent des techniques de marketing pour se transformer eux-mêmes
en produits, les électeurs éprouvent à leur
endroit le même dégoût que pour tous les autres
produits.
Il est temps que les citoyens et leurs représentants se
réveillent : la question de la singularité est devenue
cruciale, et il n'y aura pas de politique d'avenir qui ne soit une
politique des singularités - faute de quoi fleuriront nationalismes
extrêmes et intégrismes de tout poil. Continent produire
du désir dans la société hyperindustrielle
de demain - Comment ne pas organiser d'avance la débandade
- Cela supposerait que les politiques eux-mêmes soient exemplairement
producteurs de désir. L'électorat des élections
régionales du 28 mars 2004 qui a voté contre le gouvernement,
et non pour un parti qui n'a aucun programme, souffre d'une destruction
généralisée de l'économie libidinale
et d'un désir politique qui n'est plus satisfait : la philia
par laquelle Aristote définit la relation entre citoyens
est évidemment un fruit hautement raffiné et patiemment
cultivé de l'économie libidinale.
Du 21 avril 2002 (premier tour de l'élection présidentielle)
au 28 mars 2004, un mouvement a grandi qui enjoint la classe politique
en général de combattre une misère symbolique
et psychologique, qui devient inévitablement aussi une misère
politique. Et ce n'est pas un hasard si la débâcle
politique du gouvernement s'est cristallisée autour des questions
liées à la culture et à la recherche. La question
culturelle n'est pas politiquement anecdotique c'est le cœur
même de la politique. Car la culture, c'est aussi la libido,
que l'activité industrielle tente essentiellement de capter.
Les politiques devraient donc d'abord être des politiques
Culturelles, non pas au sens où un ministère de la
culture sert on dessert les clientèles diverses et variées
des métiers de la culture, mais bien comme critique des limites
d'un capitalisme hyperindustriel devenu destructeur des organisations
sociales en quoi consistent les processus d'individuation psychique
et collective.
BERNARD STIEGLER.
Notes :
(1) Gilles Deleuze (1925-1995), philosophe
(2) Pourparlers, Editions de Minuit, Paris, 2003.
(3) Cf De la misère svmbolique. 1 -L'époque Hyperindustrielle,
Galilée, Paris, 2004.
(4) Gilbert Simondon (1924-1989), philosophe.
(5) Le Monde, 10 avril 2002. Cf aussi ,Aimer s'aimer, nous aimer
du 11 septembre au 21 avril. Galilée, Paris, 2003.
(6) Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, Pans, 1992.
(7) Jean-Michel Frodon, La Projection nationale Cinéma et
nation, Odile Jacob, Paris,1998.
(8) Walter Benjamin (1892-1940), philosophe allemand.
(9) Sigmund Freud, op. cit.
(10) Theodor W. Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973),
philosophes allemands, fondateurs de l'école de Francfort.
(11) Karl Kraus (1874-1936), écrivain autrichien et critique
des médias.
(12) J'ai essayé, dans La Technique et le Temps. 3- Le temps
du cinéma et la question du mal-être (Galilée
2001, chapitre Ier), de montrer pour leur analyse demeure insuffisante
: ils reprennent a leur compte la pensée kantienne du schématisme
sans voir que les industries culturelles requièrent justement
la critique du kantisme.
(13) Vance Packard, La Persuasion clandestine. Calmann-Lévy,
Paris, 1958.
(14) Edmond Husserl (1859-1938), philosophe allemand, père
de la phénoménologue.
(15) Michel Foucault (1926-1984). Philosophe.
(16) Aimer, s'aimer…, op. cit.
(17) Les rétentions primaires forment des relations. Par
exemple, dans, une mélodie, des notes en arpèges qui
forment des intervalles et des accords, ou, dans une phrase, des
liens sémantiques et syntaxiques.
(18) Ce terme s'applique " à la découverte du
fait que le Moi lui aussi est investi de libido, en serait même
le lieu d'origine et dans une certaine mesure en demeurerait le
quartier général". Malaise dans la civilisation.
Op. cit.
(19) Cf, Pourparlers, op. cit.
(20) En grec, du sensible qui constitue l'expérience.
(21) Félix Guattari (1930-1992), psychanalyste. pionnier
de l'antipsychiatrie
(22) Qui concerne la mort.
(23) Cf. aussi Philosopher par accident. Entretiens avec Elie During.
Gallilé, Paris, 2004.
http://sitecon.free.fr/stiegler.htm
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