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Pour un livre qui veut analyser l’évolution du capitalisme,
le titre est surprenant. La dédicace l’est tout autant,
puisque Bernard Stiegler dédie son livre aux électeurs
du Front National. On se dit « ça commence mal ! ».
Ensuite, on comprend mieux de quoi il s’agit : la maîtrise
des consciences par les appareils culturels du capitalisme. En fait,
l’amour, dont il est question ici, c’est d’abord
l’amour de soi : le narcissisme et en second lieu l’amour
de la communauté humaine, le « nous » auquel
on appartient.
Il propose une hypothèse pour comprendre l’articulation
des deux sphères dans notre contexte. Le capitalisme, pour
réaliser ses marchandises matérielles et spectaculaires,
a besoin d’influencer les comportements, sinon la transformation
des produits en argent, la fin du cycle du capital, ne se réalise
pas correctement et la ronde infernale du capital ne fonctionne
pas bien. La maîtrise du mental est nécessaire au capitalisme
pour qu’il puisse faire des économies d’échelle.
Les investissements en capital représentent des sommes très
importantes, la baisse tendancielle du taux de profit impose d’augmenter
le nombre des produits vendus pour faire du profit, parce que la
part de profit réalisé sur chaque unité diminue.
Par voie de conséquence, il faut intervenir sur la sphère
des besoins et pour cela il existe un moyen très efficace
: la captation du désir humain. Cette appropriation de la
libido par le marketing et la publicité permet d’obtenir
une synchronisation des comportements humains avec les productions
des multinationales. Le marketing et la publicité vantent
des objets et services en les faisant valoir comme une prime narcissique.
Ils essaient de rabattre le désir sur le besoin sur la base
d’une promesse d’une assomption du sujet. C’est
un leurre et une manipulation. Cette captation de l’énergie
vitale modifie notre rapport à nous-même sur deux plans
: celui de la subjectivité, le narcissisme étudié
par la psychanalyse, et le plan collectif dans notre rapport à
la communauté humaine (la cité des politiques, le
« vivre ensemble » des philosophes, les phénomènes
sociaux étudiés par les sociologues).
Pour essayer de maîtriser notre vision de l’espace /
temps, les industries culturelles capitalistes nous proposent un
monde imaginaire, qui tend à nous couper des nos fictions
antérieures. Ces fictions nous sont nécessaires pour
penser notre passé commun et surtout pour nous projeter dans
l’avenir et nous construire sur le plan psychique et social.
Cette maîtrise de l’espace / temps est visible dans
la façon qu’ont les grands médias internationaux
(télévision, journaux, Internet, les campagnes de
pub, les images planétaires, …) de nous fixer des rendez-vous
réguliers et de nous installer dans leur cadre mental qui
découpe l’espace / temps de façon bien spécifique.
Les événements culturels et sportifs ont cette fonction.
Ils sont accompagnés de pubs et d’incitation à
consommer.
Bernard Stiegler nous propose une analyse novatrice, me semble-t-il.
Il estime que les industries culturelles utilisent la conscience
comme une matière première pour induire des comportements
de masse, pour nous installer dans la consommation. Pour créer
des besoins, on nous propose des fantasmes, des fétiches,
des identifications, tout en nous laissant croire que nous sommes
libres et que l’individualisme domine tout. Il dénonce
ici une mystification : l’individualisme est réduit
à l’égoïsme, tout en étant inclus
dans un comportement de masse. Nous sommes devant les écrans
presque toutes et tous en même temps, nous allons au supermarché
aux mêmes heures, etc.…
La marchandise et le spectacle sont main dans la main pour produire
du « on », pas du « nous », qui est un assemblage
de « je ». Cet ensemble de domination mentale provoque
une perte au niveau du désir, des déceptions à
répétition, du dégoût, de la souffrance,
parce que l’horizon proposé est celui d’une jouissance
limitée aux seuls produits marchands. Pour que le désir
se déploie, il faut que notre subjectivité devienne
ou tende à devenir un « je », que nous puissions
nous inclure dans des fictions qui donnent du sens à notre
passé et à notre avenir. La souffrance est celle de
notre bain perpétuel dans une ambiance a-signifiante (Castoriadis
parlait, lui, de la montée de l’insignifiance). En
contrôlant les consciences, le capitalisme provoque des perturbations
sur le plan de l’individuation, parce que le narcissisme n’est
utilisé que pour consommer et aimer dans le cadre de la marchandise
et du spectacle. Bernard Stiegler pense que c’est l’origine
de la misère symbolique dans laquelle nous sommes plongé/es.
La crise du sens est un vide de sens. Il n’y a pas de réponse
à la question existentielle, si ce n’est d’acheter,
de consommer et d’être conforme aux modèles du
spectacle marchand. C’est ainsi qu’il explique le geste
meurtrier de Richard Durn. Celui-ci a justifié son crime
en disant qu’il avait besoin de se sentir exister. Il estime
également, que ce dégoût et cette souffrance
sont à l’origine du vote FN, d’où sa dédicace.
Bernard Stiegler nous propose donc une thèse qui s’appuie
sur l’analyse de la persuasion de masse, il cite Vance Packard
et Edward Barnays. Le premier a écrit à la fin des
années cinquante un livre sur « La persuasion clandestine
» et le second, le gendre de Sigmund Freud, a inventé,
dans les années trente du vingtième siècle,
le marketing en disant qu’il fallait faire en sorte : «
que les gens désirent ce dont ils n'ont pas besoin et qu'ils
aient besoin de ce qu'ils ne désirent pas ». Packard
disait en 1957 que : « Des efforts soutenus sont produits,
souvent avec au final de surprenants résultats, pour diriger
nos habitudes inconscientes, nos décisions d'achats; et nos
processus mentaux... Typiquement, ces efforts sont concentrés
pour nous toucher sous le niveau de notre conscience; ainsi les
mobiles qui nous dirigent sont souvent, dans un sens, cachés.
» Aujourd’hui tout cela se déploie ouvertement,
plus rien n’est caché. On retrouve donc l’analyse
des courants anti-pub. On peut aussi penser aux analyses de Marcuse
sur « l’homme unidimensionnel », à la nuance
près, qu’ici, ce n’est plus la répression
qui est à la base du raisonnement, mais l’encouragement
à la jouissance.
Cet auteur n’est pas libertaire, mais son analyse est assez
radicale. Il pense qu’il faut apprendre à diverger
du système marchand et spectaculaire pour inventer, se disjoindre
du troupeau de la consommation pour se construire sur le plan personnel
et collectif. Pour lui, c’est un combat urgent. Cet objectif
ressemble beaucoup au nôtre, ensuite le débat concerne
le contenu de ce désir. C’est à la fois une
rupture dans le temps et un écart dans l’espace. Ce
souci rejoint l’évaluation de notre militance, qui
estime que nous sommes trop dépendant/es de l’actualité,
que c’est l’ennemi qui détermine notre rythme
et notre horizon.
A mon avis, son analyse peut rejoindre notre boite à outils
de théories critiques.
Philippe Coutant, Nantes le 17 Mai 2004
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