|
Origine : échange mail
Je voudrais d’abord vous dire que je suis content d’être
ici à Toulouse, pour cette séance du GREP. J’ai
été toulousain, c’est une ville à laquelle
je suis attaché pour toutes sortes de raisons bien spéciales
d’ailleurs. J’étais cette après midi avec
des philosophes qui interviennent dans les prisons avec M. Jordanet,
présent ce soir. Il était à la prison St Michel,
une personne avec qui j’ai eu pour la première fois
l’occasion de donner des cours de philosophie. J’en
suis encore très ému.
On a donné à cette conférence le titre «
Le désir Asphyxié ». Cette conférence
était prévue depuis un petit moment… N’ayant
pas pu respecter mon engagement initial, nous l’avons reportée.
« Le désir Asphyxié » était en
effet le titre d’un article du Monde Diplomatique, qui, je
crois, précédait ou suivait le livre que j’ai
publié, avec pour titre « Mécréance et
discrédit » et pour sous titre « la décadence
des démocraties industrielles ». Deux nouveau tomes
viennent de paraître, le tome 2, « Les sociétés
incontrôlables d’individus désaffectés
» et le tome 3 « L’esprit perdu du capitalisme
», en référence à Max Weber, bien entendu.
On a annoncé que je parlerais du désir et de ce que
j’avais développé dans le Monde Diplomatique.
J’ai décidé de le faire, même si je me
suis intéressé à d’autres choses, sur
lesquelles j’ai écrit. Mais surtout, de nouvelles choses
ce sont passées.
Des évènements significatifs.
Je voudrais commencer par évoquer une série d’évènements,
que je ferais commencer, pour être précis, le 20 avril
1999. Evènements qui vont s’enchaîner les uns
derrière les autres. Je pense qu’aussi divers qu’ils
puissent paraître, ils ont des liens. Le 20 avril 1999 s’est
passé un fait divers dont vous avez tous entendu parler (est-ce
un fait divers d’ailleurs, je n’en suis pas sur ? Je
ne suis pas sur que les faits divers sont aussi divers que ce qu’on
le dit). Ce qu’on appelle donc un fait divers s’est
passé à Littleton aux Etats Unis dans le Colorado,
c’est la fameuse affaire du lycée de Columbia, où
deux adolescents massacrèrent 13 autres adolescents avant
de se suicider. Deux ans et demi plus tard, deux avions, se jetaient
dans les Twin Towers. Encore 6 mois plus tard, le 26 mars 2002,
Richard Dune assassinait 8 personnes en blessait 15, et le lendemain
se suicidait. Pas tout à fait un mois plus tard, 20% des
français votaient pour Jena Marie Le Pen et le faisaient
candidat du second tour des présidentielles. Je fais un petit
saut, environ deux ans après, en Chine une enquête
fait apparaître que 15% des étudiants sont en dépression
nerveuse. (Sur 1 milliard 300 millions de chinois, ça fait
presque 10 %). En mars 2004, peu de temps après, des élections
françaises sont remportées par la gauche, mais en
réalité à mon avis, par personne. Plus exactement,
des élections sont perdues par le pouvoir en place, les élections
régionales. Ce qui est un camouflet pour le gouvernement
en place.
Suivent deux mouvements importants, un mouvement de mobilisation
contre la liquidation de la recherche, c’est le mouvement
« sauvons la recherche » et un mouvement contre la remise
en cause du statut des intermittents du spectacle. Ces mouvement
font apparaître, étrangement, à la grande surprise
des politiques, que les français sont sensibles à
la situation des intermittents du spectacle, et au delà à
la question culturelle. Deux mois ou trois mois plus tard, le 15
juin, il y a des élections, premières élections
européennes de niveau européen avec un taux d’abstention
record, plus de 50% d’abstentions, quelque chose de catastrophique
à mon avis. Puis l’impression, pour moi en tout cas,
mais je crois qu’elle est partagée par beaucoup d’abstentionnistes,
que les hommes politiques français, qu’ils soient au
pouvoir ou qu’ils soient dans l’opposition, n’ont
tiré aucun enseignement de mars 2004, de cette gifle qui
s’est produite au niveau des régionales.
Alors vous aller me demander quel est le rapport avec Littleton
? Et bien je vais vous le dire : le 9 juillet 2004, on l’apprend
par une dépêche de l’agence « France-Presse
», M. Le Lay, le patron de la plus grande chaîne de
télévision française, fait un déclaration,
honteuse pour lui, à mon avis, mais aussi honteuse pour la
société française et ceux qui l’ont mis
en place et qui ne réagissent pas. Il dit ceci : «
Soyons réalistes : le business de TF1, c’est de vendre
du temps de cerveau disponible à Coca Cola ». Vous
avez entendu cette phrase maintes fois. Ce qui m’intéresse,
c’est « Soyons réalistes », que veut dire
le mot réaliste ? Le lendemain, Marie L. une jeune femme,
avec son bébé, se fait soit disant agresser dans le
RER B. On s’apercevra ensuite que c’est une supercherie,
que cette personne est un peu déséquilibrée.
Beaucoup de sociologues, de commentateurs, d’hommes politiques,
diront que c’est un effet de ce qu’ils appelleront le
« victimisme ». En réalité, je pense que
ce n’est pas ça. C’est une personne qui a des
souffrances narcissiques. Ce que l’on appelle en psychiatrie
des souffrances narcissiques, un peu comme Richard Durne, je reviendrai
tout à l’heure.
Le 15 juillet de la même année, en 2004, année
très étonnante, un article du journal Le Monde publie
les résultats d’une enquête d’un cabinet
de marketing spécialisé américain qui a travaillé
pour la grande distribution française. Il a été
sollicité, car pour la première fois depuis longtemps,
les hypermarchés principalement sont confrontés à
un problème : la vente de produits de grande consommation
baisse de façon incompréhensible. Il n’y a pas
de facteur économique explicatif de cette baisse, il n’y
a pas de baisse de pouvoir d’achat par exemple. Ce cabinet
de marketing spécialisé a été sollicité
pour étudier les causes de cette baisse. La réponse
est qu’une nouvelle race de consommateurs est apparue, les
« alter consommateurs », qui sont des consommateurs
qui voudraient ne plus consommer.
Je reviendrai sur eux tout à l’heure, parce qu’entre-temps
j’ai travaillé dans l’association Ars Industrialis,
avec des gens qui mènent des enquêtes marketing et
qui disent que les alter consommateurs sont en vérité
des hyper-consommateurs. Ils ont un gros pouvoir d’achat,
ils consomment énormément. On m’a dit «
Il y a une contradiction entre le résultat et la réalité,
et dans ton discours aussi ». Je vous en parlerai tout à
l’heure. J’essaierais de vous dire que les alter consommateurs
sont des hyper-consommateurs en gros parce qu’ils sont comme
tous les gens : intoxiqués.
Il faut avoir été intoxiqué à l’héroïne
pour commencer à savoir ce que sont ses effets ravageurs
et vouloir se débarrasser de l’héroïne,
mais c’est trop tard. Quand on est accroc à l’héroïne,
on ne peut plus s’en débarrasser. Donc on dit que l’héroïne
est une substance toxique extrêmement dangereuse et qu’il
ne faut pas y toucher. Puis on cherche sa dose, car on ne peut plus
s’en passer. Les alter consommateurs sont des gens qui souffrent
d’une hyper-consommation qui est devenue addictive.
C’est pour ça que (en octobre 2004 je crois), Claude
Lévi Strauss a déclaré à la télévision
« Je m’apprête à quitter un monde que je
n’aime pas ». Claude Lévi Strauss est un des
plus grands anthropologues de l’histoire de l’anthropologie.
A presque 100 ans, cet homme responsable, qui pèse ses mots,
dit à la télévision, devant des millions de
gens « Je m’apprête à quitter ce monde
que je n’aime pas ». C’est triste. C’est
plus que triste, c’est terrible. C’est lugubre.
Le mois d’après M. Bush est réélu, malgré
le 11 septembre, malgré l’échec de l’Irak,
malgré tant de choses. Au mois de décembre, toujours
en 2004, les publicitaires français se réunissent
à Paris. Ils constatent avec inquiétude, que les consommateurs
sont devenus indifférents. C’est le titre d’un
article du journal Le monde, qui reprend les déclarations
du président du syndicat des annonceurs publicitaires et
dit « Il faut briser l’indifférence des consommateurs
». Les consommateurs commencent à devenir indifférents,
insensibles, ça fait peur.
Ce même mois, M. Sarkozy publie un texte sur les religions,
la république, l’espérance. M. Sarkozy dit,
par ailleurs, juste avant le centenaire de la loi de la laïcité
de 1905, qu’il faudrait peut-être envisager de la remettre
en cause.
Je fais un petit saut de 6 mois dans le temps et je me projette
en juillet 2005. Je suis à Speloncato, en Corse. Je m’apprête
à écrire un nouveau livre, le 2e tome de Mécréance
et Discrédit, qui doit s’appeler « l’aristocratie
» à venir, un titre qui peut surprendre. Mon plan est
fait. J’ai accumulé plein de notes. (J’écris
comme ça, à un moment donné je me mets devant
mes notes et je transforme le tout en un livre). Au moment où
je me mets à mon travail, à Londres explosent des
bombes dans un bus, faisant de nombreux morts. On apprend que les
gens sont morts par explosion de kamikazes anglais, d’origine
étrangère, mais citoyens anglais. Suit tout un commentaire
là dessus, et tout la remise en cause de la politique, londonienne
et britannique, des communautés.
Trois mois plus tard, j’essaye de finir ce livre que j’ai
consacré finalement, sous l’influence des évènements
de Londres, à ce que j’ai appelé l’énergie
du désespoir, la perte du sentiment d’espérer.
Ce que je nomme le caractère suicidaire de la société
dans laquelle nous vivons, car des gens, qui se sont fait sauter,
se sont suicidés. Comme Richard Durne, comme les gens de
Littleton, comme beaucoup d’autres. Comme tous ceux que les
psychiatres et les sociologues aujourd’hui, identifient comme
comportement para-suicidaires. C’est à mettre en relation
avec le fait que le suicide est la première cause de mortalité
chez les jeunes de moins de trente ans. Par exemple il vous arrive
de croiser une moto qui prend un virage complètement à
gauche. Vous dites : « Il veut se suicider ce type là
! ». Et bien les gens vous diront : « Il ne veut pas,
mais il joue avec la mort ». Il a un comportement para-suicidaire.
A propos de suicidaire, au mois de novembre 2005, je participe
à la radio à l’émission de Charivari
où je présente un livre « Constituer l‘Europe
», et pendant la pause, l’animateur me fait passer un
article consacré à Emmanuel et Patricia Cartier jugés,
à ce moment là, par la cour d’assises de Beauvais,
pour avoir tenté d’assassiner leurs 5 enfants. Jugés
pour avoir, par injection d’insuline, réussi à
tuer une de leurs filles, et mis dans le coma leurs 4 autres enfants.
