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http://www.pastis.org/jade/janv02/bernardnoeldiscussion.htm
Bernard Noël, auteur du Journal du regard (P.O.L.) et La castration
mentale (P.O.L.), dont le roman Le Château de Cène
avait été interdit, était invité à
Lyon le 27 novembre 2001. Interrogé publiquement sur la manière
dont ont été présentés dans la presse
les attentats du 11 septembre 2001, il resitue cette question dans
un contexte plus large et questionne les limites d’une interprétation
manichéenne de ces événements.
Rencontre publique avec Bernard Noël
Au cours d’un débat public mené par Lionel Tran,
l’écrivain Bernard Noël aborde le choc visuel
du 11 septembre 2001, la notion d’acte symbolique, de censure
et d’autocensure.
Lionel Tran : Nous avons placé la rencontre de ce soir autour
du regard, qui est le thème central de votre œuvre.
J’aimerais que nous revenions ensemble sur ce qui s’est
passé le 11 septembre 2001 et plus précisément
sur les termes qui ont été utilisés dans la
presse pour parler de cet événement. Je vais vous
lire une série d’extraits d’articles écrits
les 12 et 13 septembre. J’aimerais savoir ce que ces propos
vous inspirent.
"Cette image est à peine croyable et c’est pourtant
la vérité".
Bernard Noël : Il faudrait d’abord savoir de quelle image
il s’agit. Pour moi, le 11 septembre c’est Sabra et
Chatila, la mort de Allende. C’est l’arrière
pays du 11 septembre. Cela dit, c’est un mot de Jabès,
"je ne crois pas que le sang puisse jamais laver le sang".
"Nous ne sommes malheureusement pas dans le cadre d’une
image virtuelle".
J’ai la chance de ne pas avoir la télévision,
donc je n’ai vu ces images qu’à retardement,
parce que j’étais quand même curieux de les voir.
" La réalité dépasse la fiction",
Le Monde, 13 septembre 2001.
Comme propos de journal, c’est pas mal. Parce qu’il
me semble qu’il est constant que dans les journaux, la fiction
dépasse la réalité.
Est-ce que vous pensez que l’on peut parler de réalité
à propos d’images médiatisées ?
Encore une fois, j’ai vu ces images à retardement,
mais il me semble que le premier jour il se peut que l’on
ait eu affaire à de l’information, mais au bout de
quelques heures on avait affaire à de la propagande, ce qui
change tout. On avait affaire à la propagande, on avait aussi
affaire à la fabrication du coupable.
" [On] montre du doigt [un homme] que les États-Unis
ont longtemps présenté, d’une manière
un peu hollywoodienne, comme l’ennemi public numéro
un". Éditorial de Philippe Thureau-Dangin, Courrier
International, semaine du 13 au 19 septembre.
Il ne faut peut-être pas oublier que les États-Unis
ont cessé de financer Ben Laden le 11 septembre. Alors peut-être,
c'est là que la réalité a tout à coup
basculé. Est-ce qu’elle a changé de nature ?
Parce qu’après tout, si on finançait Ben Laden,
c’était afin de pouvoir installer en Afghanistan un
pipeline capable d’évacuer le gaz d’Ouzbékistan
par la mer et donc il s’agissait de financer le régime
le plus stable, représenté par les Talibans. J’ai
une amie qui travaille dans une O.N.G. en Afghanistan depuis 7 ou
8 ans et contrairement à ce que je croyais moi-même,
Massoud était loin d’être populaire en Afghanistan,
parce qu’il représentait la continuation de la guerre,
alors que les Talibans, quand ils sont arrivés, ont représenté
la stabilité et la paix, indépendamment de ce qu’ils
représentent pour nous, c’est à dire un fascisme
religieux insupportable. L’autre chose qui m’a surpris
dans les nouvelles qu’on a pu apprendre à cette occasion,
c’est que le djihad contre les Soviétiques a été,
si je puis dire, prêché dans 40 pays arabes, et que
tous ces volontaires arabes qui sont en Afghanistan, sont venus
en réalité pour combattre les Soviétiques,
puis ils sont restés ensuite. Enfin ceux qui n’ont
pas essaimé dans tous les pays arabes, notamment en Algérie,
pour le plus grand malheur des Algériens.
