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Origine : http://www.tribunes.com/tribune/alliage/53-54/Stiegler.htm
Alliage a voulu rendre hommage, en illustrant cet article, à
un artiste récemment disparu, Daniel Pommereulle (1937-2003).
Pommereulle réalise à partir de 1962 des assemblages
d'objets. Cet " objecteur ", comme le nomme Alain Jouffroy,
propose des " Objets de tentation ", des " Urgences
", des " Objets de prémonition " qui mettent
en scène une menace permanente à laquellle ne peut
échapper le regardeur.
Le marbre, le verre, l'acier, l'ardoise, la céramique, la
pierre participent à cette œuvre violente et fragile,
en équilibre toujours instable.
" Si quelque chose distingue Daniel Pommereulle dans notre
époque, c'est son refus d'exercer son art comme on tient
boutique. Il est possible d'aller chercher du côté
du dandysme les ressources de cette résistance, mais c'est
pourtant quant à l'œuvre d'abord que s'adresse une telle
fierté : ne rien faire plutôt que fabriquer, détruire
plutôt que refaire, attendre plutôt que passer le temps
- une politique de la terre brûlée, sans doute, mais
aussi une éthique, une rage d'honneur (et non pas, surtout
pas, d'honneurs) presque classique. " Jean-Christophe Bailly,
1998.
Au XXe siècle, l'esthétique devient un enjeu et une
arme dans une guerre économique mondiale conduisant vers
des formes an-esthésiques. Selon nous, l'analyse de la genèse
d'une telle situation requiert une esthétique pensée
comme organologie générale. Une telle organologie
générale viserait l'histoire de l'esthétique
humaine telle que s'y articulent transductivement, pour parler comme
Simondon,1 à la fois l'organologie de la physiologie du corps
humain, l'organologie des organes artificiels à la base de
toute tekhnaï, de tout art et de tout artisanat, et l'organologie
comme pensée des organisations, où goût, jugement
et discernement se fabriquent socialement (magiquement, religieusement,
politiquement ou, aujourd'hui, économiquement), le goût,
aussi bien que l'an-esthésie et l'hyper-esthésie propres
à la prothesthésie industrielle.
La schize esthétique du nous et son horizon guerrier
Nous vivons un véritable décrochage esthétique,
comme si le nous se divisait en deux (et, à l'intérieur
de ce deux, explosait et s'atomisait en multiplicités sans
singularité, en particularités vides) : ceux qui "
sentent ", et ceux qui consomment. Il s'agit d'une catastrophe
du sensible, plutôt que de son partage - ce qu'il est certes
confortable et tentant d'ignorer, tout comme on n'aura pas cessé
de dénier l'imminence du 21 avril, avant comme après
son événement.
Face à cette catastrophe, qui divise les multitudes2 il
s'agit d'engager un combat - dont il faut tout d'abord distinguer
autant que c'est possible les protagonistes, les enjeux et les armes.
Et si c'est possible, c'est à la limite de l'impossible :
il s'agit là de la passion, en propre - du pâtir en
quoi consiste le pathein, et qui requiert patience.
Si le sensible et son partage ont toujours fait l'objet de luttes
et de combats, aujourd'hui, une sorte de guerre esthétique
est devenue le cœur de la guerre tout court, en quoi consiste
ce que l'on désigne plus ou moins naïvement comme "
mondialisation " - que Michael Hardt et Toni Negri décrivent
plutôt moins naïvement comme " l'Empire ".
L'oubli organologique comme mode ordinaire de la sensibilité
Le sentir qui forme la philia est organologiquement constitué,
et une telle sensibilité n'a lieu qu'aux conditions d'une
technicité, mais celle-ci est en principe insensible et naturalisée
: elle est aussi invisible dans son mode d'être ordinaire
que l'eau l'est au poisson. Elle ne peut fonctionner qu'à
cette condition, et c'est ainsi que nous nous expliquons la fortune
et l'incidence critique de concepts tels ceux d'inconscient optique
(Benjamin, Krauss, Crary) ou d'inconscient politique (Jameson).
