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Origine
http://www.chronicart.com/mag/mag_article.php3?id=1275
http://www.chronicart.com/mag/mag_article.php3?page=2&id=1275
http://www.chronicart.com/mag/mag_article.php3?page=3&id=1275
http://www.chronicart.com/mag/mag_article.php3?page=4&id=1275
"La culture, réduite à sa fonction de socialisation
de la production par la standardisation des comportements de consommation,
est devenue, pour ce capitalisme typique des sociétés
de contrôle, l’agent par excellence de ce contrôle".
Ainsi parle Bernard Stiegler, directeur de l’Ircam, Institut
de Recherche et Coordination Acoustique / Musique du Centre Pompidou.
Entretien avec l’un des plus grands philosophes de notre temps
pour qui la pensée est un combat.
- version intégrale de notre entretien publié dans
Chronic'art #18, en kiosque -
Depuis le premier tome de La Technique et le Temps en 1994, Bernard
Stiegler construit une œuvre de philosophe qui fouille jusqu’aux
entrailles l’héritage de Platon, de Kant, de Marx ou
encore de Heidegger avec autant de pertinence que d’impertinence.
Car Bernard Stiegler ne décortique pas l’œuvre
de ces grands fondateurs de notre pensée par simple plaisir
intellectuel : non, il les met au défi du présent.
S’il traque leurs failles, c’est au regard de l’aujourd’hui,
pour mieux nous éclairer et nous pousser à l’action,
hic & nunc. Depuis deux ans, il rédige des livres toujours
plus engagés, comme s’il suivait le cours d’une
longue et profonde colère contre ce capitalisme qui "s’est
accompli comme l’avènement du nihilisme" annoncé
par Nietzsche. Stiegler, pourtant, semble très posé,
a priori plus proche du moine bouddhiste que de l’anarchiste
en ébullition permanente. Hier directeur adjoint de l’INA,
il est désormais le directeur de l’Ircam (Institut
de Recherche et Coordination Acoustique / Musique), organisme public
créé en 1969 par Pierre Boulez. Si le philosophe est
révolté, en guerre contre la "liquidation de
la culture" et cette misère symbolique qui en est le
tribut, c'est sans doute dû en partie à sa propre histoire,
pas banale : comme il le souligne lui-même dans Passage à
l’acte, Bernard Stiegler est devenu philosophe par accident,
à l’occasion - si l’on peut dire - de cinq années
d’incarcération "à la prison Saint-Michel
de Toulouse puis au centre de détention de Muret, entre 1978
et 1983". C’est donc en prison, condamné pour
vol à main armée, qu’il s’est littéralement
confronté à la philosophie, à ses grands textes
comme à sa pratique, à l’ascèse philosophique.
Stiegler a profité de sa route difficile pour se construire
un horizon. On sent dans ses textes un sens du tragique, mais aussi,
plus rare, une empathie pour les paumés de la vie. Discussion
à partir de Mécréance et discrédit et
du tome 2 de De la Misère symbolique, sous-titré "La
Catastrophe du sensible ".
Chronic’art : Lorsque vous parlez de " culture
", que mettez-vous derrière ce mot ? Quel sens lui donnez-vous
?
Bernard Stiegler : Au sens large, la culture est ce qui caractérise
des modes d’existence partagés. Par exemple, lorsque
vous entrez dans mon bureau, nous nous serrons la main : nous le
faisons naturellement, et spontanément, sans avoir à
y penser. Ce geste automatique fait partie de notre mode d’existence.
Au Japon, vous n’allez pas serrer la main aux gens, vous les
brusqueriez. Il y a de l’inconscient, et donc aussi et surtout
beaucoup d’affect qui passe dans un tel mode d’existence.
Ce qui fait que vous vous sentez en familiarité avec des
Français ou des Européens, bien que cela ne se fasse
pas de la même façon partout en Europe, c’est
notamment cet acte de se toucher la main, ou encore la distance
à laquelle nous nous parlons, les codes de notre discussion.
Il y a un geste typique des Musulmans : quand ils se saluent, une
fois qu’ils se sont touché la main, ils se touchent
le coeur. J’adore cette façon de saluer. C’est
une autre culture. Cette culture au sens large, qui est de l’ordre
de l’affect, n’est pas figée : elle existe, elle
prend forme et surtout elle évolue au travers d’une
multiplicité d’objets de culture, qui peuvent être
aussi bien une oeuvre de Joseph Beuys que…
… une émission de télé-réalité
?
Oui, peut-être et même sans doute une émission
de télé-réalité, même si la télé-réalité
est à la limite, au bord extrême de la culture, mais
comme sa frontière extérieure. Car un objet de culture
est un objet de pratiques, et non pas seulement d’usages consommatoires
dont le voyeurisme est la version extrême où l’homme
est tout près de la fange. La culture telle que je l’entends
suppose une véritable pratique, c’est-à-dire
des expériences : elle ne peut donc se satisfaire d’une
simple consommation. Avec la consommation, le conditionnement se
substitue à l’expérience…
On en vient doucement au centre de votre propos, à savoir
que la culture est devenue le coeur de la politique industrielle,
ou plutôt hyperindustrielle, et que cette évolution
a quelque chose de terrible…
La culture induit des comportements, et c’est pourquoi elle
est aujourd’hui devenue le coeur même de l’économie
mondiale. C’est dès la première moitié
du XXe siècle que l’industrie commence à comprendre
ce qu’elle peut tirer de la culture, notamment à travers
des théories issues de la psychanalyse et dans le contexte
de la crise de 1929. Avec ses gains de productivité obtenus
au XIXe siècle, l’industrie connaît une surproduction
chronique, et vit ce que Marx avait anticipé en parlant de
la baisse tendancielle du taux de profit. Au XXe siècle,
les grands décideurs de l’industrie réalisent
que les économies d’échelle se feront désormais
beaucoup plus essentiellement par l’élargissement de
leurs marchés que par de nouveaux gains de productivité,
qui ne sont évidemment pas négligés par autant.
C’est moins la production que la consommation qu’il
s’agit désormais de dynamiser. Car la consommation
est toujours inférieure aux possibilités de la production.
Les investisseurs vont donc employer toutes les techniques possibles
pour faire consommer, et c’est ce qui conduit à la
naissance du marketing. Ce qu’on appelle la mondialisation,
ou la globalisation, consiste essentiellement pour les multinationales
à multiplier les marchés par deux, par trois, par
dix ou par cent, en faisant tomber des barrières esthétiques
tout autant que les douanières, afin de capter l’énergie
libidinale des consommateurs. Car ce qui fait que l’on "prend"
un consommateur à un concurrent, que l’on en fait un
client et qu’on le garde, c’est essentiellement un phénomène
libidinal. Il y a une énergie et une économie libidinales
qui gouvernent le désir, et donc l’affect, qu'on peut
capter et organiser. Selon moi, tout le problème tient à
ce que cette captation est destructrice. C’est pourquoi le
plus grand problème du capitalisme, aujourd’hui, est
de conquérir la libido des consommateurs sans la détruire.