Ce qui a été étonnant, dans les commentaires
entendus le jour même, c’est les parallèles répétés
entre fiction et réalité. On a entendu des choses
comme : "on dirait un mauvais film de science fiction",
"nous laissons loin derrière nous toutes les fictions
catastrophe". Ce qui est troublant là-dedans, c’est
que pour la première fois on comparait de l’information
à de la fiction.
Peut-être qu’il était impensable que cette chose
arrivât aux États-Unis, donc elle pouvait en apparence
relever de la fiction. Je ne crois pas que le mot terroriste convienne
d’ailleurs, je ne crois pas non plus que ce soit un acte de
guerre, ni tout à fait un acte de terrorisme, mais je n’ai
pas de mot pour remplacer cela. Il faut dire aussi que les terroristes
ont eu un coup de génie extraordinaire, en permettant qu’entre
le choc de l’avion contre la première tour et le second,
il y ait assez de temps pour que leur avion ne soit pas abattu,
mais que les caméras aient le temps d’arriver. Si les
deux tours avaient été abattues en même temps
il n’y avait pas d’image. Donc je suppose que ça
a été sciemment voulu que cette image puisse circuler
dans le monde entier.
Est-ce que ce ne sont pas les représentations médiatiques
auxquelles nous sommes habitués, qui ont été
frappées à ce moment là ?
Non, je crois que plusieurs images ont peut-être été
percutées par cette image. D’une part l’image
de la démocratie américaine, qui était à
l’abri de tout ce genre d’accidents. Et d’autre
part, oui, le spectacle. C’est très difficile de parler
de ça, parce qu’il me semble qu’on ne peut être
ni tout à fait pour, ni tout à fait contre. Par ailleurs,
il me semble aussi que le fait d’avoir pu jeter un avion sur
le Pentagone et le fait d’avoir abattu ces deux tours qui
sont le symbole du capitalisme -World Trade Center, leur nom même
est significatif- c’est un des plus grands gestes symboliques
de l’histoire. On est obligé de reconnaître la
qualité de ce geste en soi. Ensuite, on aurait pu rêver
que cela se passe un dimanche, un jour où il n’y a
sinon personne, du moins peu de gens dans ces tours. Mais c’était
peut être trop en demander.
Toujours dans Le Monde, le 13 septembre : "Le XXIème
siècle a peut-être commencé le 11 septembre
2001. Et ce n’est pas du cinéma".
Oui, ce n’est pas du cinéma. On pourrait par contre
se demander, si ce qui est du cinéma, ce n’est pas
"nous sommes tous américains", si ce n’est
pas les trois minutes de silence universelles, si ce n’est
pas les cérémonies religieuses. Pour des gens qui
n’avaient à la bouche que la vengeance, se trimballer
dans les églises, j’ai trouvé ça parfaitement
obscène. Enfin, ou on est chrétien, ou on ne l’est
pas. Si on est chrétien on apprend, sinon le pardon des offenses,
au moins en tout cas la prière sans esprit de vengeance.
Pourquoi a-t-on tellement répété ce jour-là
que la réalité était incroyable ?
Peut-être tout simplement parce qu’il était incroyable
que des adversaires du pays le plus puissant et le mieux armé
du monde réussissent un coup pareil. Cela dit, on a fabriqué
le coupable, mais on n’a jamais vu les preuves de cette culpabilité.