Elle ne fonctionne qu'occultée par la sym-pathie même
qu'elle permet d'engendrer comme sentiment d'immédiateté,
comme sentiment de l'immédiat dans quoi se donnent les pathémata
(Aristote, Rhétorique). Les pathémata peuvent être
artificieusement produites, et, sans doute, ne sont possibles que
dans un milieu artificieux - et c'est l'art, l'ars, la tekhnè
et les tekhnaï qui permettent cet artifice. C'est en conséquence
de cette technicité des artes et tekhnaï que Platon
pousse la poésie et les leurres picturaux, et tous autres
artifices de la sensibilité, hors de la cité.
Ce caractère antithétique et paradoxal, qui exige
des conditions médiates de production des sentiments de l'immédiat,
produisant la naturalisation de l'artefact et du même coup
son oubli et son adoption, par exemple, par une " ethnicité
fictive " (Étienne Balibar), n'est possible que parce
que l'hominisation comme sortie du règne animal consiste
en un processus d'extériorisation que Leroi-Gourhan, après
Kapp et Engels, a mis au cœur de l'anthropogenèse.
Or, ce processus constitue une histoire à la fois naturelle
et sociale. Il y a une organologie de la sym-pathie du nous qui
date d'avant la polis elle-même (d'avant la " politicité
sensible "), et prend sa source dans une histoire esthétique
animale, dans une histoire naturelle : les conditions de la socialisation
trouvent avant cette socialisation des pré-requis qui sont
ceux de la reproduction du vivant.
L'esthétique est une question sexuelle, si sublime qu'elle
puisse être - ainsi que le souligna Lacan dans Le stade du
miroir.
La défonctionnalisation des organes comme condition
de l'histoire esthétique
La défonctionnalisation de la patte, qui devient ainsi main
(abandonnant sa fonction motrice), est l'ouverture même de
la technicité : la main est productrice de signes, objets,
artefacts, prothèses, oeuvres. Cette main (celle de Focillon)
est un organe technique vivant, doté d'une compétence
technique constitutive, c'est-à-dire en relation transductive
(où les termes de la relation sont co-constituants) à
l'objectivité technique : elle produit des organes techniques
non-vivants, de la " matière inorganique organisée
"3 (outils, produits, oeuvres). Cette production est toujours
déjà une reproduction : le geste technique est le
geste qui peut se répéter.4
L'histoire organologique de l'esthétique consiste en une
succession d'extériorisations fonctionnelles et de défonctionnalisations
corrélatives où se produisent aussi des réassignations
fonctionnelles qui affectent les organes des sens sur le fond desquelles
se constitue la prothesthésie - condition de possibilité
de l'anesthésie sensorielle sur laquelle insiste Susan Buck-Morss.
Ces réassignations canalisent les énergies de l'"
économie libidinale " qui en résulte. Ce n'est
que sur un tel fonds organologique défonctionnalisant/refonctionnalisant,
redéfinissant sans cesse les dispositifs fonctionnels qui
supportent toute " esthétique ", que peuvent se
produire des tekhnaï comme artes et arts pour un " partage
du sensible " - les arts n'étant qu'une dimension de
l'esthétique où se produit un tel partage.
Autrement dit, nous pensons qu'avant d'explorer le " partage
du sensible " que configureraient les époques des arts,
et les " configurations artistiques " qui en seraient
issues selon Alain Badiou,5 il faut commencer par interroger la
sensibilité organologiquement constituée. L'apparition
des arts en tant que tels est de plus un fait tardif (tout comme
le fait politique), à propos duquel il s'agit de ne pas se
donner pour acquise sa perpétuation. Partir d'emblée
de la question artistique pour tenter de cerner la question du sensible
tel qu'il ne se réduit pas à l'organe du sens animal,
c'est sans doute déjà et par avance faire un geste
de naturalisation et d'occultation de la question organologique
- et plonger tête baissée dans la désuétude
métaphysique.
Or, cette histoire organologique connaît depuis la révolution
industrielle une nouvelle époque.