C’est la mère qui a fait les piqûres, elle est
infirmière. Elle a piqué ses enfants, non pas pour
les assassiner, selon elle, mais pour les sauver d’un monde
devenu invivable. Il faut préciser que ces gens avaient 15
cartes de crédits, des crédits de toutes sortes, tous
les enfants avaient leur propre télévision, 7 téléviseurs
pour 7 personnes. Ils avaient absolument tous les gadgets. Ils étaient
des hyper-consommateurs, on ne connaît pas beaucoup d’autres
exemples qui soient allés aussi loin dans la consommation.
Mais un jour ça s’est effondré. Ils se sont
effondrés. Ils ont décidé qu’il fallait
en finir et qu’ils ne pouvaient pas abandonner leurs enfants
dans ce monde. « On les amenés avec nous, dans une
autre vie », c’est ce qu’a dit M. Cartier lors
du procès. Il a pris 15 ans de réclusion criminelle
et sa femme 10 ans. Ces gens sont des suicidaires, comme ceux de
Littleton, des Twin Towers, comme toutes sortes d’autres gens.
Un journaliste, Edouard Loney a interviewé des gens qui travaillent
dans un hypermarché, installé dans une zone industrielle
à coté de Creil. C’est la plus grande Zone de
chalandise d’Europe. 50 hypermarchés, toutes des grandes
marques, y sont installés. Les Cartier y passaient tous leurs
samedis après midi. Edouard Loney, qui est un bon journaliste,
a interviewé beaucoup de monde, et entre autre un agent de
sécurité qui travaille dans cet hypermarché.
Il rend compte de ces interviews dans un article de Libération,
où cet agent de la sécurité dit : « Ca
va péter ».
Et, précisément, en novembre, ça « pète
» : ce sont les fameuses émeutes de novembre. Vous
avez peut-être vu, ou certainement entendu dire, que des jeunes
gens qui mettent le feu à des automobiles, à des écoles,
à toutes sortes de choses, se filment en même temps
avec leur téléphones portables. Puis ils envoient
leurs films à la télévision. Qui les passe
! Aujourd’hui, en février 2006, nous sortons, en France,
d’une crise extrêmement étonnante et vive. Crise
politique qui a été déclenchée par les
propositions du CPE (Contrat Première Embauche). Nous savons
que la France va extrêmement mal, aucune perspective politique
de ce nom et une jeunesse exaspérée. Après
ce qui est arrivé en France, on veut nous faire croire dans
la presse que le monde entier nous montre du doigt. Et que ces Français
sont vraiment archaïques. Alors que, pour moi, c’est
un processus qui appartient à un « mal être »
qui est devenu mondial. On pourrait parler du Japon, où j’étais
au mois de décembre, et où l’on trouve un million
de « hikikomori », c’est à dire, des jeunes
gens totalement désocialisés, qui n’ont plus
ni de relation avec leur parents ni avec leur proches, dont certains
deviennent dangereux, soit pour eux mêmes, soit pour les autres.
Aux Etats-Unis aussi ça va tout à fait mal. En réalité,
je crois que nous vivons une énorme crise, qui est multi-factorielle
bien sur. Elle ne se déploie pas tout à fait de la
même manière que l’on soit en Lituanie, en Iraq,
en Espagne, au Japon, aux Etats-Unis ou en France, mais c’est
fondamentalement la crise d’un modèle industriel épuisé,
d’un modèle industriel qui est devenu mondial, mis
en œuvre par ce que l’on appelle le capitalisme industriel,
et qui produit une destruction du désir. C’est de cela
que je voudrais parler ce soir.
La destruction du désir.
Lorsque Claude Lévi-Strauss dit qu’il s’apprête
à quitter un monde qu’il n’aime plus, mais également
lorsque Jean Claire publie son livre atrabilaire qui vomit le monde
et de même lorsque Alain Finkielkraut, avec une méchanceté,
une agressivité et une bêtise sans commune mesure avec
tout ce que j’ai entendu chez les intellectuels depuis ma
naissance, dit n’importe quoi sur ce qui s’est passé
au mois de novembre, je sens dans ces paroles et dans tant d’autres
paroles, et dans les miennes aussi souvent, un désamour,
une incapacité d’aimer le monde dans lequel nous sommes.
Ne pas aimer son époque est un sentiment latent, larvé,
partout répandu, auquel personne n’échappe.
Se dire, je vis dans un monde que je n’aime pas, ce que dit
Lévi-Strauss, tout le monde le pense, plus ou moins consciemment.
Pour que des parents en viennent à piquer leur enfant pour
les faire disparaître, il faut réellement qu’existe
un problème de désamour. Je ne dis pas que ces gens
n’aimaient pas leur enfant, je dis, qu’ils étaient
mis dans une situation où ils ne pouvaient plus les aimer.
Dans la mesure où ce que j’appelle aimer, ici, ce n’est
pas simplement un sentiment, c’est un comportement. Aimer
ses enfants, c’est s’occuper de ses enfants, c’est
les éduquer soi même, c’est réfléchir
pour eux, assumer les responsabilités. Ces gens étaient
dans une situation structurelle de ne plus pouvoir aimer leurs enfants,
parce qu’eux-mêmes n’étaient plus en position
d’être des parents, pour le dire en trois mots. Une
théorie américaine du marketing circule déjà
depuis une vingtaine d’années : combien vaut le temps
d’un homme en tant que consommateur ? Qu’est ce que
l’on a à investir dans cet homme, selon ses revenus
et ses moyens. Cette théorie dit aussi qu’il est très
important de contrôler des acheteurs et non pas des marchandises.
Les marchandises sont fournies par des pays comme ceux du sud-est
asiatique. Pour cette raison, faire le lien entre producteurs et
consommateurs est important. C’est la financiarisation qui
se spécialise de plus en plus dans cette opération.
Dans ce processus, il faut contrôler les comportements. Il
y a pour cela les diverses capacités d’une grande variété
de technologie de contrôle. La télévision depuis
longtemps et maintenant Internet. Toutes sortes de technologies
nouvelles qui nous conduiront bientôt aux nanotechnologies.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas du tout contre les technologies,
je suis contre la manière dont aujourd’hui on les utilise
contre les gens. Il y a une technique en particulier pour, comme
on dit pudiquement, la fidélisation du consommateur. Cette
technique consiste à cibler le consommateur avant 5 ans,
entre 2 et 5 ans. Ce n’est plus un tout petit enfant, il a
une capacité de langage, et avant 5 ans c’est la période
où se fixent ce que Freud appelle les processus d’identification
primaire. Donc il faut détourner l’attention que l’enfant
consacre à ses parents, en construisant son identification
primaire vers des processus d’identification primaire sur
des artéfacts, télévisuels ou autres, contrôlés
par les industries culturelles. Freud dit, quand il explique cette
théorie de l’identification primaire, que l’identification
primaire est absolument capitale. Quand l’homme enfant devient
adulte, il commence à produire ce que l’on appelle
des identifications secondaires. Il s’identifie à des
gens dont il va devenir copain, puis à la fille, au garçon
dont il tombe amoureux. Puis à son prof de maths ou de philo.
Puis à des baskets, des bandes dessinées, à
des mangas, à la théorie du parti communiste français
(ce qui a été mon cas). Et, comme le dit très
bien Louis Jouvet dans son cours d’art dramatique de 1947,
il va rencontrer le problème du commandant de chasseurs alpins.
Le matin, il est à l’église, dans la journée
il trucide des gens et le soir rentre chez lui, dit à sa
petite fille « Ma petite fille, tu ne tueras pas ».
Il y a un problème d’unification de ses différentes
identifications secondaires. Qu’est ce qui va lui permettre
de gérer ces problèmes d’identification ?
Nous sommes tous confrontés à cela, nous sommes habités
par une quantité de personnages, qui ne sont pas forcément
compatibles les uns avec les autres. Nous avons des histoires complexes.
Moi par exemple, il y a bien longtemps que je ne suis plus au parti
communiste, mais il y a une partie de moi qui lui était très
attaché à cette époque et je ne vais pas la
jeter par dessus bord, il faut gérer ce que l’on appelle
le « sur-moi ». Ces processus d’articulation entre
l’identification primaire et les identifications secondaires,
c’est ce que l’on appelle le « sur-moi ».
Et bien je pose que ces processus sont aujourd’hui détruits,
d’une manière extrêmement grave, par le capitalisme.
Ce qui produit des comportements de fous. Quand on n’arrive
pas à gérer ses problèmes de conflits entre
ses identifications secondaires, se produisent des comportements
déments.
Ma thèse est donc que ce qui est produit par cela, c’est
du désamour et, pour le dire dans une langue un tout petit
peu plus technique, c’est une destruction de la libido. C’est
à dire de l’énergie sociale. En général,
les gens disent la sexualité ! Et bien non, la libido n’est
pas la sexualité. C’est vrai que Freud a montré
que tous les mécanismes psychologiques humains sont en vérités
commandé par la libido, c’est à dire par les
pulsions sexuelles. Il n’y a pas de doute il a bien dit cela.
Mais si on s’en tient à cela, on se trompe. La libido,
ce n’est pas seulement les pulsions sexuelles. Ce n’est
même pas essentiellement des pulsions sexuelles. Les poissons
ont des pulsions sexuelles, tous les êtres qui ont un système
nerveux et qui sont sexués ont des pulsions sexuelles. Les
porcs, les mouches ont des pulsions sexuelles. Tout le monde connaît
cette fameuse expression qui concerne la sexualité des mouches.
Mais les hommes n’ont pas des pulsions sexuelles, les hommes
ont des désirs. Ce n’est pas du tout la même
chose. Bien sûr, ça a à voir avec les pulsions
sexuelles. Le désir est constitué par les pulsions,
pas seulement sexuelles que l’on appelle les pulsions de vie,
mais il y a également les pulsions de mort, les pulsions
de destruction, l’agressivité, etc. Le désir,
chez Freud, est ce qui permet de transformer les pulsions sexuelles
en un pouvoir de liaison, il le dit souvent. Qu’est ce qui
permet de lier ? D’abord de lier les pulsions entre elles,
en particulier de les équilibrer. De lier les pulsions de
vie avec les pulsions de mort, pour faire que les pulsions de vie
et les pulsions de mort produisent ce que j’appelle de «
l’individuation ». C’est à dire la production
d’un individu, une singularité. Par ailleurs, c’est
ce qui permet de lier les désirs de l’un aux désirs
des autres. Par exemple mon désir au désir de mon
épouse. Elle n’est pas seulement un objet sexuel pour
moi mon épouse. Elle est d’abord un objet social, un
objet d’amour et l’amour n’est pas nécessairement
sexuel. L’amitié c’est une forme de l’amour.
L’amour des mathématiques existe, et c’est vraiment
de l’amour. On appelle cela de la sublimation. Tout ça
c’est la même chose. Ce sont des produits sociaux, que
Freud appelle l’énergie libidinale. La libido est une
énergie, une force, à laquelle il faut faire attention
car elle est composée de pulsions. Si on détruit le
pouvoir de liaison de la libido, qui en fait est une force sociale,
les pulsions sont libérées, alors ce n’est plus
une force sociale c’est une force asociale.
