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Origine : http://www.lemonde.fr/txt/article/0,1-0@2-3232,36-371027,0.html
LE MONDE 30.06.04
De la croyance en politique, par Bernard Stiegler
En ce début du XXIe siècle, la liquidation des singularités
induit à la fois la totale perte de confiance des prolétarisés
et la mécréance calculatrice et avérée
des puissants, toujours plus hégémoniques et arrogants.
Le scepticisme qui s'est manifesté lors des élections
européennes ne fut que l'un des résultats les plus
lamentables de la mécréance politique qui ravage le
monde contemporain. Cet effondrement de la croyance en politique
a une histoire, qu'il faut désormais analyser.
Après que la révolution industrielle eut transformé
en prolétaires les ouvreurs de monde qu'étaient, à
leur manière, et à l'écart des clercs, les
ouvriers - ceux qui opèrent avec leur main- d'œuvre,
les travailleurs et les producteurs en général -,
le XXe siècle a accompli la mondialisation du capitalisme
en imposant la prolétarisation du consommateur. Ce prolétariat
total, exproprié de tout savoir, qu'il s'agisse de ses savoir-faire
ou de ses savoir-vivre, est à présent condamné
à une vie-sans-savoirs, c'est-à-dire sans saveurs.
Il est jeté dans un monde insipide, et parfois immonde :
à la fois économiquement, symboliquement et libidinalement
misérable.
Comme celle du producteur, la prolétarisation du consommateur
affecte toutes les couches sociales, bien au-delà de la "classe
ouvrière". Elle conduit à l'état de consomption
qui résulte de la captation et du détournement de
l'économie libidinale par les technologies du marketing :
l'exploitation rationnelle de la libido par les moyens industriels
épuise l'énergie qui la constitue.
Or la collectivité politique étant constituée
par sa "philia" (par l'"amicalité" qui
lie ceux qui la composent) est de part en part libidinale. Autrement
dit, la consomption tend à liquider le processus d'individuation
politique qui caractérisait l'Occident depuis que les poètes
géomètres et législateurs, fondateurs des cités
de la Grèce ancienne, penseurs dits présocratiques,
interrogeaient cette individuation comme le mystère de l'Un
et du Multiple, politisaient ainsi le monde en le pensant, et le
pensaient en le trans-formant, c'est-à-dire en légiférant,
affirmant ainsi le pouvoir des idées.
Une politique est-elle donc encore possible aujourd'hui qui ne
serait pas essentiellement une lutte, un "polemos", selon
le langage d'Héraclite (vers 576-vers 480 av. J.-C.) contre
l'épuisement tendanciel des ressources existentielles, temporelles
et sapientielles hors desquelles paraît impossible quelque
individuation psychique et collective que ce soit - y compris, peut-être,
au-delà de ou par-delà toute politique ?
La société de contrôle, au sens du philosophe
Gilles Deleuze (1925-1995), comme mise en œuvre des technologies
du calcul qui permettent l'absorption de l'existence par les impératifs
industriels de la production, poursuit et complique la rationalisation
telle que la décrivit le sociologue allemand Max Weber (1864-1920).
Pour développer son analyse du "Beruf" comme "vocation
à gagner de l'argent" ("le système capitaliste
a besoin de ce dévouement à la vocation de gagner
de l'argent"), Weber rappelle que l'ouvrier, dès lors
que l'on augmente son salaire, travaille moins : il choisit de prendre
son temps.
L'ouvrier qui ouvre est d'abord tourné vers ce temps libre
et social que l'on appelait autrefois l'"otium". S'il
gagne plus d'argent, il diminue son temps de travail pour exister
dans la liberté de son temps, et non seulement survivre et
sub-sister, ce qui contredit "l'esprit du capitalisme".
Il faut donc baisser son salaire pour l'obliger à travailler
: telle est la paupérisation qui accompagne inévitablement
la prolétarisation.
Avec le fordisme comme nouveau modèle industriel aussi bien
que politique, le producteur doit devenir, au début du XXe
siècle et aux Etats-Unis, un consommateur. Cette nouvelle
rationalité apparaît d'autant plus nécessaire
que la Grande Dépression des années 1930 exprime les
fameuses "contradictions du capitalisme". C'est ainsi
que le marketing devient roi, entamant le processus de prolétarisation
du consommateur.
Cependant, la prolétarisation généralisée,
comme appauvrissement des existences aussi bien que des subsistances,
imposée à toutes les individualités, psychiques
ou collectives, qu'il s'agit de soumettre à une pression
permanente en vue de les particulariser et de les désingulariser,
finit par engendrer un effondrement de la raison, si l'on entend
par "raison" ce qui constitue le motif de vivre des âmes
qu'Aristote appelle "noétiques" et qu'il qualifie
aussi de "politiques" dans la mesure où elles sont
ainsi tournées vers et enclines à la "philia".
Ce motif, Aristote (vers 384-vers 322 av. J.-C.) le nomme "theos"
: il est par excellence l'avènement de l'onto-théologico-politique.
La rationalisation prolétarisante du producteur, qui passe
par la transformation du "logos" en "ratio",
est ce qui, concrétisant la "mort de Dieu", substitue
à la question de la croyance celle de la confiance. Et c'est
pourquoi le dollar exprime tout de la pensée de l'homme politique
américain Benjamin Franklin (1706-1790), dont les sermons
guident l'analyse de Weber, par cet énoncé inscrit
sur le billet vert : "In God we trust", la croyance (belief)
étant devenue, selon les sermons de Franklin, légitimement
calculable, ce qui est sa transformation en ce que l'on appellera
dès lors la confiance.