Et c’est ce qui nécessite l'invention de ce que j'appelle
un nouveau modèle industriel.
Mais comment se concrétise cette conquête
de la libido des consommateurs ?
La captation de la libido se fait par des dispositifs de contrôle
des temps et des espaces d’existence de chacun. Les technologies
de contrôle ont d’abord été analogiques
: le cinéma en premier lieu, puis la radio et la télévision.
En clair, ce qu'on appelle les industries de programme. Elles proposaient
et proposent encore aujourd’hui, cette fois en numérique,
des modèles de vie et d’attitude, faisant notamment
évoluer les désirs du public et vendant aux marques,
selon l’expression de Patrick Le Lay cet été,
"du temps de cerveau disponible". Désormais se
développent des technologies de contrôle computationnelles
d’une efficacité extraordinaire puisqu’elles
permettent l’intégration et la convergence de toutes
les instances de la production et de la consommation industrielles.
Elles intègrent la recherche, le développement, la
conception au sens du design et du marketing, la production, la
logistique et la distribution par des systèmes "just
in time" qui réagissent en temps réel ou du moins
en quelques heures aux codes barres de la distribution, ce qui permet
une organisation et un contrôle très fins de la consommation
en bout de chaîne. Depuis la publicité et la création
de l’envie jusqu’aux méthodes de géolocalisation
pour piloter les camions et la traçabilité pour suivre
les clients dans les magasins, tout est désormais intégré.
Pourquoi est-ce quelque chose d'absolument nouveau ?
Ce qui est nouveau, c’est que le contrôle, moins social
qu’industriel et computationnel, s’exerce pour la première
fois via la culture - mais d’une façon paradoxale,
parce que ce calcul réduit toutes singularités à
des particularités. Il touche le sensible et informe l’affect
des individus : c’est ce que Gilles Deleuze nomme, dans la
suite de William Burroughs, les sociétés de contrôle,
soit un nouvel âge du contrôle social qui passe essentiellement
par le marketing.
Mais de quelle façon cela concerne-t-il d’abord
le monde de la culture ?
Dans ce que Foucault appelait les sociétés disciplinaires,
le contrôle social ne passait pas par la culture mais par
le contrôle de la production des ouvriers dans les usines,
celui de l’action des militaires, ou encore la surveillance
des détenus dans les prisons. Ce mode de contrôle,
dominant entre les XVIIe et XIXe siècle, concerne la société
qui produit, agit et veille au respect de l’ordre tout à
fait indépendamment des acteurs de ce que j’appelle
"l’otium", c’est-à-dire des clercs,
des juristes, des artistes, des prêtres et plus largement
tous ces gens qui naviguent dans le monde de l’esprit et canalisent
de la libido pour les princes, les pouvoirs politiques ou l’Eglise.
Il y a alors d’un côté "le negotium",
c’est-à-dire l’action et la production, et de
l’autre "l’otium" et son temps absolument
libre pour la culture de soi. Un soi tourné vers ce qui l’excède,
et que j’appelle les consistances, les choses qui n’existent
pas mais qui consistent dans ce qui existe et confèrent leurs
sens aux existences. En intégrant peu à peu "l’otium"
au "negotium", le XXe siècle va opérer une
véritable révolution. D’une part, comme je l’ai
déjà souligné, on va instancier non plus le
producteur, mais le consommateur, en intégrant production
et consommation dans un vaste système qui n’arrive
à maturité qu’à la toute fin du siècle
dernier avec ce que l’on a appelé -et qui nécessiterait
de nombreux commentaires- la "nouvelle économie".
D’autre part, la séparation du monde de l’esprit
et du monde de la production est éliminée - techniquement
éliminée, économiquement éliminée,
politiquement éliminée. Cette intégration de
"l’otium" dans "le negotium" est quelque
chose de colossal : trois cent mille ans d’humanité
depuis Néanderthal coupaient jusqu’alors ces deux dimensions
de la vie. Subitement, principalement à la fin du XXe siècle,
elles fusionnent, ou, pour être plus précis, l’une,
"l’otium" (le monde de l’esprit), est totalement
absorbée dans l’autre, "le negotium" (le
monde de la production). C’est absolument nouveau.
En permettant de capter et contrôler les affects,
la culture devient donc une arme pour la conquête des marchés.
Par exemple, aujourd’hui, par l'intermédiaire des téléphone
mobiles ou d'Internet… Toute une production culturelle est
désormais pilotée par de grands groupes intégrés,
là où, auparavant, cette dimension culturelle était
totalement dissociée de l’économie…
Oui, et avec de très nombreuses modalités d’application.
Cela va de TF1 et Patrick Le Lay dont nous parlions tout à
l’heure, à des choses beaucoup plus fines. Il y a des
cabinets dans le marketing et la publicité qui sont d’une
grande subtilité et d’une grande intelligence. Ceux-ci
vont jusqu’à utiliser l’anthropologie ou l’art
contemporain. L’art contemporain devient alors une sorte de
territoire de Recherche & Développement de ce contrôle
des affects via cette économie
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Bernard Stiegler : Culture contrôle (2)
10/02/05 - Philo - Entretien
Car, au fond, qu’est-ce qu’un artiste ?
La figure de l’artiste intéresse les investisseurs,
parce qu’un bon artiste est ce que j’appelle un "transducteur"
de l’individuation psychique et collective. Je publie au printemps
2005 La Catastrophe du sensible, deuxième tome de La Misère
symbolique (le premier tome a paru en mars 2004). J’y développe
une théorie de l’artiste à partir du concept
d’individuation. Au sein d’un groupe humain, c’est
grâce à un processus d’individuation, c’est
à dire la quête de ma singularité, que je ne
cesse de devenir ce que je suis, comme l’a écrit Nietzsche
citant Pindare. Car je suis inachevé et mon souci principal
dans l’existence c’est de me poursuivre, de continuer
mon histoire. Cependant, ce mouvement sur la durée, magnifiquement
décrit dans A la recherche du temps perdu, est un processus
à la fois psychique et collectif. Gilbert Simondon a montré
que je développe ma propre singularité seulement si
j’arrive à faire en sorte que d’autres s’individuent
avec moi. Or l’artiste montre le chemin : il s’individue
et se singularise plus vite et plus sensiblement que les autres.
Même si ce rôle était masqué, notamment
par la fonction hiératique ou religieuse, les artistes de
l’Égypte antique comme de la Renaissance italienne
avaient déjà cette fonction d’éclaireurs.