Aujourd’hui nous vivons dans ce que j’appelle un capitalisme
pulsionnel. Ce n’est plus un capitalisme libidinal. Pourquoi
il ne l’est plus ? Et bien parce qu’il l’a été.
Qu’est ce que le capitalisme ? Vaste sujet très complexe.
On pourrait dire comme Max Weber que le capitalisme apparaît
dans les pays du nord de l’Europe et aussi en Pennsylvanie
aux Etats-Unis au XVIIIe siècle. C’est une transformation
du protestantisme, dit Max Weber, en une nouvelle forme d’organisation
sociale liée à une activité économique,
induit par le fait que, depuis Calvin en particulier, on dit que
croire en Dieu c’est transformer le monde, et transformer
le monde c’est produire de l’argent. C’est ce
que va dire, non pas Calvin, mais Benjamin Franklin, dans ses «
sermons ». Ce n’était pas un homme d’église,
mais il faisait des grands sermons de calviniste qu’il était.
Il a écrit des maximes, dans lesquelles il disait que si
on était fidèle, si on respectait Dieu, on devait
gagner un certain nombre de dollars par jour… Cela a conduit
à ce qui est écrit sur le dollar : « in God
we trust ». Et ainsi, le protestantisme, venu par ailleurs
de l’invention de l’imprimerie, (qui a permis de faire
circuler la Bible, traduite en allemand vulgaire par Luther), a
alors permis le développement de ce que l’on appelle
les instruments de compte et les outils de la comptabilité,
c’était lié. Le protestantisme est donc un processus
se transformant et devenant le capitalisme, que Max Weber définit
comme étant l’art de mettre en relation des producteurs
et des consommateurs en prescrivant, pour cela, le comportement
des producteurs sous l’influence des consommateurs et prescrivant
aux consommateurs les produit de la production. Puis, en créant
un dispositif nouveau, qui va être piloté par le capitalisme,
qui n’est ni un producteur ni un consommateur, mais celui
qui agence ces deux mondes nouveaux, qu’il va opposer, qu’il
va spécialiser. C’est un monde qui va transformer la
croyance en confiance et qui va dire la croyance, ça se calcule.
La croyance calculée ça ne s’appelle plus de
la croyance, ça s’appelle la confiance. On peut calculer
la confiance de quelqu’un, les sociétés d’assurances
reposent là dessus, ainsi que tout le dispositif fiduciaire.
Le taux de change, c’est le calcul de la confiance d’une
monnaie, tout simplement un calcul mécanique.
Puis au XIXe siècle, le capitalisme en tant que tel apparaît.
C’est à dire le capitalisme en tant que grand pouvoir
de transformation du monde, celui qu’a décrit Karl
Marx, qu’on appelle capitalisme industriel, le machinisme
industriel. Ce machinisme industriel, résultant d’un
rapprochement de la technique et de la science, va donner ce que
l’on appelle la technologie ou la techno-science. Il va transformer
le monde de manière extraordinaire. Qu’est ce qu’il
va produire ? D’abord, essentiellement sur le plan économique,
il va réaliser des gains de productivité absolument
faramineux, qui vont donc produire une transformation du monde tout
aussi faramineuse. Si vous regardez le monde du début du
XIXe siècle et le monde à la fin du XIXe siècle,
ce sont des mondes absolument différents. Au début
du XIXe on sort à peine de la royauté, on y est encore
dans la plupart des pays du monde. A la fin du XIXe la tour Eiffel
existe déjà, on s’apprête à faire
la fameuse exposition universelle, c’est un autre monde qui
apparaît là, le monde dans lequel nous vivons encore.
Le cinéma, la radio, ce sont les grands médias qui
apparaissent. Le XIXe siècle a vu néanmoins l’invention
de la figure du producteur industriel, que l’on appelle le
prolétaire. Fondamentalement, ce qui se passe du point de
vue de la production, à cette époque là, c’est
l’apparition d’un nouveau producteur, qui n’est
plus ouvrier, qui n’ouvre plus. Un ouvrier, ça ouvre
en oeuvrant, ça ouvre en ouvrageant, un ouvrier ouvre un
monde. Il participe à ce monde, il est auteur du monde. Il
a donc une reconnaissance, que l’on doit à tout ceux
qui ouvrent le monde. Un prolétaire, c’est un esclave.
Proles, chez les Romains au départ, désigne des esclaves,
les producteurs, mais ceux qui ne sont bons qu’à la
production, qu’à fournir une pure force de travail.
C’est pour ça que Marx décide de les appeler
prolétaires. Pourquoi ne sont-ils plus bons qu’à
fournir une pure force de travail ? Parce qu’ils n’ont
plus de savoir-faire. La machine industrielle a permis de faire
passer le savoir dans la machine. Marx dit que le prolétaire,
c’est celui dont le savoir l’a quitté pour passer
dans les moyens de production. Un prolétaire, c’est
celui qui n’a plus rien d’autre que sa pure force de
travail à vendre. Qui n’est plus qu’une marchandise
à vendre sur le marché de l’emploi. Qui n’a
plus d’autres gratifications que la satisfaction de sa subsistance.
On lui donne le nombre de calories, de molécules d’eau,
d’heures de sommeil qu’il lui faut, pour pouvoir se
remettre au boulot le lendemain matin et c’est tout. C’est
ce que Marx appelle la reproduction de la force de travail. Ca permet
des gains de productivité fabuleux, dans certains secteurs,
je pense qu’on atteint des facteurs 500 d’augmentation
de gains de productivité. C’est tout à fait
évident, parce que l’on a découvert la loi de
l’économie d’échelle etc. Mais ça
pose des problèmes, d’abord des problèmes d’adhésion
au capitalisme. Il y a de plus en plus de tensions qui s’annoncent
à la fin du XIXe siècle, des révolutions se
produisent.
Puis s’est posé un autre problème, dont on
pourrait dire qu’il était plus grave parce que structurel,
c’est que, comme le dit Marx, le capitalisme est condamné
à rencontrer sa limite dans ce qu’il appelle la baisse
tendancielle du taux de profit. On a souvent dit, depuis une trentaine
ou une quarantaine d’années, depuis l’effondrement
du marxisme, (je ne parle pas de l’effondrement du communisme
soviétique mais de la théorie marxienne des années
70), que c’était une erreur de Marx, que Marx n’avait
pas bien compris qu’en fait, le capitalisme pouvait rebondir,
et bien moi je ne crois pas du tout que Marx s’était
trompé. Je pense qu’il y a réellement une baisse
tendancielle du taux de profit. Mais que le capitalisme a des réponses
à cette baisse. La baisse tendancielle du taux de profit,
ça veut dire grosso modo la surproduction. Il y a en effet
une réponse à cette surproduction qui est produite
par le capitalisme, on pourrait dire principalement qu’elle
est le fruit de 3 ou 4 facteurs qui vont intervenir à peu
près dans les mêmes années entre 1910 et 1920.
Et d’abord le fordisme, c’est à dire l’invention
d’un modèle économique nouveau qui repose sur
la figure, non plus du producteur, mais du consommateur.
L’invention du consommateur.
C’est Ford qui a inventé la figure du consommateur
au sens strict. Au sens où le consommateur, ce n’est
pas seulement quelqu’un qui achète des produits (ça
fait très longtemps, des milliers d’années,
depuis qu’il existe des sociétés et des marchés,
que tous les hommes achètent des produits), mais le consommateur
au sens où le consommateur, c’est quelqu’un dont
on transforme les comportements, en vue de lui faire consommer des
produits qui sont mis sur le marché par l’industrie
de manière rationnelle. Selon les modèles de ce que
Max Weber appelait déjà, pour la production, la rationalisation.
A partir du début du XXe siècle, les Etats-Unis en
particulier, vont inventer des techniques de contrôle du comportement
des individus, pour leur faire adopter des comportements de consommation.
Et pour résoudre un problème qui sera formulé
bien plus tard qu’à l’époque de Ford,
pour être précis à la sortie de la 2e guerre
mondiale : les Etats-Unis, s’étant retrouvés
avec une machine de production absolument colossale, mise au point
pour l’effort de guerre, s’aperçoivent qu’ils
ont 40% de surproduction. A ce moment-là, les théoriciens
de l’économie, mais aussi de marketing (qui est en
train d’émerger dans ce sens, c’est à
cette époque d’ailleurs qu’il prend le nom de
marketing) disent : « mais, de toute façon, l’industrie
produit toujours des choses dont les gens n’ont pas besoin
».
Donc le problème, c’est d’anticiper et de créer
des besoins chez eux, de manière artificielle. Pour leur
faire consommer des choses dont ils n’ont pas forcément
besoin. Ces consommations deviendront des besoins. Les téléphones
portables, personne n’en avait besoin. C’est tellement
vrai que France Télécom a dit en 1994 ou 1995, selon
le résultat d’une étude de marché très
bien faite sans doute, que les gens n’avaient pas envie de
téléphone portable. France Télécom avait
investi beaucoup dans la recherche, au CNED, sur les normes GSM,
et a donc conclu que cette norme ne servirait à rien car
les gens n’en voulaient pas. Et Nokia est né. Ce qui
prouve qu’il ne faut pas se fier aux études de marché.
Ce ne sont que des façons de rassurer des actionnaires, de
rassurer les PDG. En réalité, il n’y a jamais
de demande pour un produit nouveau. Plus le produit est nouveau
et innovant, moins il y a de demande. Les gens n’ont pas les
modèles pour pouvoir les socialiser. Ces modèles,
il faut pouvoir les installer, les créer. Ce qui sert à
les créer, c’est le marketing. Le premier qui a conçu
cela, c’est Ford, lorsqu’il dit qu’il va falloir
inventer un consommateur, ce qui va résoudre 2 problèmes,
(évidemment je formule en des termes qui sont très
rationalisés : la conduite de Ford a été beaucoup
moins rationalisée que cela, elle a été beaucoup
plus intuitive à mon avis), la baisse tendancielle du taux
de profit et le risque de la surproduction. Il dit : il faut élargir
les marchés, il ne faut plus simplement vendre des automobiles
aux bourgeois, mais il faut vendre des automobiles à tout
le monde, y compris à mes propres ouvriers. Et c’est
la Ford modèle T, le fameux modèle qui repose sur
l’idée qu’avec des économies d’échelle,
j’arriverai à faire cette voiture à un prix
tellement bas, et j’en vendrai tellement, que je pourrai bien
payer mes ouvriers. Ils auront un pouvoir d’achat en augmentation.
Le produit de moins en moins cher et, avec le crédit, je
pourrais faire de mon producteur un consommateur. Donc, non plus
un ennemi du capital, mais un ami du capital. Parce que c’est
aussi un nouveau modèle social, qui repose sur la moyennisation
des classes sociales.
Le consommateur apparaît à ce moment là, en
même temps qu’Hollywood est en train de se construire.
