Origine http://www.automatesintelligents.com/interviews/2005/jan/stiegler.html
Bernard Stiegler, né en 1952, est philosophe et écrivain,
a écrit une demi-douzaine de livres marquants, ainsi que
de nombreux articles. Il voyage beaucoup et participe à nombre
de manifestations culturelles internationales.
Il a été nommé en 2002 directeur général
de l'IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique)
http://www.ircam.fr/institut.html
Il a par ailleurs créé un laboratoire de recherche
à l'université de Compiègne, "Connaissances,
organisations et systèmes techniques " qui travaille
sur les technologies cognitives, liées aussi bien aux domaines
du texte et de l'image et du son, que de la perception et du handicap.
Principaux ouvrages récents
Mécréance et discrédit Tome 1 La décadence
des démocraties industrielles, Galilée ; 10/2004 (Lire
notre présentation)
Philosopher par accident - Entretiens avec Elie During, Galilée
04/2004
De la misère symbolique - L'époque hyperindustrielle
Tome 1, Galilée 03/2004
La catastrophe du sensible Galilée 02/2004
Aimer, s'aimer, nous aimer - A propos du passage à l'acte
de Richard Durn, Galilée 10/2003
Passer à l'acte Galilée, 05/2003
La technique et le temps - T3 Le temps du cinéma et la question
du mal-être, Galilée
10/2001
Automates Intelligents (AI.) : Bernard Stiegler, vous êtes
un philosophe et un acteur du monde culturel très connu.
Dans ce numéro, nous présentons votre dernier ouvrage,
Mécréance et Discrédit. Vous avez bien voulu
pour nos lecteurs nous préciser l'état actuel de vos
réflexions sur l'avenir de la culture européenne.
Je vous pose donc, en vous remerciant de cet entretien, une question
brève : diagnostiquez vous un retard des industries culturelles
européennes et si oui, quelles solutions proposeriez vous
pour le rattraper?
Bernard Stiegler (BS.) : La première chose que je souhaite
dire est que la guerre économique se mène aujourd'hui
dans le champ culturel. C'est en effet par la culture que l'on fabrique
les comportements de consommation. Or l'état de l'économie
est d'abord fonction de l'état de la consommation, bien plus
que de celui de la production. Les entreprises font leurs plus grands
profits sur l'accroissement de la vente de leurs produits actuels
plutôt que sur la réalisation de biens nouveaux. Enfermer
les gens dans un modèle culturel qui promeut la consommation
représente donc pour elles un enjeu majeur.
Les cultures traditionnelles n'avaient pas pour objet principal
de pousser à la consommation de biens matériels. Il
en résulte qu'une pression majeure et destructrice est exercée
sur elles, dans le monde entier, par ceux qui veulent utiliser la
culture comme support de promotion pour leurs produits. Dans tous
les pays, y compris en Europe, les gens souffrent de sentir la destruction
de leurs héritages culturels et de leurs organisations sociales,
notamment la famille et l'école. Cette destruction découle
du fait que tout cet acquis séculaire est soumis aujourd'hui
de manière hégémonique, je dirais même
totalitaire, à des contraintes pilotées par la nécessité
de pousser en permanence à l'accroissement de la consommation,
y compris en faisant disparaître les milieux culturels constituant
des îlots de résistance. Nous vivons aujourd'hui cette
destruction.
Or j'estime que cette démarche mercantile insensée
est en train de toucher ses limites. En tant que philosophe, j'ai
toujours cru nécessaire non pas de donner des leçons
de morale, mais de combattre ce que je crois être irrationnel.
Aujourd'hui, je dis que le projet consistant à élargir
sans cesse les marchés de consommation grâce à
une culture instrumentalisée destinée à faire
acheter toujours davantage n'est pas réaliste. Patrick Le
Lay a affirmé: "Il faut être réaliste,
le rôle de TF1 est de vendre de la disponibilité intellectuelle
pour Coca Cola". Je lui réponds : "Vous n'êtes
absolument pas réaliste. Vous êtes en train de détruire
votre marché." Ce que fait TF1 aux consommateurs détruit
psychologiquement ces consommateurs et ruine leurs désirs.
Or, le marché est avant tout une affaire de désir.