La tête de monsieur Bush n’inspire pas la présence
d’une intelligence remarquable mais on peut supposer qu’il
est entouré de conseillers intelligents et il me semble que
la seule chose intelligente à faire était un geste
symbolique répondant à un autre geste symbolique terrible
-la manière dont furent abattues les deux tours et la manière
dont l’avion fut jeté sur le Pentagone. Je crois qu’il
fallait répondre à un geste symbolique par un geste
symbolique fort, tout simplement parce qu’il me semble que
le seul discours politique qui ne mente pas est de l’ordre
du geste symbolique fort. Par exemple quand Chirac demande pardon
pour la rafle du vel’d’hiv’, ça a un sens
symbolique indubitable. Il me semble que le geste symbolique qui
pouvait répondre à celui-là, c’était
la paix en Palestine. Même si, à ce qu’on dit,
la Palestine est un prétexte pour Ben Laden, il n’empêche
que la Palestine souffre depuis cinquante ans d’un apartheid
terrible. Je suis particulièrement sensible au sort de la
Palestine peut-être tout simplement parce que j’y suis
allé et -pour donner un seul exemple très simple-
le premier jour j’étais invité à Bir-Zeit,
l’université palestinienne qui est un peu au delà
de Ramallah. Je suis parti en voiture avec le directeur du centre
culturel français à Jérusalem Est et nous avons
pris donc la route de Ramallah, et cette route est absolument défoncée,
pleine de nids de poule. Et nous croisions sans cesse des routes
superbes, macadamisées neuf. Au bout d’un moment je
lui ait dit : mais enfin, pourquoi ne prends-tu pas une bonne route
? Il m’a dit : "ah, non, c’est la route des colons".
Je trouve que cela était suffisant comme discours.
Dès le lendemain du drame nous avons entendu : "il
y aura ceux qui seront avec nous et ceux qui seront contre nous".
Depuis, nous avons assisté à des réactions
de plus en plus violentes à l’égard des mouvements
de contestation…
Heureusement le monde ne se divise pas aussi simplement en deux
camps. J’étais étonné d’apprendre
tout à l’heure que les réunions de plus de six
personnes devant les allées des immeubles sont interdites
dans toute la France. On a vu ça pendant la guerre…
Si les rassemblements de plus de six personnes sont soupçonnés
d’être des réunions terroristes on peut s’interroger
sur l’état de la mentalité de nos gouvernants.
Vous avez été dernièrement en Argentine. De
quelle manière ce qui s’est passé le 11 septembre
a été perçu là-bas ?
J’ai quitté l’Argentine juste la veille du 11
septembre, donc je n’en sais rien. Mais il ne trouve qu’un
peu plus tard j’ai été invité à
un colloque en Roumanie qui avait pour sujet la censure. Il y a
une chose qui m’a frappé dans ce colloque, où
il y avait évidemment une majorité de Roumains, c’était
qu’ils étaient tous persuadés d’avoir
été les plus grandes victimes de la censure soviétique,
à un point extrême. Finalement, assez agacé,
je leur ai dit : est-ce que vous avez déjà réfléchi
au sort des pays d’Amérique Latine sous la démocratie
Américaine ? Je me demande en effet si ces pays d’Amérique
Latine n’ont pas plus gravement souffert que les pays de l’Est.
En même temps, si je dis cela, c’est parce que je me
suis aussi rendu compte qu’il y avait quelque chose d’impensable
dans ma propre bouche à articuler ce genre de propos. Alors
je me suis demandé si le fait d’appartenir au camp
occidental ne fait pas que malgré moi je suis incapable de
croire, je cherche un mot, à la vilenie du monde occidental.
Parce qu’il y a aussi en nous une autocensure qui tient, parfois
je me dis que la langue même nous censure, parce qu’elle
a des structures qui conditionnent notre pensée. En même
temps si nous n’avions pas ces structures nous serions incapables
de penser, probablement. Donc il y a toujours un jeu du noir et
du blanc, du pour et du contre, qui n’est pas du tout le jeu
du bien et du mal, au sens "les pays du bien contre les pays
du mal". Je veux dire qu’il y a en nous des zones d’ombre
et que cette ombre fait partie de la vie. Et c’est ce que
récuse "la guerre du bien contre le mal". C’est
le refus d’assumer nos ombres. C’est pourquoi les gestes
symboliques ont du prix, parce que ce sont des gestes qui déplacent
les ombres, qui les poussent, qui ne les chassent pas mais qui les
mettent au moins provisoirement en marge.