Au moment où Ford bâtit ses usines, avec ses chaînes
de production qui sont l’application de la théorie
de l’organisation scientifique du travail (le fordisme), les
premiers studios de production se construisent à Los Angeles,
et Hollywood est en train de naître. Peu de temps après
apparaît un personnage très important qui, pour moi,
est une révélation. Je dois cette révélation
à André Gorz, qui lui même la doit à
un film qu’il a vu à la BBC, un film d’un extraordinaire
cinéaste anglais, qui s’appelle Adam Curtis, un documentariste
qui fait des films fabuleux. Adam Curtis s’est penché
sur un personnage très obscur, que personne ne connaissait
avant qu’il le déniche, qui s’appelle Edouard
Barnes, qui est d’origine européenne, et dont l’oncle
s’appelle Sigmund Freud. Edouard Barnes, lui, est aux Etats-Unis,
où il est en train de développer une théorie,
les « public relations ». Et il dit que, dans les sociétés
modernes, le problème essentiel va être de maîtriser
les opinions public et les comportements de masses. Il va mettre
ses pensées (qui s’inspirent beaucoup des travaux de
son oncle Sigmund Freud, c’est à dire du fait qu’il
existe un inconscient, une libido etc.) et ses travaux d’abord
au service de l’état fédéral américain,
qui décide d’entre dans la première guerre mondiale,
contre le sentiment de la population américaine, c’est
à dire isolationniste (et là il s’agit d’envoyer
les gars au front, c’est difficile). Et bien l’état
fédéral va s’appuyer sur lui pour mener une
campagne en faveur de l’engagement des Etats-Unis. Il va développer
la première très grande opération, à
l’échelle d’un continent entier, de relations
publiques. Puis il va mettre son savoir faire au service de la grande
industrie et en particulier en 1929, pour l’entreprise Philip
Morris, à laquelle il va dire : « Vous allez avoir
une perte de trésorerie considérable et vous aurez
un sale hiver à passer. Moi j’ai une solution pour
vous sortir de cette difficulté. Ici en Amérique,
les femmes sont puritaines, donc elles ne fument pas. Or c’est
un marché colossal, pour vous. Vous devez donc gagner le
marché féminin, et le marché féminin,
c’est le marché du manque phallique ». Et Edouard
Barnes va organiser des défilés dionysiaques dans
les rues de New York, avec des cigarettes brandies comme des phallus
etc. Il va à travers tout ça développer tout
une théorie du consommateur et de la consommatrice, qui est
un qu’un consommateur et une consommatrice, c’est avant
tout un pouvoir de désirer.
Pour le capitalisme, le problème, ce n’est plus de
contrôler les producteurs pour faire des gains de productivité,
ou de prolétariser les savoir-faire des ouvriers pour en
faire des prolétaires, c’est de canaliser les désirs
des consommateurs, pour en faire de très grosses économies
d’échelle. Et dans cette canalisation du désir
du consommateur, soumettre tout ce désir à l’objet
industriel. Capter tout cela en les détournant de leurs objets
spontanés d’attachement, dont les parents (par exemple
des enfants Cartier) et faire que, finalement, ça consomme
et ça surconsomme, ça hyper-consomme. Alors dans tout
cela, le problème pour moi, c’est que ça engendre
progressivement un détournement de l’énergie
libidinale de ces objets spontanés. Mais aussi de ces objets
indirects et secondaires que sont les objets sociaux, les objets
de ce que l’on appelle la sublimation. D’autre part,
c’est ce qui produit aussi une transformation de l’objet
de désir en objet de besoin. Qu’est ce que je veux
dire ? Qu’est ce qu’un objet de désir ? Moi si
je réfléchis sur les objets de désir, j’en
ai beaucoup. Mon épouse, je l’aime toujours, c’est
un objet de désir. J’aime mes enfants, ce n’est
pas le même genre de désir, mais ce sont aussi des
objets de désir. J’aime la philosophie, j’aime
aussi faire des conférences comme ce soir. J’aime beaucoup
de choses. Mais les objets de mon désir qui sont des objets
que je cultive, dont je prends soin, je sais que c’est fragile.
L’amour, les objets de l’amour, que ce soit les enfants,
que ce soit l’épouse, l’époux, que ce
soit la philosophie, tout cela s’entretient. Ce n’est
pas comme ça à disposition sur une étagère
de supermarché. Ca suppose de ma part un investissement dans
l’objet et l’investissement repose sur la croyance,
je dis bien la croyance, que je porte en moi, que cet objet est
infini.
L’infini.
Voilà un grand mot, infini. En principe, c’est plutôt
un mot théologique. Il y a deux infinis, l’infini mathématique,
l’infini physique. C’est plus compliqué, est
ce qu’il y a un infini physique ? Pas sûr, mathématique
oui. Puis il y a un troisième infini, un infini théologique,
Dieu est un être infini. Moi je dis que l’objet de désir
est un objet de croyance, que cette croyance est une croyance dans
le caractère infini de son objet. J’appelle infini
ce qui n’est pas fini. C’est à dire qui n’est
pas calculable. Depuis Newton et Kant, on dit grosso modo que les
objets de la nature sont des objets calculables, en droit sinon
en fait. Peut-être que l’on ne sait pas calculer toute
chose, mais on pose que toute chose qui existe, c’est-à-dire
qui est dans le temps et l’espace, est calculable. On n’a
peut-être pas des outils pour les calculer, mais tous ces
objets sont calculables. C’est à dire comparables.
Un objet n’est calculable que pour autant qu’il puisse
être comparé à d’autres objets auxquels
on le rapporte, de près ou de loin, sinon ce n’est
pas calculable. Par exemple si on dit les pommes et les poires,
ce n’est pas les mêmes choses, on ne peut pas additionner
les pommes avec les poires, mais on peut additionner les fruits
entre eux par rapport aux légumes. C’est une question
de genre et d’espèce, comme disait Aristote. Selon
les niveau où l’on classe, on va dire du point de vue
du genre que l’on peut calculer que les pommes, les poires
sont des fruits, donc si je dis il y a une pomme, une poire, une
banane, un ananas, il y a 4 fruits. Il y a un point de comparaison,
ce sont des fruits. Une catégorie si vous préférez.
Mais pour un objet de désir, si vous désirez cet
objet, c’est en tant qu’il n’est pas comparable.
Quand vous êtes amoureux de quelqu’un, vous considérez
ce quelqu’un d’un point de vue tel qu’il ne soit
pas seulement une particularité, rapporté à
d’autres particularités et avec lesquelles on peut
l’additionner. Mais tel qu’il produit ce que j’appelle
une saillante, c’est à dire qu’il se détache
en tant qu’objet exceptionnel, un objet absolument singulier
duquel vous allez dire que votre désir pour cet objet est
infini. Freud vous répondra : « Mais ce n’est
pas vrai qu’il est infini votre désir » La preuve,
si vous allez voir un psychiatre, ou votre médecin, il va
vous dire : « attention, vous êtes surmené, vous
ne vous occupez pas assez de votre famille, pas assez de votre femme,
de vos enfants. Il y a une limite à votre désir ».
Si je désire trop mes histoires philosophiques au centre
Pompidou, je ne donnerai pas assez de désir à ma famille
et donc je risque d’avoir, à un moment donné,
des problèmes d’explosion de mon cadre familial. C’est
un problème bien connu à notre époque.
En réalité le désir est fini. Mais au point
de vue du désirant, ce qui compte, ce n’est pas la
réalité, c’est le fantasme. Du point de vue
du désirant, l’objet lui apparaît en tant qu’objet
de désir comme un objet infini. Cela est très, très
important. Qu’est ce que c’est que cet objet qui lui
apparaît comme infini, c’est à dire comme infiniment
singulier ? Ce que n’importe quelle histoire d’amour
à l’eau de rose inscrit tout de suite dans les romans
de gare. (Je connais, j’ai fait des modèles automatiques
de roman de gare, ils ne doivent pas comporter plus de six cent
mots, pour que n’importe quelle petite midinette, de n’importe
quel quartier de la France, puisse les lire). Une histoire d’amour
commence toujours par : « tu n’es pas comme les autres
». C’est là que ça commence. On tombe
amoureux quand on dit : celui-ci ou celle-là n’est
pas comme les autres, c’est une singularité. Tomber
amoureux, c’est un cas du désir, on peut tomber amoureux
d’un tableau, on peut tomber amoureux de toute sortes de choses.
Il y a des investissements d’amour dans les choses de l’esprit.
Donc, dans un processus comme celui là, il y a le sentiment
que l’objet est absolument singulier et cette singularité
de l’objet est en réalité une production du
narcissisme du désirant, de celui qui désire. Et celui
qui désire projette, dans l’objet qu’il désire,
sa propre singularité, c’est à dire qu’il
cherche sa propre singularité.
La singularité que l’on trouve dans un objet de désir
est le reflet de la singularité dont on est soi-même
porteur, et qui nous est révélée par l’objet
du désir, sachant que nous-mêmes sommes des êtres
en transformation permanente et que nous sommes sans cesse en train
d’inventer notre singularité. Et cela, je crois que
le capitalisme de la 2e génération, qui a produit
la figure du consommateur et qui a reposé essentiellement
sur la captation de l’énergie libidinale des individus,
a fini par le détruire. Tout comme il a pu détruire
des champs de pétrole entier qu’il a épuisés,
des régions entières dont il a fait la déforestation,
des régions de l’union soviétique que le capitalisme
de l’Union Soviétique a massacré en les contaminant
par la radioactivité. Aujourd’hui il détruit,
non pas simplement des régions de la nature, des régions
matérielles, mais des régions spirituelles, qui sont
des régions du psychisme humain, qu’il a canalisées
entièrement au service d’un modèle industriel
totalement caduc qui repose sur l’opposition des producteurs
et des consommateurs.
Pourquoi et comment a-t-il ruiné cette énergie libidinale
? En transformant des objets incalculables, en objet de calcul.
Tous les objets de désir de l’être humain, soumis
au modèle de l’hyper-consommation, sont des objets
de calcul et d’investissement, avec des taux de retour sur
investissement élevés et à très court
terme (autant que possible à 2 chiffres). Ce système
de calcul appliqué aux désirs de l’être
humain transforme les objets du désir singulier en objets
qui sont particuliers. Les objets particuliers ne sont plus des
objets de désir, ce sont des objets de pulsion. C’est
pour ça que vous avez vu apparaître depuis une dizaine
d’années la télévision pulsionnelle,
qui ne produit plus de désir. Quand j’étais
petit la télévision produisait du désir, même
les mauvais films reposaient sur une image du désir. Aujourd’hui,
la télévision ne repose plus là dessus, elle
tape toujours plus bas. La télévision est devenue
un système qui produit de l’avilissement, du nivellement
par le bas, et finalement, ce que j’appelle du populisme industriel.
C’est ce qu’exprimait Patrick Le Lay.
Ce populisme industriel engendre inévitablement du populisme
politique, comme en a fait l’expérience l’Italie,
comme j’espère nous n’en ferons pas l’expérience
bientôt, nous les français. Cette question là
c’est la grande question de demain, de ce que j’appelle
une économie politique et industrielle de l’esprit.
L’économie de l’esprit.