Il y a mille exemples de cela. Le plus évident est l'apparition
de ce qu'un cabinet de marketing a nommé les alterconsommateurs,
c'est-à-dire des gens adoptant un comportement de rejet des
formes actuelles de la consommation. Ce comportement est encore
limité à des franges de la population relativement
aisées, mais on sait qu'ils sont à l'avant-garde.
Si ce mouvement se confirmait, ce serait grave car il en résulterait
une crise économique majeure.
AI. : Serait-ce si grave ? Une baisse de la consommation-gaspillage
soulagerait les tensions sur des ressources mondiales en voie d'épuisement...
BS. : Je suis d'accord avec vous, ce serait plutôt une bonne
nouvelle à ce titre, mais à condition que la société
ait mis au point des modèles de développement différents,
ce qui est loin d'être le cas. Donc, dans l'immédiat,
ce serait une catastrophe. J'ai de bonnes raisons de penser que
le mouvement de recul devant la consommation se confirmera. En décembre,
en France, une réunion de publicitaires confrontés
à une baisse très sensible des chiffres d'affaires
de la profession a lancé un cri d'alarme en qualifiant d'urgente
la nécessité de «lutter contre l'indifférence
des consommateurs».
AI. : Soit, mais lesquelles ?
L'Europe possède les ressources lui permettant d'élaborer
son propre modèle de développement
BS. : L'Europe n'a aucune raison d'imiter l'Amérique du
Nord. Elle a derrière elle 2.500 ans de culture, avec des
traditions. Elle tient à son héritage culturel et
a besoin de le valoriser. Moi, en tant que Parisien, je ne souhaite
pas que l'on détruise Paris. Il en est de même d'un
Romain, d'un Berlinois… Il y a partout des gens qui aiment
leur pays et ne veulent pas le voir disparaître.
Par ailleurs, nous sommes le plus grand marché du monde.
Nous avons un potentiel colossal, scientifique, artistique, architectural,
dont d'ailleurs les Américains continuent à s'inspirer
en faisant venir des Européens aux Etats-Unis. Nous avons
un système de formation et d'éducation qui existe
depuis longtemps et qui n'est pas si mauvais qu'on le dit, loin
de là. Nous avons des infrastructures, des industries. Bref
nous constituons un continent très développé.
Et pourtant, malgré tout cela, nous importons sans le discuter
le discours des Etats-Unis sur la manière dont il faut concevoir
le développement économique, plus particulièrement
celui des industries culturelles. Nous ne voyons pas que ce modèle
qui repose sur l'opposition production/consommation est un modèle
caduc. Provoquant une massification des consommateurs, comme je
l'ai expliqué dans Mécréance et Discrédit,
cherchant à capter la libido du consommateur pour le faire
consommer toujours davantage, il est pris dans un cercle vicieux.
C'est pour compenser ce que Marx appelait la baisse tendancielle
du taux de profit qu'a été mise en place la dernière
ressource du capitalisme : capter la libido du consommateur pour
évacuer les excédents de production. Mais je le répète,
ce système inventé il y a plus de 80 ans est arrivé
à saturation. Il est devenu contre-productif: c'est une captation
destructive de l'énergie qui est la base du marché,
que Freud appelait l'énergie libidinale. Il n'a donc pas
d'avenir.
AI. : On vous objectera que ce que vous dites est vrai en Europe
où le niveau de vie est relativement élevé.
Mais si on s'adresse à l'Inde ou à la Chine, les réserves
de désir de consommer, autrement dit de libido dont vous
parlez, sont encore considérables...
BS. : Vous avez raison. Ce que je dis de la situation de la consommation
en Europe n'est vrai que depuis quelques décennies. Au 19e
siècle, la question ne se posait pas. Il y avait tellement
de besoins élémentaires que la surproduction n'existait
pas. Mais à notre époque, les choses vont beaucoup
plus vite. La surproduction et surtout la surconsommation sont devenues
des réalités pressantes. Si nous laissons les pays
émergents développer ce modèle capitaliste
caduc, nous aurons tous d'énormes problèmes écologiques,
les Chinois et les Indiens en premier lieu mais les Européens
et les Américains aussi. Par ailleurs, en Asie, par exemple
en Chine, on constate déjà chez ceux que l'on appelle
les « nouveaux riches » un processus de rejet. Ils souffrent
de ne pas retrouver leur culture dans les schémas de consommation
qui leur sont imposés. De plus, 15% de la population étudiante
chinoise est en dépression nerveuse, ce qui est énorme.