Avec l’art moderne et des figures comme Manet et Baudelaire,
qui cherchent ouvertement à rompre avec la tradition, l’artiste
est plus singulier encore. Il semble parfois être coupé
de la société, mais en vérité il invente
la société à venir. C’est un inventeur
de modes d’existence. C’est d’ailleurs tout aussi
vrai du philosophe ou du scientifique, ou même, en principe,
du politique, du juriste ou du prophète religieux. Cependant,
l’artiste prend au XIXe siècle une place primordiale,
précisément parce qu’il n’y a plus de
prophètes, tandis que de nos jours, il semble qu’il
n’y ait plus vraiment de politiques. L’artiste n’est
artiste qu’à partir du moment où il arrive à
socialiser son individuation, c’est-à-dire sa singularité,
et que derrière lui s’individue la société
toute entière. Cela donne ce que Nietzsche appelle un panthéon.
On voit bien tout ce que l’industrie du XXe siècle
peut et veut en tirer : elle a besoin des talents de l’artiste
pour séduire les publics et pousser à la consommation.
Elle mobilise les savoirs des sciences de l’homme et de la
société, par exemple en ce qui concerne l’utilisation
de la théorie des couleurs dans le marketing, de "design
alimentaire", etc. Des laboratoires entiers, dans le monde,
travaillent à de tels objectifs.
Est-ce vraiment un problème ?
Oui, du moins dans l’organisation actuelle de la société
industrielle, car la conséquence directe ou indirecte de
ce type de recherches, c’est une standardisation des comportements,
qui conduit à ce que j’appelle la "débandade".
Quand on manipule ainsi l’inconscient des individus, et par
ce biais leur libido, et qu’on exerce principalement cette
manipulation via des calculs, à terme, on détruit
inévitablement cette libido : la libido ne "marche"
qu’à l’incalculable. Pourquoi avons-nous affaire
aujourd’hui à un retour intégriste du religieux
? Que ce soient Bush ou Ben Laden, pour moi, il s’agit du
même ordre de choses, de la même folie. Pourquoi donc
assistons-nous à ce retour ? Parce que Dieu est le nom de
l’incalculable même. Par excellence, Dieu est incalculable,
c’est ce que disent tous les monothéismes. Pas seulement
les monothéismes du reste, toutes les formes de religion.
Dès lors, quand on manipule de façon calculatoire
la libido des individus, ces individus, ou du moins une bonne part
d’entre eux, se retournent nécessairement vers l’incalculable
radical, mais à tel point que l’incalculable se renverse
en son contraire et que ces individus régressent. Cet intégrisme
est une régression au premier sens du terme. Mais il n’est
que l’effet boomerang de l’investigation dans tous les
domaines des possibilités de capter la libido des individus,
de contrôler leurs affects et de leur imposer des modes d’existence
en vue de les faire consommer quel qu’en soit le prix.
Pour revenir à lui, l’artiste ne peut-il pas
aujourd’hui encore refuser ce jeu ? Même s’il
doit subvenir à ses besoins, ne peut-il pas refuser cette
façon dont l’industrie utilise ses talents pour capter
la libido des consommateurs ?
Oublions les artistes de commande ou lesdits créatifs qui
mettent directement leurs talents esthétiques au service
de cette captation de libido. La réponse à votre question,
qui est elle-même une question, c’est la politique entendue
comme ce qui affirme et qui cultive et le désir et la possibilité
de reconstituer un avenir dont elle forge l’idée. J’entends
par là une pensée des lointains. C’est avec
cette politique-là que l’artiste a partie liée
de façon essentielle. Et c’est en cela qu’il
ouvre le chemin d’une individuation psychique et collective.
L’art est fondamentalement politique, il l’a toujours
été. Cela ne veut pas dire "engagé".
Art engagé ou art pur, ce débat est vain. Picasso
s’est sans aucun doute engagé au côté
du Parti communiste, mais ce n’est pas son engagement qui
suscite Guernica : Picasso est un artiste qui, comme Manet lorsqu’il
peint l’exécution de Maximilien, s’exclame devant
ce qui nécessite, dans le cours de son individuation, cette
exclamation. En cela, l’engagement de Picasso aux côtés
du Parti communiste est sa façon de s’individuer et
d’affirmer que son individuation psychique n’a de sens
que dans sa dimension collective, et que l’histoire de l’art
est l’histoire de l’humanité toute entière
et ne peut en être coupée.
L’art serait donc d’autant plus politique qu’il
ne le clamerait pas ?
L’art est un combat. Il a toujours été un combat,
d’abord contre soi-même, contre son aveuglement, contre
ce qui fait que le nez empêche de sentir ou l'oeil empêche
de voir, comme le dit Pessoa. C’est un combat contre soi-même,
mais aussi, et d’emblée, contre ce qui dans le social
menace l’élargissement du sens, c’est-à-dire
l’individuation psychique et collective. Aujourd’hui,
il est clair qu’il y a un combat à mener, et dans un
combat, on doit prendre une position. Mais il faut ici faire très
attention à ne pas se fourvoyer : un tel combat vise moins
à détruire le capitalisme qu’à le sauver,
si j’ose dire, contre lui-même, contre ses tendances
autodestructrices. Dans ma jeunesse, j’ai été
gauchiste puis communiste, j’ai beaucoup combattu le capitalisme.
Nous croyions alors pouvoir fonder une autre société,
qui ne serait pas capitaliste. Aujourd’hui, nous ne croyons
plus une telle chose, aucune organisation sociale non capitaliste
ne se dessine comme un possible. Cela viendra peut-être, mais
dans l’immédiat, l’urgence est d’empêcher
le capitalisme de s’autodétruire et de nous détruire
avec lui. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas faire une
révolution. Certaines choses révolues nécessitent
une révolution, en particulier le dépassement du modèle
production / consommation. Mais cette révolution sera une
révolution du capitalisme, et non pas contre le capitalisme.
Il faut donc le combattre pour mieux le réinventer
en quelque sorte ?
Oui. Dans sa forme traditionnelle producteur / consommateur qui
voit dans le consommateur un simple usager, le capitalisme est en
train de s’autodétruire. Il faut remplacer cette dialectique
producteur / consommateur qui conduit à la prolétarisation
généralisée par une société d’amateurs
: par une libido industriellement intensifiée, mais tournée
vers l’expérience de la singularité, c’est
à dire de ce qui peut être un objet d’amour,
de passion, ou plus simplement de pratique et d’estime, car
c’est ce que veut dire amateur, et c’est ce que veut
le désir. C’est le contraire du consommateur. L’amateur
n’a pas simplement des "usages" des techniques à
travers lesquelles il se cultive : il cultive des pratiques à
travers des techniques. Les technologies actuelles, les technologies
numériques, sont des dispositifs culturels et cognitifs,
des technologies du symbolique et comme telles des supports de pratiques
et de cultures de soi et des "consistances" -et de ce
que Deleuze nomme justement parfois le "plan de consistance".
