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[Cip-idf] "De la misère symbolique", Bernard Stiegler,
Le Monde
To: CIP idf liste
Subject: [Cip-idf] "De la misère symbolique", Bernard
Stiegler, Le Monde
Date : 11 Oct 2003
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De la misère symbolique, par Bernard Stiegler LE MONDE |
10.10.03
La question politique est une question esthétique, et réciproquement :
la question esthétique est une question politique. J'emploie
ici le terme "esthétique" dans son sens le plus vaste.
Initialement, aisthésis signifie sensation, et la question
esthétique est celle du sentir et de la sensibilité
en général.
Je soutiens qu'il faut poser la question esthétique à
nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique,
pour inviter le monde artistique à reprendre une compréhension
politique de son rôle. L'abandon de la pensée politique
par le monde de l'art est une catastrophe.
Je ne veux évidemment pas dire que les artistes doivent "s'engager".
Je veux dire que leur travail est originairement engagé dans
la question de la sensibilité de l'autre. Or la question politique
est essentiellement la question de la relation à l'autre dans
un sentir ensemble, une sympathie en ce sens.
Le problème du politique, c'est de savoir comment être
ensemble, vivre ensemble, se supporter comme ensemble à travers
et depuis nos singularités (bien plus profondément encore
que nos "différences") et par-delà nos conflits
d'intérêts.
La politique est l'art de garantir une unité de la cité
dans son désir d'avenir commun, son individuation, sa singularité
comme devenir-un. Or un tel désir suppose un fonds esthétique
commun. L'être-ensemble est celui d'un ensemble sensible. Une
communauté politique est donc la communauté d'un sentir.
Si l'on n'est pas capable d'aimer ensemble les choses (paysages, villes,
objets, ¦uvres, langue, etc.), on ne peut pas s'aimer. Tel
est le sens de la "philia" chez Aristote. Et s'aimer, c'est
aimer ensemble des choses autres que soi.
Pour autant, l'esthétique humaine a une histoire et est donc
une incessante transformation du sensible. Manet rompant avec la tradition
est la pointe d'un sentir qui n'est pas partagé par tous -
d'où les conflits esthétiques qui se multiplient à
partir du XIXe siècle. Mais ces conflits sont un processus
de construction de la sympathie qui caractérise l'esthétique
humaine, une créativité qui transforme le monde en vue
de bâtir une nouvelle sensibilité commune, formant le
nous interrogatif d'une communauté esthétique à
venir. C'est ce que l'on peut nommer l'expérience esthétique,
telle que l'art la fait - comme on parle d'expérience scientifique :
pour découvrir l'altérité du sentir, son devenir
porteur d'avenir.
Or je crois que, de nos jours, l'ambition esthétique à
cet égard s'est largement effondrée. Parce qu'une large
part de la population est aujourd'hui privée de toute expérience
esthétique, entièrement soumise qu'elle est au conditionnement
esthétique en quoi consiste le marketing, qui est devenu hégémonique
pour l'immense majorité de la population mondiale - tandis
que l'autre partie de la population, celle qui expérimente
encore, a fait son deuil de la perte de ceux qui ont sombré
dans ce conditionnement.
C'est au lendemain du 21avril 2002 que cette question m'a en quelque
sorte sauté à la figure. Il m'est apparu ce jour-là,
dans une effrayante clarté, que les gens qui ont voté
pour Jean-Marie Le Pen sont des personnes avec lesquelles je ne sens
pas, comme si nous ne partagions aucune expérience esthétique
commune. Il m'est apparu que ces hommes, ces femmes, ces jeunes gens
ne sentent pas ce qui se passe, et en cela ne se sentent plus appartenir
à la société. Ils sont enfermés dans une
zone (commerciale, industrielle, d'"aménagements"
divers, voire rurale, etc.) qui n'est plus un monde, parce qu'elle
a décroché esthétiquement.
Le 21 avril a été une catastrophe politico-esthétique.