Intervention dans la salle : Le fait d’assumer son mal, n’est-ce
pas là la censure ?
Le plus difficile à assumer, c’est ça, justement.
La censure nous pousserait au contraire à adhérer,
à nous croire complètement partie du camp du bien.
Il n’y a qu’à voir les articles qui paraissent
à ce sujet dans La Monde, ce qui est frappant c’est
que quiconque n’est pas totalement pro-américain devient
un individu douteux. Et même quand c’est monsieur Lanzmann
qui écrit un article, un antisémite. C’est quand
même extrêmement grave, outre le fait dont il a été
question de l’interdiction des réunions de plus de
six personnes, sur le fait qu’on peut fouiller votre cave
ou votre voiture, comment dire, sans aucune (il manque un mot ou
des points de suspension), d’habitude il faut un mandat pour
ça, ce qui est le minimum de garantie de justice.
Dans La castration mentale, vous disiez : "nous ne savons
plus contre quoi lutter".
Je pense à une situation dans laquelle j’ai entendu
cette phrase. Après la chute du mur de Berlin, j’ai
eu envie de faire une enquête dans les anciens pays de l’Est
sur ce que devient la culture quand arrive la liberté. Mais
je n’ai pu faire cela qu’en Pologne, parce que je n’ai
pas eu les moyens d’aller ensuite dans d’autres pays.
En Pologne j’ai rencontré un jour une femme poète
qui s’appelle Julia Hartflick, qui avec son mari avait incarné
la résistance au régime de Jaruzelski et dans le cours
de la conversation elle m’a dit une chose qui m’a d’autant
plus frappé que je pense qu’elle n’avait pas
exactement conscience de ce qu’elle disait, la phrase ayant
surgi dans le courant de la rencontre, elle m’a dit : "vous
savez le problème aujourd’hui, c’est qu’on
ne sait plus où est l’ennemi". Je crois que c’est
ça le problème, la vraie censure commence là.
Parce que la censure telle qu’elle a existé, notamment
dans les pays de l’Est, qui justement représentaient
les pays où régnait la censure quand dans les nôtres
régnait la liberté, jamais la censure n’a pu
être appliquée sans qu’elle s’auto-dénonce
par la contrainte même qu’elle faisait peser sur les
individus. J’en arrive à penser que cette censure-là
avait quelque chose de positif, justement dans la contrainte et
dans le fait qu’elle ne pouvait exister sans s’affirmer
comme telle, tandis que nous vivons dans une censure beaucoup plus
subtile, qui au fond pèse sur toute notre vie quotidienne
sans que nous en ayons conscience. En particulier à travers
les médias.
Dans le contexte actuel on peut le vérifier à travers
la propagande qui se déverse depuis début septembre.
En même temps je pense que nous avons une certaine méfiance
à l’égard de la propagande, j’espère,
parce que tout de même, trop c’est trop. Alors peut
être que quand elle est excessive la propagande nous immunise
contre la propagande. Il n’est pas possible que tout aille
dans un seul sens. La vérité est toujours relative.
S’il existait une vérité absolue, depuis que
le monde est monde on s’en serait aperçu.
Homme dans la salle : Dans La castration mentale, vous parlez de
la "sensure" pour définir un état de privation
de sens. Pensez vous que l’on puisse dire que cet état
de privation de sens que vous définissez comme indolore,
devient sensible depuis le 11 septembre ?