Narcissisme et organologie
Il y a une organologie du sensible, et elle a une histoire. C'est
sur ce fond qu'est possible une " mécanisation "
du sensible - contemporaine ou à peu près, du moins
dans ses linéaments, de la révolution industrielle.
La mécanisation, pensée sous le nom de " reproductibilité
machinique " par Benjamin, est une époque dans une organologie
générale où l'on peut, depuis au moins deux
millions d'années, identifier des stades, même si le
XIXe siècle constitue vraisemblablement un moment de rupture
précisément comme moment de mécanisation du
sensible, c'est-à-dire de séparation entre producteurs
et consommateurs du sensible, mais aussi et surtout, et bien plus
largement, de mise en oeuvre des machinismes dans tous les domaines
de production,6 et, en tout premier lieu, des produits industriels
- bien avant les œuvres.
Cette machinisation, qui est aussi, précisément comme
reproduction et répétition, une époque de la
fétichisation, affecte le désir, et, à travers
lui, le narcissisme où il se constitue - jusqu'au moment
où, en particulier, le marketing devenant la technique des
consciences et des corps visant l'intensification sans limites de
la consommation, le désir fait l'objet d'investissements
industriels systématiques et l'esthétique devient
(vers la fin du XXe siècle) le nerf de la guerre économique
qui ravage la planète.
C'est pour partie ce que tentent de penser (mais ils échouent)
Adorno et Horkheimer sous le nom d'industrie culturelle. C'est également
ce que tentèrent de caractériser Vance Packard dans
La persuasion clandestine, (Calmann-Lévy, 1958), et, plus
récemment, Jeremy Rifkin dans L'âge de l'accès,
1999 - notamment dans son chapitre huit, " Le capitalisme culturel
" - et André Gorz dans L'immatériel, (Galilée,
2003).
C'est pourquoi, tenter de penser le " partage du sensible
" aujourd'hui, ou plutôt, le défaut de partage
du sensible contemporain, n'est possible qu'à réévaluer
la dimension qui constitue la sensibilité humaine à
l'intérieur d'une sensibilisation caractérisant le
devenir de la différence sexuelle à l'œuvre dans
l'animalité, et que la prothèse, comme support de
la fétichisation et surface de projection constitutive du
narcissisme,7 reconfigure en totalité tout en y inscrivant
la nécessité d'un jugement - c'est-à-dire la
possibilité d'une préférence esthétique,
dont on peut cependant se demander si elle n'émerge pas dès
les pratiques alimentaires des grands singes.8
L'organologie générale comme histoire de
désajustements
La transformation fonctionnelle de l'odorat est pour Freud une
conséquence de la station debout :
Il m'est souvent arrivé de soupçonner qu'un élément
organique entrait en jeu dans le refoulement … il s'agi[ssai]t
de l'abandon d'anciennes zones sexuelles … rôle modifié
des sensations olfactives : au port vertical, aux narines s'éloignant
du sol et, par cela même, une foule de sensations antérieurement
intéressantes, qui , émanant du sol, devenaient repoussantes
- ceci par un processus que j'ignore encore … 9
Il faut évidemment rapprocher la conquête de la station
debout de celle de l'arme qui est la concrétisation de la
station debout conduisant à la défonctionnalisation
d'un sens au profit d'un réinvestissement libidinal. Or,
Freud ne pense pas la station debout et ses conséquences,
et en particulier, ce qu'elle signifie quant au meurtre du père,
à savoir le lien entre technique et sexualité, celle-ci
ouvrant une nouvelle époque de l'esthétique dans la
longue histoire de la sensibilité de l'animal sexuellement
différencié. C'est la question de ce que Paul-Laurent
Assoun a nommé " l'arsenal freudien " - qui n'a
pas été pensé, cependant, par Freud lui-même.10
André Holley, neuro-physiologiste spécialiste du
goût et de l'odorat, a formulé plus récemment
une hypothèse qu'il est intéressant de comparer à
celle de Freud :
Alors que paraît s'affaiblir la valeur adaptative de l'odorat,
pourvoyeur d'informations qui n'aident plus guère les humains
à survivre dans le monde très sophistiqué qui
est le leur, la charge affective des odeurs reste toujours aussi
forte. C'est que l'évolution biologique qui a conçu
les circuits neuronaux reliant le cerveau olfactif au cerveau de
l'affectivité et de l'action va infiniment moins vite que
