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(sur Auguste Fulminant)
La sensure ne constitue pas un thème, ni un aspect des écrits
de Bernard Noël : la recherche, la provocation, l'analyse,
le dépassement des c/sensures est plutôt ce qui organise
et programme les textes, et les agence selon une grammaire invisible.
L'écriture est conviée, via la découverte et
la mise au jour des mécanismes de c/sensures, à l'impensé,
l'impensable du corps, de la raison, de l'histoire ou du temps :
c'est bien l'ensemble de ses ouvrages, qu'il s'agisse d'esthétique,
de sociologie, de poésie ou de récit, qui, à
des degrés divers, provoquent, révèlent, s'affranchissent
des différentes c/sensures pesant sur le sujet écrivant.
1. La sensure, un néologisme nécessaire
Qu'impliquent l'altération et l'agression graphique à
l'origine du néologisme créé par Bernard Noël
dans les années soixante-dix ? La curieuse ì démarque
î provoquée par le substitution du c en s, originalité
graphique qui joue du même et de l'autre, de l'illusion et
du mensonge, convoque discrètement le terme de ìsensî.
Ce néologisme, proposé par Bernard Noël pour
la première fois en 1975 dans L'Outrage aux mots, est poétique
: il valorise la signifiance qui fonctionne à l'intérieur
du signifié, et conceptualise d'une manière assez
ludique. Dans ce texte d'une tonalité particulière
le registre est autobiographique, le ton est grave, l'ancien accusé
devenant accusateur :
«Seulement, depuis le fond de mon enfance que de raisons
de s'indigner : la guerre, la déportation, la guerre d'Indochine,
la guerre de Corée, la guerre d'AlgérieÖ et tant
de massacres, de l'Indonésie au Chili en passant par Septembre
Noir. Il n'y a pas de langue pour dire cela. Il n'y a pas de langue
parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire
de l'indignation est exclusivement moral ó or, c'est cette
morale-là qui massacre et fait la guerre. Comment tourner
sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré
par sa propre langue ?»1
La censure est, en cette fin de vingtième siècle,
un instrument périmé : l'écrivain n'a pas été
censuré, mais bien sensuré lors de son procès,
ses juges ayant refusé de reconnaître le(s) sens qui
étai(en)t à l'oeuvre dans son roman. Ainsi vampirisé,
Le Château de Cène n'est plus qu'un conte érotique
audacieux, une faute de goût bien vite oubliée :
«La censure bâillonne. Elle réduit au silence.
Mais elle ne violente pas la langue. Seul l'abus de langage la violente
en la dénaturant. Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme
sur l'absence de censure mais il a constamment recours à
l'abus de langage. Sa tolérance est le masque d'une violence
autrement oppressive et efficace. L'abus de langage a un double
effet : il sauve l'apparence, et même renforce le paraître,
et il déplace si bien le lieu de la censure qu'on ne l'aperçoit
plus. Autrement dit, par l'abus de langage, le pouvoir bourgeois
se fait passer pour ce qu'il n'est pas : un pouvoir non contraignant,
un pouvoir ìhumainî, et son discours officiel, qui
étalonne la valeur des mots, les vide en fait de sens ó
d'où une inflation verbale, qui ruine la communication à
l'intérieur de la collectivité, et par-là même
la censure. (Ö) La privation de sens est la forme la plus subtile
du lavage de cerveau, car elle s'opère à l'insu de
sa victime. Et le culte de l'information raffine encore cette privation
en ayant l'air de nous gaver de savoir.»2
Cette sensure se nourrit de termes qu'elle affaiblit, pourrit.
Elle gangrène les mots, à qui elle vole le signifiant
en gonflant artificiellement le signifié :
«(Ö) la sensure qui agit sur nous à travers
les mots (alors que la censure agit à travers nous contre
les mots) agit par ailleurs sur les mots avec un effet de sensure
: elle oblitère leur signifiant, c'est-à-dire leur
matière, leur corps.»3
Dix ans après la rédaction de L'Outrage aux mots,
Bernard Noël continue d'utiliser le concept de sensure, qui
semble décidément bien décrire le fonctionnement
du système politique libéral. Dans Le Sens La Sensure
publié en 1985, analysant le système du pouvoir, il
définit la sensure contemporaine à partir de la notion
capitale de sens. La sensure empêche en effet d'entrer dans
le mouvement du sens, elle exclut sa dépense, sa multiplication,
pour privilégier au contraire le sens unique :
«Le pouvoir se perpétue en dégradant le langage.