Il y a certes encore de très grands besoins qui ne sont
pas satisfaits sur le plan planétaire, mais ces besoins ne
sont pas aujourd'hui, si je puis dire, « solvabilisés
» par des Etats qui s'efforceraient de les traduire en capacités
effectives de consommation, l'Etat n'ayant plus sa place dans le
modèle ultra-libéral. Il n'y a donc pas de marchés
solvables.
AI. : Il semble pourtant que la conquête des marchés
émergents est devenu l'objectif principal des firmes américaines.
Elles ne considèrent donc pas qu'il n'y a plus de consommateurs
potentiels dans ces parties du monde. On le voit en examinant les
campagnes de séduction et de publicité que font dans
ces pays Microsoft, Coca-Cola et encore plus nettement les industriels
du tabac. Ces firmes vont donc poursuivre à l'échelle
mondiale leurs efforts de mise en condition des esprits. Malheureusement
pour l'Europe, elle continuera à en souffrir de façon
collatérale si l'on peut dire. Nous continuerons à
être bombardés par les messages publicitaires des annonceurs,
même si les marchés européens intéressent
moins les donneurs d'ordre...
Les "amateurs" au coeur des technologies symboliques
BS. : Je crois qu'il n'y a pas de fatalité, dans un sens
positif ou négatif. Face au modèle du capitalisme
à l'américaine de plus en plus défaillant,
y compris aux Etats-Unis, l'Europe a une puissance de feu en retour
tout à fait considérable. De plus, en se construisant,
elle sera de facto obligée d'inventer son propre modèle
de développement. J'en conclus que nous avons la possibilité
d'élaborer un nouveau type de création culturelle
qui reposerait, non pas sur la figure du consommateur, mais sur
celle de ce que j'appelle l'amateur. Que vient faire l'amateur ici
? Je crois que les technologies qui se développent, celles
qui tirent les autres, sont des technologies que l'on dit cognitives
ou culturelles. Le cognitif et le culturel constituent le spirituel.
Ce sont des technologies symboliques. Elles permettent à
chacun de faire de la photo, du son, demain de la vidéo,
c'est-à-dire finalement de créer des symboles. Mais
elles se répandent actuellement sans aucun modèle,
sans aucune prescription pratique ou théorique d'emploi.
AI. : Certains estiment que c'est une bonne chose, le début
d'un grand mouvement de libération de la création.
On dit que les jeunes et même les très jeunes s'affranchissent
ainsi de ceux qui ne leur laissaient pas la parole...
BS. : Peut-être, mais souvent aussi, que de gaspillage. Un
minimum d'organisation sociale permettrait à ces jeunes d'utiliser
bien plus efficacement les ressources dont ils disposent. Un club
de très grandes entreprises européennes va se réunir
bientôt à Sophia Antipolis. Le thème de la réunion
sera : "Il y a des technologies de télécommunication
et de convergence qui se répandent, mais nous ne savons pas
à quoi elles pourront servir » Le modèle américain
consiste à laisser le marché décider tout seul.
Effectivement, sous l'influence du marché, certaines choses
se passent, en apparence. Mais ce modèle est entropique,
auto-destructif. On ne communique que sur du vide.
L'Europe peut disposer de grandes opportunités pour mettre
en place des solutions différentes. Je vais vous en donner
un exemple. Quand j'étais directeur général
adjoint de l'Institut National Audiovisuel (INA), entre 1996 et
1999, j'avais en 1996 rencontré les équipes de recherche
d'Alcatel, à Anvers, et je m'étais fait convaincre
que la technologie ADSL avec la télévision sur le
téléphone arriverait dans les 5 ans. Ma tutelle ne
m'a pas cru. Cependant, j'ai développé un modèle
de télévision reposant sur l'hypothèse que
les médias de diffusion de masse allaient changer profondément
de nature. Le modèle actuel, la diffusion par TDF avec un
ticket d'entrée pour la diffusion extrêmement élevé
(à peu près 1 million d'euros par an pour utiliser
des relais hertziens en quantité limitée) aurait fait
place en 5 ans à une toute autre économie, avec des
images circulant dans tous les sens sur les paires de cuivre. Il
n'y aurait plus d'émetteur mais des serveurs. Il n'y aurait
plus simplement des grilles de programmes, mais des modes d'accès
très individualisés à partir de ces grilles.
