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Le désir asphyxié
Bernard Steigler
Conférence occitane en Février 2006

Origine : échange mail

Je voudrais d’abord vous dire que je suis content d’être ici à Toulouse, pour cette séance du GREP. J’ai été toulousain, c’est une ville à laquelle je suis attaché pour toutes sortes de raisons bien spéciales d’ailleurs. J’étais cette après midi avec des philosophes qui interviennent dans les prisons avec M. Jordanet, présent ce soir. Il était à la prison St Michel, une personne avec qui j’ai eu pour la première fois l’occasion de donner des cours de philosophie. J’en suis encore très ému.

On a donné à cette conférence le titre « Le désir Asphyxié ». Cette conférence était prévue depuis un petit moment… N’ayant pas pu respecter mon engagement initial, nous l’avons reportée. « Le désir Asphyxié » était en effet le titre d’un article du Monde Diplomatique, qui, je crois, précédait ou suivait le livre que j’ai publié, avec pour titre « Mécréance et discrédit » et pour sous titre « la décadence des démocraties industrielles ». Deux nouveau tomes viennent de paraître, le tome 2, « Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés » et le tome 3 « L’esprit perdu du capitalisme », en référence à Max Weber, bien entendu. On a annoncé que je parlerais du désir et de ce que j’avais développé dans le Monde Diplomatique. J’ai décidé de le faire, même si je me suis intéressé à d’autres choses, sur lesquelles j’ai écrit. Mais surtout, de nouvelles choses ce sont passées.

Des évènements significatifs.

Je voudrais commencer par évoquer une série d’évènements, que je ferais commencer, pour être précis, le 20 avril 1999. Evènements qui vont s’enchaîner les uns derrière les autres. Je pense qu’aussi divers qu’ils puissent paraître, ils ont des liens. Le 20 avril 1999 s’est passé un fait divers dont vous avez tous entendu parler (est-ce un fait divers d’ailleurs, je n’en suis pas sur ? Je ne suis pas sur que les faits divers sont aussi divers que ce qu’on le dit). Ce qu’on appelle donc un fait divers s’est passé à Littleton aux Etats Unis dans le Colorado, c’est la fameuse affaire du lycée de Columbia, où deux adolescents massacrèrent 13 autres adolescents avant de se suicider. Deux ans et demi plus tard, deux avions, se jetaient dans les Twin Towers. Encore 6 mois plus tard, le 26 mars 2002, Richard Dune assassinait 8 personnes en blessait 15, et le lendemain se suicidait. Pas tout à fait un mois plus tard, 20% des français votaient pour Jena Marie Le Pen et le faisaient candidat du second tour des présidentielles. Je fais un petit saut, environ deux ans après, en Chine une enquête fait apparaître que 15% des étudiants sont en dépression nerveuse. (Sur 1 milliard 300 millions de chinois, ça fait presque 10 %). En mars 2004, peu de temps après, des élections françaises sont remportées par la gauche, mais en réalité à mon avis, par personne. Plus exactement, des élections sont perdues par le pouvoir en place, les élections régionales. Ce qui est un camouflet pour le gouvernement en place.

Suivent deux mouvements importants, un mouvement de mobilisation contre la liquidation de la recherche, c’est le mouvement « sauvons la recherche » et un mouvement contre la remise en cause du statut des intermittents du spectacle. Ces mouvement font apparaître, étrangement, à la grande surprise des politiques, que les français sont sensibles à la situation des intermittents du spectacle, et au delà à la question culturelle. Deux mois ou trois mois plus tard, le 15 juin, il y a des élections, premières élections européennes de niveau européen avec un taux d’abstention record, plus de 50% d’abstentions, quelque chose de catastrophique à mon avis. Puis l’impression, pour moi en tout cas, mais je crois qu’elle est partagée par beaucoup d’abstentionnistes, que les hommes politiques français, qu’ils soient au pouvoir ou qu’ils soient dans l’opposition, n’ont tiré aucun enseignement de mars 2004, de cette gifle qui s’est produite au niveau des régionales.

Alors vous aller me demander quel est le rapport avec Littleton ? Et bien je vais vous le dire : le 9 juillet 2004, on l’apprend par une dépêche de l’agence « France-Presse », M. Le Lay, le patron de la plus grande chaîne de télévision française, fait un déclaration, honteuse pour lui, à mon avis, mais aussi honteuse pour la société française et ceux qui l’ont mis en place et qui ne réagissent pas. Il dit ceci : « Soyons réalistes : le business de TF1, c’est de vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola ». Vous avez entendu cette phrase maintes fois. Ce qui m’intéresse, c’est « Soyons réalistes », que veut dire le mot réaliste ? Le lendemain, Marie L. une jeune femme, avec son bébé, se fait soit disant agresser dans le RER B. On s’apercevra ensuite que c’est une supercherie, que cette personne est un peu déséquilibrée. Beaucoup de sociologues, de commentateurs, d’hommes politiques, diront que c’est un effet de ce qu’ils appelleront le « victimisme ». En réalité, je pense que ce n’est pas ça. C’est une personne qui a des souffrances narcissiques. Ce que l’on appelle en psychiatrie des souffrances narcissiques, un peu comme Richard Durne, je reviendrai tout à l’heure.

Le 15 juillet de la même année, en 2004, année très étonnante, un article du journal Le Monde publie les résultats d’une enquête d’un cabinet de marketing spécialisé américain qui a travaillé pour la grande distribution française. Il a été sollicité, car pour la première fois depuis longtemps, les hypermarchés principalement sont confrontés à un problème : la vente de produits de grande consommation baisse de façon incompréhensible. Il n’y a pas de facteur économique explicatif de cette baisse, il n’y a pas de baisse de pouvoir d’achat par exemple. Ce cabinet de marketing spécialisé a été sollicité pour étudier les causes de cette baisse. La réponse est qu’une nouvelle race de consommateurs est apparue, les « alter consommateurs », qui sont des consommateurs qui voudraient ne plus consommer.

Je reviendrai sur eux tout à l’heure, parce qu’entre-temps j’ai travaillé dans l’association Ars Industrialis, avec des gens qui mènent des enquêtes marketing et qui disent que les alter consommateurs sont en vérité des hyper-consommateurs. Ils ont un gros pouvoir d’achat, ils consomment énormément. On m’a dit « Il y a une contradiction entre le résultat et la réalité, et dans ton discours aussi ». Je vous en parlerai tout à l’heure. J’essaierais de vous dire que les alter consommateurs sont des hyper-consommateurs en gros parce qu’ils sont comme tous les gens : intoxiqués.

Il faut avoir été intoxiqué à l’héroïne pour commencer à savoir ce que sont ses effets ravageurs et vouloir se débarrasser de l’héroïne, mais c’est trop tard. Quand on est accroc à l’héroïne, on ne peut plus s’en débarrasser. Donc on dit que l’héroïne est une substance toxique extrêmement dangereuse et qu’il ne faut pas y toucher. Puis on cherche sa dose, car on ne peut plus s’en passer. Les alter consommateurs sont des gens qui souffrent d’une hyper-consommation qui est devenue addictive.

C’est pour ça que (en octobre 2004 je crois), Claude Lévi Strauss a déclaré à la télévision « Je m’apprête à quitter un monde que je n’aime pas ». Claude Lévi Strauss est un des plus grands anthropologues de l’histoire de l’anthropologie. A presque 100 ans, cet homme responsable, qui pèse ses mots, dit à la télévision, devant des millions de gens « Je m’apprête à quitter ce monde que je n’aime pas ». C’est triste. C’est plus que triste, c’est terrible. C’est lugubre.

Le mois d’après M. Bush est réélu, malgré le 11 septembre, malgré l’échec de l’Irak, malgré tant de choses. Au mois de décembre, toujours en 2004, les publicitaires français se réunissent à Paris. Ils constatent avec inquiétude, que les consommateurs sont devenus indifférents. C’est le titre d’un article du journal Le monde, qui reprend les déclarations du président du syndicat des annonceurs publicitaires et dit « Il faut briser l’indifférence des consommateurs ». Les consommateurs commencent à devenir indifférents, insensibles, ça fait peur.

Ce même mois, M. Sarkozy publie un texte sur les religions, la république, l’espérance. M. Sarkozy dit, par ailleurs, juste avant le centenaire de la loi de la laïcité de 1905, qu’il faudrait peut-être envisager de la remettre en cause.

Je fais un petit saut de 6 mois dans le temps et je me projette en juillet 2005. Je suis à Speloncato, en Corse. Je m’apprête à écrire un nouveau livre, le 2e tome de Mécréance et Discrédit, qui doit s’appeler « l’aristocratie » à venir, un titre qui peut surprendre. Mon plan est fait. J’ai accumulé plein de notes. (J’écris comme ça, à un moment donné je me mets devant mes notes et je transforme le tout en un livre). Au moment où je me mets à mon travail, à Londres explosent des bombes dans un bus, faisant de nombreux morts. On apprend que les gens sont morts par explosion de kamikazes anglais, d’origine étrangère, mais citoyens anglais. Suit tout un commentaire là dessus, et tout la remise en cause de la politique, londonienne et britannique, des communautés.

Trois mois plus tard, j’essaye de finir ce livre que j’ai consacré finalement, sous l’influence des évènements de Londres, à ce que j’ai appelé l’énergie du désespoir, la perte du sentiment d’espérer. Ce que je nomme le caractère suicidaire de la société dans laquelle nous vivons, car des gens, qui se sont fait sauter, se sont suicidés. Comme Richard Durne, comme les gens de Littleton, comme beaucoup d’autres. Comme tous ceux que les psychiatres et les sociologues aujourd’hui, identifient comme comportement para-suicidaires. C’est à mettre en relation avec le fait que le suicide est la première cause de mortalité chez les jeunes de moins de trente ans. Par exemple il vous arrive de croiser une moto qui prend un virage complètement à gauche. Vous dites : « Il veut se suicider ce type là ! ». Et bien les gens vous diront : « Il ne veut pas, mais il joue avec la mort ». Il a un comportement para-suicidaire.