Oui, c’est vrai. Je ne sais pas si on peut parler de privation
de sens ou de sens unique. Dire qu’il y a une seule interprétation,
qui devient l’interprétation dominante, exclusive de
ces événements, c’est une forme de censure.
Au fond c’est un nouveau type de censure, peut être.
C’est-à-dire de fabriquer une vérité
unique, qui s’impose à la majorité. Elle entraîne
une privation de sens, forcément, mais elle veut agir au
contraire comme trop plein de sens. En fournissant à l’humanité
entière une interprétation décisive et définitive
de l’événement. Il a y aussi dans cet événement
une chose bizarre, qui est que le nombre de morts ne cesse de diminuer.
Le nombre de mort dans les tours, il était d’abord
de six mille je ne sais plus combien, trois ou quatre cent, il est
maintenant de quatre mille cent. Bien sûr, c’est 4000
de trop, mais c’est quand même étrange que le
nombre de morts diminue au fur et à mesure que la "justice
sans limite" triomphe.
Je propose que nous passions à des questions dans le public…
Femme âgée dans le public : je voudrais vous demander
ce que vous pensez de la façon dont on peut résister,
lorsqu’on est seul et que l’on assiste à des
injustices…
Je n’ai pas de réponse, mais le seule chose que je
sais, c’est qu’autrefois on pensait que ce genre de
problème pouvait se résoudre d’en haut, si je
puis dire. Je crois qu’il ne peut se résoudre que de
proche en proche, dans le rapport amical et dans la solidarité.
C’est-à-dire à petite échelle.
Femme âgée dans le public : Il faut drôlement
être forte quand il s’agit d’imposer son opinion
si elle n’est pas courante.
Il ne s’agit peut être pas d’imposer son opinion
à quiconque…
Femme dans le public : Non, pas l’imposer, mais l’énoncer.
Ça, vous êtes toujours libre d’énoncer
vos opinions. Au moins dans un petit cercle. Nous ne sommes pas
des propagandistes, justement, ni des détenteurs de vérité,
donc on discute.
Femme dans le public : Dans le domaine du travail, par exemple.
Je ne travaille plus maintenant, mais quand il s’agissait
de dénoncer une injustice, c’était toujours
phagocyté, annihilé en douceur. La face était
sauvée, mais on ne changeait rien à l’injustice
pour les ouvriers. Je parle du domaine du travail, mais c’est
valable pour tous les autres domaines.
Il n’y a aucune raison que l’ennemi nous fasse des cadeaux.
Femme dans le public : Oui, c’est vrai, mais on ne va pas
lui en faire nous non plus.
Voilà. C’est le principe de résistance.
Jeune homme exalté dans le public : Pouvez vous en un mot,
nous dire l’absurdité de "démocratie capitaliste"
? (Rires dans la salle)
(rire) C’est vrai qu’il suffit de l’entendre,
d’entendre vos deux mots pour penser qu’il y a quelque
chose qui ne va pas. Mais je me demande si ce qui ne va pas dans
la démocratie, tout en reconnaissant qu’elle est le
moins mauvais système jusqu’à présent,
c’est qu’elle repose toujours sur la délégation
du pouvoir. Or la délégation du pourvoir éloigne
toujours le pouvoir des citoyens. Et rend en quelque sorte le pouvoir
intouchable. Je me suis beaucoup intéressé à
la Commune de Paris, parce que les communards avaient beaucoup réfléchi
à cela -enfin, ils n’avaient pas eu le temps de réfléchir
beaucoup, la Commune a duré même pas trois mois. La
question qu’ils ont posé c’est : comment exercer
sur le pouvoir un contrôle continu ? Et la manière
de pouvoir exercer ce contrôle, c’est tout simplement
que le représentant qu’on élit reste proche
des gens qui l’élisent. Alors que il faut bien reconnaître
que le pouvoir se tient extrêmement loin des électeurs.