Ce que j’appelle ici l’esprit, ce n’est pas simplement
une activité cognitive de l’esprit humain, c’est
tout ce qui relie les êtres humains entre eux. L’esprit
c’est un pouvoir de liaison. Y compris le retour des morts
que l’on appelle les esprits, les fantômes, la hantise,
et qui fait qu’il y ait de la mémoire. Les hommes sont
des êtres de mémoire, sont des êtres historiques.
Ils ont la mémoire par exemple de la Shoah et de bien d’autres
choses. C’est ça qui constitue l’esprit, et aujourd’hui
cet esprit est gravement menacé par les technologies de l’esprit.
Pourquoi dire les technologies de l’esprit ? Pour moi, la
télévision, l’ordinateur, le web, toutes ces
choses là, ce sont des technologies de l’esprit au
même titre que l’écriture. L’écriture,
parlons en un peu. A quoi servait l’écriture chez les
Egyptiens ou les Mésopotamiens. A prévoir les crues
du Nil, à gérer les stocks et à contrôler
les esclaves. Et puis l’écriture a muté, les
grecs ont dit tout à coup : « Ca va servir à
produire un nouveau processus d’individualisation, à
créer des citoyens, c’est à dire des hommes
libres ». Bien sur ils avaient aussi des esclaves. Mais ceux
qui étaient citoyens, avec l’écriture, tout
à coup, ont produit de la singularité. Qu’est
ce qui sort de l’écriture ? Platon, Sophocle etc. Un
long processus d’individualisation qui produit de la singularité.
C’est à dire une nouvelle forme de socialisation du
désir.
Aujourd’hui nous sommes dans une société qui
développe essentiellement des technologies de l’esprit
et aussi du corps et du vivant avec les biotechnologies et les nanotechnologies.
Par exemple ce couteau suisse, qui fait plein de choses, cette clé
USB, un autre dans mon sac qui est un magnétophone et bientôt
qui fera caméra. Et toutes sortes d’objets du même
genre, dont certains que j’ai moi même conçu
d’ailleurs, avec des ingénieurs de l’université
de Compiègne. Ce sont des objets qui produisent du symbolique
: de la photo, de la vidéo, du son, du texte, du SMS, des
échanges symboliques. Ces objets là, en tant qu’ils
sont producteurs de symbolique, sont des objets de la libido sublimée,
car la symbolique est de la libido sublimée. Que ce soit
des équations mathématiques, des poèmes de
Mallarmé, des versets du Coran, des traités de philosophie,
des annonces publicitaires aussi, c’est du symbolique qui
sublime de la libido. Et cette sublimation de la libido s’appelle
la production de l’esprit. En 1939, six mois avant l’explosion
de la 2e guerre mondiale, Paul Valéry dit que nous vivons
le temps de la baisse de la valeur esprit. Paul Valéry a
des antennes, il sent venir une catastrophe, une grande catastrophe.
Il dit que cette baisse de la valeur esprit est liée au fait
que l’esprit a fini par engendrer, via la technologie, de
nouvelles technologies de l’esprit. Mais ces nouvelles technologies
de l’esprit, aujourd’hui nous ne savons pas en faire
une politique de l’esprit. Et donc au lieu de produire de
l’esprit, ça produit de la vilenies, de l’avilissement,
de la bêtise.
Nous vivons aujourd’hui le règne de la bêtise
et de la démagogie tous azimuts. Avec ce nouveau Raffarin
de gauche qui nous arrive, et ce Berlusconi à la française,
voilà que l’on est entre deux grands continents démagogiques.
Excusez moi de ma franchise et de ma clarté de position,
mais voilà ce que j’en pense. Cette situation n’est
pas une fatalité, absolument pas. Le modèle production-consommation
est un modèle qui a vécu. Ca fait un siècle
qu’il s’est inventé, qu’il s’est
imposé au monde, qu’il a transformé la planète
entière, jusqu’à la Chine communiste maintenant.
Il est épuisé. Il produit des sociétés
démotivé(e, s) (à Toulouse, quand même
il fallait que je le dise !) (rires dans la salle). Or les gens
disent qu’ils veulent être motivés. Ce qui fait
fonctionner la société, c’est la raison. Tiens,
voilà le rationaliste Stiegler qui débarque pensez-vous
? Non : la raison, ça veut dire le motif, c’est à
dire le désir. La raison, ce n’est pas le calcul. Aristote
dit que l’objet de la raison est le désir. Il se trouve
qu’il l’appelle dans le traité de l’âme,
Theos, que l’on traduit par Dieu. On est au IVe siècle
avant Jésus Christ, et à l’époque chez
les grecs, Theos n’est pas le dieu du monothéisme,
on désigne là un autre plan, que j’appelle le
plan des consistances, ou ce que l’on appelle chez les philosophes
plus couramment, le plan des idéalités. C’est
à dire des choses qui n’existent pas.
Il y a des subsistances : le prolétaire est condamné
à ne travailler que pour renouveler ses subsistances, les
protéines, les molécules, le temps de sommeil. Il
y a les existences : ce qui est fourni à l’ouvrier,
qui ne se contente pas de reproduire sa subsistance, mais qui existe
dans le monde, qui ouvre le monde, qui est reconnu par les autres.
Mais qu’est ce qui fait que l’ouvrier ouvre le monde
? C’est qu’il croit au monde, qu’il aime le monde.
Ce que même Lévi-Strauss ne peut plus faire, il est
prolétarisé aussi d’une certaine manière.
Je veux dire que le XXe siècle a produit la prolétarisation
des consommateurs et pas des producteurs. Si l’on dit qu’un
prolétaire est celui qui a perdu son savoir, c’est
vrai des savoir-faire, mais c’est vrai aussi des savoir-vivre.
Un consommateur n’a plus de savoir-vivre. Un consommateur,
c’est celui dont les comportements sont contrôlés
par le marketing, qui lui impose des modes d’emploi, des prescriptions
disant comment il faut se comporter. Mais ce n’est plus lui
qui engendre ces savoirs-vivre, mais des comportements de consommation
qui se soumettent à des modes d’emploi, à des
modes de socialisation, à des injonctions de slogan, etc.
Il ne produit plus son existence, sa propre vie. C’est ce
qui est arrivé à ces pauvres Cartier, parents et enfants,
qui ne vivaient plus, qui n’existaient plus. Ils subsistaient
péniblement, jusqu’au jour où ils ont dit :
« on n’en peut plus ». Car pour pouvoir exister,
il faut être capable de se projeter sur un autre plan que
ce qui existe. Cet autre plan, c’est ce que j’appelle
le plan des consistances.
Pour moi la société humaine est structurée
en 3 plans, le plan des subsistances, le plan des existences, et
le plan des consistances. Les consistances ce sont les objets qui
n’existent pas. Exemple d’un objet qui n’existe
pas, qui est très connu, (on vous l’a appris à
l’école à 8 ou 9 ans) : le point mathématique.
Il n’est ni dans l’espace, ni dans le temps. C’est
une pure fiction de l’esprit. Sauf que c’est avec lui
qu’on bâtit des bâtiments comme celui où
nous sommes. Il y a quantité de maisons qui sont construites
sans la notion du point mathématique, mais un bâtiment
comme ça suppose des calculs de résistance des matériaux,
une géométrie dans l’espace. Qui maîtrise
ce concept de point mathématique ? Le point n’existe
pas. Pas plus que l’objet de votre désir : l’objet
de votre désir n’existe pas. Vous fantasmez l’objet
de voter désir, mais il n’existe pas. Ce qui existe,
c’est un objet que vous désirez. Mais l’objet
de votre désir est tel que vous l’infinitisez, en disant
que cet objet est absolument incomparable. Alors qu’il est
comparable, bien entendu, on peut toujours tout comparer, sauf dans
votre désir. Il y a d’autres choses qui n’existent
pas, la justice par exemple : elle n’existe pas, la justice,
mais elle consiste. Si l’on disait, et bien maintenant la
justice n’existant pas, je me moque de la justice, je peux
tout faire. Comme dit Freud dans un texte important, je peux sauter
sur la femme qui me plait, piquer le portefeuille de mon voisin,
s’il n’est pas content, je lui donne un coup de couteau,
bref je peux faire n’importe quoi. Ce n’est pas possible,
une société qui fonctionne comme ça n’est
plus une société, elle disparaît très
vite. Ce qui articule une société s’appelle
la raison, c’est à dire le motif. Et le motif, c’est
un motif de désir, et d’abord le motif de vivre ensemble,
le désir de produire un avenir, d’inventer ce qui n’existe
pas et qui consiste. Ce désir, aujourd’hui pour nous,
ne peut passer que par une société industrielle. On
parle de désindustrialisation, n’écoutez pas
ce discours. Bien sûr il y a des industries qui s’en
vont, qui partent en Chine, en Europe de l’Est. Mais ce n’est
pas de la désindustrialisation, c’est une transformation
de l’industrialisation, c’est une autre forme de l’industrie,
c’est ce que j’appelle l’industrie hyper-industrielle,
c’est la société hyper-industrielle. L’avenir
n’est qu’industriel. Le problème, c’est
que la société industrielle n’est pas inéluctablement
ce que nous connaissons là. Il faut inventer une autre société
industrielle. C’est tout à fait possible, et pour faire
plaisir à Thierry Gaudin, je dirais que ça passe par
des réseaux et une économie de réseaux, qui
mobilisent ce que Gilbert Simondon appelait les milieux associés.
Voyez par exemple le monde du logiciel libre, où il n’y
a pas de producteur et de consommateur, mais un milieu associé
d’acteurs qui mobilisent des savoirs et qui partagent des
savoir-faire. Avec ces savoir faire qu’ils partagent, ils
produisent une économie, une économie des logiciels
libres. Dans cette économie, la rémunération
n’est pas simplement substantielle, en royalties monétaires,
elle est aussi symbolique, c’est à dire que ceux qui
pratiquent ces logiciels en sont aussi les concepteurs, en sont
aussi des développeurs, en sont aussi des producteurs. Il
n’y a plus d’opposition entre producteurs et consommateurs.
On est dans un modèle de la société industrielle
qui repose sur une nouvelle organisation de l’économie
libidinale. J’ai dirigé l’IRCAM pendant 5 ans,
et à l’IRCAM la moitié des équipes avec
qui je travaillais, (des chercheurs, l’IRCAM est une PME qui
fait des logiciels), travaillaient en logiciel libre. Ils étaient
très heureux de travailler dans ce monde là. Aujourd’hui
nous sommes dans l’obligation d’inventer une nouvelle
forme de ce que les Romains appelaient l’ostium. L’ostium,
c’est le mot qui est à l’origine du mot négoce,
qui vient de negostium. Le negostium c’est le contraire de
l’ostium. Qu’est ce que l’ostium ? C’est
une pratique de consistances, qui vient de la socialisation de ce
que Michel Foucault appelait les typo-mnemata, c’est à
dire les technologies de l’esprit de son époque. Cette
socialisation les typo-mnemata, c’est ce qui peut se produire
à travers une politique et en particulier une politique publique
(qui n’est pas forcément une politique d’état).