Ce sont des "hypomnémata" du temps présent,
pour reprendre un terme qu’étudie Foucault dans L'Ecriture
de soi. Ce ne sont donc pas des technologies de production et de
consommation, et le concept d’usage est trop pauvre pour les
penser. Il faut inventer un nouveau modèle industriel et
un modèle économique. Ce sera alors un nouvel âge
du capitalisme. Il est aujourd’hui essentiel de trouver des
investisseurs, des producteurs, des entrepreneurs qui peuvent comprendre
ce pari, et qui sont prêts à y investir. Je suis sûr
qu’il y en a, parce qu’il y a une vive inquiétude
chez certains des acteurs de l’industrie et surtout du marketing.
Voyez les récents articles du Monde sur la crise de la publicité,
ou sur les "alterconsommateurs".
Vous voulez dire des gens qui refusent cette "misère
symbolique" dont vous parlez par ailleurs, et qui est la conséquence
de tout ça…
Des gens qui s’aperçoivent que cette misère
symbolique les détruira eux-mêmes, y compris lorsqu’ils
en sont ou en ont été les premiers responsables.
Justement, comment la définissez-vous cette misère
symbolique ?
La misère symbolique, c’est ce qui fait qu’il
n’y a plus de circulation symbolique, que le consommateur
devient une espèce de trou noir, de point d’effondrement.
Le symbolique s’exprime de bien des manières. On peut
dire qu’est symbolique ce qui représente quelque chose.
De ce point de vue-là, la marque d’une entreprise est
un symbole. Sont symboliques les Tournesols de Van Gogh –ils
sont symboliques d’une époque de l’art. On peut
dire aussi qu’il y a des symboles mathématiques, tout
ce qui sert à soutenir l’activité de l’esprit.
On peut dire encore qu’en parlant en ce moment je produis
des symboles, au sens de Ferdinand de Saussure. On peut dire enfin
et surtout que le symbole, c’est une couche du désir
et de l’inconscient selon Jacques Lacan. C’est tout
cela le symbolique, et d’autres choses encore. Mais surtout,
pour moi, le symbolique a une dimension dynamique, il a à
voir avec le temps qui passe. Notre temps passe trop vite si la
passion nous prend ou trop lentement si la discussion nous ennuie,
parce que le temps est tendu par ce que l’on appelle des protentions
et des rétentions : les protentions sont des attentes, et
les rétentions sont des souvenirs. Le symbolique, je dirais
que c’est d’abord la possibilité de faire circuler,
par des supports artificiels de la mémoire, ce que j’appelle
des rétentions et des protentions - primaires et secondaires,
selon la terminologie de Husserl, mais aussi tertiaires, selon ma
propre terminologie, sans parler de ce que j’appelle les archirétentions
et les archiprotentions, qui forment le fonds pulsionnel de l’individuation.
Ce que vous appelez rétention, ce sont donc des
souvenirs collectifs qui appartiennent à tous dans le cas
de rétentions tertiaires, ou qui sont en nous et nous permettent
de décrypter cette discussion dans le cas de rétentions
secondaires. La misère symbolique, ce serait donc un défaut
de qualité, une perte de densité, une pauvreté
de ces souvenirs que l’on active par exemple dans le temps
de notre discussion comme de la vision d’un spectacle…
Il y a des souvenirs à très long terme qui sont liés
à l’espèce elle-même : le désir
sexuel est une protention pulsionnelle liée à un rapport
de l’homme à la sexualité qui a deux ou trois
millions d’années, et qui a une dimension rétentionnelle
biologique aussi bien que technique. Et en même temps il y
a des désirs qui sont liés au fait qu’hier,
par exemple, j’ai vu une pièce de théâtre
que j’ai trouvée extraordinaire, et que donc j’ai
envie de la revoir, de mieux connaître son auteur, etc. Aussi
cette pièce magnifique m’a tout simplement changé
: elle crée de nouvelles protentions chez moi, c’est-à-dire
de nouvelles attentes. La culture, c’est à dire le
symbolique, est un horizon de partage de souvenirs. Lorsque nous
parlons, il y a une action immédiate de l’esprit et
du langage qui permet la compréhension, un sens qui naît
dans l’instant où les mots sont lus ou prononcés
: c’est ce que j’appelle les rétentions primaires.
Mais en même temps vous êtes en train de filtrer ce
que je dis à partir de vos souvenirs, donc de vos rétentions
secondaires, qui viennent de tout le savoir que vous avez accumulé,
de ce que vous connaissez de moi, de la vie en général,
etc. Vos rétentions secondaires filtrent dans vos rétentions
primaires. C’est la raison pour laquelle, si je me réécoute
moi-même et nous réécoute sur la bande magnétique,
et si vous nous réécoutez, vous et moi n’entendrons
pas la même chose, car nous n’avons pas les mêmes
rétentions secondaires. Notre filtre est différent.
Lorsque Patrick Le Lay dit vendre du temps de cerveau disponible
pour Coca Cola, il explique qu’il essaye de faire en sorte
que tous les gens aient les mêmes rétentions secondaires,
les mêmes filtres… pour qu’ils adoptent les mêmes
réflexes, les mêmes souvenirs. Pour les conditionner,
et transformer les inconscients en comportements collectifs réactifs,
en comportements pavloviens et grégaires. Un capitalisme
qui veut transformer les individus en fourmis ou en perroquets est
cependant en train d’agoniser : il ruine l’énergie
sans laquelle il n’est rien. Voilà pourquoi le monde
va si mal. C’est ce mal-être que désigne ce que
j’appelle la misère symbolique où les individus
perdent le sentiment de la singularité, celle du monde, celle
de l’avenir, et la leur en propre. Il en résulte un
immense dégoût, une débandade qui, si rien ne
se passe, se transformera bientôt en une terrible colère.
On rejoint donc l’individuation psychique et collective
de tout à l’heure… nous devons tous, artistes
ou non, nous sentir singuliers, c’est-à-dire différents
les uns des autres, uniques ?
La singularité est le coeur du sujet. Ma singularité
fait que je cherche des âmes soeurs, comme le dit Platon dans
Le Banquet, qui sont elles-mêmes des singularités.
Tout ce que je cherche dans la vie, ce sont des singularités.
Si j’achète un objet dans un magasin, c’est parce
que j’y projette une singularité. C’est un fantasme
-mais ce fantasme est capital. Si je tombe amoureux d’une
fille ou d’un garçon, c’est parce que j’ai
le sentiment de trouver en elle ou en lui une singularité
qui répond à la singularité que je porte en
moi, et qui est toujours devant moi, qui reste toujours à
venir, qui me dépasse moi-même. La singularité
que je porte en moi, je cherche à l’exhumer à
travers les autres, au travers d’autres formes de singularités
qui peuvent être des gens, des voyages, des oeuvres d’art,
des marchandises, des nourritures terrestres ou spirituelles, des
corps et des instants, des paysages, des visages. La singularité
est le moteur de ma libido et c’est ce qui permet de constituer
ce que j’appelle le narcissisme primordial : une estime de
moi-même, un désir de moi-même sans quoi il n’y
aurait aucun désir des autres.