les changements culturels qui ont transformé notre rapport
à l'environnement. Nous vivons avec un appareil sensoriel
merveilleusement adapté à un mode de vie qui n'est
plus tout à fait le nôtre.11
Il y a ici une sorte de désajustement entre l'évolution
organique et l'évolution technique et sociale. Or, une défonctionnalisation
esthétique affecte aussi les organisations et les pratiques
sociales, et non seulement les organes, naturels ou artificiels
: c'est une telle hypothèse qui supporte les discours de
Bataille sur Manet, de Benjamin sur l'âge bourgeois de l'art
et la valeur d'exposition, ou de Malraux sur le Musée. Nous
nous y attardons ici parce qu'il y a un paradoxe de ce discours
- en particulier de celui de Benjamin, et qui est le support de
tant de malentendus autour de la " reproductibilité
". La défonctionnalisation de l'art a paradoxalement
été affirmée aussi bien comme condition d'accès
à l'art en son sens propre que comme fin de son époque
" auratique ", et, comme tel, comme une forme de liquidation.
Le marketing comme nouveau " partage du sensible "
Quoi qu'il en soit, ce discours sur la défonctionnalisation
ignore ce fait que tandis que l'art se défonctionnalise,
l'esthétique devient plus fonctionnelle que jamais.12
Nous ne pensons pas ici à l'esthétique du design,
qui aurait été conçue comme telle entre 1900
et 1910, développée par l'industrie, par exemple,
avec la production de la Ford T (1908), et qui a été
beaucoup étudiée par les artistes eux-mêmes,
notemment le Bauhaus fonctionnaliste et les constructivismes européens
; mais elle le fut aussi par l'anthropologie, comme celle de Leroi-Gourhan
qui distingue esthétique fonctionnelle et esthétique
figurative en partant des " degrés du fait technique
".13
Ce à quoi nous pensons est le marketing et tout ce qui,
aujourd'hui, fait que l'accès aux marchés est d'abord
un accès esthétique aux corps et aux âmes -
aux consciences et à l'inconscient, comme le comprit si bien
Packard. La musique industrialisée est ainsi devenue un marqueur
majeur de comportements (aux sens ethnologique aussi bien qu'éthologique)
ouvrant aux marchés des espaces d'homogénéité
de la sensibilité qui sont essentiels, en tant qu'homogènes,
à son développement. Ce " partage du sensible
" est celui que tentent d'imposer les marques des entreprises
transnationales.14 La mondialisation lisse les espaces esthétiques
différenciés et la conjonctivité néguentropique
formés par eux, qui constituent des obstacles aux économies
d'échelles ne pouvant être que mondiales : c'est la
liquidation de toutes les barrières esthétiques :
langues, religions, habitudes alimentaires et vestimentaires, architectures,
organisations familiales et rituelles, dispositifs de transmission
des savoirs - c'est-à-dire aussi des saveurs -, etc. Loin
de nous l'idée de concélébrer une esthétique
de la localité ; mais nous nous sentons tout aussi éloignés
d'un modernisme velléitaire (appelé post-modernisme),
qui refuserait de prendre la mesure des effets ravageurs de ce qui,
nous y reviendrons, liquide les narcissismes - des je, ceux des
artistes et de leurs publics, et donc des nous, le narcissisme du
nous ne pouvant être simplement réduit à celui
des " petites différences ".15
Le neveu de Freud et " l'art industriel "
Le XXe siècle n'a pas pu prendre la véritable mesure
de ce qu'il advient de l'esthétique dans les sociétés
humaines avec l'industrialisation, malgré une thématisation
récurrente de la question. La critique du progrès
qui s'amorça durant les dernières décennies
annonçait une radicale perte de confiance de la société
mondiale dans toutes ses couches - allant jusqu'à cette récente
déclaration papale : " Dieu ne révèle
plus, il semble se cacher dans son ciel, en silence, presque dégoûté
par les actions de l'humanité. "16
En termes historiques,17 on pourrait être tenté de
traduire ces faits comme prolongement du processus de désajustement
commencé avec la révolution industrielle entre le
système technique de production et les divers systèmes
organisant la société. Ce désajustement est
la modernité en propre - en tant qu'elle vient systématiquement
bouleverser et altérer l'état des choses qu'avant
l'ère industrielle, la tradition semblait imperturbablement
reconduire.