La chose s’est beaucoup compliquée depuis que les élections
reposent beaucoup plus sur les médias que sur les programmes
politiques. La démocratie aujourd’hui, c’est
au fond l’audimat. Et l’audimat ça a l’air
extrêmement démocratique et je crois que c’est
totalement manipulé. Je crois que j’ai raconté
ça dans La castration mentale, ça m’avait beaucoup
marqué, j’étais invité il y a fort longtemps
à une séance à l’Institut de l’audiovisuel,
où on avait montré les divers types d’émissions
littéraires qu’avait produit la télévision
entre Dumaillet et Pivot. Ce qu’il y avait d’extrêmement
troublant, c’est qu’on voyait la qualité se dégrader
d’émission en émission. Se dégrader parce
qu’au début on prenait la peine de penser ensemble,
je ne sais pas, quand on voit Dumaillet interroger Bataille ou Duras,
il y a un effort d’exposer un problème et de le penser
ensemble. Et ensuite ça devient de plus en plus spectaculaire.
À ce moment-là comme objection, on disait : mais comment
a-t-on pu passer de Lecture pour tous à Apostrophe ? Et la
réponse était : mais vous savez, Lecture pour tous
ça faisait disons 2 % d’écoute… Et on
demande : mais qu’est ce que c’est 1 % d’écoute
? Et là on vous répond : 1 % d’écoute,
c’était 300 000 personnes. Tout en vous disant : 1
% d’écoute, c’est rien. Imaginez, 300 000 personnes,
en termes télévisuels, c’est rien, alors que
dans n’importe quel autre domaine de la culture, c’est
énorme. Un livre qui touche 300 000 personnes, c’est
rarissime. Même un film qui touche 300 000 personnes, c’est
déjà pas mal.
Jeune homme exalté dans le public : Donc ils vont être
censurés.
Oui. On cesse de les produire parce que l’émission
n’a que 1%, 2% d’écho. En même temps ça
a l’air extrêmement démocratique. C’est
peut-être ça ce que vous appelez la démocratie
capitaliste. Elle est vérifiée en termes d’économie.
Homme dans la salle : J’aurais une question plus générale
: est ce que vous estimez qu’il faut faire un effort pour
vous lire ?
(rire) Je ne demande rien à mon lecteur, mais je pense qu’il
n’y a aucun plaisir sans effort. Je n’ai pas la prétention
de fournir un plaisir culturel, mais je pense que mes livres, comme
tous les livres, nécessitent un certain effort pour être
lus. Je crois que toute rencontre, toute relation avec l’autre
suppose aussi un effort d’attention. Et je crois en plus que
le lecteur est l’interprète de ce qu’il lit,
et que les livres n’existent qu’à travers leur
interprétation. Donc, je pense que le lecteur a un rôle
capital, qui est que sans lui le livre n’existerait pas. Je
trouve dommage d’ailleurs que l’on n’enseigne
pas au moins ce plaisir de lire, que la lecture soit toujours transformée
sinon en pensum, du moins en chose simplement utilitaire. Ce serait
un peu la même chose que si on enseignait que l’amour
n’est utile qu’à la reproduction…
Homme dans la salle : Vous venez de dire que l’effort amène
la relation, mais que ce qui se perdait, c’était la
relation, on peut avoir l’impression que c’est ce rapport
à l’effort qui se perd.
C’est vrai que toute la société médiatique
n’exige de nous tous que la passivité. Et donc à
travers cette culture de la passivité, c’est la perte
en réalité de toute culture, c’est-à-dire
de tout effort de relation, parce que la culture c’est rien
si ce n’est pas pratiqué, et si elle ne sert pas à
améliorer notre vie passante, si je puis dire.
Est ce que vous croyez que la lecture est menacée par les
autres médiums ?