Ceci signifiait la possibilité d'inventer un tout autre média.
AI. : C'est ce que l'on voit déjà avec Internet...
BS. : Oui. Je crois qu'Internet se combinera avec la radio-télévision,
en associant la logique de flux de la grille de programme issue
de l'âge de l'émetteur avec la logique de stock de
la chaîne devenant un serveur. On pourra faire un jour à
grande échelle ce que j'avais fait avec France 3, en particulier
dans un journal conçu dans le cadre de l'opération
Télé-Riviera et aussi pour une émission qui
s'appelait « Un siècle d'écrivains » animée
par Bernard Rapp. A cette époque j'étais responsable
des productions à l'INA. Nous réalisions des émissions
pour France Télévision et pour Arte. J'ai proposé
à Bernard Rapp de consacrer une émission à
Roger Caillois qui comporterait un format de 45 minutes pour l'antenne
mais que l'on pourrait regarder sur Internet en 2h., en 5 h. ou
en 10 h., au choix, avec des modes de navigation différents
à l'intérieur de la base de données. Supposez
un professeur de Sorbonne dont un thésard travaille sur Roger
Caillois. Le film de 45 minutes ne lui apprendra pas grand-chose.
Mais pour faire ce film nous avons été obligés
de réunir 15 heures d'archives et d'enregistrer des entretiens
avec de grands écrivains. On pourrait très bien imaginer
de mettre en place un système de diffusion en accès
gratuit (financé par la redevance ou la publicité)
qui permette au thésard un accès plus approfondi à
l'œuvre de Roger Caillois. Dès maintenant, il faudrait
garder tous les travaux préparatoires et les diffuser à
l'intention de ceux qui veulent approfondir le contenu des émissions.
On peut imaginer cela pour la télévision, pour la
radio, pour la presse, pour toutes sortes de formes d'expression.
AI. : Pourquoi ce système ne se développe-t-il pas?
Il serait très valorisant pour les auteurs et réalisateurs
d'émissions...
BS. : Pour une raison très simple. C'est parce que Patrick
Le Lay n'a aucune envie qu'il se développe. Il a choisi un
certain modèle qui abaisse les téléspectateurs.
Par ailleurs, il a investi dans la diffusion par TPS, par satellite,
qu'il veut rentabiliser. Globalement, comme il l'a dit, il vise
un système qui consiste à massifier de plus en plus
les audiences pour vendre à Coca-Cola de la disponibilité
d'esprit. Et il défend la rente de situation que le CSA a
cédée à TF1.
L'intervention de la Puissance Publique pour créer un autre
marché
Moi, je prétends qu'il y a un autre marché potentiel.
Je dis bien un marché car je suis favorable à une
activité économiquement rentable. Je ne suis pas partisan
d'une télévision d'Etat. Sauf que cet autre marché
ne se développera pas sans un investissement public continu.
Nous sommes dans une situation analogue à celle ayant en
Europe précédé l'arrivée des infrastructures
ferroviaires. Sans l'Etat, les compagnies auraient été
incapables de supporter le coût de mise en place des réseaux.
Aujourd'hui, la situation est la même, face à la nécessité
de développer des infrastructures culturelles. Toutes les
technologies du symbolique font muter complètement les logiques
de développement. Elles sont comme le chemin de fer confronté
à la résistance de la diligence. Il faut donc que
la puissance publique investisse dans la durée afin de soutenir
des modèles nouveaux d'utilisation et ceci pendant de nombreuses
années.
Aux Etats-Unis aujourd'hui, l'Etat fédéral investit
beaucoup d'argent dans ce but, via l'armée et d'autres sources.
Il est faux de dire qu'il ne finance pas le développement
culturel. En revanche, il le fait en conformité à
un modèle qui sert uniquement son propre intérêt.
Ce modèle, de plus en plus caduc d'ailleurs comme je viens
de le dire, n'est pas conforme aux intérêts de l'Europe,
qu'il s'agisse des investisseurs ou des populations européennes.
AI. : Vous voulez dire que le premier devoir des dépositaires
et gestionnaires de fonds culturels européens serait de numériser
ces fonds et de les mettre en accès libre, en Open Source,
à la disposition de tous, notamment au profit de gens qui
en feraient des produits plus élaborés, éventuellement
marchands ?