C’est ainsi que, par exemple, en 1880, Jules Ferry a dit qu’il
fallait imposer la société industrielle. Mais maintenant
si on veut que cette société dure, que ce soit une
démocratie industrielle, il faut l’état investisse
quasiment 20% de son budget à perte. Il faut qu’il
produise ce que l’on appelle des externalités sur le
plan économique. Qu’il mutualise les coûts et
qu’il investisse sur les générations futures,
sur une, deux générations, dans ce qu’on appelle
le savoir. Mais qu’est ce que le savoir, c’est une pratique
d’une technologie qui s’appelle l’écriture.
Une forme typo-mnematum qu’est l’écriture (typo-mnematum
veut dire technique de mémorisation). Si demain nous voulons
que la société industrielle se reconstitue, qu’elle
ait un avenir, il faut développer une nouvelle socialisation
de ces typo-mnemata que sont l’informatique, les sites web,
demain les nanotechnologies, les industries culturelles, etc. Il
faut réinventer un modèle de société
qui passe par une toute autre socialisation de la télévision.
Une toute autre socialisation des industries culturelles, des technologies
cognitives, bref ce qu’à ArsIndustrialis nous appelons
les technologies de l’esprit. Je pense que c’est tout
à fait possible, que si on regarde bien l’histoire,
c’est comme ça que ce sont faits les Etats-Unis. Ca
a été d’abord une politique des médias
et des technologies cognitives, les technologies des audiences.
C’était une politique des technologies au service d’un
modèle qui a été la consommation. La consommation
est un modèle totalement épuisé.
L’Europe a-t-elle un avenir ? Moi j’ai voté
non au référendum, mais je suis pro-européen.
Beaucoup d’amis à moi on voté oui et dans ArsIndustrialis
les votes oui étaient majoritaires. J’ai voté
non, contre une Europe qui n’a pas de projet industriel, qui
n’a pas de projet de constitution, qui n’a pas de motivation
à faire l’Europe, autre qu’une tentative de mimer
de manière minable le modèle américain et donc
de perdre à tous les coups.
Voilà, je voulais vous dire cela : même si Lévi-Strauss
n’aime plus le monde dans lequel nous vivons, moi j’essaie
de continuer à l’aimer, même si j’ai parfois
du mal. Je crois, surtout qu’il est possible, en effet de
changer le monde.
Débat.
Un participant : Vous avez fait une simple similitude entre l’invention
du fordisme et Hollywood. Pouvez vous développer ce point
? Je me demande si le rêve américain c’est quelque
chose qui s’est perverti ou si c’est quelque chose qui
n’est pas réellement possible ? Est ce qu’on
peut garder, sauver quelque chose du désir, dans cette projection
de l’avenir ? Ne faut-il pas faire subir au désir de
grandes modifications ? Vous avez évoqué Aristote
: quel est le rapport dans la notion du désir dans Aristote
et celui du désir banal d’aujourd’hui ? Un autre
rapprochement : dans Kant, la volonté est la faculté
supérieure de désirer, il y a deux facultés
de désirer. Faut-il garder le désir et vraiment le
retravailler, ou faut-il y renoncer ?
Bernard Stiegler : Je crois qu’il ne faut surtout pas renoncer
au désir, je sais que c’est un discours qui se tient
beaucoup en ce moment. Je pense que ce n’est pas possible,
je pense que l’être humain est essentiellement un être
de désir. Si on le prive de la possibilité de désirer,
il sombre dans la psychose, je le crois fondamentalement. On dit
parfois qu’en Asie il y a des modes de spiritualisation qui
reposent sur l’annulation de ce désir : j’ai
des raisons de penser que ce n’est pas vrai. Même si
ça se présente comme une annulation du désir,
en réalité c’est une transformation du désir.
Par exemple le monde zen japonais, ce n’est pas du tout une
suppression du désir, c’est une transformation du désir.
Quoi qu’il en soit, vous posiez la question de la plasticité
du désir. J’ai dit que je ne crois pas du tout qu’il
faille se passe du désir, par contre je pense qu’il
est extrêmement menacé. Nous ne pouvons pas plus nous
passer du désir que de l’oxygène à mon
avis. Mais, de même que l’on est en train de polluer
l’oxygène, de plus en plus on est en train de polluer
le désir, en faisant en sorte que le désir ne soit
plus du désir, qu’il soit décomposé en
quelque sorte.
Je crois en revanche que le désir est plastique, c’est
à dire qu’en effet il se transforme. Les figures du
désir à travers l’histoire de l’humanité
ne sont pas du tout les mêmes. Le désir aux Etats-Unis,
le désir en Europe, le désir au XVIIIé siècle,
le désir en l’antiquité, le désir de
l’homme de Cro-Magnon ne sont pas les mêmes désirs.
Parce que le désir, ce n’est pas simplement une énergie,
une pure énergie, c’est ce que j’appelle des
instanciations de rôles sur des circuits. Je me réfère
à Gilbert Simondon, entre autres. Je veux dire que ce qui
constitue le désir, c’est la manière dont les
désirs se reconnaissent entre eux. Ce que Hegel a décrit
dans la philosophie de l’esprit, comme la question de la reconnaissance.
A travers les époques, ces circuits de la reconnaissance
ne sont pas les mêmes. Il y a par exemple une économie
libidinale typiquement chrétienne, cette religion est connue
justement comme la religion de l’amour. On dit souvent que
le judaïsme n’est pas une religion de l’amour,
mais ce n’est pas vrai. Le judaïsme est une religion
de l’amour mais qui ne se présente pas comme telle.
C’est une religion du désir, une religion du Père.
La figure du Père qui est par excellence la constitution
de la figure du désir.
Il y a toutes sortes d’organisations libidinales. Par exemple
un jour, j’étais à l’opéra de Paris,
je regardais la répétition des ballets, parce que
j’ai une petite fille qui fait de la danse, elle voulait voir
des répétitions. C’était fabuleux et
en même temps franchement troublant, parce que ces corps d’enfants
tout roses, qui ont l’air de s’envoler, c’est
au bord de la sexualité, c’est vraiment étrange,
une espèce de sublimation du corps de l’enfant qui
s’envole, qui bondit, on a l’impression que c’est
un ange qui va s’envoler. Je vous dis cela, parce que un mois
ou deux plus tard, je me suis retrouvé à voir l’opéra
de Pékin. Là aussi de jeunes enfants chinois, mais
ce n’était pas du tout la même chose, au lieu
de voir des enfants qui s’envolaient au ciel comme des anges,
c’était des histoires de dragon, de guerriers. On n’était
pas du tout dans la même économie libidinale. L’économie
libidinale du genre du Japon, ou de l’opéra de Pékin,
est une économie libidinale impériale, d’une
société extrêmement guerrière. L’économie
libidinale de l’opéra de Paris est celle qui vient
du roi Soleil, un roi de droit divin, d’origine chrétienne.
Mais c’est dans tous les cas une économie libidinale.
Tout ça pour dire que ça se transforme.
Et Hollywood, dans cette transformation, c’est une histoire
qui dépend de l’histoire du désir. Il ne faut
pas que j’induise l’idée que je condamne Hollywood
ou même le capitalisme, ou le capitalisme américain.
J’essaye, non pas de condamner, mais de critiquer. Je veux
dire par exemple que l’industrie fordiste est une formidable
industrie. Je l’admire énormément. Simplement
elle est épuisée, tout s’épuise. Et donc
il faut inventer, et c’est à nous aujourd’hui
de le faire. Ce n’est pas tellement la question d’accuser
Ford ou le capitalisme américain, c’est à nous
non pas de nous culpabiliser, mais de nous dire que nous devons
avoir la force d’inventer autre chose. Si ces modèles
nous dominent aujourd’hui, c’est parce que nous sommes
incapables d’inventer autre chose. Avec Hollywood, on peut
parler de Ford (le cinéaste) : et bien, j’ai regardé
« Les raisins de la colère », il y a trois jours.
J’ai revu « Qu’elle était verte ma vallée
», il y a 2 mois. Ce sont des films absolument fabuleux Les
films que je préfère sont ceux d’Hollywood,
à part ceux de Renoir et quelques grands auteurs français
et puis quelques soviétiques, et puis aussi quelques japonais.
(Rires). Mais le cinéma, c’est Hollywood, et j’adore
le cinéma, je ne le rejette pas. En revanche quand j’entends
Michel Rocard déclarer, il y a un an et demi sur France Culture,
à propos de l’Europe : « La culture il faut laisser
ça aux Etats, il faut bien qu’ils aient quelque chose
pour s’occuper », je me dis que vraiment les pauvres
socialistes français ne sont pas sortis de l’auberge.
Qu’est ce qui a fait l’Amérique du nord ? On
dit c’est Ford (les automobiles), ou bien sûr. On dit
c’est le dollar, ou bien sûr. On dit c’est les
GIA, ou bien sûr. Mais non, ce qui a fait la force de tout
ça, c’est Hollywood. C’est à dire la culture
américaine : la force de l’Amérique, c’est
sa culture, cette culture qui a donné le jazz, qui a bercé
ma jeunesse, qui m’a fait lire Framer, Jack Kerouac, Jackson
Pollock, qui m’a fait aimer le cinéma américain…
Je pense que cette époque a été celle d’une
très grande culture, comme il y a une très grande
culture romaine, une très grande culture grecque, mais ça
ne dure qu’un temps et à un moment donné, ça
s’épuise. C’est ce que j’appelle la décadence
des démocraties industrielles. Et bien ça nécessite
une renaissance, une nouvelle invention, un nouveau départ.
Ce que je dis à propos d’Hollywood, c’est qu’Hollywood
a été une puissance de développement des objets
temporels industriels, qui permettent de capter l’attention
des individus, via le cinéma, d’abord au service de
grandes idées, souvent très généreuses,
que l’on développe dans le cinéma d’Hollywood
et d’ailleurs, y compris en Union Soviétique. Et puis
par la suite, ça se transforme en une technologie de captation
de l’attention des gens comme temps de cerveau disponible.
Ce sont toujours des objets temporels industriels, ce sont toujours
des produits qui sont issus des technologies du cinéma, mais
ça s’est mis à se décomposer, à
se dégrader, à tomber dans une espèce de décadence.
Moi je ne condamne rien, je ne dénonce pas les choses sinon
ma propre paresse, mais en revanche ce qui m’intéresse
c’est de critiquer, et de critiquer pour essayer, avec une
conscience kantienne, d’énoncer les limites et trouver
des nouvelles projections de la raison. J’espère que
je vous ai répondu clairement.
Un participant : Je vous ai entendu dire, à une émission
de radio, que vous aimeriez inventer une école, comment l’imagineriez
vous ?
B.S : J’ai regretté, après, d’avoir dit
cela. C’est vrai que cela fait des années que j’y
pense. De plus en plus sérieusement : si vous connaissez
des sponsors, ça m’intéresse, je cherche 2 millions
d’euros. Je vais vous dire ce à quoi je pense. Quand
je dis que la télévision est le problème numéro
un, je dis aussi que l’école est le problème
numéro un, car c’est la même question pour moi
et pour diverses raisons. D’abord parce que la télévision
et l’école s’adressent aux enfants en priorité.