A propos de suicidaire, au mois de novembre 2005, je participe à la radio à l’émission de Charivari où je présente un livre « Constituer l‘Europe », et pendant la pause, l’animateur me fait passer un article consacré à Emmanuel et Patricia Cartier jugés, à ce moment là, par la cour d’assises de Beauvais, pour avoir tenté d’assassiner leurs 5 enfants. Jugés pour avoir, par injection d’insuline, réussi à tuer une de leurs filles, et mis dans le coma leurs 4 autres enfants. C’est la mère qui a fait les piqûres, elle est infirmière. Elle a piqué ses enfants, non pas pour les assassiner, selon elle, mais pour les sauver d’un monde devenu invivable. Il faut préciser que ces gens avaient 15 cartes de crédits, des crédits de toutes sortes, tous les enfants avaient leur propre télévision, 7 téléviseurs pour 7 personnes. Ils avaient absolument tous les gadgets. Ils étaient des hyper-consommateurs, on ne connaît pas beaucoup d’autres exemples qui soient allés aussi loin dans la consommation. Mais un jour ça s’est effondré. Ils se sont effondrés. Ils ont décidé qu’il fallait en finir et qu’ils ne pouvaient pas abandonner leurs enfants dans ce monde. « On les amenés avec nous, dans une autre vie », c’est ce qu’a dit M. Cartier lors du procès. Il a pris 15 ans de réclusion criminelle et sa femme 10 ans. Ces gens sont des suicidaires, comme ceux de Littleton, des Twin Towers, comme toutes sortes d’autres gens. Un journaliste, Edouard Loney a interviewé des gens qui travaillent dans un hypermarché, installé dans une zone industrielle à coté de Creil. C’est la plus grande Zone de chalandise d’Europe. 50 hypermarchés, toutes des grandes marques, y sont installés. Les Cartier y passaient tous leurs samedis après midi. Edouard Loney, qui est un bon journaliste, a interviewé beaucoup de monde, et entre autre un agent de sécurité qui travaille dans cet hypermarché. Il rend compte de ces interviews dans un article de Libération, où cet agent de la sécurité dit : « Ca va péter ».

Et, précisément, en novembre, ça « pète » : ce sont les fameuses émeutes de novembre. Vous avez peut-être vu, ou certainement entendu dire, que des jeunes gens qui mettent le feu à des automobiles, à des écoles, à toutes sortes de choses, se filment en même temps avec leur téléphones portables. Puis ils envoient leurs films à la télévision. Qui les passe ! Aujourd’hui, en février 2006, nous sortons, en France, d’une crise extrêmement étonnante et vive. Crise politique qui a été déclenchée par les propositions du CPE (Contrat Première Embauche). Nous savons que la France va extrêmement mal, aucune perspective politique de ce nom et une jeunesse exaspérée. Après ce qui est arrivé en France, on veut nous faire croire dans la presse que le monde entier nous montre du doigt. Et que ces Français sont vraiment archaïques. Alors que, pour moi, c’est un processus qui appartient à un « mal être » qui est devenu mondial. On pourrait parler du Japon, où j’étais au mois de décembre, et où l’on trouve un million de « hikikomori », c’est à dire, des jeunes gens totalement désocialisés, qui n’ont plus ni de relation avec leur parents ni avec leur proches, dont certains deviennent dangereux, soit pour eux mêmes, soit pour les autres. Aux Etats-Unis aussi ça va tout à fait mal. En réalité, je crois que nous vivons une énorme crise, qui est multi-factorielle bien sur. Elle ne se déploie pas tout à fait de la même manière que l’on soit en Lituanie, en Iraq, en Espagne, au Japon, aux Etats-Unis ou en France, mais c’est fondamentalement la crise d’un modèle industriel épuisé, d’un modèle industriel qui est devenu mondial, mis en œuvre par ce que l’on appelle le capitalisme industriel, et qui produit une destruction du désir. C’est de cela que je voudrais parler ce soir.

La destruction du désir.

Lorsque Claude Lévi-Strauss dit qu’il s’apprête à quitter un monde qu’il n’aime plus, mais également lorsque Jean Claire publie son livre atrabilaire qui vomit le monde et de même lorsque Alain Finkielkraut, avec une méchanceté, une agressivité et une bêtise sans commune mesure avec tout ce que j’ai entendu chez les intellectuels depuis ma naissance, dit n’importe quoi sur ce qui s’est passé au mois de novembre, je sens dans ces paroles et dans tant d’autres paroles, et dans les miennes aussi souvent, un désamour, une incapacité d’aimer le monde dans lequel nous sommes. Ne pas aimer son époque est un sentiment latent, larvé, partout répandu, auquel personne n’échappe. Se dire, je vis dans un monde que je n’aime pas, ce que dit Lévi-Strauss, tout le monde le pense, plus ou moins consciemment.

Pour que des parents en viennent à piquer leur enfant pour les faire disparaître, il faut réellement qu’existe un problème de désamour. Je ne dis pas que ces gens n’aimaient pas leur enfant, je dis, qu’ils étaient mis dans une situation où ils ne pouvaient plus les aimer. Dans la mesure où ce que j’appelle aimer, ici, ce n’est pas simplement un sentiment, c’est un comportement. Aimer ses enfants, c’est s’occuper de ses enfants, c’est les éduquer soi même, c’est réfléchir pour eux, assumer les responsabilités. Ces gens étaient dans une situation structurelle de ne plus pouvoir aimer leurs enfants, parce qu’eux-mêmes n’étaient plus en position d’être des parents, pour le dire en trois mots. Une théorie américaine du marketing circule déjà depuis une vingtaine d’années : combien vaut le temps d’un homme en tant que consommateur ? Qu’est ce que l’on a à investir dans cet homme, selon ses revenus et ses moyens. Cette théorie dit aussi qu’il est très important de contrôler des acheteurs et non pas des marchandises. Les marchandises sont fournies par des pays comme ceux du sud-est asiatique. Pour cette raison, faire le lien entre producteurs et consommateurs est important. C’est la financiarisation qui se spécialise de plus en plus dans cette opération. Dans ce processus, il faut contrôler les comportements. Il y a pour cela les diverses capacités d’une grande variété de technologie de contrôle. La télévision depuis longtemps et maintenant Internet. Toutes sortes de technologies nouvelles qui nous conduiront bientôt aux nanotechnologies.

Comprenez-moi bien, je ne suis pas du tout contre les technologies, je suis contre la manière dont aujourd’hui on les utilise contre les gens. Il y a une technique en particulier pour, comme on dit pudiquement, la fidélisation du consommateur. Cette technique consiste à cibler le consommateur avant 5 ans, entre 2 et 5 ans. Ce n’est plus un tout petit enfant, il a une capacité de langage, et avant 5 ans c’est la période où se fixent ce que Freud appelle les processus d’identification primaire. Donc il faut détourner l’attention que l’enfant consacre à ses parents, en construisant son identification primaire vers des processus d’identification primaire sur des artéfacts, télévisuels ou autres, contrôlés par les industries culturelles. Freud dit, quand il explique cette théorie de l’identification primaire, que l’identification primaire est absolument capitale. Quand l’homme enfant devient adulte, il commence à produire ce que l’on appelle des identifications secondaires. Il s’identifie à des gens dont il va devenir copain, puis à la fille, au garçon dont il tombe amoureux. Puis à son prof de maths ou de philo. Puis à des baskets, des bandes dessinées, à des mangas, à la théorie du parti communiste français (ce qui a été mon cas). Et, comme le dit très bien Louis Jouvet dans son cours d’art dramatique de 1947, il va rencontrer le problème du commandant de chasseurs alpins. Le matin, il est à l’église, dans la journée il trucide des gens et le soir rentre chez lui, dit à sa petite fille « Ma petite fille, tu ne tueras pas ». Il y a un problème d’unification de ses différentes identifications secondaires. Qu’est ce qui va lui permettre de gérer ces problèmes d’identification ?

Nous sommes tous confrontés à cela, nous sommes habités par une quantité de personnages, qui ne sont pas forcément compatibles les uns avec les autres. Nous avons des histoires complexes. Moi par exemple, il y a bien longtemps que je ne suis plus au parti communiste, mais il y a une partie de moi qui lui était très attaché à cette époque et je ne vais pas la jeter par dessus bord, il faut gérer ce que l’on appelle le « sur-moi ». Ces processus d’articulation entre l’identification primaire et les identifications secondaires, c’est ce que l’on appelle le « sur-moi ». Et bien je pose que ces processus sont aujourd’hui détruits, d’une manière extrêmement grave, par le capitalisme. Ce qui produit des comportements de fous. Quand on n’arrive pas à gérer ses problèmes de conflits entre ses identifications secondaires, se produisent des comportements déments.

Ma thèse est donc que ce qui est produit par cela, c’est du désamour et, pour le dire dans une langue un tout petit peu plus technique, c’est une destruction de la libido. C’est à dire de l’énergie sociale. En général, les gens disent la sexualité ! Et bien non, la libido n’est pas la sexualité. C’est vrai que Freud a montré que tous les mécanismes psychologiques humains sont en vérités commandé par la libido, c’est à dire par les pulsions sexuelles. Il n’y a pas de doute il a bien dit cela. Mais si on s’en tient à cela, on se trompe. La libido, ce n’est pas seulement les pulsions sexuelles. Ce n’est même pas essentiellement des pulsions sexuelles. Les poissons ont des pulsions sexuelles, tous les êtres qui ont un système nerveux et qui sont sexués ont des pulsions sexuelles. Les porcs, les mouches ont des pulsions sexuelles. Tout le monde connaît cette fameuse expression qui concerne la sexualité des mouches. Mais les hommes n’ont pas des pulsions sexuelles, les hommes ont des désirs. Ce n’est pas du tout la même chose. Bien sûr, ça a à voir avec les pulsions sexuelles. Le désir est constitué par les pulsions, pas seulement sexuelles que l’on appelle les pulsions de vie, mais il y a également les pulsions de mort, les pulsions de destruction, l’agressivité, etc. Le désir, chez Freud, est ce qui permet de transformer les pulsions sexuelles en un pouvoir de liaison, il le dit souvent. Qu’est ce qui permet de lier ? D’abord de lier les pulsions entre elles, en particulier de les équilibrer. De lier les pulsions de vie avec les pulsions de mort, pour faire que les pulsions de vie et les pulsions de mort produisent ce que j’appelle de « l’individuation ». C’est à dire la production d’un individu, une singularité. Par ailleurs, c’est ce qui permet de lier les désirs de l’un aux désirs des autres. Par exemple mon désir au désir de mon épouse. Elle n’est pas seulement un objet sexuel pour moi mon épouse. Elle est d’abord un objet social, un objet d’amour et l’amour n’est pas nécessairement sexuel. L’amitié c’est une forme de l’amour. L’amour des mathématiques existe, et c’est vraiment de l’amour. On appelle cela de la sublimation. Tout ça c’est la même chose. Ce sont des produits sociaux, que Freud appelle l’énergie libidinale. La libido est une énergie, une force, à laquelle il faut faire attention car elle est composée de pulsions. Si on détruit le pouvoir de liaison de la libido, qui en fait est une force sociale, les pulsions sont libérées, alors ce n’est plus une force sociale c’est une force asociale.

