|
http://www.pastis.org/jade/bernardnoel.htm
http://www.ifrance.com/Markusleicht/bnoel.htm
La rencontre avec Bernard Noël, écrivain dont l'œuvre
complexe s'élabore autour du regard, dévoile un homme
simple dont les yeux ne supportent plus la lumière du jour.
Il s'en suit une discussion sur les images d'aujourd'hui.
Lorsque paraît Le château de Cène en pleine
guerre d'Algérie, ce roman érotique poétique
est immédiatement censuré. A la suite du procès
qui lui sera fait, Bernard Noël se défendra d'avoir
écrit un roman allégorique et de n'être qu'un
"bon écrivain". En écrivant Le château
de Cène il avait voulu percer l'obstruction sensorielle de
la censure politique. La "sensure" ne cessera de hanter
par la suite l'œuvre de cet écrivain, qui en ne cessant
de retourner son regard sur lui-même, dévisage les
masques de notre société.
Bernard Noël
Jadeweb : L'écrit est de plus en plus supplanté par
l'image. Comment vivez-vous cette évolution ?
Bernard Noël : Je pense que la littérature est condamnée
à disparaître avant 20 ans. Elle survivra marginalement,
comme elle a survécu tout le moyen âge. Qu'elle soit
supplantée par l'image ne me gène pas, l'image n'est
pas grave en soit. Le mot image désigne en général
une image fixe, ou une succession d'images fixes, ça joue
avec l'imaginaire de la personne qui regarde. Quand j'exprime ce
point de vue pessimiste pour commencer c'est en pensant à
l'image médiatique, tout simplement parce que l'image médiatique
est un flux d'images qui occupe tellement tout l'espace mental du
spectateur qu'il n'y a plus d'espace ni pour l'imaginaire, ni pour
la réflexion. Et ça malheureusement c'est assez facile
à vérifier, si vous voyez l'effet de la fréquentation
accélérée de la télé par les
gamins. Ça m'a frappé parce que j'ai été
invité récemment dans un collège où
j'ai rencontré des classes de 6ème et de 5ème
et on se rend compte qu'il n'y a plus d'espace pour l'imagination.
Et non seulement il n'y a plus d'espace pour l'imagination, l'imagination
est devenue douteuse aux yeux même de ces enfants. Je n'en
croyais pas mes oreilles.
Les images médiatiques nous dépossèdent-elles
de notre propre regard ? Non. Elles l'occupent. Elles l'occupent
complètement. Il n'y a pas de distanciation. Au fond le visuel
et le mental sont deux vases communicants, si on remplit l'un on
remplit l'autre. Et ce qu'il est étrange, on dirait qu'il
n'y a pas de seuil de conscience entre les deux, à moins
d'un effort de conscience. Mais cet effort de conscience on ne le
fait pas automatiquement. Pour lire, pour regarder un film, pour
aller regarder un tableau il y a un effort du spectateur vers l'objet
de contemplation et tout le plaisir, enfin tout le plaisir ancien,
survenait à travers cet effort. Si dans la vie vous n'avez
aucun effort d'écoute vis à vis de l'autre il n'y
a pas de relation. Je crois que ce qui est en perdition c'est la
relation. Parce que ça se reporte aussi sur les relations
humaines. Le fait que la solitude grandisse me paraît une
évidence. Les gens s'en plaignent, ou s'en réjouissent
ou n'en ont pas conscience… Je crois qu'il n'y a pas de place
pour la littérature dans ce monde là, mais il n'y
a peut-être pas de place non plus pour la peinture, pour tout
ce qui nécessite une sortie de soi.
