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Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/themes/consommation/stiegler_conrod.html
Comment la dictature de la consommation désespère le citoyen
Bernard Stiegler
Né en 1952, ce disciple de Derrida, philosophe de la technique,
dirige l'Ircam depuis 2001.
A lire, aux éditions Galilée : Aimer, s'aimer, nous aimer, 64 p.,
16 Euros ; ainsi que La Technique et le Temps (trois tomes).
Le 9 juin 2002, immédiatement après l'élection présidentielle
que l'on sait 21 avril et 5 mai), le philosophe Bernard Stiegler
présente, lors d'un colloque à Cerisy-la-Salle, une communication
qu'il inaugure ainsi : « Je dédie cette conférence aux électeurs
du Front national dont je me sens proche. Je me sens proche d'eux
parce que ce sont des gens qui souffrent et qui me font souffrir..
Si je souffre avec eux, je ne souffre pas ainsi seulement du fait
qu'ils me font souffrir Je souffre aussi avec eux de ce qui les
fait souffrir. »
Une fois cette position prise, Bernard StiegJer engage son propos
avec le rappel d'un fait divers intervenu quelques semaines plus
tôt. Dans la nuit du 26 au 27 mars, à quelques semaines du 21 avril,
Richard Durn provoque un émoi considérable dans la France entière
en assassinant huit membres du conseil municipal de Nanterre réuni
en séance plénière (1). Durn avait fait le mal, expliquera-t-il
en substance, parce qu'il voulait avoir au moins une fois dans sa
vie le sentiment d'exister. Quelque chose dans la seule réalité
de ce conseil municipal lui était devenu insupportable. Et ce quelque
chose, Richard Durn crut pouvoir le faire disparaître par un carnage,
une sorte d'hécatombe, et, du coup, réparer sa propre histoire de
perdant anonyme. Il se suicide le 28 mars dans les locaux de la
police. Ce passage à l'acte est d'une ampleur considérable, comme
le sera un peu plus tard, et dans un autre registre, le premier
tour de l'élection présidentielle, lequel verra nombre d'électeurs
utiliser leur bulletin de vote pour vomir un système politique suppose
présenter. Et, d'une certaine manière, précipite son implosion,
quelles qu'en soient les conséquences.
A partir de quoi, Bernard Stiegler cherche à comprendre les ressorts
de ce qu'il nomme la misère symbolique, mère de toutes les souffrances
et pourvoyeuse de catastrophes à venir. Le philosophe les pressent
nombreuses et imminentes. On l'aura compris, le monde selon Stiegler
n'est pas d'une folle gaieté. De cette conférence en tout cas naît
un livre. Il est bref, dense, parfois d'un accès réellement difficile,
parfois très proche de nous. Son titre surprend comme un aveu ou
un avertissement, Aimer, s'aimer, nous aimer, Du 11 septembre au
21 avril. Ce livre aurait pu s'appeler De la honte. Mais en choisissant
l'amour comme totem, Bemard Stiegler adopte probablement le parti
de la vie, et c'est heureux de la part d'un intellectuel qui veut
aujourd'hui prendre publiquement la parole.
Que nous dit-il ?
En gros ceci ! Que notre état contemporain d'individu consommateur,
appartenant à une foule indifférenciée d'individu's- consommateurs,
reproduisant à peu près en même temps les mêmes actes de consommation,
soumis aux mêmes injonctions ou aux mêmes manipulations de la part
notamment des médias de masse, détruit peu à peu en nous tout sens
de notre singularité, produit un sentiment irrépressible de honte,
de dégoût de soi, d'où ne peut que surgir du pire. Le pire pouvant
prendre de multiples visages, celui de Richard Durn ou celui de
ces hommes et de ces femmes qui prêtent à Jean-Marie Le Pen le destin
d'un sauveur. Ou encore celui de notre docilité.
Le mieux ici est de reprendre les mots de Bernard Stiegler, qui
s'adresse souvent à ses lecteurs comme s'ils ne voulaient rien entendre
: « J'essaie de vous dire que l'organisation illimitée de la consommation,
l'organisation de la liquidation du narcissisme - ce dont les électeurs
sont les victimes -, liquidation qui est l'organisation de la folie
pure... » Derrière-tout cela, il y aurait donc entreprise de démolition.