" Jamais avant Manet le divorce du goût public et de
la beauté changeante, que l'art renouvelle à travers
le temps, n'avait été si parfait. Manet ouvre la série
noire ; c'est à partir de lui que la colère et les
rires publics ont aussi sûrement désigné le
rajeunissement de la beauté. " (Bataille, Manet)
Le contexte d'Olympia tout autant que de la poésie de Baudelaire,
c'est celui du désajustement de la société
par rapport au devenir technique : le devenir-moderne de l'art est
intrinsèquement inscrit dans l'industrialisation de la production,
c'est-à-dire dans la constitution d'une société
de masse supposant un machinisme généralisé
où se forgera finalement la figure du consommateur, que dessine
déjà la publicité, née en 1836 avec
Émile de Girardin, mais dont les États-Unis seront
sans doute le véritable pays de naissance, lorsque le marketing
à proprement parler y émergera, entre 1930 et 1950
- débutant avec Edward Barnays, neveu de Freud, au début
des années 20.18 .C'est ce que pressent déjà
Flaubert dans L'éducation sentimentale, où l'affaire
du " sieur Arnoux " est l'art industriel.
Or, lorsque l'innovation permanente devient, à la fin du
XXe siècle, le mode de développement industriel à
un point tel que la flexibilité, la fluidité et l'obsolescence
chronique en sont desormais les maîtres-mots, le désajustement
évolue purement et simplement en décrochage, c'est-à-dire
rupture inconciliable entre systèmes (technique et sociaux).
Situation d'autant plus tendue qu'elle constitue aussi l'accomplissement
de la mondialisation via les technologies d'information et de communication
: technologies de ce que l'on désigne bien à tort
comme constituant la sphère de l'immatériel, là
où il s'agit d'industries des symboles, c'est-à-dire
des représentations, aussi bien intellectives qu'esthétiques,
rendues possibles par des moyens matériels nouveaux, ceux-ci
relevant de l'organologie générale. Le système
technique étant ainsi - comme informationnel, symbolique
et mnémotechnique - devenu mondial à proprement parler,
il ne se bâtit plus que sur ces zones de fracture, et le décrochage
est en effet ce que l'on n'aura plus cessé de désigner,
depuis une dizaine d'années, comme fracture : sociale, technologique
(numérique), économique, et géopolitique -
sinon civilisationnelle. Or, cette fracture est aussi, et d'abord,
et essentiellement - et pour chacune de ses diverses occurrences
technologique, sociale, économique et géopolitique
- une fracture esthétique.
Des coups de boutoir dans tous les sens : la condition
INSUFFISANTE
Dans ce devenir qui paraît souvent infernal, la science,
en tant que soumise aux impératifs du développement
industriel et économique, mais aussi pour des raisons qui
tiennent à une révélation historique de la
technicité irréductible de toutes choses humaines
et du destin humain dès son origine, ou comme son défaut
d'origine, est devenue technoscience. Loin de s'en tenir, comme
à ses époques antique et classique, à la juridiction
régionale de ce qui est, elle en explore désormais
toutes les possibilités de devenir, et, en cela, se rapproche
sans cesse plus de la création et de l'invention, des tekhnaï,
des artes, et des arts au sens actuel, laissant dans une indétermination
croissante ce que serait en propre la découverte. C'est ainsi
qu'elle fait du vivant une matière plastique dont il s'agit
moins de découvrir les lois que de les modifier.
En quelque sorte, science et art, ou ce que sont devenus ce que
désignaient ces mots anciens, résonnent désormais
comme autant de " coups de boutoir dans tous les sens ".