Dans "La castration mentale " vous parlez beaucoup de
sentiment de vacuité face au monde qui nous entoure. Le liez
vous à l'environnement technologique dans lequel nous vivons
? Il n'y a pas une condamnation à priori de l'environnement
technologique. Cet environnement est plutôt favorable à
ce que l'on pourrait appeler une libération des choses pratiques,
une simplification…
Est-ce que cela n'enlève pas du sens, justement ? Tout ce
qui était activité artisanale, c'est à dire
corps à corps en quelque sorte de la personne et de l'objet
entraînait beaucoup plus de satisfaction. C'est vrai probablement
parce que le temps investi à faire une chose en quelque sorte
se dépose dans la chose et lui confère une intensité
particulière. C'est vrai pour tout ce qui est artistique,
mais il ne reste plus guère aujourd'hui d'artisanal que l'artistique.
Le fait que le temps passé à une chose enrichi cette
chose m'a toujours intrigué. C'est vrai de ce qui a été
l'art occidental, ça n'a pas l'air vrai par exemple de l'art
oriental parce qu'il est fait dans un geste beaucoup plus rapide.
Mais ce geste est conditionné par une formation, une réflexion,
un état de concentration, qui ne s'obtient qu'à travers
une longue attente. Le geste du peintre chinois peut être
foudroyant, mais il est riche des années de réflexion
qui le précèdent. Donc cette spontanéité
est une fausse spontanéité, qui a été
travaillé longuement, et c'est elle qui se dépose
en fait. Cela m'intrigue parce que c'est assez difficile d'en parler,
ça a facilement l'air réactionnaire. Je constate simplement
que le temps investi dans une chose enrichi cette chose, c'est tout.
Dans l'univers de la répétition du geste, ce que l'on
a appelé le Taylorisme il n'y a plus de dépôt
de temps il y a une espèce au contraire de parasitage de
l'énergie de celui qui fait.
Après avoir aliéné le geste, on colonise le
regard ? Je pense que le regard est occupé par des choses
qui en quelque sorte le neutralisent. Dans le cas de l'image médiatique
ce flux occupe constamment la circulation du visuel au mental donc
occupe l'espace de la pensée. Mais c'est vrai que le regard
est parasité par un renforcement de l'apparence dans tous
les domaines. Il y a un rejet de tout ce qui est corporel. Tout
ce qui fait humeur, sang, sanie. Le corps qui est mis en avant est
un faux corps. C'est un vêtement de plus. De telle sorte que
les gens sont sans doute de plus en plus invités à
vivre sur des stéréotypes. Stéréotypes
du bonheur, stéréotype des vacances, stéréotype
du voyage enfin ce que vous voyez répandu partout.
Est-il possible de lutter contre ce phénomène ? (rire
gêné) Sans doute… mais je n'ai pas trouvé
la clé. A part la résistance, dont personnellement
je témoigne simplement en écrivant, d'autres en faisant
autre chose. Mais je ne sais pas comment on pourrait inviter les
autres à faire un barrage collectif systématique.
Je cherche mais je n'ai pas trouvé… (rire) Tout comme
je n'ai jamais trouvé comment diable lutter contre le pouvoir
avec des armes qui ne relèvent pas du pouvoir.
Il y a aujourd'hui un fort sentiment d'impuissance… Il ne
faut pas céder à ce sentiment. C'est étrange,
c'est arrivé pendant les années Mitterrand, disons
depuis 1984 j'ai eut le sentiment qu'il fallait beaucoup plus d'énergie
pour en faire plutôt moins. C'est un phénomène
dont il m'est arrivé assez souvent de parler pour constater
que beaucoup de gens pensaient la même chose sans qu'il soit
possible de désigner la région de la perte. Qu'est
ce qui fait qu'il y a comme une absorption d'énergie collective
? Peut-être tout simplement parce que les années Mitterrand
ont reposé sur un mensonge. Après tout cet homme a
incarné la gauche alors que c'est un homme de droite. Donc
au fond il a fait glisser notre société vers un parti
pris de droite, pour être un peu simplet, auquel les mouvements
de gauche n'ont pas résistés parce qu'ils étaient
trompés sur la nature. Les syndicats sont en perdition justement
parce qu'ils n'ont pas su résister aux mesures antisociales.