Principalement accusées, les industries culturelle. Entendons par
là ces empires d'une puissance Inouïe, qui cherchent à nous faire
adopter des modèles de comportement grâce auxquels nous autres consommateurs
acceptons sans cesse de nouveaux produits dont nous ne voulons pas
et qui, de surcroît, sont voués à disparaître de plus en plus vite.
Dans ces produits, il faut aussi bien compter un téléphone portable
qu'une paire de chaussures de marque, une émission de télévision
qu'un film, un vêtement qu'une star de la chanson, un écran plat
qu'une automobile. En tout cas, des biens symboliques, faisant de
nous des êtres censément contemporains.
Une expression populaire dit cela à merveille: « Que voulez-vous,
il faut bien suivre le mouvement ! » Comme si nous n'avions pas
le choix. Ainsi l'exige de nous le capitalisme hyper-industriel,
engagé dans la constitution et la conquête de marchés de plus en
plus vastes, soumis à des critères de rentabilité de plus en plus
impérieux. Dans cette sorte de guerre pour l'hégémonie, ce capitalisme
a prioritairement besoin de dresser les consciences. Et pour y parvenir,
l'arme dont il dispose s'appelle le marketing. Voilà comment nous
sommes à peu près tous conduits - sinon réduits - à abdiquer notre
qualité de sujets singuliers, sans nous être battus une seule seconde.
Il y a là quelque chose du totalitarisme. Tous, nous en souffrons
de cent manières.
Arrêtons un court instant la pendule du temps et regardons-nous
vivre. Regardons-nous, par exemple, errant parmi tarit d'autres
semblables dans des centres commerciaux, surgis de nulle part à
la périphérie des villes. Regardons-nous, un portable d'une main,
poussant de l'autre un Caddie, le remplissant dans un état d'absence
à nous-mêmes, convoitant des produits dont la possession ne nous
apaisera pas. Regardons—nous avancer en troupeau tandis qu'une musique
d'ascenseur nous murmure à l'oreille qu'il ne se passe rien, qu'il
ne s'est jamais rien passé et qu'il ne se passera jamais rien. Comme
si notre temps propre, notre mémoire ou notre sensibilité n'avaient
plus lieu d'être. C'est la fabrique de la folie.
Car pour vivre sans être fou, nous rappelle le philosophe, il
faut s'aimer un peu. Pas trop, mais un peu. Suffisamment en tout
cas pour conserver une certaine estime de soi et la capacité de
nouer des liens minimaux avec son environnement. Appelons cela comme
nous voulons. Stiegler dit « narcissisme primordial». C'est le strict
nécessaire permettant à chacun d'exister sans nuire à autrui. Mais
pour s'aimer de cette, manière et composer une société, il faut
que soit préservée et maintenue en tout lieu et à tout instant une
franche séparation entre soi-même et les autres, le je et le nous.
Notre nouveau malheur d'exister vient de ce que le capitalisme d'aujourd'hui
a besoin que nous marchions en foule.
Alors pourquoi voter ?
En effet, pourquoi voter pour des gens qui ne nous aident pas, nous
laissent devenir cela, nous répètent qu'il n'y a pas d'autre chemin,
n'ont peut-être pas la moindre perception de ce que nous sentons
confusément ? Pourquoi voter pour des gens qui nous abandonnent
aux lois du marché quand ils ne nous considèrent pas comme des parts
de marché ou une addition de niches ? Pourquoi voter pour des gens
qui s'accommodent de ce que nous devenons ? Si notre honte ne les
concerne pas, qu'ils restent entre eux . Nous voilà bien au coeur
de la plaie, là où manque de la parole, sinon justement de l'amour.
S'il n'est pas le seul à risquer sa pensée de ce côté- ci de la
crise politique, le philosophe Bernard Stiegler,....par ailleurs
directeur de l'Ircarn (Institut de recherche et coordination acoustique/musique,
Paris), plonge les mains dans le cambouis avec un sens de l'urgence
qui n'appartient qu'à lui. Comme il le révéla lui-même il y a quelques
mois, il a passé cinq années de sa vie en prison et s'y est découvert
philosophe. Cet aveu a fait l'objet d'une belle leçon de philosophie
appliquée, Passer à l'acte (2)
Daniel Conrod
Le crime de Richard Durn n'est pas sans rappeler celui du caporal
Lortie (1984), à propos duquel Pierre Legendre a écrit en 1989 son
remarquable Crime du caporal Lortie, Traité sur le père (éd. Fayard).
Passer à l'acte, de Bernard Stiegler, éd. Galilée, 70 p., 13 Euros
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