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CRITIQUE
Le Syndrome de Gramsci et La Castration mentale évoquent
un apocalypse culturel à venir. Le premier sur le mode de
la fiction, le second sur celui de l'essai. Deux livres de l'éveil
L'affolement de la perte
Le Syndrome de Gramsci pourrait être une longue lettre écrite
à une femme. C'est ainsi en tout cas que se présente
le roman qui n'a de roman que le nom. Le narrateur s'adresse à
un vous derrière lequel se cache une amante . Sa missive
revêt un caractère obsessionnel. Notre narrateur, lors
d'une discussion avec un ami en Italie, a eu tout à coup
un trou de mémoire à propos d'un nom propre, celui
de Gramsci, homme politique italien enfermé par le régime
mussolinien qui voulait l'empêcher de penser.
La perte de ce nom, au beau milieu de la conversation prend aussitôt
un caractère dramatique. D'abord parce que Gramsci est le
symbole de la résistance de la pensée sur le totalitarisme
et le narrateur cultive pour lui une réelle admiration. Ensuite
parce que notre narrateur voit dans cet incident l'annonce prochaine
de sa mort. La perte d'un mot inaugurant celle du langage, de la
mémoire et de la pensée. Pire, cette "maladie"
qu'il sent désormais en lui pourrait l'emporter sans qu'il
s'en rende compte tout comme les fous ne savent pas qu'ils sont
fous. Dès lors, la lettre prend une tournure de monologue
où la destinataire joue le rôle d'aiguillon de la pensée,
permettant ainsi au narrateur de plonger plus profondément
dans son angoisse, d'en expliquer la logique, d'en montrer le bien
fondé. "Soyons clair : quand je m'adresse à vous,
je m'exerce en réalité à scruter une région
vers laquelle cependant je n'ose diriger mes yeux." Le stratagème
qui consiste à parler à une absente, permet tout au
moins d'éviter l'apitoiement en jouant du scalpel de l'analyse
sans atteindre une douleur insupportable. Le Syndrome de Gramsci
dans l'intimité où il se déroule aurait pu
être d'une lecture insupportable. Mais Bernard Noël qui
ne croit en aucun "je", joue plus sur le registre du politique
et du philosophique que sur celui de l'anecdotique. Le simple fait
de choisir le nom de Gramsci, la vigilance que le narrateur avoue
ne savoir "plus où porter", la résistance
aux modes de penser communs qui détruisent la pensée
individuelle font du texte une sorte de manifeste pessimiste et
désespéré de l'individu face à ce qui
le broie : le pouvoir.
La Castration mentale que sortent sur beau papier vergé
les éditions Ulysse fin de siècle, renforce ce sentiment.
Essai qui rassemble notamment les textes écrits pour les
Etats généraux de la Culture, La Castration mentale
développe les thèmes que la fiction chez P.O.L aborde
par la face de l'affect. Ce livre agit comme un voyant lumineux
dont la clarté signale immédiatement un danger. Ici,
la menace vient d'une perte latente du sens dans notre société,
remplacé qu'il est par la recherche du profit. "La privation
du sens - ou Censure- est l'arme absolue de la démocratie
: elle permet de tromper la conscience et de vider les têtes
sans troubler la passivité des victimes." En montrant
combien l'homme, après avoir été dépossédé
de son travail va l'être de ses loisirs, Bernard Noël
insiste sur le fait que la culture est devenue aujourd'hui une marchandise.
Cet affadissement, plus grave qu'une opposition frontale à
toute expression artistique, s'effectue dans un engourdissement
qui en assure la réussite. Nous sommes en train de mourir,
nous, en tant qu'homo sapiens, sans même nous en rendre compte.
Face au sommeil qui nous submerge, Bernard Noël s'effraie d'une
culture qui joue de bien douces berceuses. Et si pour l'écrivain,
toute prise de parole semble futile ("que je m'exprime au nom
de la gauche, au nom de la poésie, au nom de l'homme, je
me fais rire moi-même"), écrire, parler, c'est
déjà ne pas dormir. Et comme ces deux livres peuvent
encore nous tenir éveillés, il faut les qualifier
de salutaires.
T.Guichard
Le Syndrome de Gramsci P.O.L. 110 pages, 75 FF
La Castration mentale Ulysse fin de siècle 138 pages, 100
FF
Article paru dans Le Matricule des Anges Numéro 008 - juillet-août
1994
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