Par les autres médiums, non, par un, sans doute. Ce qui m’inquiète,
par exemple, c’est la perte de vocabulaire qu’entraîne
l’usage presque exclusif de la télévision. Cette
perte de vocabulaire on dit qu’elle existe, mais personne
ne la mesure, parce qu’il n’existe aucun moyen de mesurer
la perte de vocabulaire à l’intérieur d’une
société, sauf peut-être à travers les
copies des gamins qui commencent leurs études. Tout ce que
je sais, c’est que si mon vocabulaire s’appauvrit, forcément
ma relation avec l’autre s’appauvrit. C’est une
évidence. Si nous sommes capables de nuancer nos sentiments,
notre relation est forcément plus riche.
Homme dans la salle : Il y a un autre aspect de la lecture qui s’est
perdu, et vous êtes bien placé pour le savoir, c’est
le rapport à l’interdit. Il y a une époque où
la lecture était un plaisir solitaire contre lequel s’exerçait
la censure, l’époque notamment de Pauvert et du Château
de Cène. Est-ce parce qu’à l’époque
il existait encore des interdits à transgresser ?
Je pense qu’il y a toujours un interdit en nous, qui relève
de ce domaine des ombres dont j’ai parlé tout à
l’heure. Au fond, quand on utilise le mot "interdit"
on fait forcément allusion à des interdits qui ne
sont pas intimes, qui sont imposé de l’extérieur.
Les interdits intimes, je crois qu’il faudrait leur trouver
un autre nom, pour les différencier. Les "sensures internes".
Autre femme dans le public : J’aimerais que vous nous parliez
de votre roman d’Adam et Ève.
J’ai du lire une centaine ou deux cents fois la genèse
dans la bible, une première chose m’a frappée,
c’est qu’Adam et Ève ne sont pas expulsés
du Paradis parce qu’ils ont consommé de l’arbre
de la connaissance, mais Dieu les chasse pour qu’ils ne goûtent
pas à l’arbre de vie. Parce que s’ils goûtaient
à l’arbre de vie, est-il dit, ils deviendraient semblables
à nous, dit Dieu qui tout à coup parle au pluriel.
Là ça m’intrigue, mais je n’ai pas trouvé
de solution. Donc, si vous voulez, Adam et Ève sont chassés
du paradis pour qu’ils ne touchent pas à cet arbre
de vie, c’est-à-dire qu’ils ne deviennent pas
immortels. À partir de ça je me suis inventé
une petite histoire, une petite mythologie, qui est que : en somme
quand on prend la connaissance, on prend la mort, mais en prenant
la connaissance, on fonde aussi la culture. Je me suis dit que cette
immortalité que les hommes avaient perdue, en n'ayant pas
pu consommer de l’arbre de vie, ils l’avaient réinventée,
mais non pas à l’échelle individuelle, à
l’échelle collective, grâce à la culture
qui est, elle, immortelle. Enfin qui l’était jusqu’à
présent. Je pense que maintenant la marchandisation peut
détruire l’arbre de vie. La marchandisation de la culture
aura peut-être raison de la culture. Enfin j’espère
qu’il restera toujours assez de couvents pour que la culture
survive.
Bibliographie sélective
Chez POL : La maladie du sens (2001) | La langue d’Anna (1998)
| La Castration mentale (1997) | Le Syndrome de Gramsci (1994) |
L’ombre du double (1993) | Portrait du monde (1988) | La reconstitution
(1988) | Onze romans d’œil (1988) | Journal du regard
(1988) |
Autres éditeurs : Le Château de Cène, l’imaginaire,
Gallimard (réédition 1990, première édition
1968) | Dictionnaire de la commune, Mémoire du livre (réédition
2000, première édition 1971) | Extraits du corps (poèmes),
10/18, Flammarion (1972) | Poèmes 1, Flammarion (1983)
Discussion menée et propos transcrits par Lionel Tran.
Transcription de la rencontre publique avec Bernand Noël organisée
par l’association A + d’un pitre et la librairie A +
d’un titre (8 rue de la platière, 69001 Lyon) le mardi
27 novembre 2001, à l’Ovale (9 rue du Garet, 69001
Lyon)
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