Aujourd’hui nous vivons dans ce que j’appelle un capitalisme pulsionnel. Ce n’est plus un capitalisme libidinal. Pourquoi il ne l’est plus ? Et bien parce qu’il l’a été. Qu’est ce que le capitalisme ? Vaste sujet très complexe. On pourrait dire comme Max Weber que le capitalisme apparaît dans les pays du nord de l’Europe et aussi en Pennsylvanie aux Etats-Unis au XVIIIe siècle. C’est une transformation du protestantisme, dit Max Weber, en une nouvelle forme d’organisation sociale liée à une activité économique, induit par le fait que, depuis Calvin en particulier, on dit que croire en Dieu c’est transformer le monde, et transformer le monde c’est produire de l’argent. C’est ce que va dire, non pas Calvin, mais Benjamin Franklin, dans ses « sermons ». Ce n’était pas un homme d’église, mais il faisait des grands sermons de calviniste qu’il était. Il a écrit des maximes, dans lesquelles il disait que si on était fidèle, si on respectait Dieu, on devait gagner un certain nombre de dollars par jour… Cela a conduit à ce qui est écrit sur le dollar : « in God we trust ». Et ainsi, le protestantisme, venu par ailleurs de l’invention de l’imprimerie, (qui a permis de faire circuler la Bible, traduite en allemand vulgaire par Luther), a alors permis le développement de ce que l’on appelle les instruments de compte et les outils de la comptabilité, c’était lié. Le protestantisme est donc un processus se transformant et devenant le capitalisme, que Max Weber définit comme étant l’art de mettre en relation des producteurs et des consommateurs en prescrivant, pour cela, le comportement des producteurs sous l’influence des consommateurs et prescrivant aux consommateurs les produit de la production. Puis, en créant un dispositif nouveau, qui va être piloté par le capitalisme, qui n’est ni un producteur ni un consommateur, mais celui qui agence ces deux mondes nouveaux, qu’il va opposer, qu’il va spécialiser. C’est un monde qui va transformer la croyance en confiance et qui va dire la croyance, ça se calcule.

La croyance calculée ça ne s’appelle plus de la croyance, ça s’appelle la confiance. On peut calculer la confiance de quelqu’un, les sociétés d’assurances reposent là dessus, ainsi que tout le dispositif fiduciaire. Le taux de change, c’est le calcul de la confiance d’une monnaie, tout simplement un calcul mécanique.

Puis au XIXe siècle, le capitalisme en tant que tel apparaît. C’est à dire le capitalisme en tant que grand pouvoir de transformation du monde, celui qu’a décrit Karl Marx, qu’on appelle capitalisme industriel, le machinisme industriel. Ce machinisme industriel, résultant d’un rapprochement de la technique et de la science, va donner ce que l’on appelle la technologie ou la techno-science. Il va transformer le monde de manière extraordinaire. Qu’est ce qu’il va produire ? D’abord, essentiellement sur le plan économique, il va réaliser des gains de productivité absolument faramineux, qui vont donc produire une transformation du monde tout aussi faramineuse. Si vous regardez le monde du début du XIXe siècle et le monde à la fin du XIXe siècle, ce sont des mondes absolument différents. Au début du XIXe on sort à peine de la royauté, on y est encore dans la plupart des pays du monde. A la fin du XIXe la tour Eiffel existe déjà, on s’apprête à faire la fameuse exposition universelle, c’est un autre monde qui apparaît là, le monde dans lequel nous vivons encore. Le cinéma, la radio, ce sont les grands médias qui apparaissent. Le XIXe siècle a vu néanmoins l’invention de la figure du producteur industriel, que l’on appelle le prolétaire. Fondamentalement, ce qui se passe du point de vue de la production, à cette époque là, c’est l’apparition d’un nouveau producteur, qui n’est plus ouvrier, qui n’ouvre plus. Un ouvrier, ça ouvre en oeuvrant, ça ouvre en ouvrageant, un ouvrier ouvre un monde. Il participe à ce monde, il est auteur du monde. Il a donc une reconnaissance, que l’on doit à tout ceux qui ouvrent le monde. Un prolétaire, c’est un esclave. Proles, chez les Romains au départ, désigne des esclaves, les producteurs, mais ceux qui ne sont bons qu’à la production, qu’à fournir une pure force de travail. C’est pour ça que Marx décide de les appeler prolétaires. Pourquoi ne sont-ils plus bons qu’à fournir une pure force de travail ? Parce qu’ils n’ont plus de savoir-faire. La machine industrielle a permis de faire passer le savoir dans la machine. Marx dit que le prolétaire, c’est celui dont le savoir l’a quitté pour passer dans les moyens de production. Un prolétaire, c’est celui qui n’a plus rien d’autre que sa pure force de travail à vendre. Qui n’est plus qu’une marchandise à vendre sur le marché de l’emploi. Qui n’a plus d’autres gratifications que la satisfaction de sa subsistance. On lui donne le nombre de calories, de molécules d’eau, d’heures de sommeil qu’il lui faut, pour pouvoir se remettre au boulot le lendemain matin et c’est tout. C’est ce que Marx appelle la reproduction de la force de travail. Ca permet des gains de productivité fabuleux, dans certains secteurs, je pense qu’on atteint des facteurs 500 d’augmentation de gains de productivité. C’est tout à fait évident, parce que l’on a découvert la loi de l’économie d’échelle etc. Mais ça pose des problèmes, d’abord des problèmes d’adhésion au capitalisme. Il y a de plus en plus de tensions qui s’annoncent à la fin du XIXe siècle, des révolutions se produisent.

Puis s’est posé un autre problème, dont on pourrait dire qu’il était plus grave parce que structurel, c’est que, comme le dit Marx, le capitalisme est condamné à rencontrer sa limite dans ce qu’il appelle la baisse tendancielle du taux de profit. On a souvent dit, depuis une trentaine ou une quarantaine d’années, depuis l’effondrement du marxisme, (je ne parle pas de l’effondrement du communisme soviétique mais de la théorie marxienne des années 70), que c’était une erreur de Marx, que Marx n’avait pas bien compris qu’en fait, le capitalisme pouvait rebondir, et bien moi je ne crois pas du tout que Marx s’était trompé. Je pense qu’il y a réellement une baisse tendancielle du taux de profit. Mais que le capitalisme a des réponses à cette baisse. La baisse tendancielle du taux de profit, ça veut dire grosso modo la surproduction. Il y a en effet une réponse à cette surproduction qui est produite par le capitalisme, on pourrait dire principalement qu’elle est le fruit de 3 ou 4 facteurs qui vont intervenir à peu près dans les mêmes années entre 1910 et 1920. Et d’abord le fordisme, c’est à dire l’invention d’un modèle économique nouveau qui repose sur la figure, non plus du producteur, mais du consommateur.

L’invention du consommateur.

C’est Ford qui a inventé la figure du consommateur au sens strict. Au sens où le consommateur, ce n’est pas seulement quelqu’un qui achète des produits (ça fait très longtemps, des milliers d’années, depuis qu’il existe des sociétés et des marchés, que tous les hommes achètent des produits), mais le consommateur au sens où le consommateur, c’est quelqu’un dont on transforme les comportements, en vue de lui faire consommer des produits qui sont mis sur le marché par l’industrie de manière rationnelle. Selon les modèles de ce que Max Weber appelait déjà, pour la production, la rationalisation.

A partir du début du XXe siècle, les Etats-Unis en particulier, vont inventer des techniques de contrôle du comportement des individus, pour leur faire adopter des comportements de consommation. Et pour résoudre un problème qui sera formulé bien plus tard qu’à l’époque de Ford, pour être précis à la sortie de la 2e guerre mondiale : les Etats-Unis, s’étant retrouvés avec une machine de production absolument colossale, mise au point pour l’effort de guerre, s’aperçoivent qu’ils ont 40% de surproduction. A ce moment-là, les théoriciens de l’économie, mais aussi de marketing (qui est en train d’émerger dans ce sens, c’est à cette époque d’ailleurs qu’il prend le nom de marketing) disent : « mais, de toute façon, l’industrie produit toujours des choses dont les gens n’ont pas besoin ».

Donc le problème, c’est d’anticiper et de créer des besoins chez eux, de manière artificielle. Pour leur faire consommer des choses dont ils n’ont pas forcément besoin. Ces consommations deviendront des besoins. Les téléphones portables, personne n’en avait besoin. C’est tellement vrai que France Télécom a dit en 1994 ou 1995, selon le résultat d’une étude de marché très bien faite sans doute, que les gens n’avaient pas envie de téléphone portable. France Télécom avait investi beaucoup dans la recherche, au CNED, sur les normes GSM, et a donc conclu que cette norme ne servirait à rien car les gens n’en voulaient pas. Et Nokia est né. Ce qui prouve qu’il ne faut pas se fier aux études de marché. Ce ne sont que des façons de rassurer des actionnaires, de rassurer les PDG. En réalité, il n’y a jamais de demande pour un produit nouveau. Plus le produit est nouveau et innovant, moins il y a de demande. Les gens n’ont pas les modèles pour pouvoir les socialiser. Ces modèles, il faut pouvoir les installer, les créer. Ce qui sert à les créer, c’est le marketing. Le premier qui a conçu cela, c’est Ford, lorsqu’il dit qu’il va falloir inventer un consommateur, ce qui va résoudre 2 problèmes, (évidemment je formule en des termes qui sont très rationalisés : la conduite de Ford a été beaucoup moins rationalisée que cela, elle a été beaucoup plus intuitive à mon avis), la baisse tendancielle du taux de profit et le risque de la surproduction. Il dit : il faut élargir les marchés, il ne faut plus simplement vendre des automobiles aux bourgeois, mais il faut vendre des automobiles à tout le monde, y compris à mes propres ouvriers. Et c’est la Ford modèle T, le fameux modèle qui repose sur l’idée qu’avec des économies d’échelle, j’arriverai à faire cette voiture à un prix tellement bas, et j’en vendrai tellement, que je pourrai bien payer mes ouvriers. Ils auront un pouvoir d’achat en augmentation. Le produit de moins en moins cher et, avec le crédit, je pourrais faire de mon producteur un consommateur. Donc, non plus un ennemi du capital, mais un ami du capital. Parce que c’est aussi un nouveau modèle social, qui repose sur la moyennisation des classes sociales.