Car ce qui fait à présent fondre et confondre ces
vieux mots de science et d'art dans le creuset du maintenant où
ne se présente qu'un devenir dont l'avenir reste indiscernable,
c'est la technicité commune aux scientifiques et aux artistes
d'aujourd'hui, et, bien plus profondément encore, la technicité
comme horizon originaire et condition de toutes possibilités.
Mais comme condition insuffisante, et, en quelque sorte, par défaut.
La technicité originaire comme condition nécessaire-insuffisante-et-par-défaut
ouvre cette possibilité dont parle Artaud :
J'ai fait venir parfois
à côté des têtes humaines
des objets
des arbres
ou des animaux,
parce que je ne suis pas encore sûr des limites
auxquelles le corps du moi humain peut s'arrêter.
J'en ai d'ailleurs définitivement brisé
avec l'art, le style ou le talent.
Dans tous les dessins que l'on verra ici,
je veux dire que
malheur à qui les considérerait
comme des œuvres d'art,
des œuvres de simulation esthétique de la réalité.
Aucun n'est à proprement parler une œuvre,
tous sont des ébauches,
je veux dire des coups de sonde ou de boutoir donnés dans
tous les sens du hasard,
de la possibilité, de la chance, ou de la destinée.
Never more
Cependant, l'époque de la technoscience conquérante
est aussi celle où l'ontologie de l'œuvre d'art contemporain
devient éminemment énigmatique - question qui ferait
oeuvre par elle-même, comme avec Beuys : " Par la présente
je n'appartiens plus à l'art. "
À cet égard, la question qui s'ouvrait avec Manet
est à reconsidérer au regard d'un contexte industriel
qui a lui-même totalement changé. Le décrochage
de la société par rapport au système technique
devenu mondial est, de façon essentielle, cette " fracture
esthétique " telle qu'une immense part de la société
ne sent plus, nonobstant le phénomène sans précédent
de consommation d'art sous mille formes. Une immense part de la
société ne sent plus ce qui se produit aux extrémités
de l'expérience esthétique - où la sensibilité
s'invente, tandis que le marketing renforce et massifie les stéréotypes.
" Un autre monde se lève, dur, cynique, analphabète,
amnésique, tournant sans raison, étalé et mis
à plat, comme si on avait supprimé la perspective,
le point de fuite. Le plus étrange, c'est que les morts-vivants
de ce monde sont construits sur le monde d'avant : leurs réflexions,
leurs sensations sont d'avant. "20
Cette insensibilité nouvelle est tout autre chose que le
décalage intempestif caractéristique de l'époque
des avant-gardes issues de la modernité. C'est une fracture
telle que deux sociétés au moins cohabitent désormais
sur le plan esthétique.
Il y a la société qui continue d'expérimenter,
peut-être de plus en plus dubitativement et difficilement,
mais en trouvant encore dans ce trouble un plaisir, sinon une jouissance,
à l'épreuve des parcours éminemment singuliers
qui tracent l'histoire de l'art et les œuvres.
Et puis, il y a la société qui a perdu, peut-être
à jamais, la notion même de toute expérience
esthétique, parce qu'elle n'est tout simplement plus constituée
par l'expérience, mais bien aliénée par le
conditionnement.
Soulignons ici que personne ne peut échapper, au moins dans
ces moments que décrit Giorgio Agamben,21 au deuxième
monde, tandis que, non-réciproquement, beaucoup n'accéderont
plus jamais au premier.
Le devenir esthétique comme individuation psychique
et collective
Le conditionnement comme erstaz de l'expérience constitue
une nouvelle époque de l'esthétique - qui nous paraît
très peu pensée, sinon aux marges, par ce que l'on
appelle " l'esthétique ", ou par ceux qui agissent
esthétiquement à l'écart du marketing et des
industries culturelles.