Ces personnes qui sont en situation de grande misère symbolique
exècrent le devenir de la société moderne et
avant tout son esthétique - lorsqu'elle n'est pas industrielle.
Car le conditionnement esthétique, qui constitue l'essentiel
de l'enfermement dans les zones, vient se substituer à l'expérience
esthétique pour la rendre impossible.
Il faut savoir que l'art contemporain, la musique contemporaine, les
intermittents du spectacle, la littérature contemporaine, la
philosophie contemporaine et la science contemporaine font souffrir
le ghetto que forment ces zones.
Cette misère n'affecte pas simplement les classes sociales
pauvres : le réseau télévisuel, en particulier,
trame comme une lèpre de telles zones partout, concrétisant
ce mot de Nietzsche : "Le désert croît." Pour
autant, tous ne sont pas exposés également à
la maladie : d'immenses pans de la population vivent dans des espaces
urbains dénués de toute urbanité, tandis qu'une
minuscule minorité peut jouir d'un milieu de vie digne de ce
nom.
Il ne faut pas croire que les nouveaux misérables sont d'abominables
barbares. Ils sont le c¦ur même de la société
des consommateurs. Ils sont la "civilisation". Mais telle
que, paradoxalement, son c¦ur est devenu un ghetto. Or ce ghetto
est humilié, offensé par ce devenir. Nous, les gens
réputés cultivés, savants, artistes, philosophes,
clairvoyants et informés, il faut que nous nous rendions compte
que l'immense majorité de la société vit dans
cette misère symbolique faite d'humiliation et d'offense. Tels
sont les ravages que produit la guerre esthétique qu'est devenu
le règne hégémonique du marché. L'immense
majorité de la société vit dans des zones esthétiquement
sinistrées où l'on ne peut pas vivre et s'aimer parce
qu'on y est esthétiquement aliéné.
Je connais bien ce monde : j'en viens. Et je sais qu'il est porteur
d'insoupçonnables énergies. Mais si elles sont laissées
à l'abandon, ces énergies se feront essentiellement
destructrices.
Au XXe siècle, une esthétique nouvelle s'est mise en
place, fonctionnalisant la dimension affective et esthétique
de l'individu pour en faire un consommateur. Il y eut d'autres fonctionnalisations :
certaines eurent pour but d'en faire un croyant, d'autres un admirateur
du pouvoir, d'autres encore un libre-penseur explorant l'illimité
qui résonne dans son corps à la rencontre sensible du
monde et du devenir.
Il ne s'agit pas de condamner, bien loin de là, le destin industriel
et technologique de l'humanité. Il s'agit en revanche de réinventer
ce destin et, pour cela, d'acquérir une compréhension
de la situation qui a conduit au conditionnement esthétique
et qui, si elle n'est pas surmontée, conduira à la ruine
de la consommation elle-même et au dégoût généralisé.
On distingue au moins deux esthétiques, celle des psycho-physiologues,
qui étudie les organes des sens, et celle de l'histoire de
l'art, des formes artéfactuelles, symboles et ¦uvres.
Alors que l'esthétique psycho-physiologique apparaît
stable, l'esthétique des artefacts ne cesse d'évoluer
à travers le temps. Or la stabilité des organes des
sens est une illusion en ce qu'ils sont soumis à un processus
incessant de défonctionnalisations et refonctionnalisations,
précisément lié à l'évolution des
artefacts.
L'histoire esthétique de l'humanité consiste en une
série de désajustements successifs entre trois grandes
organisations qui forment la puissance esthétique de l'homme :
son corps avec son organisation physiologique, ses organes artificiels
(techniques, objets, outils, instruments, ¦uvres d'art), et
ses organisations sociales résultant de l'articulation des
artefacts et des corps.
Il faut imaginer une organologie générale qui étudierait
l'histoire conjointe de ces trois dimensions de l'esthétique
humaine et des tensions, inventions et potentiels qui en résultent.