Le pouvoir ne se maintient qu'en vidant de leur sens les mots qui
lui ont servi à prendre le pouvoir. Toute l'histoire des
régimes depuis 1789, c'est-à-dire toute l'histoire
des régimes laïques est une histoire de la dégradation
de la langue.»4
Il revient dans ces circonstances à la littérature
de résister à la dégradation du langage qu'opère
le pouvoir par la dictée d'un sens unique et des escroqueries
verbales multipliées, en cherchant la justesse de la langue
et la réinvention permanente du sens, quitte pour l'écrivain
à se mettre hors-la-loi :
«L'écrivain ne peut que démonter ce jeu-là
: il ne souhaite pas imposer un sens mais le multiplier pour que
son lecteur fasse l'expérience de la liberté.
Cette liberté, que recherche la littérature contemporaine,
n'a que faire d'une communication qui se confondrait avec l'information.
Un texte littéraire n'est pas un message exact, mais l'invitation
à une expérience relative et multiple.»5
Contre l'oppression d'un pouvoir qui, quel qu'il soit, cherche
à fausser et amputer la langue au moyen d'une privation douce
et non agressive, ó alors que la censure consistait de manière
radicale en une pure et simple privation de paroleó, l'écrivain
se doit de donner et d'offrir du sens.
2. Autocensure(s) et sensure(s) autour du Château
de Cène
L'épisode du procès intenté au premier roman
de Bernard Noël montre combien il est difficile d'être
libre sous le régime de la liberté, même si
l'écriture dont l'enjeu consiste en la restitution d'états
extrêmes est quelquefois le moyen de lever une autocensure.
C'est parce que l'on a toujours refusé de donner la parole
au cul et au corps que Bernard Noël se tourne vers ce que la
société exclut sous le nom de pornographie. Dans ses
lettres à Serge Fauchereau, regroupées dans La Pornographie,
Bernard Noël explique comment la haine de l'esprit a déclenché
chez lui un besoin de ventre, de sexe, que seul pouvait assouvir
l'écriture d'un récit pornographique chargé
d'une violence démesurée. Le Château de Cène
lui permit de faire sauter les barrières que la pudeur, la
politesse, le style, la poésie poétique, imposent
à la personnalité sociale qu'est un ìbonî
écrivain, un écrivain de goût. La violence pornographique
permet en effet de voir ce que nous n'avons jamais vu ou ce qu'il
nous est interdit de voir. Elle constitue un moyen de changer l'oeil,
d'intensifier la vue, ainsi que le montre Pierre Dhainaut dans son
Bernard Noël. Elle fait dire à la langue ce que d'ordinaire
cette dernière cache et dissimule, et ne peut être
récupérée par aucun ordre de l'esprit ; les
corps suffisent dans leur présence, comme le dit un des personnages
des Premiers mots : «J'essaie de parler de ce qui est bas
parce que c'est encore ce qui est le moins compromis»6. L'obscène,
les organes sexuels, les excréments, la matérialité
du corps, doivent nous laver du mensonge tel que le perpétue
la société. «Il s'est trouvé que la pornographie
et l'érotisme étaient seuls propres à traduire
un certain nombre de choses que je ne pouvais dire autrement.»7
La violence faite au langage via la violence faite au corps dans
Le Château de Cène, Les Premiers mots ou, plus récemment,
La Maladie de la chair, réplique au viol des consciences
contraintes par la société. La pornographie, en poussant
les corps à se dire, met à nu l'exigence de sens dans
un univers où plus rien n'en a, et permet de ne plus jouer
le jeu ni d'être complice, bref de «porter la guerre
civile en nous-même»8. L'écrivain possède
enfin un langage que l'oppresseur ne peut partager avec lui. Et
c'est avec la rédaction du Château de Cène que
Bernard Noël, censurant l'homme de lettres respectable qu'il
avait toujours été jusqu'à présent,
naît à l'écriture. L'histoire de ce livre et
de sa composition, qui s'étend sur plus de trente années,
est l'histoire d'une autocensure enfin levée. Une première
version du roman, écrite en février 1958, débouche
sur un arrêt de l'écriture ; en 1969, le silence est
enfin rompu. Au fur et à mesure des rééditions,
le roman s'augmente d'un dossier qui se constitue avec L'Outrage
aux mots (1975), Le Château de Hors (1979) et enfin La Pornographie
(1990). Ce texte parvient à parler, sur un mode quelquefois
transposé, de la violence et de l'horreur de la guerre d'Algérie,
de tous ces référents que Bernard Noël auparavant
s'interdisait d'évoquer :
«Les référents glissent : le chien, l'homme
écorché, les films, la grosse tête. Je suis
dans un meeting pour la liberté de la presse, salle Wagram,
en 1956. Les fascistes attaquent. Algérie française.