Le consommateur apparaît à ce moment là, en même temps qu’Hollywood est en train de se construire. Au moment où Ford bâtit ses usines, avec ses chaînes de production qui sont l’application de la théorie de l’organisation scientifique du travail (le fordisme), les premiers studios de production se construisent à Los Angeles, et Hollywood est en train de naître. Peu de temps après apparaît un personnage très important qui, pour moi, est une révélation. Je dois cette révélation à André Gorz, qui lui même la doit à un film qu’il a vu à la BBC, un film d’un extraordinaire cinéaste anglais, qui s’appelle Adam Curtis, un documentariste qui fait des films fabuleux. Adam Curtis s’est penché sur un personnage très obscur, que personne ne connaissait avant qu’il le déniche, qui s’appelle Edouard Barnes, qui est d’origine européenne, et dont l’oncle s’appelle Sigmund Freud. Edouard Barnes, lui, est aux Etats-Unis, où il est en train de développer une théorie, les « public relations ». Et il dit que, dans les sociétés modernes, le problème essentiel va être de maîtriser les opinions public et les comportements de masses. Il va mettre ses pensées (qui s’inspirent beaucoup des travaux de son oncle Sigmund Freud, c’est à dire du fait qu’il existe un inconscient, une libido etc.) et ses travaux d’abord au service de l’état fédéral américain, qui décide d’entre dans la première guerre mondiale, contre le sentiment de la population américaine, c’est à dire isolationniste (et là il s’agit d’envoyer les gars au front, c’est difficile). Et bien l’état fédéral va s’appuyer sur lui pour mener une campagne en faveur de l’engagement des Etats-Unis. Il va développer la première très grande opération, à l’échelle d’un continent entier, de relations publiques. Puis il va mettre son savoir faire au service de la grande industrie et en particulier en 1929, pour l’entreprise Philip Morris, à laquelle il va dire : « Vous allez avoir une perte de trésorerie considérable et vous aurez un sale hiver à passer. Moi j’ai une solution pour vous sortir de cette difficulté. Ici en Amérique, les femmes sont puritaines, donc elles ne fument pas. Or c’est un marché colossal, pour vous. Vous devez donc gagner le marché féminin, et le marché féminin, c’est le marché du manque phallique ». Et Edouard Barnes va organiser des défilés dionysiaques dans les rues de New York, avec des cigarettes brandies comme des phallus etc. Il va à travers tout ça développer tout une théorie du consommateur et de la consommatrice, qui est un qu’un consommateur et une consommatrice, c’est avant tout un pouvoir de désirer.

Pour le capitalisme, le problème, ce n’est plus de contrôler les producteurs pour faire des gains de productivité, ou de prolétariser les savoir-faire des ouvriers pour en faire des prolétaires, c’est de canaliser les désirs des consommateurs, pour en faire de très grosses économies d’échelle. Et dans cette canalisation du désir du consommateur, soumettre tout ce désir à l’objet industriel. Capter tout cela en les détournant de leurs objets spontanés d’attachement, dont les parents (par exemple des enfants Cartier) et faire que, finalement, ça consomme et ça surconsomme, ça hyper-consomme. Alors dans tout cela, le problème pour moi, c’est que ça engendre progressivement un détournement de l’énergie libidinale de ces objets spontanés. Mais aussi de ces objets indirects et secondaires que sont les objets sociaux, les objets de ce que l’on appelle la sublimation. D’autre part, c’est ce qui produit aussi une transformation de l’objet de désir en objet de besoin. Qu’est ce que je veux dire ? Qu’est ce qu’un objet de désir ? Moi si je réfléchis sur les objets de désir, j’en ai beaucoup. Mon épouse, je l’aime toujours, c’est un objet de désir. J’aime mes enfants, ce n’est pas le même genre de désir, mais ce sont aussi des objets de désir. J’aime la philosophie, j’aime aussi faire des conférences comme ce soir. J’aime beaucoup de choses. Mais les objets de mon désir qui sont des objets que je cultive, dont je prends soin, je sais que c’est fragile. L’amour, les objets de l’amour, que ce soit les enfants, que ce soit l’épouse, l’époux, que ce soit la philosophie, tout cela s’entretient. Ce n’est pas comme ça à disposition sur une étagère de supermarché. Ca suppose de ma part un investissement dans l’objet et l’investissement repose sur la croyance, je dis bien la croyance, que je porte en moi, que cet objet est infini.

L’infini.

Voilà un grand mot, infini. En principe, c’est plutôt un mot théologique. Il y a deux infinis, l’infini mathématique, l’infini physique. C’est plus compliqué, est ce qu’il y a un infini physique ? Pas sûr, mathématique oui. Puis il y a un troisième infini, un infini théologique, Dieu est un être infini. Moi je dis que l’objet de désir est un objet de croyance, que cette croyance est une croyance dans le caractère infini de son objet. J’appelle infini ce qui n’est pas fini. C’est à dire qui n’est pas calculable. Depuis Newton et Kant, on dit grosso modo que les objets de la nature sont des objets calculables, en droit sinon en fait. Peut-être que l’on ne sait pas calculer toute chose, mais on pose que toute chose qui existe, c’est-à-dire qui est dans le temps et l’espace, est calculable. On n’a peut-être pas des outils pour les calculer, mais tous ces objets sont calculables. C’est à dire comparables. Un objet n’est calculable que pour autant qu’il puisse être comparé à d’autres objets auxquels on le rapporte, de près ou de loin, sinon ce n’est pas calculable. Par exemple si on dit les pommes et les poires, ce n’est pas les mêmes choses, on ne peut pas additionner les pommes avec les poires, mais on peut additionner les fruits entre eux par rapport aux légumes. C’est une question de genre et d’espèce, comme disait Aristote. Selon les niveau où l’on classe, on va dire du point de vue du genre que l’on peut calculer que les pommes, les poires sont des fruits, donc si je dis il y a une pomme, une poire, une banane, un ananas, il y a 4 fruits. Il y a un point de comparaison, ce sont des fruits. Une catégorie si vous préférez.

Mais pour un objet de désir, si vous désirez cet objet, c’est en tant qu’il n’est pas comparable. Quand vous êtes amoureux de quelqu’un, vous considérez ce quelqu’un d’un point de vue tel qu’il ne soit pas seulement une particularité, rapporté à d’autres particularités et avec lesquelles on peut l’additionner. Mais tel qu’il produit ce que j’appelle une saillante, c’est à dire qu’il se détache en tant qu’objet exceptionnel, un objet absolument singulier duquel vous allez dire que votre désir pour cet objet est infini. Freud vous répondra : « Mais ce n’est pas vrai qu’il est infini votre désir » La preuve, si vous allez voir un psychiatre, ou votre médecin, il va vous dire : « attention, vous êtes surmené, vous ne vous occupez pas assez de votre famille, pas assez de votre femme, de vos enfants. Il y a une limite à votre désir ». Si je désire trop mes histoires philosophiques au centre Pompidou, je ne donnerai pas assez de désir à ma famille et donc je risque d’avoir, à un moment donné, des problèmes d’explosion de mon cadre familial. C’est un problème bien connu à notre époque.

En réalité le désir est fini. Mais au point de vue du désirant, ce qui compte, ce n’est pas la réalité, c’est le fantasme. Du point de vue du désirant, l’objet lui apparaît en tant qu’objet de désir comme un objet infini. Cela est très, très important. Qu’est ce que c’est que cet objet qui lui apparaît comme infini, c’est à dire comme infiniment singulier ? Ce que n’importe quelle histoire d’amour à l’eau de rose inscrit tout de suite dans les romans de gare. (Je connais, j’ai fait des modèles automatiques de roman de gare, ils ne doivent pas comporter plus de six cent mots, pour que n’importe quelle petite midinette, de n’importe quel quartier de la France, puisse les lire). Une histoire d’amour commence toujours par : « tu n’es pas comme les autres ». C’est là que ça commence. On tombe amoureux quand on dit : celui-ci ou celle-là n’est pas comme les autres, c’est une singularité. Tomber amoureux, c’est un cas du désir, on peut tomber amoureux d’un tableau, on peut tomber amoureux de toute sortes de choses. Il y a des investissements d’amour dans les choses de l’esprit. Donc, dans un processus comme celui là, il y a le sentiment que l’objet est absolument singulier et cette singularité de l’objet est en réalité une production du narcissisme du désirant, de celui qui désire. Et celui qui désire projette, dans l’objet qu’il désire, sa propre singularité, c’est à dire qu’il cherche sa propre singularité.

La singularité que l’on trouve dans un objet de désir est le reflet de la singularité dont on est soi-même porteur, et qui nous est révélée par l’objet du désir, sachant que nous-mêmes sommes des êtres en transformation permanente et que nous sommes sans cesse en train d’inventer notre singularité. Et cela, je crois que le capitalisme de la 2e génération, qui a produit la figure du consommateur et qui a reposé essentiellement sur la captation de l’énergie libidinale des individus, a fini par le détruire. Tout comme il a pu détruire des champs de pétrole entier qu’il a épuisés, des régions entières dont il a fait la déforestation, des régions de l’union soviétique que le capitalisme de l’Union Soviétique a massacré en les contaminant par la radioactivité. Aujourd’hui il détruit, non pas simplement des régions de la nature, des régions matérielles, mais des régions spirituelles, qui sont des régions du psychisme humain, qu’il a canalisées entièrement au service d’un modèle industriel totalement caduc qui repose sur l’opposition des producteurs et des consommateurs.

Pourquoi et comment a-t-il ruiné cette énergie libidinale ? En transformant des objets incalculables, en objet de calcul. Tous les objets de désir de l’être humain, soumis au modèle de l’hyper-consommation, sont des objets de calcul et d’investissement, avec des taux de retour sur investissement élevés et à très court terme (autant que possible à 2 chiffres). Ce système de calcul appliqué aux désirs de l’être humain transforme les objets du désir singulier en objets qui sont particuliers. Les objets particuliers ne sont plus des objets de désir, ce sont des objets de pulsion. C’est pour ça que vous avez vu apparaître depuis une dizaine d’années la télévision pulsionnelle, qui ne produit plus de désir. Quand j’étais petit la télévision produisait du désir, même les mauvais films reposaient sur une image du désir. Aujourd’hui, la télévision ne repose plus là dessus, elle tape toujours plus bas. La télévision est devenue un système qui produit de l’avilissement, du nivellement par le bas, et finalement, ce que j’appelle du populisme industriel. C’est ce qu’exprimait Patrick Le Lay.

Ce populisme industriel engendre inévitablement du populisme politique, comme en a fait l’expérience l’Italie, comme j’espère nous n’en ferons pas l’expérience bientôt, nous les français. Cette question là c’est la grande question de demain, de ce que j’appelle une économie politique et industrielle de l’esprit.

L’économie de l’esprit.