Seule une telle approche génétique permet de comprendre
l'évolution esthétique qui conduit à la misère
symbolique contemporaine - où, il faut bien sûr l'espérer
et l'affirmer, une force nouvelle doit se cacher, aussi bien dans
l'immense ouverture de possibles que portent la science et la technologie
que dans l'affect de la souffrance elle-même.
Que s'est-il passé au XXe siècle quant à l'affect
Au cours des années 1940, pour absorber une surproduction de
biens dont personne n'a besoin, l'industrie américaine met
en ¦uvre des techniques de marketing (imaginées dès
les années 1930 par Edward Barnay, un neveu de Freud) qui ne
cesseront de s'intensifier durant le XXe siècle, la plus-value
de l'investissement se faisant sur les économies d'échelle
nécessitant des marchés de masse toujours plus vastes.
Pour gagner ces marchés de masse, l'industrie développe
une esthétique où elle utilise en particulier les médias
audiovisuels qui vont, en fonctionnalisant la dimension esthétique
de l'individu, lui faire adopter des comportements de consommation.
Il en résulte une misère symbolique qui est aussi une
misère libidinale et affective, et qui conduit à la
perte de ce que j'appelle le narcissisme primordial : les individus
sont privés de leur capacité d'attachement esthétique
à des singularités, à des objets singuliers.
Locke comprit au XVIIe siècle que je suis singulier à
travers la singularité des objets avec lesquels je suis en
relation. Je suis le rapport à mes objets en tant qu'il est
singulier. Or le rapport aux objets industriels, qui par ailleurs
se standardisent, est désormais standardisé et catégorisé
en particularismes qui constituent pour le marketing des segments
de marché tout en transformant le singulier en particulier.
Car les techniques audiovisuelles du marketing conduisent à
faire que progressivement, mon passé vécu, à
travers toutes ces images et ces sons que je vois et que j'entends,
tend à devenir le même que celui de mes voisins. Et la
diversification des chaînes est elle aussi une particularisation
des cibles - raison pour laquelle elles tendent toutes à faire
la même chose.
Mon passé étant de moins en moins différent de
celui des autres parce que mon passé se constitue de plus en
plus dans les images et les sons que les médias déversent
dans ma conscience, mais aussi dans les objets et les rapports aux
objets que ces images me conduisent à consommer, il perd sa
singularité, c'est-à-dire que je me perds comme singularité.
Dès lors que je n'ai plus de singularité, je ne m'aime
plus : on ne peut s'aimer soi-même qu'à partir du savoir
intime que l'on a de sa propre singularité. Si notre singularité
est détruite, notre amour de nous-même est détruit.
Quant à l'art, il est l'expérience et le soutien de
cette singularité sensible comme invitation à l'activité
symbolique, à la production et à la rencontre de traces
dans le temps collectif.
L'amour propre que rend possible la singularité de l'individu,
et que, dans la psychanalyse, on appelle le narcissisme, est la condition
de l'amour des autres. Si je ne m'aime pas moi-même, je ne peux
aimer les autres. C'est pourquoi le tueur de Nanterre, Richard Durn,
est un exemple de ce vers quoi nous allons : un exemple du genre de
passages à l'acte à quoi conduit la misère symbolique,
anticipant cet autre passage à l'acte que fut le 21 avril 2002.
Voilà en quoi la question esthétique et la question
politique n'en font qu'une.
Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l'institut de recherche
et de coordination acoustique/musique (Ircam). Ce texte ainsi que
celui d'Edward Bond seront lus par les auteurs dans le cadre d'une
journée d'interventions et de débats, sur le thème
"La place de l'artiste dans la cité d'aujourd'hui",
organisée par France-Culture, samedi 11octobre, de 13h30 à
21heures, au Cabaret sauvage, 59, bd Macdonald, Paris-19e.
Le lien d'origine : http://listes.rezo.net/archives/cip-idf/2003-10/msg00196.html
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