BS. : Je n'emploierais pas le terme de numériser, du moins
sans précisions. Il faut certes numériser les documents
existants, mais il faut aussi inventer des modèles d'accès
nouveaux. La question est l'accès, c'est pour cela il faut
investir. C'est une priorité majeure. Je connais très
bien ces sujets que j'ai explorés en détail et pour
lesquels j'ai fait travailler beaucoup de monde. Faciliter l'accès
aux textes bruts mobilise des dizaines de métiers différents
et pose de nombreux problèmes théoriques à
résoudre, définition de méta-données
et de format, par exemple. Ainsi, c'est moi qui ai fait que l'INA
entre dans le groupe industriel de spécifications de la norme
Mpeg(1). Des enjeux économiques et culturels considérables
sont derrière ces normes. Ce sont des domaines où
l'intervention de la puissance publique est absolument indispensable
pour mettre au point de nouveaux modèles d'accès et
de navigation.
Je vais vous en donner un autre exemple. Je sais que Jean Noël
Jeanneney s'inquiète de l'emprise de Google sur les fonds
des grandes bibliothèques du monde(2). Mais la question n'est
pas seulement de numériser ces textes. Elle est de mettre
au point de nouveaux modes d'accès à ces textes qui
ne soient pas ceux de Google. Le modèle de Google est assez
primitif. Il fonctionne à l'audimat, si l'on peut dire, en
renforçant l'accès aux consultations les plus fréquentes.
Ce n'est pas une formule suffisante si l'on cherche à valoriser
des textes et auteurs peu connus mais de grande valeur. J'ai travaillé
ces questions avec la Bibliothèque Nationale, dans le but
de créer des communautés de lecteurs que j'avais appelées
des « sociétés d'auteurs » (au sens large
où un lecteur qui annote est un auteur). Il s'agit de réunir
des lecteurs qualifiés, par exemple en organisant la technologie
intellectuelle coopérative de groupes de médecins,
de géographes, de philosophes, etc., susceptibles d'apporter
une valeur ajoutée aux textes en les annotant ou en les complétant,
sur le mode de la lecture dite assistée par ordinateur. Ces
solutions sont tout à fait envisageables, mais il faut pour
les mettre en place investir un petit peu, et inventer des modèles
d'organisation de la recherche coopérative aussi bien que
de la diffusion vers les publics non spécialisés.
Or il est catastrophique que l'on n'ait pas en Europe de politique
dans ces domaines. On considère que c'est à Microsoft,
à Lotus Notes, à IBM de faire des offres et qu'il
suffira de les reprendre pour la mise en valeur de nos fonds. Mais
dès que l'on adopte ces technologies américaines,
on est vaincu d'avance. Google et Microsoft, disposant des fonds
documentaires américains ou de ceux qu'ils ont capté
dans le monde entier, nous imposent leurs propres modes d'emploi.
Pensez à la base d'image Corbis(3) de Microsoft, à
laquelle avec la Présidence de l'INA nous avions refusé
de vendre les collections d'archives de l'INA.
Il faut connaître la logique d'évolution des systèmes
technologiques
AI. : Malheureusement, tout ce que vous proposez se heurte actuellement
à l'ignorance technologique et à la naïveté
politique des chefs d'Etat, des ministres de tutelle et des directeurs
d'établissement. Ceci en France et sans doute aussi en Europe.
Il s'agit de gens qui, pour l'essentiel, ne savent même pas
utiliser Internet. Nous abordons les guerres culturelles actuelles
avec des chefs aussi ignorants que l'était Weygand en 1939
face aux nouveaux emplois de l'arme blindée...
BS. : C'est hélas exact. A l'Ecole Nationale d'Administration,
il n'y a toujours aucune formation à ces questions, pas plus
d'ailleurs que dans les autres grandes écoles pourtant dites
scientifiques ou dans les universités. Nous avons en France
un très grand problème de formation des décideurs.