Ce que j’appelle ici l’esprit, ce n’est pas simplement une activité cognitive de l’esprit humain, c’est tout ce qui relie les êtres humains entre eux. L’esprit c’est un pouvoir de liaison. Y compris le retour des morts que l’on appelle les esprits, les fantômes, la hantise, et qui fait qu’il y ait de la mémoire. Les hommes sont des êtres de mémoire, sont des êtres historiques. Ils ont la mémoire par exemple de la Shoah et de bien d’autres choses. C’est ça qui constitue l’esprit, et aujourd’hui cet esprit est gravement menacé par les technologies de l’esprit. Pourquoi dire les technologies de l’esprit ? Pour moi, la télévision, l’ordinateur, le web, toutes ces choses là, ce sont des technologies de l’esprit au même titre que l’écriture. L’écriture, parlons en un peu. A quoi servait l’écriture chez les Egyptiens ou les Mésopotamiens. A prévoir les crues du Nil, à gérer les stocks et à contrôler les esclaves. Et puis l’écriture a muté, les grecs ont dit tout à coup : « Ca va servir à produire un nouveau processus d’individualisation, à créer des citoyens, c’est à dire des hommes libres ». Bien sur ils avaient aussi des esclaves. Mais ceux qui étaient citoyens, avec l’écriture, tout à coup, ont produit de la singularité. Qu’est ce qui sort de l’écriture ? Platon, Sophocle etc. Un long processus d’individualisation qui produit de la singularité. C’est à dire une nouvelle forme de socialisation du désir.

Aujourd’hui nous sommes dans une société qui développe essentiellement des technologies de l’esprit et aussi du corps et du vivant avec les biotechnologies et les nanotechnologies. Par exemple ce couteau suisse, qui fait plein de choses, cette clé USB, un autre dans mon sac qui est un magnétophone et bientôt qui fera caméra. Et toutes sortes d’objets du même genre, dont certains que j’ai moi même conçu d’ailleurs, avec des ingénieurs de l’université de Compiègne. Ce sont des objets qui produisent du symbolique : de la photo, de la vidéo, du son, du texte, du SMS, des échanges symboliques. Ces objets là, en tant qu’ils sont producteurs de symbolique, sont des objets de la libido sublimée, car la symbolique est de la libido sublimée. Que ce soit des équations mathématiques, des poèmes de Mallarmé, des versets du Coran, des traités de philosophie, des annonces publicitaires aussi, c’est du symbolique qui sublime de la libido. Et cette sublimation de la libido s’appelle la production de l’esprit. En 1939, six mois avant l’explosion de la 2e guerre mondiale, Paul Valéry dit que nous vivons le temps de la baisse de la valeur esprit. Paul Valéry a des antennes, il sent venir une catastrophe, une grande catastrophe. Il dit que cette baisse de la valeur esprit est liée au fait que l’esprit a fini par engendrer, via la technologie, de nouvelles technologies de l’esprit. Mais ces nouvelles technologies de l’esprit, aujourd’hui nous ne savons pas en faire une politique de l’esprit. Et donc au lieu de produire de l’esprit, ça produit de la vilenies, de l’avilissement, de la bêtise.

Nous vivons aujourd’hui le règne de la bêtise et de la démagogie tous azimuts. Avec ce nouveau Raffarin de gauche qui nous arrive, et ce Berlusconi à la française, voilà que l’on est entre deux grands continents démagogiques. Excusez moi de ma franchise et de ma clarté de position, mais voilà ce que j’en pense. Cette situation n’est pas une fatalité, absolument pas. Le modèle production-consommation est un modèle qui a vécu. Ca fait un siècle qu’il s’est inventé, qu’il s’est imposé au monde, qu’il a transformé la planète entière, jusqu’à la Chine communiste maintenant. Il est épuisé. Il produit des sociétés démotivé(e, s) (à Toulouse, quand même il fallait que je le dise !) (rires dans la salle). Or les gens disent qu’ils veulent être motivés. Ce qui fait fonctionner la société, c’est la raison. Tiens, voilà le rationaliste Stiegler qui débarque pensez-vous ? Non : la raison, ça veut dire le motif, c’est à dire le désir. La raison, ce n’est pas le calcul. Aristote dit que l’objet de la raison est le désir. Il se trouve qu’il l’appelle dans le traité de l’âme, Theos, que l’on traduit par Dieu. On est au IVe siècle avant Jésus Christ, et à l’époque chez les grecs, Theos n’est pas le dieu du monothéisme, on désigne là un autre plan, que j’appelle le plan des consistances, ou ce que l’on appelle chez les philosophes plus couramment, le plan des idéalités. C’est à dire des choses qui n’existent pas.

Il y a des subsistances : le prolétaire est condamné à ne travailler que pour renouveler ses subsistances, les protéines, les molécules, le temps de sommeil. Il y a les existences : ce qui est fourni à l’ouvrier, qui ne se contente pas de reproduire sa subsistance, mais qui existe dans le monde, qui ouvre le monde, qui est reconnu par les autres. Mais qu’est ce qui fait que l’ouvrier ouvre le monde ? C’est qu’il croit au monde, qu’il aime le monde. Ce que même Lévi-Strauss ne peut plus faire, il est prolétarisé aussi d’une certaine manière. Je veux dire que le XXe siècle a produit la prolétarisation des consommateurs et pas des producteurs. Si l’on dit qu’un prolétaire est celui qui a perdu son savoir, c’est vrai des savoir-faire, mais c’est vrai aussi des savoir-vivre. Un consommateur n’a plus de savoir-vivre. Un consommateur, c’est celui dont les comportements sont contrôlés par le marketing, qui lui impose des modes d’emploi, des prescriptions disant comment il faut se comporter. Mais ce n’est plus lui qui engendre ces savoirs-vivre, mais des comportements de consommation qui se soumettent à des modes d’emploi, à des modes de socialisation, à des injonctions de slogan, etc. Il ne produit plus son existence, sa propre vie. C’est ce qui est arrivé à ces pauvres Cartier, parents et enfants, qui ne vivaient plus, qui n’existaient plus. Ils subsistaient péniblement, jusqu’au jour où ils ont dit : « on n’en peut plus ». Car pour pouvoir exister, il faut être capable de se projeter sur un autre plan que ce qui existe. Cet autre plan, c’est ce que j’appelle le plan des consistances.

Pour moi la société humaine est structurée en 3 plans, le plan des subsistances, le plan des existences, et le plan des consistances. Les consistances ce sont les objets qui n’existent pas. Exemple d’un objet qui n’existe pas, qui est très connu, (on vous l’a appris à l’école à 8 ou 9 ans) : le point mathématique. Il n’est ni dans l’espace, ni dans le temps. C’est une pure fiction de l’esprit. Sauf que c’est avec lui qu’on bâtit des bâtiments comme celui où nous sommes. Il y a quantité de maisons qui sont construites sans la notion du point mathématique, mais un bâtiment comme ça suppose des calculs de résistance des matériaux, une géométrie dans l’espace. Qui maîtrise ce concept de point mathématique ? Le point n’existe pas. Pas plus que l’objet de votre désir : l’objet de votre désir n’existe pas. Vous fantasmez l’objet de voter désir, mais il n’existe pas. Ce qui existe, c’est un objet que vous désirez. Mais l’objet de votre désir est tel que vous l’infinitisez, en disant que cet objet est absolument incomparable. Alors qu’il est comparable, bien entendu, on peut toujours tout comparer, sauf dans votre désir. Il y a d’autres choses qui n’existent pas, la justice par exemple : elle n’existe pas, la justice, mais elle consiste. Si l’on disait, et bien maintenant la justice n’existant pas, je me moque de la justice, je peux tout faire. Comme dit Freud dans un texte important, je peux sauter sur la femme qui me plait, piquer le portefeuille de mon voisin, s’il n’est pas content, je lui donne un coup de couteau, bref je peux faire n’importe quoi. Ce n’est pas possible, une société qui fonctionne comme ça n’est plus une société, elle disparaît très vite. Ce qui articule une société s’appelle la raison, c’est à dire le motif. Et le motif, c’est un motif de désir, et d’abord le motif de vivre ensemble, le désir de produire un avenir, d’inventer ce qui n’existe pas et qui consiste. Ce désir, aujourd’hui pour nous, ne peut passer que par une société industrielle. On parle de désindustrialisation, n’écoutez pas ce discours. Bien sûr il y a des industries qui s’en vont, qui partent en Chine, en Europe de l’Est. Mais ce n’est pas de la désindustrialisation, c’est une transformation de l’industrialisation, c’est une autre forme de l’industrie, c’est ce que j’appelle l’industrie hyper-industrielle, c’est la société hyper-industrielle. L’avenir n’est qu’industriel. Le problème, c’est que la société industrielle n’est pas inéluctablement ce que nous connaissons là. Il faut inventer une autre société industrielle. C’est tout à fait possible, et pour faire plaisir à Thierry Gaudin, je dirais que ça passe par des réseaux et une économie de réseaux, qui mobilisent ce que Gilbert Simondon appelait les milieux associés. Voyez par exemple le monde du logiciel libre, où il n’y a pas de producteur et de consommateur, mais un milieu associé d’acteurs qui mobilisent des savoirs et qui partagent des savoir-faire. Avec ces savoir faire qu’ils partagent, ils produisent une économie, une économie des logiciels libres. Dans cette économie, la rémunération n’est pas simplement substantielle, en royalties monétaires, elle est aussi symbolique, c’est à dire que ceux qui pratiquent ces logiciels en sont aussi les concepteurs, en sont aussi des développeurs, en sont aussi des producteurs. Il n’y a plus d’opposition entre producteurs et consommateurs. On est dans un modèle de la société industrielle qui repose sur une nouvelle organisation de l’économie libidinale. J’ai dirigé l’IRCAM pendant 5 ans, et à l’IRCAM la moitié des équipes avec qui je travaillais, (des chercheurs, l’IRCAM est une PME qui fait des logiciels), travaillaient en logiciel libre. Ils étaient très heureux de travailler dans ce monde là. Aujourd’hui nous sommes dans l’obligation d’inventer une nouvelle forme de ce que les Romains appelaient l’ostium. L’ostium, c’est le mot qui est à l’origine du mot négoce, qui vient de negostium. Le negostium c’est le contraire de l’ostium. Qu’est ce que l’ostium ? C’est une pratique de consistances, qui vient de la socialisation de ce que Michel Foucault appelait les typo-mnemata, c’est à dire les technologies de l’esprit de son époque. Cette socialisation les typo-mnemata, c’est ce qui peut se produire à travers une politique et en particulier une politique publique (qui n’est pas forcément une politique d’état). C’est ainsi que, par exemple, en 1880, Jules Ferry a dit qu’il fallait imposer la société industrielle. Mais maintenant si on veut que cette société dure, que ce soit une démocratie industrielle, il faut l’état investisse quasiment 20% de son budget à perte. Il faut qu’il produise ce que l’on appelle des externalités sur le plan économique. Qu’il mutualise les coûts et qu’il investisse sur les générations futures, sur une, deux générations, dans ce qu’on appelle le savoir. Mais qu’est ce que le savoir, c’est une pratique d’une technologie qui s’appelle l’écriture. Une forme typo-mnematum qu’est l’écriture (typo-mnematum veut dire technique de mémorisation). Si demain nous voulons que la société industrielle se reconstitue, qu’elle ait un avenir, il faut développer une nouvelle socialisation de ces typo-mnemata que sont l’informatique, les sites web, demain les nanotechnologies, les industries culturelles, etc. Il faut réinventer un modèle de société qui passe par une toute autre socialisation de la télévision. Une toute autre socialisation des industries culturelles, des technologies cognitives, bref ce qu’à ArsIndustrialis nous appelons les technologies de l’esprit. Je pense que c’est tout à fait possible, que si on regarde bien l’histoire, c’est comme ça que ce sont faits les Etats-Unis. Ca a été d’abord une politique des médias et des technologies cognitives, les technologies des audiences. C’était une politique des technologies au service d’un modèle qui a été la consommation. La consommation est un modèle totalement épuisé.