L’école est une institution de programmes, la télévision
est une industrie de programmes. La télévision cherche
à concurrencer son rôle de prescription en terme de
programmes, programme au sens où André Leroi-Gourhan,
l’anthropologue, disait qu’une société
est constituée par ce qu’il appelait des programmes
sociaux ethniques, des programmes qui régulent le comportement.
Par exemple tout à l’heure quand on est arrivé,
on a respecté des règles, vous m’avez gentiment
applaudi, ce qui est aussi une règle. Ce sont des programmes
de comportement. Ces programmes, il évoluent à travers
le temps, une société se transforme essentiellement
à travers les transformations de ses programmes de comportement,
et cette transformation de programmes s’opère via des
dispositifs de transmission, qui sont aussi des dispositifs de transformation.
Pendant longtemps, c’était l’église, puis
l’école et maintenant, c’est la télévision.
Je ne veux pas dire que la télévision va supprimer
et remplacer l’école. Ce que je veux dire, c’est
que la télévision, comme le disent les économistes,
est une fonction éditoriale. Une industrie culturelle qui
produit une fonction éditoriale, et qui aujourd’hui
s’auto prescrit, s’auto développe dans un modèle
qui est devenu catastrophique, qui détruit les téléspectateurs,
donc sa propre ressource. Et elle détruit l’école.
Moi, je pense qu’il faut ré-articuler l’école
et pas simplement avec la télévision, mais aussi avec
les nouvelles formes de typo mnematum, les nouvelles techniques,
les unes avec les autres. Mais, (et ça je le crois fortement
et je pense que ça devrait être l’objet d’un
projet politique) dans les années qui viennent il faudrait
absolument que les Européens inventent un projet de ce type
là. Je crois que c’est tout à fait possible,
il y a des marges de croissance économique extraordinaire
dans ce domaine.
Mais en même temps, je rêve d’une école,
que je voudrais fonder et qui fonctionnerais de la manière
suivante. D’abord, qu’elle commence à l’époque
du collège, parce que je n’ai pas du tout, mais pas
du tout, envie de mettre ma petite fille au collège. J’ai
beaucoup d’amis qui enseignent dans des collèges, ce
sont des gens très bien, mais ils n’en peuvent plus.
Le collège est devenu une catastrophe. Et donc, en attendant
d’inventer mon école, ma télévision et
tout ça, l’eau passera sous les ponts. Et ma petite
fille sera passé par le collège, c’est à
dire une machine à broyer les enfants. Comment faire une
école ? Dans mon esprit, elle devrait fonctionner comme au
XVIIIe siècle fonctionnait la formation des jeunes gens que
Jean Jacques Rousseau, Diderot et tant d’autres formaient.
A cette époque là, les philosophes étaient
des instituteurs, on les appelaient des précepteurs. Ils
critiquaient la géographie, ils faisaient des tas de discours
généraux sur les savoirs, et en même temps ils
transmettaient les savoirs. Ils enseignaient les fractions, l’histoire
des Romains. Alors je réfléchis à une école
qui serait une petite structure, une petite université, où
avec quelques amis à moi, proches des universités,
nous encadrerions des thésards. Et ces thésards feraient
leur thèse et aussi des cours. Ils seraient précepteurs
de cette école et nous, nous accompagnerions. Voilà,
en gros, ce à quoi je réfléchis, et j’y
crois beaucoup, ce n’est pas évident à monter,
mais je pense que c’est tout à fait possible.
Un participant : Je souscris à la ligne générale
de votre analyse. Simplement je me demande si le phénomène
que vous décrivez n’est pas encore beaucoup plus ancien.
L’économie de la surproduction, je crois qu’elle
a démarré en Mésopotamie. Les mésopotamiens
ont inventé le calcul, la comptabilité. Jean Botero,
qui a fait des travaux plus récents que ceux de Marx, a repéré
que 80% des tablettes de mésopotamiens étaient des
papiers d’affaires. Et l’écriture a d’abord
servi à passer des écritures comptables. A la suite
de quoi on a eu cette surproduction, qui est allée chercher
de nouveaux débouchés de plus en plus loin, avec la
construction de la route de la soie. Jusqu’au moment où
l’univers marchand était devenu tellement prégnant
sur la société de l’époque qu’une
réaction s’est produite, c’est le 6e siècle
avant J.-C. C’est à dire l’invention de la philosophie.
Le mot de Parménide : « Il faudrait quand même
savoir distinguer ce qui est de ce qui n’est pas »,
n’est ce pas une réaction face au « bourrage
de crâne » des marchands de l’époque ?
Lorsqu’on regarde ce que faisaient les phéniciens,
il semble bien que ce soit le cas. En plus ils exploitaient toutes
les croyances, avec le commerce des amulettes. Ils vendaient n’importe
quoi, et ils prenaient n’importe quel discours pour vendre.
Réactions semblables vraisemblablement en Chine, avec le
taoïsme et le Confucianisme et en Inde avec le Bouddhisme.
B.S : je me reconnais tout à fait dans cette description.
En revanche je ne dirais pas que c’est une surproduction,
je dirais que c’est un excèdent de production, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose. Qui dit
surproduction dit production qui n’arrive pas à se
réinvestir quelque part. Alors que là, l’excédent
de production se réinvestit quelque part. Et c’est
différent : à un moment ce réinvestissement
provoque une lutte, une résistance entre les forces du calcul
et de l’incalculable. Pour moi les questions sont fondamentalement
là. C’est un sujet très complexe, et je n’oppose
pas le calculable à l’incalculable. Mais en revanche,
je dis que pour accéder à l’incalculable il
faut passer par le calcul. Je dis aussi qu’il y a une différence
entre le calcul et son objet incalculable et que si l’on ne
fait pas cette différence, on est mort. C’est ça
qui pose problème avec les phéniciens, comme aujourd’hui
avec le capitalisme de la financiarisation. Après, sur les
questions de l’avenir, moi je ne parle pas de résistance,
mais d’invention. C’est mon ami Jean-François
Liotard qui a parlé de la résistance, mais la résistance,
pour moi, c’est un comportement de lutte contre un adversaire
plus fort, en attendant de pouvoir inventer autre chose. Pour un
certain temps, on peut résister. Il y a eu en France «
la » Résistance. Ce qui est important c’est ce
qui vient après la résistance. Quel est le projet,
qu’est ce qu’on invente comme nouveau ? C’est
extrêmement important, et je pense qu’il y a la possibilité
d’inventer un nouveau modèle industriel. Nous n’en
avons pas toutes les clés, c’est évident. Mais
il y a un certain nombre de données fondamentales qui sont
entre nos mains. En particulier de faire d’une politique industrielle
un politique du désir. Une nouvelle politique du désir,
je pense que c’est tout à fait accessible aujourd’hui
à la société. Ensuite, qu’en termes d’épuisement
des ressources énergétiques, de situations de toxicité
sur la planète etc., on ait déjà franchi des
seuils critiques, c’est une certitude. Et qu’il faille
prendre toute sorte de mesures drastiques, c’est aussi une
certitude. Mais je pose que ça ne se fera que si on augmente
l’intelligence collective. Si l’on rend les gens plus
bêtes, ça ne pourra que s’aggraver. Si l’on
veut que les gens consomment moins bêtement, il faut les rendre
plus intelligents. Il n’y a pas d’autres solution que
de mettre les technologies de l’esprit au service de l’élévation
de l’esprit. C’est mon raisonnement, un peu simple mais
imparable.
Un participant : Vous avez parlé des alter-consommateurs
qui seraient des hyper-consommateurs, je n’ai pas très
bien compris. Voulez vous dire que ces alter-consommateurs sont
des gens au pouvoir d’achat relativement élevé
? C’est vrai que, parmi les consommateurs, on trouve assez
peu de gens qui sont au RMI. Ou voulez vous dire que ces alter-consommateurs
sont des consommateurs qui n’en peuvent plus de cette société
de consommation ? Qui ont un désir d’une autre forme
de société et qui recherchent autre chose, à
travers la consommation citoyenne, l’éco-consommation
ou la consommation alternative.
B.S : Il y a toutes sortes de cas de figures chez les alter-consommateurs.
Pour moi ce que je voulais dire, en disant que l’alter-consommateur
est souvent un hyper-consommateur, (c’est très souvent
vrai mais pas toujours), c’est que c’est quelqu’un
qui achète les derniers « trucs » tout le temps,
qui est pris dans les mailles du filet du marketing. Ce ne sont
pas forcément des gens très riches. Il y a des hyper-consommateurs
au RMI, qui consomment des choses à très bas prix,
mais sont dans cette situation d’addiction par rapport à
la consommation. Cette situation est très simple : en consommant,
je me vide, c’est à dire que je crée un énorme
manque à être, et pour combler ce manque à être,
je consomme encore plus, ce qui fait que j’aggrave ce vide,
etc. C’est ce qui est arrivé aux époux Cartier.
Après, ces alter consommateurs sont aussi des hyper-consommateurs,
ce qu’on appellerait en psychanalyse des sujets clivés,
ils ont des contradictions, une partie d’eux veut hyper-consommer
et une autre partie d’eux ne voudrait ne plus consommer ou
consommer tout à fait autrement, ils sont donc en opposition
avec eux mêmes. Moi, je vous dis ça, je n’ai
pas vérifié moi même, il se trouve que des cabinets
de marketing on fait des contre-expertises par rapport à
l’hyper-consommation qui ont fait apparaître ça,
et je leur fait confiance (peut-être que j’ai tort).
Mais simplement ce que je dis (et je le dis avec Marc Valeurs, médecin
chef de l’hôpital Marmotan et spécialiste de
l’addiction, et avec Jean Pierre Clin, psychanalyste et psychiatre
qui travaille aussi sur ces questions), c’est que ce sont
des processus addictifs qui reproduisent très clairement
les cycles addictifs, c’est très connu, il n’y
a rien d’exceptionnel. Un jour, répondant à
une personne qui dirige un cabinet de conseil de marketing, je lui
ai dit : c’est exactement la même chose que quand les
téléspectateurs ont répondu à Télérama
à 53% qu’ils détestaient les programmes de télévision.
Quand on leur a demandé ce qu’ils regardaient, c’était
les programmes des chaînes qu’ils détestaient.
Alors les journalistes se sont exclamés : oh ! Ils ne sont
pas cohérents, ces téléspectateurs, ils ne
comprennent rien. Alors que c’est tout à fait normal,
c’est précisément parce qu’ils sont dépendants
de ces chaînes qu’ils les détestent. Ce sont
des chaînes qui ne leur apportent aucune liberté, aucune
autonomie, aucune joie, mais simplement un phénomène
de dépendance : j’allume ma chaîne avec la télécommande
comme on voit Sabine Azéma le faire dans le film «
On connaît la chanson », quand elle se dispute avec
son mari. Ce sont des processus de ce type-là dont je pense
qu’ils sont les symptômes de la difficulté de
la société de consommation actuelle.