Je crois en tous cas que, pour arriver à produire de l'
« intelligence technologique » je dis bien technologique
et pas seulement économique, il faut comprendre que les technologies
forment des systèmes. Ces systèmes ont des logiques
évolutives, d'ailleurs théorisées depuis des
années par ceux qui comme Gilbert Simondon(4) ont étudié
les processus techniques industriels. Il existe une théorie
de l'évolution des techniques, que malheureusement les parlementaires
et leurs assistants n'ont jamais cherché à cherché
à connaître. Je m'en suis rendu compte quand j'ai participé
à des échanges organisés par l'Office parlementaire
des Choix technologiques. J'ai été consterné
par le manque d'outillage intellectuel de nos représentants.
Quand j'étais à l'INA, j'avais proposé de
créer un Observatoire de la mutation des systèmes
techniques des industries culturelles. Ces mutations sont très
complexes et demandent à être observées de près,
avec des gens très compétents. C'est le cas par exemple
de l'évolution des caméras. Sony a développé
des modèles de caméras qui encodent systématiquement
les mouvements, la situation GPS, le lien au découpage technique,
etc. Si vous faites un zoom arrière, des méta-données
sont implantées automatiquement dans le flux qui décrivent
ce zoom. Pour comprendre ces questions et savoir en tirer parti
pour la création, il faut des opérateurs de prises
de vue et des ingénieurs spécialisés, au service
de la Puissance Publique – c'est à dire de l'intérêt
général, qui n'est pas seulement économique
et technologique. Il en est de même en ce qui concerne le
développement des systèmes de télévision
numérique.
Or l'Europe n'a aujourd'hui aucun outil de ce type, que ce soit
au niveau des Etats ou des Institutions européennes. D'abord
parce qu'elle ne croit pas par position idéologique à
l'investissement public, d'autre part parce que la Commission européenne
ne met aucun argent sur ces questions – ou plus exactement,
elle y consacrait en 1999 trois fois moins de moyens que ce qu'elle
consacrait aux seuls planteurs de tabac : 0,006% du budget communautaire
AI. : La culture n'est d'ailleurs pas une compétence commune
européenne...
BS. : Vous avez raison. J'en veux sur ce point particulièrement
à certains de nos députés européens.
Ainsi Michel Rocard – il n'est d'ailleurs pas le seul –
affirme de manière stupéfiante qu'il faut laisser
la culture aux pays membres, afin qu'ils aient au moins cela en
propre. Mais il s'agit d'une absurdité. Un continent –
y compris un marché – se crée d'abord par des
unifications ou plutôt par des symbioses culturelles. C'est
ainsi que l'Amérique est devenue ce qu'elle est, en développant
des industries culturelles destinées à forger son
unité. André Leroi-Gourhan a montré la même
chose quand il s'est penché sur la Chine antique. Il a montré
que la Chine était faite au départ de milliers d'ethnies
différentes. Elles se sont unifiées quand elles ont
compris qu'elles avaient un avenir commun à construire. C'est
évidemment par rapport à l'avenir que l'on peut édifier
une culture commune, et pas par rapport au passé. Mais ce
passé, il faut le réinvestir dans cet avenir. Autrement
dit, il faut traduire dans une vision d'avenir le patrimoine hérité
du passé.
AI. : Il s'agit d'un point très important. Si on peut faire
passer l'idée que l'Union européenne devrait, comme
elle le fait avec les Programmes Cadres de Recherche/Développement
dans le domaine scientifique, consacrer des budgets non négligeables
à la construction d'une culture véritablement européenne,
il ne faudra pas que cette culture consiste seulement à valoriser
le passé. Il faudra aussi qu'elle imagine un avenir commun.
Ce qui fait la force des Etats-Unis, c'est que les films, les séries
télévisuelles, les jeux vidéo projettent l'Amérique
dans le futur : Mars, les Etoiles mais aussi les Robots et les Nanosystèmes.
A cet égard la future culture pan-européenne devra
aussi être scientifique. Ainsi, en ce qui concerne l'Europe,
plutôt que revenir exclusivement sur les guerres du passé,
il faudra montrer comment un Français, un Allemand et un
Russe, par exemple, pourraient explorer Mars, en utilisant des technologies
spatiales développées par EADS ou Finnmeccanica...