L’Europe a-t-elle un avenir ? Moi j’ai voté non au référendum, mais je suis pro-européen. Beaucoup d’amis à moi on voté oui et dans ArsIndustrialis les votes oui étaient majoritaires. J’ai voté non, contre une Europe qui n’a pas de projet industriel, qui n’a pas de projet de constitution, qui n’a pas de motivation à faire l’Europe, autre qu’une tentative de mimer de manière minable le modèle américain et donc de perdre à tous les coups.

Voilà, je voulais vous dire cela : même si Lévi-Strauss n’aime plus le monde dans lequel nous vivons, moi j’essaie de continuer à l’aimer, même si j’ai parfois du mal. Je crois, surtout qu’il est possible, en effet de changer le monde.

Débat.

Un participant : Vous avez fait une simple similitude entre l’invention du fordisme et Hollywood. Pouvez vous développer ce point ? Je me demande si le rêve américain c’est quelque chose qui s’est perverti ou si c’est quelque chose qui n’est pas réellement possible ? Est ce qu’on peut garder, sauver quelque chose du désir, dans cette projection de l’avenir ? Ne faut-il pas faire subir au désir de grandes modifications ? Vous avez évoqué Aristote : quel est le rapport dans la notion du désir dans Aristote et celui du désir banal d’aujourd’hui ? Un autre rapprochement : dans Kant, la volonté est la faculté supérieure de désirer, il y a deux facultés de désirer. Faut-il garder le désir et vraiment le retravailler, ou faut-il y renoncer ?

Bernard Stiegler : Je crois qu’il ne faut surtout pas renoncer au désir, je sais que c’est un discours qui se tient beaucoup en ce moment. Je pense que ce n’est pas possible, je pense que l’être humain est essentiellement un être de désir. Si on le prive de la possibilité de désirer, il sombre dans la psychose, je le crois fondamentalement. On dit parfois qu’en Asie il y a des modes de spiritualisation qui reposent sur l’annulation de ce désir : j’ai des raisons de penser que ce n’est pas vrai. Même si ça se présente comme une annulation du désir, en réalité c’est une transformation du désir. Par exemple le monde zen japonais, ce n’est pas du tout une suppression du désir, c’est une transformation du désir. Quoi qu’il en soit, vous posiez la question de la plasticité du désir. J’ai dit que je ne crois pas du tout qu’il faille se passe du désir, par contre je pense qu’il est extrêmement menacé. Nous ne pouvons pas plus nous passer du désir que de l’oxygène à mon avis. Mais, de même que l’on est en train de polluer l’oxygène, de plus en plus on est en train de polluer le désir, en faisant en sorte que le désir ne soit plus du désir, qu’il soit décomposé en quelque sorte.

Je crois en revanche que le désir est plastique, c’est à dire qu’en effet il se transforme. Les figures du désir à travers l’histoire de l’humanité ne sont pas du tout les mêmes. Le désir aux Etats-Unis, le désir en Europe, le désir au XVIIIé siècle, le désir en l’antiquité, le désir de l’homme de Cro-Magnon ne sont pas les mêmes désirs. Parce que le désir, ce n’est pas simplement une énergie, une pure énergie, c’est ce que j’appelle des instanciations de rôles sur des circuits. Je me réfère à Gilbert Simondon, entre autres. Je veux dire que ce qui constitue le désir, c’est la manière dont les désirs se reconnaissent entre eux. Ce que Hegel a décrit dans la philosophie de l’esprit, comme la question de la reconnaissance. A travers les époques, ces circuits de la reconnaissance ne sont pas les mêmes. Il y a par exemple une économie libidinale typiquement chrétienne, cette religion est connue justement comme la religion de l’amour. On dit souvent que le judaïsme n’est pas une religion de l’amour, mais ce n’est pas vrai. Le judaïsme est une religion de l’amour mais qui ne se présente pas comme telle. C’est une religion du désir, une religion du Père. La figure du Père qui est par excellence la constitution de la figure du désir.

Il y a toutes sortes d’organisations libidinales. Par exemple un jour, j’étais à l’opéra de Paris, je regardais la répétition des ballets, parce que j’ai une petite fille qui fait de la danse, elle voulait voir des répétitions. C’était fabuleux et en même temps franchement troublant, parce que ces corps d’enfants tout roses, qui ont l’air de s’envoler, c’est au bord de la sexualité, c’est vraiment étrange, une espèce de sublimation du corps de l’enfant qui s’envole, qui bondit, on a l’impression que c’est un ange qui va s’envoler. Je vous dis cela, parce que un mois ou deux plus tard, je me suis retrouvé à voir l’opéra de Pékin. Là aussi de jeunes enfants chinois, mais ce n’était pas du tout la même chose, au lieu de voir des enfants qui s’envolaient au ciel comme des anges, c’était des histoires de dragon, de guerriers. On n’était pas du tout dans la même économie libidinale. L’économie libidinale du genre du Japon, ou de l’opéra de Pékin, est une économie libidinale impériale, d’une société extrêmement guerrière. L’économie libidinale de l’opéra de Paris est celle qui vient du roi Soleil, un roi de droit divin, d’origine chrétienne. Mais c’est dans tous les cas une économie libidinale. Tout ça pour dire que ça se transforme.

Et Hollywood, dans cette transformation, c’est une histoire qui dépend de l’histoire du désir. Il ne faut pas que j’induise l’idée que je condamne Hollywood ou même le capitalisme, ou le capitalisme américain. J’essaye, non pas de condamner, mais de critiquer. Je veux dire par exemple que l’industrie fordiste est une formidable industrie. Je l’admire énormément. Simplement elle est épuisée, tout s’épuise. Et donc il faut inventer, et c’est à nous aujourd’hui de le faire. Ce n’est pas tellement la question d’accuser Ford ou le capitalisme américain, c’est à nous non pas de nous culpabiliser, mais de nous dire que nous devons avoir la force d’inventer autre chose. Si ces modèles nous dominent aujourd’hui, c’est parce que nous sommes incapables d’inventer autre chose. Avec Hollywood, on peut parler de Ford (le cinéaste) : et bien, j’ai regardé « Les raisins de la colère », il y a trois jours. J’ai revu « Qu’elle était verte ma vallée », il y a 2 mois. Ce sont des films absolument fabuleux Les films que je préfère sont ceux d’Hollywood, à part ceux de Renoir et quelques grands auteurs français et puis quelques soviétiques, et puis aussi quelques japonais. (Rires). Mais le cinéma, c’est Hollywood, et j’adore le cinéma, je ne le rejette pas. En revanche quand j’entends Michel Rocard déclarer, il y a un an et demi sur France Culture, à propos de l’Europe : « La culture il faut laisser ça aux Etats, il faut bien qu’ils aient quelque chose pour s’occuper », je me dis que vraiment les pauvres socialistes français ne sont pas sortis de l’auberge. Qu’est ce qui a fait l’Amérique du nord ? On dit c’est Ford (les automobiles), ou bien sûr. On dit c’est le dollar, ou bien sûr. On dit c’est les GIA, ou bien sûr. Mais non, ce qui a fait la force de tout ça, c’est Hollywood. C’est à dire la culture américaine : la force de l’Amérique, c’est sa culture, cette culture qui a donné le jazz, qui a bercé ma jeunesse, qui m’a fait lire Framer, Jack Kerouac, Jackson Pollock, qui m’a fait aimer le cinéma américain… Je pense que cette époque a été celle d’une très grande culture, comme il y a une très grande culture romaine, une très grande culture grecque, mais ça ne dure qu’un temps et à un moment donné, ça s’épuise. C’est ce que j’appelle la décadence des démocraties industrielles. Et bien ça nécessite une renaissance, une nouvelle invention, un nouveau départ.

Ce que je dis à propos d’Hollywood, c’est qu’Hollywood a été une puissance de développement des objets temporels industriels, qui permettent de capter l’attention des individus, via le cinéma, d’abord au service de grandes idées, souvent très généreuses, que l’on développe dans le cinéma d’Hollywood et d’ailleurs, y compris en Union Soviétique. Et puis par la suite, ça se transforme en une technologie de captation de l’attention des gens comme temps de cerveau disponible. Ce sont toujours des objets temporels industriels, ce sont toujours des produits qui sont issus des technologies du cinéma, mais ça s’est mis à se décomposer, à se dégrader, à tomber dans une espèce de décadence. Moi je ne condamne rien, je ne dénonce pas les choses sinon ma propre paresse, mais en revanche ce qui m’intéresse c’est de critiquer, et de critiquer pour essayer, avec une conscience kantienne, d’énoncer les limites et trouver des nouvelles projections de la raison. J’espère que je vous ai répondu clairement.

Un participant : Je vous ai entendu dire, à une émission de radio, que vous aimeriez inventer une école, comment l’imagineriez vous ?

