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Origine : http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2251845&rubId=5548
Bernard Stiegler, philosophe féru de nouvelles technologies,
dirige depuis 2002 l’Institut de recherche et de coordination
acoustique/musique (Ircam). Le 1er janvier, il prendra la tête
du département «Développement culturel»
du Centre Georges-Pompidou. Rencontre avec un intellectuel autodidacte,
au passé chahuté, qui essaie de «penser la cité
et ses contradictions»
Nous souhaitions le rencontrer dans un lieu un peu intime, qui
lui ressemble. «Son bureau !», s’était
enthousiasmée l’une de ses collaboratrices. Perché
au dernier étage de la tour rouge de l’Ircam, située
en face de la fontaine Stravinski, non loin du Centre Georges-Pompidou
à Paris, le bureau de Bernard Stiegler, 53 ans, encore pour
quelques jours directeur de ce haut lieu où se fabriquent
les sons de demain, ressemble à un cabinet de curiosité.
Les murs sont tapissés de bibliothèques, dans lesquelles
se chevauchent livres, CD, DVD, revues…
À droite d’un bureau surchargé, trônent
des copies de statues grecque et asiatique. Le moindre interstice
est recouvert, ici d’un tableau, là des dessins colorés
et abstraits d’Elsa, sa fille de 6 ans. On se met à
espérer que le bureau qui l’attend au Centre Pompidou
sera plus spacieux. « Non, il est plus petit », sourit
cet homme mince et sportif, dont les yeux curieux pétillent
à travers de fines lunettes rondes.
Certains lecteurs se demandent peut-être qui est Bernard
Stiegler. Il est vrai que l’homme n’est pas très
médiatique. Le petit écran n’a guère
son estime. Cependant, il se rend volontiers à des conférences
ou dans les studios de radios, de préférence publiques,
pour peu qu’on lui laisse le temps de développer ses
idées.
Si vous avez l’occasion de l’écouter, ses paroles
ne vous laisseront pas indifférent, tant elles savent cerner
les maux de nos sociétés modernes. Vous vous surprendrez
même à chercher un crayon pour gribouiller sur un bout
de papier une phrase entendue ou les références de
ses livres. Deux récents ouvrages, Passer à l’acte
(1) et Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 21 septembre au 21 avril
(2), plus courts mais aussi moins pétris de références
philosophiques que d’autres, ont connu un joli succès.
«Le portable, les e-mails… captent notre libido»
Bernard Stiegler façonne sa réflexion en se nourrissant
de l’actualité chaude. À chaque nouvel ouvrage,
il recoupe, aiguise sa pensée. Quel point commun existe-t-il
entre Richard Durn, l’assassin de huit membres du conseil
municipal de Nanterre en mars 2002, Maxime Brunerie, qui tenta de
tirer sur Jacques Chirac le 14 juillet de la même année,
Marie L., qui simula une agression raciste dans le métro
en juillet 2004, et, plus proche de nous, les jeunes qui brûlèrent
des voitures dans les banlieues françaises ? « Interrogés
sur leurs motivations, relève le philosophe, tous ont répondu
: “Je n’avais pas l’impression d’exister.
Par cet acte, je suis devenu quelqu’un. On parle de moi.”
»
Comment expliquer cette perte d’identité, cette sensation
de n’être rien ni personne ? D’après Bernard
Stiegler, nos sociétés de consommation, dans lesquelles
le marketing et les industries culturelles prescrivent ce qu’il
faut avoir et être, ôteraient aux individus leur «
singularité ». « Je » s’effacerait
ainsi au profit d’un « on » moutonnier.
« L’objet de consommation, le portable, les e-mails…
captent notre libido, nos temps disponibles, ce qui nous rend indisponibles
pour nos enfants, nos parents, la vie de la cité… Dès
lors, il y a une démotivation, un désinvestissement
social, qui peut aller jusqu’à un phénomène
de destruction. Si bien que lorsqu’il y a passage à
l’acte, il n’y a plus de limite. Les gens agissent sans
vergogne », explique-t-il.
L’urgence consisterait donc à redonner du sens au
« nous ». Au collectif. Au vivre ensemble. Entre gens
singuliers. « D’accord avec le diagnostic. Mais, qu’allez
vous faire maintenant ? » La sempiternelle question est revenue
à l’issue d’une conférence, à Berlin,
en avril dernier. Bernard Stiegler a alors décidé,
« sur-le-champ », de créer une association.
«Grâce à ma mère, j’ai
acquis le culte de la culture»
« Le Medef dit qu’il faut construire un capitalisme
de l’intelligence et de la connaissance, faisons-le réellement.