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Bernard Stiegler : Culture contrôle (3)
10/02/05 - Philo - Entretien
Les autres, je les désire à partir du désir
que j’ai de moi-même en tant que je suis un autre, comme
disait Rimbaud. Moi qui suis un autre, je trouve ma chance dans
cette altérité : ma chance de devenir. C’est
ce que veut dire la schizo-analyse de Deleuze et Guattari. Ce qui
est extrêmement grave dans la société actuelle,
et c’est que j’appelle la misère symbolique,
c’est que le contrôle sur les rétentions secondaires
collectives est tel que cette singularité individuelle y
est systématiquement et même systémiquement
détruite. Ce système est autodestructeur : il rencontre
la question de son passage aux limites, pour parler comme René
Passet.
Pour autant, cette singularité ne disparaît
pas. Que devient-elle ?
SI, elle disparaît, et elle donne du pulsionnel qu’on
ne peut plus lier en un désir, ce qui prépare des
bombes libidinales. Elle est transformée en particularités
ciblables, catégorisables, désormais par des techniques
très au point, par des techniques computationnelles de profilage
des " utilisateurs ", et de créations performatives
de comportements induits chez les individus. Par des campagnes de
marketing, par des technologies de contrôle, que ce soit TF1
ou Amazon, avec des techniques du type : moi Stiegler j’ai
aimé le bouquin d’Ariel Kyrou, donc si vous avez aimé
le bouquin de Stiegler, vous aimerez celui d’Ariel Kyrou.
Ça, c’est la transformation des singularités
en particularités. Le capitalisme actuel cherche à
réduire les singularités à du calculable, et
à les catégoriser par des calculs. Or la singularité
est par nature incalculable : ce qui fait que je désire quelque
chose, c’est précisément son caractère
incalculable et incomparable, c’est-à-dire en excès
sur moi-même, en excès sur mes capacités de
compréhension et de calcul. C’est ce que l’on
appelle parfois, et à tort, l’"authenticité".
Quand elle se développe de façon massive, et au niveau
mondial, aussi bien dans les favelas autour de Rio de Janeiro qu’en
Iran ou dans le Maghreb, la misère symbolique engendre des
comportements de dingue. Même en France, où cela aboutit
à Richard Durn, ce personnage dont j’ai parlé
dans un livre, et qui a assassiné huit conseillers municipaux
à la Mairie de Nanterre en mars 2002. Mais aussi aux Etats-Unis,
à Littleton, où deux adolescents du lycée Columbine
ont massacré au fusil mitrailleur quinze de leurs camarades.
Réduits à cette désingularisation, à
cette perte d’individuation, les individus ne sont plus capables
de rendre ce qu’ils reçoivent sur le plan symbolique.
Dès lors, ils sont déliés symboliquement, ils
sont déliés socialement : ils sont tout près
de passer à l’acte, ils peuvent devenir de jeunes intégristes
prêts à tout faire péter ou des consommateurs
frustrés qui ne trouvent plus rien dans la consommation au
point que, comme des drogués en manque, ils peuvent faire
n’importe quoi pour vivre une "expérience",
fut-elle celle de l’abominable. Je ne peux pas ne pas penser
ici à la prison d’Abou Grahib et aux horreurs qui s’y
sont déroulées. Ces âmes désindividuées
n’ont plus aucun lien à quoi que ce soit, elles n’ont
plus de sur-moi. Elles n’aiment plus rien. Elles ne s’aiment
plus, elles ne peuvent plus s’inscrire dans ce que Aristote
appelait une "philia", c’est-à-dire un lien
social. Elles sont en enfer. "L'Enfer est monté sur
la terre", comme l’écrivait Raymond Queneau juste
après la Seconde Guerre mondiale. Mais ce n’est pas
une fatalité, comme le savaient et l'ont cru Jean Cavaillès,
fusillé, René Char ou Jean-Pierre Vernant, résistants.
Aujourd’hui, cependant, Claude Lévi-Strauss déclare
qu’il s’apprête à quitter un monde qu’il
n’aime pas…
Comment sortir de cette impasse ?
Ce combat passe d’abord par une profonde réflexion
sur la mutation de civilisation que nous vivons. Au-delà
de Marx, qui reste le penseur de référence du capitalisme,
mais qui n’a pas su interroger la technique et n’a lu
ni Freud ni Husserl, ces technologies de l’affect imposent
une réévaluation complète de la question du
machinisme. Il s’agit d’un immense chantier intellectuel
où philosophes, anthropologues, économistes et sciences
sociales en général doivent coopérer pour penser
ces technologies et leurs conséquences sociales, et inventer
un avenir. Une bonne partie de la philosophie du XXe siècle
a tourné autour de ce pot, avec Heidegger, Habermas ou Jonas,
même si elle l’a très mal fait. L’exploration
doit être menée bien plus loin, sans diaboliser la
technique : ce travail se construit désormais en France,
mais aussi en Angleterre et en Allemagne. Ce combat dont je parle
passe ensuite par la reconstruction d’une économie
politique. Je reprends à mon compte le discours de Paul Valéry
en 1939 : nous devons construire une économie politique de
l’esprit. Lorsqu’il écrit La Conquête de
l’ubiquité, c’est extraordinaire tout ce qu'il
comprend ! Il parle déjà de l’ADSL : il écrit
déjà qu’un jour on aura via le téléphone
des images de télévision chez soi. Sa lucidité
est incroyable ! En particulier lorsque il dit en 1939 que la valeur
esprit est en train de baisser, qu’il faut urgemment bâtir
une économie politique de l’esprit, et que l’enjeu
est d'éviter une catastrophe imminente. Hélas, six
mois plus tard, en effet, la catastrophe est là. Et nous-mêmes
sommes aujourd’hui et à nouveau face à une situation
de cet ordre –même si toute la difficulté tient
à ce qu’elle est une fois encore absolument inédite.
Mais n’y a-t-il pas quelque chose à faire
au niveau de chaque individu, une façon de donner une nouvelle
densité au temps, l’habiter autrement que par des spectacles
désingularisant, réinventer notre temps libre ?
Oui, on peut et on doit d’abord travailler au niveau de soi-même.