B.S : J’ai regretté, après, d’avoir dit cela. C’est vrai que cela fait des années que j’y pense. De plus en plus sérieusement : si vous connaissez des sponsors, ça m’intéresse, je cherche 2 millions d’euros. Je vais vous dire ce à quoi je pense. Quand je dis que la télévision est le problème numéro un, je dis aussi que l’école est le problème numéro un, car c’est la même question pour moi et pour diverses raisons. D’abord parce que la télévision et l’école s’adressent aux enfants en priorité. L’école est une institution de programmes, la télévision est une industrie de programmes. La télévision cherche à concurrencer son rôle de prescription en terme de programmes, programme au sens où André Leroi-Gourhan, l’anthropologue, disait qu’une société est constituée par ce qu’il appelait des programmes sociaux ethniques, des programmes qui régulent le comportement. Par exemple tout à l’heure quand on est arrivé, on a respecté des règles, vous m’avez gentiment applaudi, ce qui est aussi une règle. Ce sont des programmes de comportement. Ces programmes, il évoluent à travers le temps, une société se transforme essentiellement à travers les transformations de ses programmes de comportement, et cette transformation de programmes s’opère via des dispositifs de transmission, qui sont aussi des dispositifs de transformation. Pendant longtemps, c’était l’église, puis l’école et maintenant, c’est la télévision. Je ne veux pas dire que la télévision va supprimer et remplacer l’école. Ce que je veux dire, c’est que la télévision, comme le disent les économistes, est une fonction éditoriale. Une industrie culturelle qui produit une fonction éditoriale, et qui aujourd’hui s’auto prescrit, s’auto développe dans un modèle qui est devenu catastrophique, qui détruit les téléspectateurs, donc sa propre ressource. Et elle détruit l’école. Moi, je pense qu’il faut ré-articuler l’école et pas simplement avec la télévision, mais aussi avec les nouvelles formes de typo mnematum, les nouvelles techniques, les unes avec les autres. Mais, (et ça je le crois fortement et je pense que ça devrait être l’objet d’un projet politique) dans les années qui viennent il faudrait absolument que les Européens inventent un projet de ce type là. Je crois que c’est tout à fait possible, il y a des marges de croissance économique extraordinaire dans ce domaine.

Mais en même temps, je rêve d’une école, que je voudrais fonder et qui fonctionnerais de la manière suivante. D’abord, qu’elle commence à l’époque du collège, parce que je n’ai pas du tout, mais pas du tout, envie de mettre ma petite fille au collège. J’ai beaucoup d’amis qui enseignent dans des collèges, ce sont des gens très bien, mais ils n’en peuvent plus. Le collège est devenu une catastrophe. Et donc, en attendant d’inventer mon école, ma télévision et tout ça, l’eau passera sous les ponts. Et ma petite fille sera passé par le collège, c’est à dire une machine à broyer les enfants. Comment faire une école ? Dans mon esprit, elle devrait fonctionner comme au XVIIIe siècle fonctionnait la formation des jeunes gens que Jean Jacques Rousseau, Diderot et tant d’autres formaient. A cette époque là, les philosophes étaient des instituteurs, on les appelaient des précepteurs. Ils critiquaient la géographie, ils faisaient des tas de discours généraux sur les savoirs, et en même temps ils transmettaient les savoirs. Ils enseignaient les fractions, l’histoire des Romains. Alors je réfléchis à une école qui serait une petite structure, une petite université, où avec quelques amis à moi, proches des universités, nous encadrerions des thésards. Et ces thésards feraient leur thèse et aussi des cours. Ils seraient précepteurs de cette école et nous, nous accompagnerions. Voilà, en gros, ce à quoi je réfléchis, et j’y crois beaucoup, ce n’est pas évident à monter, mais je pense que c’est tout à fait possible.

Un participant : Je souscris à la ligne générale de votre analyse. Simplement je me demande si le phénomène que vous décrivez n’est pas encore beaucoup plus ancien. L’économie de la surproduction, je crois qu’elle a démarré en Mésopotamie. Les mésopotamiens ont inventé le calcul, la comptabilité. Jean Botero, qui a fait des travaux plus récents que ceux de Marx, a repéré que 80% des tablettes de mésopotamiens étaient des papiers d’affaires. Et l’écriture a d’abord servi à passer des écritures comptables. A la suite de quoi on a eu cette surproduction, qui est allée chercher de nouveaux débouchés de plus en plus loin, avec la construction de la route de la soie. Jusqu’au moment où l’univers marchand était devenu tellement prégnant sur la société de l’époque qu’une réaction s’est produite, c’est le 6e siècle avant J.-C. C’est à dire l’invention de la philosophie. Le mot de Parménide : « Il faudrait quand même savoir distinguer ce qui est de ce qui n’est pas », n’est ce pas une réaction face au « bourrage de crâne » des marchands de l’époque ? Lorsqu’on regarde ce que faisaient les phéniciens, il semble bien que ce soit le cas. En plus ils exploitaient toutes les croyances, avec le commerce des amulettes. Ils vendaient n’importe quoi, et ils prenaient n’importe quel discours pour vendre. Réactions semblables vraisemblablement en Chine, avec le taoïsme et le Confucianisme et en Inde avec le Bouddhisme.

B.S : je me reconnais tout à fait dans cette description. En revanche je ne dirais pas que c’est une surproduction, je dirais que c’est un excèdent de production, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Qui dit surproduction dit production qui n’arrive pas à se réinvestir quelque part. Alors que là, l’excédent de production se réinvestit quelque part. Et c’est différent : à un moment ce réinvestissement provoque une lutte, une résistance entre les forces du calcul et de l’incalculable. Pour moi les questions sont fondamentalement là. C’est un sujet très complexe, et je n’oppose pas le calculable à l’incalculable. Mais en revanche, je dis que pour accéder à l’incalculable il faut passer par le calcul. Je dis aussi qu’il y a une différence entre le calcul et son objet incalculable et que si l’on ne fait pas cette différence, on est mort. C’est ça qui pose problème avec les phéniciens, comme aujourd’hui avec le capitalisme de la financiarisation. Après, sur les questions de l’avenir, moi je ne parle pas de résistance, mais d’invention. C’est mon ami Jean-François Liotard qui a parlé de la résistance, mais la résistance, pour moi, c’est un comportement de lutte contre un adversaire plus fort, en attendant de pouvoir inventer autre chose. Pour un certain temps, on peut résister. Il y a eu en France « la » Résistance. Ce qui est important c’est ce qui vient après la résistance. Quel est le projet, qu’est ce qu’on invente comme nouveau ? C’est extrêmement important, et je pense qu’il y a la possibilité d’inventer un nouveau modèle industriel. Nous n’en avons pas toutes les clés, c’est évident. Mais il y a un certain nombre de données fondamentales qui sont entre nos mains. En particulier de faire d’une politique industrielle un politique du désir. Une nouvelle politique du désir, je pense que c’est tout à fait accessible aujourd’hui à la société. Ensuite, qu’en termes d’épuisement des ressources énergétiques, de situations de toxicité sur la planète etc., on ait déjà franchi des seuils critiques, c’est une certitude. Et qu’il faille prendre toute sorte de mesures drastiques, c’est aussi une certitude. Mais je pose que ça ne se fera que si on augmente l’intelligence collective. Si l’on rend les gens plus bêtes, ça ne pourra que s’aggraver. Si l’on veut que les gens consomment moins bêtement, il faut les rendre plus intelligents. Il n’y a pas d’autres solution que de mettre les technologies de l’esprit au service de l’élévation de l’esprit. C’est mon raisonnement, un peu simple mais imparable.

Un participant : Vous avez parlé des alter-consommateurs qui seraient des hyper-consommateurs, je n’ai pas très bien compris. Voulez vous dire que ces alter-consommateurs sont des gens au pouvoir d’achat relativement élevé ? C’est vrai que, parmi les consommateurs, on trouve assez peu de gens qui sont au RMI. Ou voulez vous dire que ces alter-consommateurs sont des consommateurs qui n’en peuvent plus de cette société de consommation ? Qui ont un désir d’une autre forme de société et qui recherchent autre chose, à travers la consommation citoyenne, l’éco-consommation ou la consommation alternative.

B.S : Il y a toutes sortes de cas de figures chez les alter-consommateurs. Pour moi ce que je voulais dire, en disant que l’alter-consommateur est souvent un hyper-consommateur, (c’est très souvent vrai mais pas toujours), c’est que c’est quelqu’un qui achète les derniers « trucs » tout le temps, qui est pris dans les mailles du filet du marketing. Ce ne sont pas forcément des gens très riches. Il y a des hyper-consommateurs au RMI, qui consomment des choses à très bas prix, mais sont dans cette situation d’addiction par rapport à la consommation. Cette situation est très simple : en consommant, je me vide, c’est à dire que je crée un énorme manque à être, et pour combler ce manque à être, je consomme encore plus, ce qui fait que j’aggrave ce vide, etc. C’est ce qui est arrivé aux époux Cartier. Après, ces alter consommateurs sont aussi des hyper-consommateurs, ce qu’on appellerait en psychanalyse des sujets clivés, ils ont des contradictions, une partie d’eux veut hyper-consommer et une autre partie d’eux ne voudrait ne plus consommer ou consommer tout à fait autrement, ils sont donc en opposition avec eux mêmes. Moi, je vous dis ça, je n’ai pas vérifié moi même, il se trouve que des cabinets de marketing on fait des contre-expertises par rapport à l’hyper-consommation qui ont fait apparaître ça, et je leur fait confiance (peut-être que j’ai tort). Mais simplement ce que je dis (et je le dis avec Marc Valeurs, médecin chef de l’hôpital Marmotan et spécialiste de l’addiction, et avec Jean Pierre Clin, psychanalyste et psychiatre qui travaille aussi sur ces questions), c’est que ce sont des processus addictifs qui reproduisent très clairement les cycles addictifs, c’est très connu, il n’y a rien d’exceptionnel. Un jour, répondant à une personne qui dirige un cabinet de conseil de marketing, je lui ai dit : c’est exactement la même chose que quand les téléspectateurs ont répondu à Télérama à 53% qu’ils détestaient les programmes de télévision. Quand on leur a demandé ce qu’ils regardaient, c’était les programmes des chaînes qu’ils détestaient. Alors les journalistes se sont exclamés : oh ! Ils ne sont pas cohérents, ces téléspectateurs, ils ne comprennent rien. Alors que c’est tout à fait normal, c’est précisément parce qu’ils sont dépendants de ces chaînes qu’ils les détestent. Ce sont des chaînes qui ne leur apportent aucune liberté, aucune autonomie, aucune joie, mais simplement un phénomène de dépendance : j’allume ma chaîne avec la télécommande comme on voit Sabine Azéma le faire dans le film « On connaît la chanson », quand elle se dispute avec son mari. Ce sont des processus de ce type-là dont je pense qu’ils sont les symptômes de la difficulté de la société de consommation actuelle.