Tel est le fruit de ce nouvel état d'esprit en quoi consiste
le développement du capitalisme et qui nécessite,
comme le montre Weber, une "confiance absolue en ses innovations"
et le règne du trust. Le capitalisme est l'invention permanente
- et littéralement fascinante - de nouveaux modes de production
et de consommation qu'il faut développer contre la tradition,
et qui supposent le développement d'une confiance intégralement
calculable qui vient se heurter à la croyance.
Cependant, en ce début du XXIe siècle, la liquidation
des singularités et la destruction tendancielle de l'économie
libidinale qui en résulte, et que chacun pressent, ne serait-ce
que par dénégation, induit à la fois la totale
perte de confiance des prolétarisés et la mécréance
calculatrice et avérée des puissants, toujours plus
hégémoniques et arrogants.
Le discrédit généralisé répond
dès lors à la prolétarisation totale et menace
le système capitaliste en son cœur même : le développement
rationnel de la confiance entraîne la destruction rationnelle
de toute croyance - c'est-à-dire de tout avenir. Tel est
le nihilisme, face auquel Friedrich Nietzsche (1844-1900), contrairement
à tant de clichés, en appelle à une autre croyance.
"Et si vous deviez gagner la mer, vous autres émigrants,
ce qui vous y pousserait, vous aussi, serait encore une croyance",
écrit-il dans Le Gai Savoir.
Aujourd'hui, la souffrance est terriblement éprouvée
par tous et partout de la mécréance et du discrédit,
qui n'a pu advenir comme évidence (il aura fallu un siècle,
comme Nietzsche l'annonça) qu'à partir du moment où
la libido, le désir au sens freudien, et non simplement l'intérêt
au sens webérien, est devenue l'objet du calcul en vue de
son exploitation systématique.
Aussi nécessaire que puisse apparaître de nos jours
une interrogation en retour du théologico-politique, la nouvelle
question de la croyance en politique est donc moins un retour au
religieux qu'un retour de ce qui aura été refoulé
à travers la mort de Dieu : la question de la consistance
en tant que ce qui, n'existant pas, ne peut pas faire l'objet de
calcul, en tant que ce qui maintient distincts, mais non opposés,
motif et "ratio". La question de ce qui, comme existence
tournée vers le consistant qui n'existe pas, compose (avec)
l'incalculable : "Il faut qu'il y ait dans le poème
un nombre tel qu'il empêche de compter", écrit
le poète et dramaturge Paul Claudel (1868-1955), et il n'y
a pas que Dieu qui, bien que n'existant pas, consiste. Il y a aussi
l'art, la justice, les idées en général. Les
idées n'existent pas : elles ne font que consister. Telle
est leur force, leur pouvoir, comme dit Freud. Tel est le pouvoir
du savoir, du sapide, de la sapience.
Dieu étant mort, le diable est encore vivant, et, comme
trust ingérant et éliminant toute croyance, il risque
de ruiner à jamais l'inéluctable devenir-industriel
du monde. Il s'agit cependant et d'abord de ne pas diaboliser ce
diable. Mais il s'agit de combattre l'hégémonie de
la confiance calculante, qui est autophage et ne peut qu'engendrer
le discrédit. Car si la mort de Dieu, c'est-à-dire
la révélation de son inexistence, n'est pas inévitablement
l'annulation de la question de la consistance, avec le développement
de l'esprit du capitalisme, le devenir calculable de ce qui projetait,
comme existences (comme singularités), les consistances (les
idées, les savoirs et leurs pouvoirs), ce devenir, sans cet
avenir dont il n'est pas automatiquement synonyme, est ce qui tend
à réduire ces consistances en cendres : les cendres
de subsistances inexistantes et inconsistantes. Insipides.
Telle est la consomption, qu'il faut combattre, comme hégémonie
de l'économique, en interrogeant à nouveaux frais
la croyance en politique.
Cette question est ce qui peut dire oui au devenir, mais à
la condition d'y distinguer un avenir avec lequel ce devenir ne
coïncide évidemment pas d'emblée. La confusion
des deux est précisément la mécréance
porteuse du discrédit. C'est ce qui a fait sombrer la classe
politique tout entière dans ce cynisme honteux qui réduit
la modernité à une pure gestion de la nécessité
de s'adapter aux pouvoirs sans savoirs du calcul. Or la croyance
ne peut jamais consister qu'en la projection dans et vers ce qui
se tient par-delà tout horizon adaptatif et comme ce qui,
procédant du pouvoir des idées, est le motif de toute
invention véritable, c'est-à-dire de toute ouverture
(œuvre, mains d'œuvres) d'un avenir tout aussi possible
qu'indéterminé.
La question de la croyance en politique doit alors revisiter et
distinguer, mais sans les opposer, l'"otium" et le "negotium",
en mettant au cœur de la question politique la culture définie
comme culte de cette distinction qui n'oppose pas mais qui compose
sans renoncer. Il ne s'agit en aucun cas de ghettoïser la culture
dans une "politique culturelle", nationale ou européenne,
voire mondiale (onusienne), patrimoniale ou "hypermoderniste",
dont l'"exception" ou la "diversité"
seraient la bonne conscience ou la conscience malheureuse : à
l'âge du capitalisme culturel, la politique doit devenir avant
toute autre tâche une politique des singularités, pour
l'invention d'un nouvel âge industriel, et comme une écologie
de l'esprit.
Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l'Institut de recherche
coordination acoustique musique (Ircam).
Le Monde 01.07.04
http://www.lemonde.fr/txt/article/0,1-0@2-3232,36-371027,0.html
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