Je m’apprête ainsi à écrire un livre sur
ce que j’appelle des maximes de vie, qui renouent avec un
"otium", où j’essaye de concilier mon rapport
à la société et ce retrait qui m’est
nécessaire. Parce que "l’otium" est toujours
une forme de retrait… C’est le loisir au sens de Leibniz,
comme temps absolument libre. Un temps absolument libre ne passe
pas par la télévision, pas même par Arte. Pas
même par France Culture. Le temps absolument libre, c’est
le temps où je pratique dans la solitude un certain nombre
de choses. Il faut repasser par Saint Ignace de Loyola et d’autres
figures de "l’exercice spirituel", qui n’est
pas forcément religieux. Mais aussi par la politique qui
conduit au développement de ce que j’appelle un "otium
du peuple", qu’il soit religieux, comme avec la contre-réforme,
ou laïc, étatique et athée, comme avec Condorcet
ou Jules Ferry. Pendant trois cent mille ans, l’humanité
a eu des pratiques qui se rapportent à ce que je nomme ici
"l’otium". Ce n’est que depuis très
peu de temps que l’on a abandonné ces pratiques. Il
faut y revenir. Mais il faut y revenir avec des techniques nouvelles.
Foucault a écrit L'Ecriture de soi peu avant sa mort d’ailleurs,
un texte guère commenté où il analyse les pratiques
des "hypomnémata" (c’est à dire des
mnémotechniques, telle l’écriture) qui constituent
à mes yeux cet "otium". Ces techniques de soi,
à l’époque des Stoïciens, des Chrétiens
primitifs, des Cénobites, des Anachorètes, etc., ce
sont des techniques liées à l’écriture,
qui est la technologie de l’époque. Aujourd’hui,
il faut développer d’autres techniques de soi. Mais
ces nouvelles techniques ne s’inventeront qu’au sein
d’un nouveau processus d’individuation collective dont
il s’agit d’inventer et de concrétiser l’organisation.
Et en l’occurrence, comme organisation industrielle. Ce n’est
pas un hasard si les Stoïciens forment une école, ou
si les Anachorètes vivent en communauté. Pour que
l’individuation psychique puisse se produire sur ce registre,
en tant qu’"otium", il faut qu’elle s’inscrive
dans un horizon collectif. Nous devons penser ces nouvelles pratiques
de "l’otium" comme la culture des technologies contemporaines,
et comme la chance de sortir de l’impasse que constitue la
débandade induite par la destruction de la libido soumise
aux impératifs de la consommation. Dès lors, il faut
mener une critique radicale, mais précise, avec des économistes,
des ergonomes, des luthiers électroniques, des gens qui conçoivent
des dispositifs, avec des compositeurs sociaux - outre les compositeurs
de musiques. Il faut penser de nouveaux dispositifs technologiques
et sociaux, socio-techniques, qui permettent de créer des
agencements à même de nous faire sortir de cette misère
symbolique.
Il y a donc chez vous une volonté de reconquête
de ce temps libre…
Bien sûr. Mais il faut préciser qu’il n’y
a pas d’"otium" sans "negotium". Les moines
qui cultivent la vigne voient le sang du Christ dans le vin, mais
il faut bien par ailleurs qu’ils se nourrissent, et les monastères
sont des économies de subsistance au service de l’existence
religieuse et de la consistance des idées qui la soutiennent
et qu’elle soutient. Il y a toujours une économie de
la subsistance pour toute existence, et il n’y a danger que
lorsque cette économie devient hégémonique
et tend à imposer ses critères aux modes d’existences
eux-mêmes. C’est pourquoi il faut lutter contre la soumission
de "l’otium" aux seules finalités du "negotium".
Il y a quelque chose d’incommensurable dans "l’otium",
qui échappe à tout calcul et donc à toute économie,
et qui est précisément la figure de ce que le désir
désire, à savoir la singularité absolue. Aujourd’hui,
à l’époque des technologies computationnelles,
il faut se battre contre la calculabilité appliquée
à "l’otium", qui doit, par nature, rester
toujours en excès, dionysiaque, là où "le
negotium" serait plutôt apollinien. Mais le computationnel
peut parfaitement soutenir et constituer l’incalculable :
c’est ce que dit Claudel lorsqu’il écrit qu’"il
faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il
empêche de compter"".
Toutes les avant-gardes artistiques du XXe siècle,
dadaïstes et surréalistes en tête, ont tenté
de construire un imaginaire agnostique, un incalculable à
même de remplir cet espace laissé vacant par la mort
de Dieu… Cette tâche est donc loin d’être
terminée ?
Nous, les hommes du XXIe siècle, sommes à cet égard
dans une situation qu’il faut absolument surmonter car contrairement
à ce que croient bien des naïfs, nous ne savons pas
encore vivre dans une société sans Dieu. On le dit
depuis plus d’un siècle maintenant, presque deux siècles
depuis que Hegel l’a écrit : Dieu est mort. Qu’est-ce
que cela signifie, que Dieu est mort ? Cela veut dire que l’incalculable
est mort. C’est ce qu’annonce Hegel : que tout va devenir
calculable. Par qui ? Par Napoléon 1er. Pourquoi ? Parce
que Napoléon crée l’Ecole des Ponts et Chaussées.
C’est-à-dire qu’on va mettre la science, jusqu’alors
l’expérience de l’incalculable (Dieu), au service
de l’industrie. Plutôt que de renvoyer à Lui,
la science va se mettre à calculer l’Etre pour le faire
devenir. Elle va donc le profaner, en disant : on peut le transformer.
C’est Faust. Et la science va dire : il n’y a plus de
Dieu. Il n’y a plus que le Diable : on peut tout modifier,
on peut toucher à tout, plus rien n’est sacré.
C’est ce que dit Hegel lorsqu’il dit que Dieu est mort.
Marx le répète en disant : "l’otium",
c’est l’opium du peuple : débarrassons-nous de
cela. Et il commet ainsi une énorme erreur.
*******************
Bernard Stiegler : Culture contrôle (4)
10/02/05 - Philo - Entretien
Comprenez moi bien : avec de tels propos, je ne veux pas en revenir
à une théologie, mais simplement souligner le fait
que Marx ne comprend pas quelque chose de fondamental : l’irréductibilité
de la question de la consistance, c’est à dire le fait
qu’il y a une différence incommensurable entre existence
et subsistance. SI l’homme est un "homo economicus",
il faut prendre en compte l’économie libidinale, c’est
à dire l’économie de la singularité,
dont Marx parle d’ailleurs avec génie dans ses écrits
de jeunesse contre Hegel. Alors, Nietzsche arrive, et redit : Dieu
est mort, et il ajoute qu’il n’y a ou qu’il n’y
aura donc plus de crédit. C’est ce que j’appelle
la mécréance et le discrédit, et c’est
cela qui donne ce que Nietzsche appelle le nihilisme. Nietzsche
n’est pas un nihiliste comme le croient les imbéciles.