Il s’agit de redonner du désir, développer les
technologies de l’esprit, élever le niveau de connaissance,
de culture, et ainsi relancer un processus d’individualisation.
Ce qui suppose aussi une politique publique. »
ARS Industrialis (3), l’Association internationale pour une
politique industrielle des technologies de l’esprit, est née,
hasard du calendrier, un… 18 juin. En sont membres fondateurs,
les philosophes Catherine Perret, George Collins ou encore le chercheur
Marc Crepon.
« Nous n’avions pas voté la même chose
au référendum sur la Constitution européenne,
mais nous voulions tous construire une Europe sur d’autres
bases. » Depuis, des débats publics sont régulièrement
organisés au théâtre de la Colline, à
Paris.
Dans son dernier ouvrage, Constituer l’Europe (4), Bernard
Stiegler explique que le consommateur « souffre » d’être
toujours « passif » et qu’il serait bien plus
épanoui s’il se convertissait en « amateur »
; et si, acteur des nouvelles technologies, il diffusait lui-même
du contenu, comme sur Internet.
Ce qui supposerait de nouveaux outils de formation, pour la fabrication
d’images notamment. Cette vision a beaucoup intéressé
le Centre Pompidou, qui souhaiterait « créer des cercles
d’amateurs ». De nouvelles « pratiques individuelles
et collectives » seraient ainsi suscitées autour des
technologies numériques.
Ce fils d’électronicien qu’est Bernard Stiegler
a toujours nourri un vif intérêt pour la technique.
Enfant, il lisait aussi beaucoup, écoutait de la musique
classique. «Grâce à ma mère, j’ai
acquis le culte de la culture. Je suis issu d’un milieu modeste,
mais nous étions abonnés à la Guilde du disque,
à l’Histoire universelle de la peinture, au Club du
livre.»
« La prison sera la chance de ma vie »
Il grandit en banlieue, avec ses quatre frères et sœurs,
à Villebon-sur-Yvette (Essonne), qu’il quitte à
7 ans pour Sarcelles (Val-d’Oise). On le dit « très
gentil, affectueux ». Entre 9 et 13 ans, il aime l’école.
« J’étais un bon élève, répète-t-il.
Mais, adolescent, ça a changé, en partie en raison
du divorce de mes parents. »
Très tôt, Bernard Stiegler est orienté vers
des filières professionnelles. C’est un crève-cœur
«et ça s’est très mal fini», résume-t-il.
Il a déjà ce sentiment de trahison quand son professeur
principal, qu’il appréciait tant, le fait redoubler.
Il cesse alors les études, s’amourache du théâtre,
du jazz. Mai 68 arrive. Membre de la Voix ouvrière (extrême
gauche), il vit les événements «de l’intérieur».
À « contre-courant» de sa génération,
il entre ensuite au Parti communiste, qu’il quitte en 1976,
«quand l’union de la gauche est rompue». Depuis
lors, il n’a plus jamais été «encarté».
Manœuvre dans une petite exploitation, il rachète vers
22 ans une épicerie à Toulouse qu’il transforme
en restaurant musical, puis en club de jazz. Il est mal dans sa
peau, à l’époque. L’alcool est une fidèle
compagne. La drogue aussi, parfois. Un jour, il reçoit une
lettre de sa banque lui annonçant la suppression, du jour
au lendemain, de son autorisation de découvert. La rage lui
monte au cerveau. Coup de folie, il file… braquer son agence.
Suivent trois autres banques. Il est rapidement arrêté.
La première chose à laquelle il pense, en arrivant
au poste, est de sauter par la fenêtre. « J’étais
assez suicidaire », se souvient-il. Mais l’instinct
de vie l’emporte. En arrivant à la prison Saint-Mihiel
de Toulouse, il demande à l’administration une cellule
pour lui seul. Il faudra une grève de la faim pour qu’il
y parvienne.
« La prison sera la chance de ma vie », confie aujourd’hui
Bernard Stiegler. Il n’oublie pas ce qu’il doit au philosophe
Gérard Granel, doyen de la faculté de philosophie
de Toulouse, décédé en novembre 2000. Cet ancien
client de son club de jazz, avec qui il s’était lié
d’amitié, lui promet d’aller « voir le
juge » pour qu’il puisse avoir les livres qu’il
souhaite.
Le complexe de l’autodidacte
Bernard Stiegler passe alors ses journées à lire et
écrire. Il s’inscrit à un examen d’entrée
à l’université. Il a, certes, des « accès
de dépression », mais parle d’«années
fabuleuses». Lors de sa première permission, il rencontre
Jacques Derrida, le père du concept de « déconstruction
», décédé en octobre 2004, qui deviendra
son directeur de thèse.