Bombes lacrymogènes. On casse des chaises. On tape sur des
têtes. Traînées de sang. L'Algérie française
est jetée dehors. Tout est calme soudain dans la fumée,
la toux, les pleurs. La police entre. La police qui devait nous
protéger. La foule se lève et peu à peu recule
contre l'un des murs. Gendarmes mobiles et gardiens de la paix emplissent
tout l'espace qui se libère. Silence. Devant moi, face à
face, un gardien de la paix. Tout à coup, flics et gendarmes
crient. Les crosses et les bâtons se lèvent. Je tombe,
frappé en travers du front.
J'écris Le Château de Cène. J'en ai assez
de la violence, de l'horreur. J'espère que le temps est venu
de mon Aurélia. Pour la première fois de ma vie, j'écris
vite, comme émergeant enfin de ces années où
je comptais mes mots. Je ne retiens plus rien. J'écris. Que
se passe-t-il ? Je me déviole, et je me souviens. Seulement,
en se dépliant dans le corps, mes souvenirs en accrochent
d'autres, qui ne sont pas tous les miens, et leur croisement fait
surgir ces figures, dont ma raison parfois s'épouvante. Je
me souviens. J'écris comme on regarde fixement.»9
La levée de l'autocensure a le statut d'une expérience
intérieure au sens de Bataille ; elle est le résultat
d'une pratique corporelle, d'un contrôle initial du corps
au cours duquel l'énergie nécessaire à l'écriture,
une fois rassemblée, peut se déployer avec intensité.
Le corps, qui n'est plus oppressé par une pensée de
l'ordre, par un diktat spirituel, se fait enfin visionnaire, réceptif.
Les automatismes de pensées et d'images, comme les autocensures,
tombent.
Mais la force du roman réside aussi dans le fait qu'il
contraint l'ennemi à dévoiler sa dernière arme,
la sensure. Le procès pour outrage aux moeurs a lieu en 1973
«sous Georges Pompidou et en pleine libération sexuelle»10.
Jean Frémon et Paul Otchakowsky-Laurens organisent la défense
de Bernard Noël, Roland Dumas construit sa plaidoirie sur le
fait qu'il est un «bon écrivain bien trop difficile
pour offenser les moeurs»11 : un styliste, un poète.
Condamné, Bernard Noël est dans un premier temps privé
de parole, suivant le mécanisme traditionnel de la censure
; son roman est retiré de la vente, et il est significatif
qu'il ait renoncé à écrire les deux romans
Le Château de Hors et Le Château de Dans qui devaient
achever la trilogie inaugurée avec Le Château de Cène.
Mais surtout, il est réduit à se comporter en écrivain
inoffensif, apprivoisé par ce tribunal, ces juges, ces amis
même, écrivain frustré du sens qu'il avait mis
dans l'écriture de son roman :
«Face au tribunal, j'ai commencé à comprendre,
mais il était trop tard. Première affaire : un jeune
homme accusé de proxénétisme et de vol. Ironie
du président. Et malgré le vous, le ton du tutoiement.
Pour finir, le claquement des menottes. Deuxième affaire
: la mienne. Tout change, je suis un monsieur, je suis libre. Je
suis bien défendu. Qui se vomirait soi-même d'être
fait tout à coup si différent ? On m'interroge, je
bafouille. On me redonne la parole : j'attaque. Je veux dire pourquoi
je suis là ó à la suite de quelles violences
de l'armée, de la police et des institutions, non seulement
sur moi, mais sur mon langage. Je ne me laisse pas interrompre.
J'en finis. Je m'assieds. /.../
Et puis la comédie commence, non pour défendre un
principe, mais pour démontrer, trois ou quatre heures durant,
que je suis un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif.
Et j'écoute, accusé devenu le complice de son accusation.»12
Cet extrait montre comment, imperceptiblement, on glisse au cours
de cet épisode de la censure à la sensure : la perversité
du pouvoir vient de ce qu'il laisse s'exprimer et se justifier l'accusé
tout en annihilant la portée et le sens de son discours.
L'écrivain s'adresse librement à ses juges, il n'est
à aucun moment empêché de parler. Complice malgré
lui, c'est déjà un écrivain sensuré
qui prend alors conscience que la seule défense offensive
aurait consisté en autre chose que des mots, qui dans un
tel contexte sont manipulés par le pouvoir ; c'est par les
cris qu'il pouvait ne pas être récupéré
par l'ordre moral implacable, et empêcher que le lavage de
cerveau ne s'accomplisse :