Une participante : Quelle est votre relation avec l’œuvre
de Jacques Ellul ? Vous avez cité Gilbert Simondon, qui est
un auteur qui a une audience quasi confidentielle et qui est aussi
très difficile d’accès : à quel niveau
ont t’ils été lus ? Qui sommes nous pour pouvoir
inventer, s’il faut qu’on s’appuie sur des gens
comme ça, comment peut on inventer ? Ce qui me fait peur
dans ce monde, c’est le nombre démographique, la surpopulation,
et tout ce que vous avez cité en termes de technologie à
l’heure actuelle fonctionne de toute façon en tant
que nombre, en termes de marketing et dans toutes les formes de
distribution. Je suis en contact avec le peuple, je tiens une boutique
de friperie, j’ai créé, il y a 20 ans une entreprise
de recyclage, je suis chiffonnière et sociologue. En ce moment
je suis en contact avec des gens du monde de la rue, quand vous
parlez de tendances suicidaires, je vois des martyres autour de
moi, par exemple des petites Roumaines : vous imaginez la profession
qu’elles exercent sur Toulouse. En trois ans, je n’ai
pas réussi à parler avec elles sinon avec les mains
et le regard, nous avons des échanges commerciaux, mais elles
n’évoluent pas dans l’approche du français,
j’ai l’impression d’être en contact avec
des gens qui sont emmurés. Nous sommes dans des sociétés
où il y a des mondes qui se côtoient mais au niveau
politique je ne vois pas comment on peut inventer, je ne vois pas
comment on peut faire et quel type d’invention. Dans ma vie
personnelle, je sais que je vis dans le monde tel qu’il est,
mais les écarts sont tellement importants qu’à
tous les niveaux, je me pose des questions et c’est le nombre
qui me fait peur.
B.S : Je comprends ce que vous dites, moi aussi ça me fait
peur, pas seulement le nombre, mais beaucoup de choses, y compris
celles dont j’ai parlé. Je vais commencer par la première
question, ce que je pense de Jacques Ellul : je ne suis pas si positif
que ça. C’est un penseur important, qui a une très
grande lucidité sur la technique et l’enjeu du siècle,
mais en même temps je pense qu’il garde une pensée
extrêmement classique de la technique et que cette pensée
ne suffit pas pour faire avancer la technique actuelle. Il pense
encore la technique avec des catégories qui viennent des
formes de pensée anciennes. C’est compliqué,
il est à la fois un philosophe, un penseur qui pose la technique
et dépasse la notion des moyens par exemple, mais en même
temps il continue d’opposer le calcul et l’incalculable.
Si vous voulez, il a beaucoup des défauts de Heidegger à
mon avis. De Simondon, vous dites qu’il est complètement
confidentiel, ce n’est pas si vrai et ça ne va pas
durer : en ce moment il y a au moins 50 thèses sur lui qui
se préparent et véritablement, si vous voulez mon
avis, dans les 20 ans qui viennent, les lectures de Simondon pulluleront
dans le monde de la philosophie. Par ailleurs vous disiez qu’on
ne peut pas inventer avec des méconnus, c’est justement
avec les méconnus qu’on invente. L’invention,
c’est à pas de colombe qu’elle se fait. Sur le
nombre, c’est de ça dont parlaient Levi-Strauss et
Thierry Gaudin. Plus que Jacques Ellul, c’est René
Passet qui m’intéresse : il raisonne en termes de système,
et il montre que dans le faits, on est en train de franchir des
seuils, il appelle ça des passages aux limites. Nous sommes
confrontés au passage d’une limite, c’est très
effrayant, mais il ne faut pas se laisser manger par son angoisse
et ce n’est pas seulement pour gérer son petit problème
personnel. La seule façon de ne pas se faire manger par son
angoisse, c’est de travailler et de s’organiser. La
seule lutte possible contre l’angoisse, c’est l’action,
ce que disait déjà Bergson. Et cette action doit s’appuyer
sur une intelligence des phénomènes, des processus
de rupture fondamentale. Mon pari, ma thèse, c’est
que le capitalisme est condamné à l’effondrement
tel qu’il est parti. Mon souhait, c’est de l’empêcher
de s’effondrer, non pas parce que je suis pour le capitalisme,
mais parce que je sais qu’il n’y a pas d’alternatives
actuelles au capitalisme. Il faut trouver un 3e esprit du capitalisme,
et l’on peut le trouver dans la mesure où, dans le
capitalisme d’aujourd’hui, on commence à entendre
beaucoup de monde dire que le capitalisme est foutu, parmi les banquiers
beaucoup en ce moment disent ça, et l’on commence à
en trouver dans l’encadrement supérieur des entreprises
industrielles. Les seuls qui ne veulent pas l’admettre ce
sont les PDG et les managers qui touchent des stock options, parce
qu’ils sont jugés sur leur discours par rapport à
la confiance qu’ils ont dans leur entreprise : si jamais ils
commencent à émettre un doute, ils sont virés
immédiatement, ce qui produit le sentiment qu’il n’y
a pas d’alternative. Nous aussi nous disons qu’il n’y
a pas d’alternative, mais il y en a une, bien sûr que
oui, l’alternative, c’est nous, il faut travailler sur
les contradictions et à partir de là inventer des
choses nouvelles.
Trois questions groupées :
Vous êtes en relation avec la création musicale et
picturale, quel est votre regard sur la création : est elle
le reflet de la déliquescence actuelle, ou au contraire existe
t’il des pôles de nouveauté, d’invention
? Quel rôle politique peut jouer la création artistique
aujourd’hui ?
Vous dites que le désir est lié à la singularité,
que ceux qu’on aime sont uniques et singuliers, pourtant il
y a beaucoup de maux de la société qui sont sûrement
liés à la peur de l’autre, à la peur
de la différence. Est ce paradoxal ? Je me pose la question.
A la télévision, on a vu des gens qui regardaient
une éclipse de soleil, et quand la lune a éclipsé
le soleil, ils ont applaudi, comme si le soleil et la lune étaient
des stars. Un autre exemple : des gens venaient de faire un périple
touristique, et une dame dit : « J’ai vu des choses
que je n’avais jamais vu à la télé ».
Comme si le monde n’était qu’audiovisuel, comme
si le monde n’était que numérique. Je dis cela
parce que je ne suis pas tout à fait d’accord avec
vous quand vous parlez des technologies de l’esprit et de
les mettre en pratique. Je pense au contraire qu’il faut sortir
vite des technologies. Que l’homme redevienne l’humus
et qu’en retrouvant l’humus, il retrouve l’esprit.
C’est à dire le sens.
B.S : Sur la création artistique, j’ai écrit
un texte (qui a eu de l’écho dans le monde artistique)
: de la misère symbolique. Je pense que le monde artistique
doit se reconstituer, autour des questions politiques dont nous
parlons maintenant. Je ne dis pas que les artistes doivent devenir
des gens engagés, la question qui se pose aux artistes, c’est
la misère symbolique. Ils deviennent très sensibles
à cette question, mais ils sont très démunis.
Comme tout le monde, comme vous et moi, nous sommes tous très
démunis, par rapport à cette question, c’est
une crise absolument tellurique. Il y a un travail très important
à faire, qui passe par une reconsidération de l’esthétique
dans la vie industrielle, qui n’a pas été suffisamment
pensée à mon avis. Je pense que la fonction esthétique
est la première fonction de la société industrielle
aujourd’hui. C’est ce que on appelle parfois le capitalisme
culturel. Cette question est au cœur de mes préoccupations,
quand je suis passé par l’IRCAM et quand je suis au
centre Pompidou aujourd’hui.
Sur la peur de l’autre, la peur de l’autre est d’autant
plus grande que l’on perd sa singularité. J’aurais
voulu parler plus longuement de Richard Durne. J’ai analysé
son cas dans un livre, pour moi c’est un homme qui souffre
d’un processus de perte d’individualisation et dont
a été détruit le narcissisme, que j’appelle
le narcissisme primordial. C’est la capacité à
s’aimer soi-même, telle qu’elle permet d’aimer
les autres. Si vous ne vous aimez pas, vous ne pouvez pas aimer
les autres. A partir du moment où vous n’aimez pas
les autres, vous avez peur des autres. Il n’y a rien entre
ces deux situations. Quand on est dans une société
ou la désindividualisation et la singularisation règnent,
forcément, la peur de l’autre règne. Le processus
s’aggrave, conflits, terrorisme, et là on est au bord
de l’explosion. L’extrême droite exploite tout
cela.
Sur ce que vous disiez à propos des applaudissements, c’est
une question qui me fait toujours réfléchir : pourquoi
applaudit-on ? J’ai appelé cela le circuit de l’exclamation.
Quand on est ému par quelque chose, on a besoin de le rendre.
Par exemple on va au cinéma, quand on sort, on a besoin de
parler, quand le film nous a affectés, on a besoin de le
dire aux autres. En général on ne sait pas trop quoi
dire, car on a très peu de jugements critiques, on consomme.
J’appelle ça de l’obésité culturelle,
plus on est privé de singularité, plus on hyper-consomme,
des films, de la lessive, des livres, on consomme, on consomme !
Du culturel, ce n’est pas bon, car la culture, ça ne
se consomme pas, ça s’aime. On ne peut pas aimer ce
que l’on consomme, l’objet d’amour n’est
pas consommable. Pourquoi ces personnes ont applaudi, peut-être
par mimétisme, mais aussi je pense que les gens ont de plus
en plus besoin d’exister et de se manifester. Ils cherchent
à se manifester à tout prix, y compris de la manière
la plus stupide qui soit, parfois en applaudissant à n’importe
quoi, parce qu’ils ont besoin de rendre. On a cassé
le circuit du don et du contre-don, qui est à la base de
l’échange symbolique. La télévision en
particulier a été une destruction complète
de ce circuit. C’est pour cela que les blogs marchent très
bien, malheureusement ils sont exploités par les mêmes,
c’est effrayant. Et pourquoi est-ce exploité par les
mêmes ? Parce que vous aimez l’humus ! Moi j’aime
l’humus d’où vient homo. Oui, mais homo, il se
dresse sur ses pattes et commence à fabriquer des outils,
il pousse. Je n’aime pas l’humus quand c’est Heidegger
qui en parle, avec la grande ambiguïté qui est la sienne.
Je comprends que vous soyez dubitatif sur la technologie, mais chaque
fois que cela m’arrive également, je repense aux textes
de Platon. Chaque fois que j’ai des doutes sur les technologies
de l’esprit, je vais relire des textes de platon. Si vous
regardez bien, il dit la même chose au sujet de l’écriture,
il décrit déjà tout cela. Vous pouvez vous
dire que finalement il avait raison, la preuve. Oui, mais en même
temps c’est aussi ce qui a produit Platon. Ce n’est
pas si simple, c’est très compliqué, on ne peut
pas être pour ou contre ces choses là. Moi, je pose
que l’on ne peut pas raisonner par opposition, mais par ce
que j’appelle la composition. Je pense que l’avenir
passe par la pensée, de la composition et non par l’opposition.
Je ne vous ai pas vraiment répondu, c’est un long débat.
|
|