L'esthétique refonctionnalisée conduit à une
massification qui s'annonce dès le machinisme industriel
comme synchronisation des comportements, et qui devient littéralement,
avec les mass-médias, une hyper-synchronisation. Dès
le XIXe siècle, ce processus de modernisation, liquidateur
des traditions, engendre aussi, et comme en réaction, mais
à la fois comme affirmation, une hyper-diachronisation artistique
qui est bien l'exploration de nouveaux possibles de la sensibilité,
d'où surgit tout d'abord la figure même de l'artiste,
par exemple, Manet, et cette figure, en tant qu'affectée
par un narcissisme bien spécifique, produisant ce que Bataille
nomme, à propos de Baudelaire, un " moi enflé
".
Tout se passe comme si l'hyper-synchronisation esthétique
propre à ce que certains nomment à présent
l'hyper-capitalisme, désormais opposée à l'hyper-diachronisation
esthétique, conduisait à la fracture esthétique
précédemment évoquée. C'est l'époque
des industries culturelles hégémoniques, où
l'art qui n'a pas encore été patrimonialisé
(contemporain) devient un règne particulier, plus ou moins
bien rémunéré par un marché, plus ou
moins volontiers soutenu par un appareil d'État, mais qui
rencontre de plus en plus difficilement ses publics parce qu'il
ne peut plus les produire : l'industrie est devenue un appareil
de production esthétique opposé à ses fins.
Beuys est une figure particulièrement souffrante de ce fait
- dont le " moi enflé " de Baudelaire est la première
époque.
La genèse de cette relation dys-chronique de l'artiste comme
je à son public et à son époque peut être
pensée à partir du concept de processus d'individuation
psychique et collective tel que le forgea Simondon.22 Ce processus
d'individuation, toujours à la fois celui d'un je et celui
d'un nous, est le déploiement dynamique d'une inadéquation
au sein du processus. C'est en même temps par le fait de cette
inadéquation que le processus a lieu (qu'il est process,
mouvement), et c'est pour compenser et réduire cette inadéquation
qu'il se déroule. Le processus, en s'efforçant de
réduire cette inadéquation, ne peut que la déplacer
: c'est le caractère métastable du processus, qui
n'est ni à l'équilibre (il atteindrait alors sa fin),
ni en déséquilibre (il se détruirait par atomisation
- ce qui serait aussi sa fin).
Comme processus psycho-social, le je ne s'individue qu'à
la mesure de sa participation au processus d'individuation du nous
auquel il appartient. Cela ne signifie évidemment pas que
l'individuation du je coïncide avec celle du nous : cela veut
dire que je et nous procèdent d'un même fonds pré-individuel
et que le je ne s'individue que dans la mesure où son individuation
affecte l'individuation du nous et inversement.
Cette affection, qui est une esthétique, peut être
médiate ou immédiate : la réciprocité
de l'individuation du je et du nous est intempestive, et c'est dans
cette intempestivité que se loge l'inadéquation nommée
déphasage par Simondon, et qui est le principe dynamique
de l'individuation.
Une telle inadéquation peut produire soit le sentiment de
l'incommensurable et de l'excès, de l'exceptionnel en quoi
consistent la surnature, le sacré ou le génial, soit
le décalage entre la sensibilité constituée
et son " avant-garde " out of joint. Il y a donc une nécessité
du déphasage dont le désajustement et le décrochage
évoqués ci-dessus sont des cas. La tension qui lie
et sépare tout à la fois Manet et le " goût
public " procède précisément de cette
intempestivité de l'individuation moderne. Mais il y a aussi
une limite à cette nécessité. Et cette nécessité
et sa limite doivent faire l'objet d'une nouvelle critique, qui
sera obligatoirement à la fois esthétique et politique.
Le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle (Manche) accueille,
du 26 mai au 2 juin 2004, un colloque sous la direction de Bernard
Stiegler sur "La lutte pour l'organisation du sensible : comment
repenser l'esthétique ?", avec le concours de l'IRCAM,
du CNRS, d'Art Press et des Cahiers du Cinéma. Pour toute
information sur le colloque, consulter le site
http://www.ccic-cerisy.asso.fr
et, plus précisément, la page
http://www.ccic-cerisy.asso.fr/esthetique04.html
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