BS. : Certes. Il faut construire la culture européenne autour
d'une grande vision du futur. Aujourd'hui, la vision culturelle
de l'Europe est exclusivement patrimonialisante. C'est une vision
du passé : Versailles, le Louvre, la Tate Gallery …On
peut s'appuyer sur ces acquis, mais il ne faut pas en faire seulement
un patrimoine pour attirer les touristes. J'estime que l'Europe
est en train de se transformer en site d'industries touristiques
avec les problèmes de pollution que l'on rencontre dans tous
les pays en développement dont l'économie repose sur
le tourisme. Nous n'en sommes pas encore là en France, mais
nous y arriverons. Nous aurons ainsi des sociétés
privées internationales exploitant les « richesses
touristiques » françaises, comme c'est depuis longtemps
le cas en Egypte. . Si rien n'est fait pour inventer d'autres modèles,
les habitants n'en tireront aucun profit mais en seront de plus
en plus pollués et corrompus moralement et physiquement.
Cette vision est sans doute un peu caricaturale. Cependant, la
vraie question à traiter est de voir comment l'Europe pourrait
valoriser tous ceux qui disposent de ressources créatrices.
Il existe dans chaque pays des forces intellectuelles plus ou moins
importantes mais dispersées. Il faut trouver le moyen de
leur permettre de travailler ensemble, en utilisant chaque fois
que possible les technologies émergentes. Je constate qu'aux
Etats-Unis, où je suis souvent invité, tous les intellectuels
sont associés à la pensée publique. Ils sont
sollicités par les institutions, même aujourd'hui sous
George W. Bush. Ils ne sont pas ghettoïsés dans des
parcs universitaires qui ressemblent de plus en plus, en France,
à des réserves d'Indiens. En Europe, on n'utilise
absolument pas cette force intellectuelle. Elle est donc coupée
des réalités et devient caduque. De plus, en Europe,
ce qui n'est pas le cas aux Etats-Unis, il n'y a plus aucune communication
entre les scientifiques, les philosophes, les littéraires,
les journalistes, les acteurs économiques, etc.
Il s'agit pourtant d'une situation de fait qui n'est pas inéluctable.
On pourrait très bien imaginer de constituer une puissance
de frappe intellectuelle européenne qui consisterait à
produire des modèles de développement originaux. Si
on ne fait pas cela, on ne peut qu'intérioriser les modèles
de développement américains, c'est-à-dire des
modèles au service du développement de l'Amérique.
Je ne dis pas cela par anti-américanisme. Je ne suis pas
du tout anti-américain. Je pense par contre que le monde
a aujourd'hui besoin d'organisations continentales distinctes, l'Asie,
l'Amérique, l'Europe, l'Afrique…. Il est donc impératif
que l'Europe construise et propose au reste du monde des modèles
de développement nouveaux, y compris pour que la Chine ne
s'embarque pas dans une imitation du monde occidental qui serait
suicidaire pour elle et pour le monde entier.
AI. : Si je comprends bien votre message, pour mener à bien
ce projet, il n'est pas besoin de beaucoup d'argent. Par contre,
il faut puiser dans les budgets publics. Mais Jean-Michel Jeanneney
explique qu'avec le budget ridicule de la BNF, il ne peut pratiquement
rien faire...
BS. : Je crois que la première priorité en Europe
consiste à produire de l'intelligence sur l'utilisation de
l'argent public. L'argent public ne manque pas. Mais la Puissance
Publique ne se réduit pas à des budgets. On ne réfléchit
pas à ce qu'implique cette notion de Puissance Publique.
Aujourd'hui, nous sommes confrontés à deux discours
extrêmes: ou bien il faut tout privatiser, et dans ce cas
il n'y a plus d'initiative publique, ou bien il faut tout protéger
et conserver, même lorsqu'il s'agit de services publics fonctionnarisés
ne répondant plus aux besoins. Or je parle ici de Puissance
Publique. La Puissance Publique n'est pas le service public. Elle
peut très bien associer le secteur privé. Par contre
elle doit être capable de réinterroger à tous
moments ce qui est le Bien Public, et de prononcer si je puis dire
des déclarations d'utilité publique.
Dans ce cas, elle ne doit pas être mise en œuvre dans
des perspectives de retour sur investissement à court ou
moyen terme. Il ne s'agit plus alors de bien public ou d'intérêt
public mais d'action privée.