Comme la gauche était censé être au pouvoir
ils n'imaginaient pas que la gauche puisse entraîner cette
régression sociale. Alors peut-être que la déperdition
sociale vient de là... Peut-être qu'elle vient tout
simplement du fait de la suprématie de cet univers médiatique.
Je crois que non seulement le flux médiatique occupe la tête
des gens mais je crois aussi qu'il capte la vie des gens parce que
c'est un moyen d'expression qui n'exige du spectateur que la passivité.
Cette passivité est à la fois conquise et entretenue
par la séduction que procure notamment le spectacle télévisuel.
Et je crois que cette occupation mentale est doublée, mais
ça s'est difficile à démontrer, d'une sorte
de parasitage de la vitalité même de l'individu occupé
passivement à regarder. La force vitale est fatiguée
par ce phénomène et ça, il faudrait qu'il y
ait tout un travail d'équipe de réflexion là-dessus
pour définir exactement comment ça se passe.
Constater, n'est-ce pas une résistance passive ? Non. Constater
c'est déjà lutter contre, parce que c'est inviter
à la conscience du phénomène. Je crois que
l'arme principale est la conscience. Il y a des gens qui se croient
libres parce qu'ils zappent. Zapper ça ne change rien. On
passe d'un réseau sur l'autre mais le processus reste le
même, comme le fait que l'émission soit de qualité
ne change pas le processus mental. Evidemment il vaut mieux regarder
une émission dite bonne qu'un tissu d'âneries. Ce qui
est étrange c'est pourquoi ce tissu d'âneries ? Quel
plaisir ? Au fond ça ne peut pas ne pas être délibéré,
l'abêtissement universel. Cette complaisance elle est entretenue.
On joue avec. J'ai des amis qui travaillent dans les écoles
primaires qui me disent que d'après les prénoms des
enfants on peut dater leur naissance à partir du feuilleton
que les parents ont regardé. Ça a l'air de rien mais
le choix d'un prénom est semble-t-il quelque chose d'assez
important, puisqu'on projette une certaine image. Si on projette
sur vos enfants l'image du feuilleton télévisé,
vous êtes en pleine irréalité. L'irréalité
gagne sans cesse à travers cette espèce de culte de
l'apparence, le virtuel devant mettre le comble à ça
puisqu'on pourra vivre dans les images, aimer les images, aimer
les personnages fictifs. Ce qui est étonnant, outre l'effacement
de l'imaginaire, c'est l'effacement de la mémoire. Parce
que imaginaire et mémoire sont absolument liés. S'il
n'y a pas de profondeur temporelle dans la tête des gens il
n'y a pas non plus de dimension imaginaire. Mes amis profs me disent
que dès qu'ils expliquent par exemple que Napoléon
n'est pas un contemporain ça n'intéresse plus personne.
Tout ce qui n'est pas contemporain est inintéressant. Et
en réalité il n'y a aucune perspective historique.
Tout procède par accumulation de l'instantané. Les
informations ne mettent jamais les choses en perspective. Comme
ça, ça tombe du ciel enfin ça tombe de je ne
sais pas où …
Nous vivons dans une société qui efface l'individualité
tout en mettant en avant l'individualisme. La mondialisation entraîne
une uniformisation culturelle et aussi une uniformisation des stéréotypes,
et en même temps crée ce que vous dites, l'individualisme
mais pas la personne, pas l'individu. Des cellules… Ce qui
nous paraît bizarre aussi c'est que dans ce système
les problèmes intimes, mais qui sont si je puis dire une
fausse intimité, c'est toujours ce jeu de l'apparence, remplacent
peu à peu les problèmes sociaux, c'est à dire
entraînent une perte de solidarité. On vit aujourd'hui
dans le même mensonge que durant les années Mitterrand,
mais beaucoup plus efficace. Jospin ne fait pas mieux que Mitterrand.
Il est sans doute beaucoup plus honnête mais la dégradation
sociale est aussi grande. Il y a quelque temps Monsieur Strauss-Khan
a lancé un emprunt qui va être annexé sur l'inflation.