Nietzsche dit qu’il va falloir s’extirper du nihilisme,
surmonter le nihilisme, qui est la pire des choses - mais un moment
nécessaire. Il faut passer par le nihilisme. La sursomption
du nihilisme est la redécouverte de la consistance et de
la différence en tant que singularité. C'est la question
de l’exception de Nietzsche. Pendant presque trois mille ans,
le monothéisme a dit que Dieu était la figure de l’incalculable.
Puisque Dieu existe, il existe de l’incalculable. Et puis
un jour cela s’est effondré, pour bien des raisons,
qui passent par Luther, par l’esprit du capitalisme tel que
décrit par Weber et par le capitalisme tel que le décrit
Marx. Car Marx a vu quelque chose d’essentiel : la machine
est une machine de calcul, qui sert à calculer le temps de
travail. Daniel Bensaïd a très bien expliqué
cela dans Marx l’intempestif. Marx a compris que quelque chose
se jouait autour du calcul. Dieu, c’était l’incalculable,
mais la théologie disait : Dieu existe. Or Dieu est mort,
et cela signifie que Dieu n’existe pas. Cela veut dire que
l’incalculable n’existe pas. Effectivement, tout est
calculable. Et pourtant, l’existence ne se réduit pas
à la subsistance. L’existence se distingue de la subsistance
qui est elle-même entièrement calculable… La
mort de Dieu ouvre ainsi la question de ce que j’appelle la
consistance, qui rend à la croyance sa nécessité.
Croire, et se convaincre, que l’existence devenue
consistance n’est pas calculable…
Je pense à une lettre de Mallarmé, qui dit un jour,
après une période de longue stérilité
poétique, ce que je paraphrase ainsi, de mémoire :
"Je suis comme Lazare sortant du tombeau ; je suis allé
à Londres où j’ai vu le poids d’un homme
: un homme, cela pèse tant de grammes de calcium, etc.".
Ce qui fait qu’un homme existe, qu’il ne se contente
pas de subsister, c’est qu’il est tourné vers
quelque chose qui consiste, qui n’existe pas et ne se réduit
pas à l’existence de calcium et autres atomes et molécules
dont le poids et la constitution chimique sont calculables. Pour
moi, ce vers quoi se tournent et ce sur quoi agissent aussi bien
Duchamp que les Actionnistes, Beuys ou Dada, bref, tous ceux qui
travaillent la singularité, c’est ce que j’appelle
le consistant. Le consistant n’existera jamais et c’est
précisément pour cela qu’il faut en prendre
soin, qu’il faut en cultiver le savoir, c’est à
dire la saveur. Par exemple, le Beau n’existe pas, car s’il
existait, on le sait depuis Kant, on pourrait le déterminer,
on pourrait le calculer, on pourrait trouver un algorithme du Beau.
On pourrait dire par exemple : à l’IRCAM, on a développé
un algorithme pour dire pourquoi Boulez, c’est beau. D’abord,
il y a des gens qui ne sont pas d’accord avec ce jugement.
Et de toute façon, que je le trouve beau ou pas, je ne trouverai
jamais l’algorithme pour prouver qu’il est beau. Pour
une raison très simple, que démontre Kant : un jugement
esthétique, c’est un jugement réfléchissant,
où je me mets moi-même en cause dans mon jugement,
et non pas un jugement déterminant. Seuls les jugements déterminants
sont calculables, c’est à dire déterminant des
choses qui existent. Les jugements réfléchissants
ne sont pas calculables, ils renvoient à quelque chose qui
est de l’ordre du "par défaut". Pour le dire
autrement, le beau est littéralement improbable. Vous savez
ce que dit Kant : si je dis que telle oeuvre est belle, je pose
en principe que mon jugement est universalisable, sinon je ne pourrais
pas dire qu’elle est belle, je dirais qu’elle est agréable.
Lorsque je dis que c’est beau, j’induis dans mon jugement
que ce doit être universel. Mais ceci n’est possible
qu’en droit. Parce qu’en fait, si mon voisin me dit
: moi je ne la trouve pas belle, je ne peux rien lui opposer, je
ne peux absolument pas lui prouver que c’est beau. Ça,
c’est un jugement par défaut. Le beau n'"existe"
que par défaut, et pas en tant que tel, pas par lui-même.
Cela signifie qu'il n'existe pas, qu'il ne fait que consister. Il
s’incarne dans des versions, dans des occurrences qui supportent
"le beau", que l’on appelle des oeuvres et des êtres,
qui sont individualisées, et dans lesquelles des consciences
peuvent projeter des représentations existantes de ce beau
qui ne fait que consister, et qui lui-même ne peut pas se
calculer, se prouver.
Cela nous amène où ?
A dire que, aujourd’hui, nous devons nous tourner vers une
nouvelle question de la consistance et de ses conséquences
sur la conduite de nos existences. Une nouvelle question de la consistance,
qui est une nouvelle question du singulier, de l’incalculable
et de l’individuation, c’est-à-dire de l’avenir.
Par exemple, je vous dis que la justice n’existe pas - c’est
ce que je pense -, qu'elle n’existera jamais, vous pouvez
en être sûr, parce que l’existence est finie,
or le concept de justice renvoie à quelque chose d’infini.
Pour autant cela me donne-t-il le droit de renoncer à la
justice ? Je réponds sans la moindre hésitation :
non. Je ne peux pas renoncer (on pourrait à ce propos revenir
sur le concept de "Justice infinie" inventé par
Bush pour désigner son opération criminelle en Irak…).
Si je renonce à la justice, au beau, à tout ce que
vous voulez, bref, à tous ces critères qui me servent
à m’orienter dans la pensée et dans la vie,
que vais-je dire à mon fils à ma fille ? Car c'est
ainsi qu’il faut se saisir du problème : que dire à
nos enfants ?
Justement, qu’est-ce que je lui dis lorsqu’il écoute
de la musique inqualifiable ?
Peu à peu, nous devons lui donner des critères. Des
critères supposent une critique, et une critique suppose
un discernement, et le discernement suppose des possibilités
d’argumentation. Je ne dis pas des valeurs, parce que ça
c’est le langage du Front national ou de Monsieur de Villiers,
je dis des consistances, et des consistances qu’il faut sans
cesse réinventer, en permanence, mais qui se maintiennent
– à la condition cependant qu’on les cultive.
Quand on se déplace dans la nuit, on avance en se fiant aux
étoiles, qui semblent être là pour l’éternité.
C’est ce qui reste au Petit Poucet désorienté
s’il n’y a plus ni cailloux ni miettes de pain. Mais,
j'insiste, il faut savoir discerner dans les étoiles, et
cela signifie qu’il faut cultiver un tel discernement.
On pourrait parler de valeurs dans tous les sens du terme,
au sens premier… Mais on pourrait aussi parler de la nécessité
de recherche d’un ailleurs, d’une dimension hors du
calculable…
Oui, c’est un ailleurs, j’appelle cela un autre plan.