Deux ans après sa soutenance, en 1994, Bernard Stiegler
réalise avec Jean-Christophe Rosé un long entretien
avec Derrida pour l’Institut national de l’audiovisuel
(INA), dont il devient deux ans plus tard le directeur général
adjoint, chargé de l’innovation.
Aujourd’hui, ce père de trois enfants et grand-père
de trois petits-enfants essaie de maintenir une discipline. Il a
pris l’habitude d’écrire chaque matin, avec juste
un café dans le ventre. Si la prison lui a fait découvrir
« la vertu du silence », Bernard Stiegler apprécie
aussi d’avoir une vie sociale. Tous les mardis, il donne par
ailleurs des cours à l’université de Compiègne.
En chemin, il travaille. Il parle à un dictaphone au volant
de sa voiture. Cette méthode le « désinhibe
», l’oblige à adopter un langage plus simple,
à se débarrasser du complexe de l’autodidacte.
Sa femme, Caroline, une ancienne avocate travaillant désormais
à ses côtés, retranscrit ensuite au calme ce
qui va devenir un livre.
Quel peut être, aujourd’hui, le rôle d’un
philosophe dans une société comme la nôtre ?
« Il doit être à la pointe de la politique. Penser
la cité et les contradictions de la cité. Ne pas parler
dans l’absolu, mais penser la technique aujourd’hui,
car elle bouleverse nos sociétés », répond-il.
En cela, Bernard Stiegler est un homme fait dans un bloc de marbre.
Chaque acte est mis en conformité avec ses idées,
et réciproquement. Une nécessité.
Aude CARASCO
(1) Passer à l’acte, Éd. Galilée, 71
p, 13 €.
(2) Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril,
Éd. Galilée, 90 p, 16 €.
(3)http:// www.arsindustrialis.org
(4) Constituer l’Europe, Éd. Galilée. Tome 1,
Dans un monde sans vergogne, 129 p., 19 € ; tome 2,
Le Motif européen, 153 p., 21 €.
Contrepoint de Régis Debray
« Une exception réjouissante dans le paysage
intellectuel »
«J’ai connu Bernard Stiegler en 1986, par le biais d’une
exposition qu’il organisait à la Bibliothèque
publique d’information, intitulée « Mémoires
du futur ». De mon côté, je préparais
le pavillon français de l’Exposition universelle de
Séville, que je voulais axer sur un problématique
très voisine. C’est ainsi que nos chemins se sont recoupés
depuis bientôt trente ans, avec André Leroi-Gourhan
et Jacques Derrida en facteur commun.
Pour moi, Bernard Stiegler constitue une exception réjouissante
dans le triste paysage intellectuel français. Parce qu’il
est l’un des rares à échapper au divorce entre
le logos et la tekhnê. D’un côté, vous
avez toute une tradition humaniste, bavarde, moraleuse et technophobe.
De l’autre, vous avez des technolâtres un peu délirants,
des futuristes compétents en termes techniques mais qui n’ont
pas de culture classique ni de profondeur de champ. Bernard, lui,
a les deux. Il peut parler en homme de culture des nouvelles technologies,
qu’il connaît de l’intérieur.
Pour le reste, l’homme est chaleureux, doté de remarquables
dons de parole publique. Il est aussi un peu secret, mais je le
comprends. Nous avons en commun d’avoir fait de la prison.
Mais nous avons surtout les mêmes allergies et les mêmes
polarités. Donc, Bernard Stiegler, au Centre Georges-Pompidou,
c’est une excellente nouvelle pour la reconnaissance des trois
cultures : l’artistique, la philosophique et la scientifique.
»
Les dates
1952
1er avril. Naissance à Villebon-sur-Yvette (Essonne).
1978-83
Incarcération pour cambriolage. Étudie la philosophie.
1981
Première rencontre avec Jacques Derrida.
1987
Commissaire de l’exposition « Mémoires du futur
» au Centre Georges-Pompidou.
1988
Commence à enseigner à l’université de
technologie de Compiègne.
1992
Soutenance de sa thèse sur « La technique et le temps
».
1996-99
Directeur adjoint de l’Institut national audiovisuel (INA).
2002
Directeur général de l’Institut de recherche
et de coordination acoustique/musique (Ircam).
2005
18 juin. Création de l’association Ars Industrialis.
2006
Direction du département « Développement culturel
» au Centre Georges-Pompidou.
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