Une participante : Quelle est votre relation avec l’œuvre de Jacques Ellul ? Vous avez cité Gilbert Simondon, qui est un auteur qui a une audience quasi confidentielle et qui est aussi très difficile d’accès : à quel niveau ont t’ils été lus ? Qui sommes nous pour pouvoir inventer, s’il faut qu’on s’appuie sur des gens comme ça, comment peut on inventer ? Ce qui me fait peur dans ce monde, c’est le nombre démographique, la surpopulation, et tout ce que vous avez cité en termes de technologie à l’heure actuelle fonctionne de toute façon en tant que nombre, en termes de marketing et dans toutes les formes de distribution. Je suis en contact avec le peuple, je tiens une boutique de friperie, j’ai créé, il y a 20 ans une entreprise de recyclage, je suis chiffonnière et sociologue. En ce moment je suis en contact avec des gens du monde de la rue, quand vous parlez de tendances suicidaires, je vois des martyres autour de moi, par exemple des petites Roumaines : vous imaginez la profession qu’elles exercent sur Toulouse. En trois ans, je n’ai pas réussi à parler avec elles sinon avec les mains et le regard, nous avons des échanges commerciaux, mais elles n’évoluent pas dans l’approche du français, j’ai l’impression d’être en contact avec des gens qui sont emmurés. Nous sommes dans des sociétés où il y a des mondes qui se côtoient mais au niveau politique je ne vois pas comment on peut inventer, je ne vois pas comment on peut faire et quel type d’invention. Dans ma vie personnelle, je sais que je vis dans le monde tel qu’il est, mais les écarts sont tellement importants qu’à tous les niveaux, je me pose des questions et c’est le nombre qui me fait peur.

B.S : Je comprends ce que vous dites, moi aussi ça me fait peur, pas seulement le nombre, mais beaucoup de choses, y compris celles dont j’ai parlé. Je vais commencer par la première question, ce que je pense de Jacques Ellul : je ne suis pas si positif que ça. C’est un penseur important, qui a une très grande lucidité sur la technique et l’enjeu du siècle, mais en même temps je pense qu’il garde une pensée extrêmement classique de la technique et que cette pensée ne suffit pas pour faire avancer la technique actuelle. Il pense encore la technique avec des catégories qui viennent des formes de pensée anciennes. C’est compliqué, il est à la fois un philosophe, un penseur qui pose la technique et dépasse la notion des moyens par exemple, mais en même temps il continue d’opposer le calcul et l’incalculable. Si vous voulez, il a beaucoup des défauts de Heidegger à mon avis. De Simondon, vous dites qu’il est complètement confidentiel, ce n’est pas si vrai et ça ne va pas durer : en ce moment il y a au moins 50 thèses sur lui qui se préparent et véritablement, si vous voulez mon avis, dans les 20 ans qui viennent, les lectures de Simondon pulluleront dans le monde de la philosophie. Par ailleurs vous disiez qu’on ne peut pas inventer avec des méconnus, c’est justement avec les méconnus qu’on invente. L’invention, c’est à pas de colombe qu’elle se fait. Sur le nombre, c’est de ça dont parlaient Levi-Strauss et Thierry Gaudin. Plus que Jacques Ellul, c’est René Passet qui m’intéresse : il raisonne en termes de système, et il montre que dans le faits, on est en train de franchir des seuils, il appelle ça des passages aux limites. Nous sommes confrontés au passage d’une limite, c’est très effrayant, mais il ne faut pas se laisser manger par son angoisse et ce n’est pas seulement pour gérer son petit problème personnel. La seule façon de ne pas se faire manger par son angoisse, c’est de travailler et de s’organiser. La seule lutte possible contre l’angoisse, c’est l’action, ce que disait déjà Bergson. Et cette action doit s’appuyer sur une intelligence des phénomènes, des processus de rupture fondamentale. Mon pari, ma thèse, c’est que le capitalisme est condamné à l’effondrement tel qu’il est parti. Mon souhait, c’est de l’empêcher de s’effondrer, non pas parce que je suis pour le capitalisme, mais parce que je sais qu’il n’y a pas d’alternatives actuelles au capitalisme. Il faut trouver un 3e esprit du capitalisme, et l’on peut le trouver dans la mesure où, dans le capitalisme d’aujourd’hui, on commence à entendre beaucoup de monde dire que le capitalisme est foutu, parmi les banquiers beaucoup en ce moment disent ça, et l’on commence à en trouver dans l’encadrement supérieur des entreprises industrielles. Les seuls qui ne veulent pas l’admettre ce sont les PDG et les managers qui touchent des stock options, parce qu’ils sont jugés sur leur discours par rapport à la confiance qu’ils ont dans leur entreprise : si jamais ils commencent à émettre un doute, ils sont virés immédiatement, ce qui produit le sentiment qu’il n’y a pas d’alternative. Nous aussi nous disons qu’il n’y a pas d’alternative, mais il y en a une, bien sûr que oui, l’alternative, c’est nous, il faut travailler sur les contradictions et à partir de là inventer des choses nouvelles.

Trois questions groupées :

Vous êtes en relation avec la création musicale et picturale, quel est votre regard sur la création : est elle le reflet de la déliquescence actuelle, ou au contraire existe t’il des pôles de nouveauté, d’invention ? Quel rôle politique peut jouer la création artistique aujourd’hui ?

Vous dites que le désir est lié à la singularité, que ceux qu’on aime sont uniques et singuliers, pourtant il y a beaucoup de maux de la société qui sont sûrement liés à la peur de l’autre, à la peur de la différence. Est ce paradoxal ? Je me pose la question.

A la télévision, on a vu des gens qui regardaient une éclipse de soleil, et quand la lune a éclipsé le soleil, ils ont applaudi, comme si le soleil et la lune étaient des stars. Un autre exemple : des gens venaient de faire un périple touristique, et une dame dit : « J’ai vu des choses que je n’avais jamais vu à la télé ». Comme si le monde n’était qu’audiovisuel, comme si le monde n’était que numérique. Je dis cela parce que je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous quand vous parlez des technologies de l’esprit et de les mettre en pratique. Je pense au contraire qu’il faut sortir vite des technologies. Que l’homme redevienne l’humus et qu’en retrouvant l’humus, il retrouve l’esprit. C’est à dire le sens.

B.S : Sur la création artistique, j’ai écrit un texte (qui a eu de l’écho dans le monde artistique) : de la misère symbolique. Je pense que le monde artistique doit se reconstituer, autour des questions politiques dont nous parlons maintenant. Je ne dis pas que les artistes doivent devenir des gens engagés, la question qui se pose aux artistes, c’est la misère symbolique. Ils deviennent très sensibles à cette question, mais ils sont très démunis. Comme tout le monde, comme vous et moi, nous sommes tous très démunis, par rapport à cette question, c’est une crise absolument tellurique. Il y a un travail très important à faire, qui passe par une reconsidération de l’esthétique dans la vie industrielle, qui n’a pas été suffisamment pensée à mon avis. Je pense que la fonction esthétique est la première fonction de la société industrielle aujourd’hui. C’est ce que on appelle parfois le capitalisme culturel. Cette question est au cœur de mes préoccupations, quand je suis passé par l’IRCAM et quand je suis au centre Pompidou aujourd’hui.

Sur la peur de l’autre, la peur de l’autre est d’autant plus grande que l’on perd sa singularité. J’aurais voulu parler plus longuement de Richard Durne. J’ai analysé son cas dans un livre, pour moi c’est un homme qui souffre d’un processus de perte d’individualisation et dont a été détruit le narcissisme, que j’appelle le narcissisme primordial. C’est la capacité à s’aimer soi-même, telle qu’elle permet d’aimer les autres. Si vous ne vous aimez pas, vous ne pouvez pas aimer les autres. A partir du moment où vous n’aimez pas les autres, vous avez peur des autres. Il n’y a rien entre ces deux situations. Quand on est dans une société ou la désindividualisation et la singularisation règnent, forcément, la peur de l’autre règne. Le processus s’aggrave, conflits, terrorisme, et là on est au bord de l’explosion. L’extrême droite exploite tout cela.

Sur ce que vous disiez à propos des applaudissements, c’est une question qui me fait toujours réfléchir : pourquoi applaudit-on ? J’ai appelé cela le circuit de l’exclamation. Quand on est ému par quelque chose, on a besoin de le rendre. Par exemple on va au cinéma, quand on sort, on a besoin de parler, quand le film nous a affectés, on a besoin de le dire aux autres. En général on ne sait pas trop quoi dire, car on a très peu de jugements critiques, on consomme. J’appelle ça de l’obésité culturelle, plus on est privé de singularité, plus on hyper-consomme, des films, de la lessive, des livres, on consomme, on consomme ! Du culturel, ce n’est pas bon, car la culture, ça ne se consomme pas, ça s’aime. On ne peut pas aimer ce que l’on consomme, l’objet d’amour n’est pas consommable. Pourquoi ces personnes ont applaudi, peut-être par mimétisme, mais aussi je pense que les gens ont de plus en plus besoin d’exister et de se manifester. Ils cherchent à se manifester à tout prix, y compris de la manière la plus stupide qui soit, parfois en applaudissant à n’importe quoi, parce qu’ils ont besoin de rendre. On a cassé le circuit du don et du contre-don, qui est à la base de l’échange symbolique. La télévision en particulier a été une destruction complète de ce circuit. C’est pour cela que les blogs marchent très bien, malheureusement ils sont exploités par les mêmes, c’est effrayant. Et pourquoi est-ce exploité par les mêmes ? Parce que vous aimez l’humus ! Moi j’aime l’humus d’où vient homo. Oui, mais homo, il se dresse sur ses pattes et commence à fabriquer des outils, il pousse. Je n’aime pas l’humus quand c’est Heidegger qui en parle, avec la grande ambiguïté qui est la sienne. Je comprends que vous soyez dubitatif sur la technologie, mais chaque fois que cela m’arrive également, je repense aux textes de Platon. Chaque fois que j’ai des doutes sur les technologies de l’esprit, je vais relire des textes de platon. Si vous regardez bien, il dit la même chose au sujet de l’écriture, il décrit déjà tout cela. Vous pouvez vous dire que finalement il avait raison, la preuve. Oui, mais en même temps c’est aussi ce qui a produit Platon. Ce n’est pas si simple, c’est très compliqué, on ne peut pas être pour ou contre ces choses là. Moi, je pose que l’on ne peut pas raisonner par opposition, mais par ce que j’appelle la composition. Je pense que l’avenir passe par la pensée, de la composition et non par l’opposition. Je ne vous ai pas vraiment répondu, c’est un long débat.