N'importe quel ministre de droite aurait fait ça autrefois
ç'aurait été un tollé incroyable. Parce
que ce sont les mêmes qui ont détruit l'échelle
mobile des salaires, ce qui voulait dire que c'étaient les
salaires qui étaient indexés sur l'inflation de sorte
qu'il y avait une augmentation automatique des salaires correspondant
à l'inflation, voilà que ça va être le
rente et c'est une mesure socialiste… C'est incroyable, et
ça ne fait ni chaud ni froid.
Le développement de l'image s'accompagne également
d'une dégradation des structures du langage… Le problème
c'est que tout le monde est d'accord pour dire qu'il y a un appauvrissement
du langage. S'il y a un appauvrissement du langage il y a forcément
un appauvrissement de la relation avec l'autre. Si tout ce que vous
avez à dire à une fille c'est "t'es super ",
c'est court. C'est caricatural, mais c'est un peu vers ça
qu'on va. Mais au fond on n'a aucun moyen de pointer cette perte.
Cette perte de langue, cette perte de langage. On constate que ça
s'appauvrit depuis vingt-cinq ans mais on ne sait pas comment parce
qu'il n'y a pas de repères dans cette circulation des mots.
Est que ce la montée en puissance des nouveaux médias,
où l'image prédomine, n'est pas une évolution
naturelle ? Le livre est apparu dans la continuité de l'écriture.
A quoi a servit l'écriture ? A l'origine elle a servi à
stocker de la mémoire hors du corps, c'est à dire
à amplifier la quantité de mémoire. Ensuite
elle a servit de miroir à la pensée. L'évolution
de la philosophie grecque repose là-dessus. Ça a eut
l'inconvénient de flécher le discours dans le sens
de l'écriture. On n'écrit qu'une syllabe après
l'autre dont on a appris à penser linéairement, si
je puis dire. Je ne sais pas comment on pensait avant qu'existe
l'écriture parce que même dans la pensée on
ne peut articuler qu'un mot après l'autre. Ce que l'image
a de fascinant, c'est peut-être qu'elle permet de s'évader
de la linéarité. Une suite d'image ce n'est pas simplement
une suite linéaire, c'est en quelque sorte une globalité
de vision. Alors il y a peut-être quelque chose d'extrêmement
riche là-dedans, le problème étant que la pensée
est liée à l'articulation or les images ne sont pas
articulées, bizarrement. Elles le sont un peu à travers
la succession. Cela pourrait entraîner l'humanité à
vivre dans la poésie. La poésie ne dit jamais blanc
et noir, elle ne dit jamais des choses absolument précises.
On a besoin des deux. On a besoin de temps en temps de choses précises
qui ne sont pas seulement l'information, qui sont la pensée,
qui sont éventuellement le récit. Quand on lit un
récit on n'en lit que peut-être un quart, on ne mémorise
pas la totalité de ce qu'on lit. Ce qui permet de relire,
ce qui permet que chacun trouve quelque chose de différent
dans les livres. Peut-être aussi parce qu'avec un livre on
peut revenir sur ses pas, avec un flux d'images on ne peut pas revenir.
Quand je vous disais tout à l'heure qu'il y a un côté
parasitage de la vitalité, peut-être est-ce parce que
le flux d'image nous fait entrer dans l'irréversible. Or
le temps de la vie est le temps de l'irréversible, justement.
Il y a peut-être une précipitation de l'irréversible.
Une intervention publique de Bernard Noël (novembre 2001)
En 40 ans, l'écrivain Bernard Noël a publié
une cinquantaine d'ouvrages, parmi lesquels de nombreux recueils
de Poésie (Extraits du corps, Fable pour ne pas), des recueils
d'aphorismes (Le journal du regard), plusieurs romans (Le château
de Cène, Onze roman d'œil…), plusieurs essais
(Portrait du Monde) et monographies ainsi qu'un Dictionnaire de
la commune.
Entretien paru dans Jade 17 © Lionel Tran & Jade, 1999.
Photos © Valérie Berge. Peinture © Ambre
|