La consistance, c’est donc ce qu'on pourrait appeler un horizon.
Il y a le chemin, pragmatique, et l’horizon qui nous sert
à avancer le long de ce chemin, et qui parfois change au
fur et à mesure de notre avancée. Mais il nous faut
les deux : l’horizon sans chemin, c’est le fascisme
ou le stalinisme, et le chemin sans horizon, c’est le capitalisme
actuel, qui ne mène nulle part…
Le discours sur la consistance, c’est exactement cela. Et
une consistance ne consiste qu’à travers des existences.
Et donc des pratiques ?
Oui, des pratiques.
Or justement, les pratiques, quelles peuvent-elles être
? Le sampling peut-il être l’une d’entre elles
?
Bien entendu. Une pratique ne peut pas se définir de manière
abstraite. C’est impossible. On ne peut pas généraliser
les pratiques, c’est toute la différence entre la théorie
et la pratique. Une pratique est toujours singulière, ici
et maintenant. Pour moi, la question des pratiques renvoie à
la question des techniques, c’est-à-dire de l’organologie,
que je prends au sens très large. Dans tous les domaines
symboliques, il y a de l’organologique. Le chaman a des outils
ou des techniques pour se transporter ailleurs. Le curé a
toute une liturgie. Le musée est lui-même un dispositif
organologique, qui instancie une certaine adresse au public, etc.
Et à une époque où apparaît le sampling,
ou même, plus simplement, la faculté d’écoute
répétée, une nouvelle manière de faire
de la musique devient possible. Avant l’invention du phonographe
par Edison et Charles Cros, il était impossible de répéter
un morceau de musique. A chaque fois, il était différent,
parce qu’il n’existait que par une interprétation,
et que chaque interprétation était par essence nouvelle.
Vous pouviez essayer de rejouer exactement de la même manière
même une pièce, c’était impossible. A
partir de 1877, en théorie, on peut donc enregistrer l’interprétation
d’un morceau de musique et le réécouter ensuite
autant de fois qu’on le souhaite : deux fois, cent fois, mille
fois, un million de fois de suite. A partir de ce moment-là,
vous pouvez expérimenter en musique l’éternel
retour. Une oeuvre d’art, je voudrais qu’elle revienne,
comme Nietzsche dit que je devrais le vouloir de mon existence.
Or, dans la répétition de l’enregistrement,
l’objet est le même, mille fois de suite c’est
le même objet, parce que vous écoutez un CD qui n’a
pas été altéré, mais mille fois de suite
les phénomènes sont différents. Et là
vous faites l’expérience de la singularité que
produit à chaque fois la même pièce : cet éternel
retour est une éternelle individuation, la répétition
donne une différence. Selon le moment, le lieu, la fréquence
d’écoute, le nombre d’écoute préalable,
le même morceau produit à chaque fois des effets différents
en vous. Chaque écoute est donc singulière, même
si cette singularité évolue évidemment en fonction
des oeuvres.
http://www.chronicart.com/mag/mag_article.php3?page=4&id=1275
L’écoute devient une pratique d’un type particulier.
Il se trouve que, jusqu’à 1877, l’écoute
passait par la pratique du piano et du violon : si vous ne saviez
pas jouer d’un instrument, chanter ou surtout lire une partition,
vous ne pouviez pas accéder à la musique de cette
façon-là. Vous ne pouviez y accéder qu’à
travers le culte religieux. Vous ne pouviez pas accéder à
la musique en tant que telle, à la musique de ce qu’on
a appelé l’art pour l’art, c’est-à-dire
à la musique romantique, et à la musique du XIXe qui
est la grande musique occidentale. Parce que le phonographe n’existait
pas. Donc, à cette époque, la condition organologique
pour faire l’expérience de la musique, c’était
de pouvoir la répéter physiquement au travers d’un
instrument. A partir de 1877, c’est le début d’une
mutation qui continue avec le sampling. Je me suis intéressé
au sampling dès qu’il est apparu -en 1986, je m’étais
beaucoup intéressé au système Atari. Cela fait
longtemps que j’ai la conviction que se joue là quelque
chose d’essentiel. Des pratiques d’écoute tout
à fait nouvelles sont induites par le sampling. Mais il se
trouve que les pratiques d’écoute affectent d’abord
les pratiques des compositeurs et des interprètes, c’est-à-dire
des musiciens eux-mêmes. Une profonde mutation est en cours,
dont j’ai tenté de cerner les contours avec Nicolas
Donin dans Révolutions industrielles de la musique (Cahier
de médiologie n°18, Fayard). Mais c’est vrai, aussi,
à propos du rapport à l’image, lorsque les téléphones
mobiles deviennent aussi des appareils photos et bientôt des
émetteurs-récepteurs d’images animées.
Tout cela, il faut l’étudier. Il faut l’étudier
avec des industriels, mais aussi avec les pouvoirs publics, qui
devraient travailler avec les industriels sur ces sujets, et avec
des centres tel que l’IRCAM, pour le développement
d’une économie politique et industrielle de l’esprit,
et pour la constitution sur cette base d’un projet européen
digne de ce nom. C’est cela mon projet, mon combat. Il faudrait
par exemple créer un centre européen de Recherche
& Développement dédié aux technologies
de l’esprit.
Mais tout de même, ces pratiques nouvelles de "l’otium",
elles existent aussi en dehors des institutions comme des multinationales
?
Oui, mais il y a un moment où les pratiques doivent se concrétiser
en véritables mouvements, avec des gens et des organisations
pour porter ce ou ces mouvements. Nous sommes dans une période
révolutionnaire. Et je dis "révolutionnaire"
au sens où nous sommes en train de vivre la fin d’une
histoire et le début d’une autre : la période
est révolutionnaire parce que bien des choses sont révolues.
Dans ces moments, le débat public est un enjeu majeur car
il faut que les pratiques se théorisent, se confrontent,
se capitalisent, se mutualisent, s’exposent et finalement
s’organisent socialement…
Et qu'elles puissent sortir de l’isolement…
Bien sûr, et il faut organiser cette sortie. C’est
à cela que je travaille en ce moment. A cet égard,
l’IRCAM est dans son domaine une institution exemplaire.
Propos recueillis par Ariel Kyrou
De la misère symbolique - 2. La Catastrophe du sensible
(Galilée), à paraître le 7 avril 2005
A lire également de Bernard Stiegler :
- Mécréance et discrédit - 1. La Décadence
des démocraties industrielles, Galilée, 2004
- Philosopher par accident - Entretiens avec Elie During, Galilée,
2004
- De la misère symbolique - 1. L’Epoque hyperindustrielle,
Galilée, 2004
- Passer à l’acte, Galilée, 2003
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