"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Note de lecture sur le livre
« Aimer, s’aimer, nous aimer » de Bernard Stiegler
Editions Galilée, Octobre 2003

Pour un livre qui veut analyser l’évolution du capitalisme, le titre est surprenant. La dédicace l’est tout autant, puisque Bernard Stiegler dédie son livre aux électeurs du Front National. On se dit « ça commence mal ! ». Ensuite, on comprend mieux de quoi il s’agit : la maîtrise des consciences par les appareils culturels du capitalisme. En fait, l’amour, dont il est question ici, c’est d’abord l’amour de soi : le narcissisme et en second lieu l’amour de la communauté humaine, le « nous » auquel on appartient.

Il propose une hypothèse pour comprendre l’articulation des deux sphères dans notre contexte. Le capitalisme, pour réaliser ses marchandises matérielles et spectaculaires, a besoin d’influencer les comportements, sinon la transformation des produits en argent, la fin du cycle du capital, ne se réalise pas correctement et la ronde infernale du capital ne fonctionne pas bien. La maîtrise du mental est nécessaire au capitalisme pour qu’il puisse faire des économies d’échelle. Les investissements en capital représentent des sommes très importantes, la baisse tendancielle du taux de profit impose d’augmenter le nombre des produits vendus pour faire du profit, parce que la part de profit réalisé sur chaque unité diminue. Par voie de conséquence, il faut intervenir sur la sphère des besoins et pour cela il existe un moyen très efficace : la captation du désir humain. Cette appropriation de la libido par le marketing et la publicité permet d’obtenir une synchronisation des comportements humains avec les productions des multinationales. Le marketing et la publicité vantent des objets et services en les faisant valoir comme une prime narcissique. Ils essaient de rabattre le désir sur le besoin sur la base d’une promesse d’une assomption du sujet. C’est un leurre et une manipulation. Cette captation de l’énergie vitale modifie notre rapport à nous-même sur deux plans : celui de la subjectivité, le narcissisme étudié par la psychanalyse, et le plan collectif dans notre rapport à la communauté humaine (la cité des politiques, le « vivre ensemble » des philosophes, les phénomènes sociaux étudiés par les sociologues).
Pour essayer de maîtriser notre vision de l’espace / temps, les industries culturelles capitalistes nous proposent un monde imaginaire, qui tend à nous couper des nos fictions antérieures. Ces fictions nous sont nécessaires pour penser notre passé commun et surtout pour nous projeter dans l’avenir et nous construire sur le plan psychique et social. Cette maîtrise de l’espace / temps est visible dans la façon qu’ont les grands médias internationaux (télévision, journaux, Internet, les campagnes de pub, les images planétaires, …) de nous fixer des rendez-vous réguliers et de nous installer dans leur cadre mental qui découpe l’espace / temps de façon bien spécifique. Les événements culturels et sportifs ont cette fonction. Ils sont accompagnés de pubs et d’incitation à consommer.

Bernard Stiegler nous propose une analyse novatrice, me semble-t-il. Il estime que les industries culturelles utilisent la conscience comme une matière première pour induire des comportements de masse, pour nous installer dans la consommation. Pour créer des besoins, on nous propose des fantasmes, des fétiches, des identifications, tout en nous laissant croire que nous sommes libres et que l’individualisme domine tout. Il dénonce ici une mystification : l’individualisme est réduit à l’égoïsme, tout en étant inclus dans un comportement de masse. Nous sommes devant les écrans presque toutes et tous en même temps, nous allons au supermarché aux mêmes heures, etc.…

La marchandise et le spectacle sont main dans la main pour produire du « on », pas du « nous », qui est un assemblage de « je ». Cet ensemble de domination mentale provoque une perte au niveau du désir, des déceptions à répétition, du dégoût, de la souffrance, parce que l’horizon proposé est celui d’une jouissance limitée aux seuls produits marchands. Pour que le désir se déploie, il faut que notre subjectivité devienne ou tende à devenir un « je », que nous puissions nous inclure dans des fictions qui donnent du sens à notre passé et à notre avenir. La souffrance est celle de notre bain perpétuel dans une ambiance a-signifiante (Castoriadis parlait, lui, de la montée de l’insignifiance). En contrôlant les consciences, le capitalisme provoque des perturbations sur le plan de l’individuation, parce que le narcissisme n’est utilisé que pour consommer et aimer dans le cadre de la marchandise et du spectacle. Bernard Stiegler pense que c’est l’origine de la misère symbolique dans laquelle nous sommes plongé/es. La crise du sens est un vide de sens. Il n’y a pas de réponse à la question existentielle, si ce n’est d’acheter, de consommer et d’être conforme aux modèles du spectacle marchand. C’est ainsi qu’il explique le geste meurtrier de Richard Durn. Celui-ci a justifié son crime en disant qu’il avait besoin de se sentir exister. Il estime également, que ce dégoût et cette souffrance sont à l’origine du vote FN, d’où sa dédicace.

Bernard Stiegler nous propose donc une thèse qui s’appuie sur l’analyse de la persuasion de masse, il cite Vance Packard et Edward Barnays. Le premier a écrit à la fin des années cinquante un livre sur « La persuasion clandestine » et le second, le gendre de Sigmund Freud, a inventé, dans les années trente du vingtième siècle, le marketing en disant qu’il fallait faire en sorte : « que les gens désirent ce dont ils n'ont pas besoin et qu'ils aient besoin de ce qu'ils ne désirent pas ». Packard disait en 1957 que : « Des efforts soutenus sont produits, souvent avec au final de surprenants résultats, pour diriger nos habitudes inconscientes, nos décisions d'achats; et nos processus mentaux... Typiquement, ces efforts sont concentrés pour nous toucher sous le niveau de notre conscience; ainsi les mobiles qui nous dirigent sont souvent, dans un sens, cachés. » Aujourd’hui tout cela se déploie ouvertement, plus rien n’est caché. On retrouve donc l’analyse des courants anti-pub. On peut aussi penser aux analyses de Marcuse sur « l’homme unidimensionnel », à la nuance près, qu’ici, ce n’est plus la répression qui est à la base du raisonnement, mais l’encouragement à la jouissance.

Cet auteur n’est pas libertaire, mais son analyse est assez radicale. Il pense qu’il faut apprendre à diverger du système marchand et spectaculaire pour inventer, se disjoindre du troupeau de la consommation pour se construire sur le plan personnel et collectif. Pour lui, c’est un combat urgent. Cet objectif ressemble beaucoup au nôtre, ensuite le débat concerne le contenu de ce désir. C’est à la fois une rupture dans le temps et un écart dans l’espace. Ce souci rejoint l’évaluation de notre militance, qui estime que nous sommes trop dépendant/es de l’actualité, que c’est l’ennemi qui détermine notre rythme et notre horizon.

A mon avis, son analyse peut rejoindre notre boite à outils de théories critiques.

Philippe Coutant, Nantes le 17 Mai 2004