La Puissance Publique ne doit pas non plus être la seule
affaire des fonctionnaires. Elle doit associer des acteurs privés
et des acteurs publics non étatiques, le concept d'acteurs
publics pouvant évidemment comprendre des associations ou
toutes sortes d'organisations à inventer ne fonctionnant
pas sur le mode du profit. Je vais vous donner un exemple de ce
que je veux dire à propos de la Puissance Publique en revenant
sur l'exemple américain. J'ai toujours considéré
comme historique la date du 3 avril 1997. Ce jour-là, la
Commission Fédérale des Communications américaine,
la FCC(5), avait déclaré qu'elle recommandait à
toutes les stations de radio-télévision américaines
de passer au tout numérique avant 2003, parce qu'en 2006
l'analogique serait supprimé aux Etats-Unis et ceux qui n'auraient
pas fait le pas disparaîtraient. Il s'agissait là d'une
excellente démonstration de ce qu'est une politique publique.
La déclaration de la FCC datait de 1997, c'est-à-dire
pratiquement 9 ans avant le saut définitif au numérique.
Elle a créé les conditions permettant au milieu industriel
de se mobiliser, en stimulant l'industrie et en permettant à
beaucoup de petites sociétés de l'époque de
s'installer, trouver des marchés, développer des logiciels
et de nouveaux services. Pendant ce temps là, que faisaient
les Européens ? Ils subissaient la situation sans aucunement
mesurer la portée de la décision de la FCC, faute
de politique industrielle.
Aujourd'hui, l'Europe n'a toujours pas de politique industrielle
parce qu'elle n'a pas de vision industrielle dans le domaine de
la culture. Elle en a peut-être dans le domaine militaire
ou dans le domaine des infrastructures parce que là existent
des ingénieurs et des traditions qui le permettent. Mais
aujourd'hui, il ne faut plus faire seulement des TGV ou des Airbus.
Il faut développer des industries du symbolique. Or là
l'Europe est très mal outillée. On a beaucoup de mathématiciens,
d'informaticiens, de concepteurs, en particulier en France. Mais
on n'a pas la volonté politique et même la lucidité
de leur fournir des cadres leur permettant de valoriser leurs compétences.
AI. : Votre message est très convaincant. Mais comment le
faire passer ?
BS. : Je crois qu'il faut organiser des mouvements citoyens, mais
des mouvements qui ne soient pas constitués de protestataires.
Il faut que de tels mouvements associent des gens de tous milieux,
industriels, universitaires, scientifiques et aussi des représentants
des publics désireux de s'investir dans la construction de
quelque chose de nouveau. Un sommet mondial de l'ONU autour des
sociétés de savoir aura lieu à Tunis du 15
au 17 novembre 2005 6). Il s'agit d'un point de Rendez-vous important.
Je crois qu'il faudrait organiser d'ici là une mobilisation
des bonnes volontés fédérant des investisseurs
et créateurs de toutes origines. Il s'agirait de dire que
nous avons en France et en Europe des idées sur la question
et que nous voulons les faire connaître et les discuter.
Malheureusement, du côté des grandes entreprises et
du pouvoir politique, c'est encore le silence. La plupart des grands
décideurs, polytechniciens, énarques, sont devenus
cyniques. Ils ne croient plus à la possibilité de
faire quelque chose. Du côté de la société
civile au contraire, je constate par contre des frémissements
et des mouvements parfois très importants.
AI. : Je vous suggère de ne pas oublier un certain nombre
de scientifiques issus notamment des sciences émergentes
qui devraient être les premiers à soutenir ce renouveau
intellectuel européen. Malheureusement ils sont fascinés
par la culture scientifique américaine qui est excellente
et ne semblent pas décidés à se mobiliser ici
même, en s'exprimant de façon à être compris
par le grand public....
BS. : Je suis très sensible à cet aspect des choses.
Vous savez que j'ai été enseignant à l'Université
de Compiègne et j'avais fondé un laboratoire appelé
Costech ("Connaissances, organisations et systèmes techniques")
qui a lui-même travaillé avec les laboratoires d'intelligence
artificielle et de robotique, notamment l'actuel Lip6, que votre
Revue connaît bien.
Notes
(1) Moving Picture Experts Group Home Page : http://www.chiariglione.org/mpeg/
(2) Voir notre actualité du 24 janvier 2005
(3) Corbis : http://pro.corbis.com/
(4) Sur Gilbert Simondon, voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2000/2/simondon.htm
(5) FCC : http://www.fcc.gov/
(6) Sommet Mondial sur la Société de l'Information
: http://www.itu.int/wsis/index-fr.html
Automates Intelligents 2005
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