«Même quand j'essayais de dire au juge mon indignation,
je la trahissais. Il aurait fallu n'être qu'un corps ó
l'un de ces corps que censure tout ordre moral. N'être qu'un
corps, et simplement chier là, devant le président.»13
3. Doué de parole, doué de sensure ?
En 1994, paraît chez P.O.L, Le Syndrome de Gramsci, qui
continue la réflexion engagée sur la sensure de manière
fort intéressante. Si un ouvrage comme Le Sens La Sensure
envisage la sensure à travers ses manifestations dans l'actualité
française et les médias, ou dans l'histoire telle
qu'elle est pratiquée, écrite et enseignée
en France, Le Syndrome de Gramsci attaque par le biais de la fiction
ce phénomène, et souligne combien sa portée
est étendue. Au cours d'un monologue le narrateur, s'adressant
à une femme qu'il vouvoie et nomme ìchère amieî,
expose les ravages de la sensure en lui à travers un épisode
en apparence anodin. Il souffre de trous de mémoire ; des
mots qu'il affectionne (en l'occurrence, le nom de Gramsci, théoricien
et homme politique italien qui, au début de ce siècle,
travaille à élaborer, à la suite de Marx, une
philosophie révolutionnaire) lui échappent, ce qu'il
analyse comme le symptôme d'un mal très grave. Sa langue,
qui est avant tout la langue du pouvoir, est atteinte d'un cancer
généralisé :
«Un cancer, vous le savez, est un foisonnement destructeur,
une luxuriance, une folie cellulaire ; un cancer de la langue est
une folie inverse. Je vous ai parlé d'un caractère
implosif : c'est une plaie dévorante, une plaie dans laquelle
tout le langage peu à peu se précipite, une plaie
blanche, qui absorbe toute la substance que, d'ordinaire, la langue
transforme et réhabilite sans arrêt. En somme, une
maladie dont l'évolution consiste à s'absorber soi-mêmeÖ»14
Le fait de parler n'est en aucune façon une preuve de la
liberté du locuteur, dont l'intégrité n'est
plus assurée du fait de l'état de la langue avec laquelle
il parle. Sensuré, mutilé, amputé de sa langue,
ce dernier ne se sait pas malade, à moins justement qu'un
symptôme suffisamment violent et contagieux comme une panne
de mémoire ne vienne lui signaler que sa mentalité
se trouve en danger :
«(Ö) ce qui venait de m'échapper n'était
pas un mot ni un nom, c'était la capacité d'énoncer
spontanément qui je suisÖ non pas en déclinant
une identité ou ce qui la qualifie, il s'agissait de bien
autre choseÖ Il s'agissait de cet élan de la parole
faute duquel je rôde à l'intérieur de moi-même
comme un fantôme. Faites l'effort, je vous prie, l'effort
d'imaginer ce qu'il en serait de vous si, brusquement, vous étiez
privée de cette circulation des mots identiques après
tout à celle du sangÖ»15
Le temps de la contrainte est passé, la narrateur vit désormais
à l'ère de la dénaturation : les mots ne lui
appartiennent plus, il ne peut plus les investir d'un sens particulier
et audacieux, et ce qu'il croit transmettre de son propre chef vient
d'ailleurs, du pouvoir, qui a su détourner la langue à
son profit. La conscience alertée du narrateur est impuissante
à enrayer l'appauvrissement et l'affaiblissement des structures
de la langue. La liberté d'expression est pervertie car,
en semblant s'exercer sans aucune entrave, elle est en fait détournée
de sa fonction :
«La raison de cette impuissance tient aux turbulences de
notre époque, et notamment aux perturbations qui affectent
la frontière du bien et du mal. Autrefois, les territoires
de l'un et de l'autre étaient aussi précisément
délimités qu'ont pu l'être ceux de l'Est et
de l'Ouest par le mur de Berlin. La comparaison m'est venue tout
soudain, mais la considérant, elle me paraît fort adéquate.
Songez à ce que représentait ce murÖ D'un côté,
l'oppression de la censure ; de l'autre, la légèreté
de la liberté.»16
Après le temps de la privation de parole, qu'illustrait
pour une part la condamnation du Château de Cène en
1973, vient celui, amorcé lors du procès déjà
évoqué, de la castration et de l'émasculation
mentales, illustré par un des derniers romans du poète.
D'un roman à l'autre, on peut observer le glissement d'une
censure à l'autre.
Un outil exemplaire, le pal
L'engin exemplaire, le «dispositif esthétique de
la négation»17 des c/sensures, c'est le pal. Cette
longue pièce de bois ou de métal aiguisée par
un bout est à l'origine d'un supplice qui consiste à
enfoncer un pieu par le fondement dans le corps du condamné.
Le terme revient fréquemment sous la plume de Bernard Noël
et peut renvoyer métaphoriquement à l'organe de la
langue, à l'instrument de torture, à la plume, au
stylo, mais aussi au sexe masculin. L'empalement des c/sensures
est tout à la fois l'objet et l'enjeu de l'écriture
poétique, qui seule parvient à donner des mots au
corps :
«vive ce qui s'oppose à l'homogène/il n'y
a pas de corps pur/vaincre le parti
/le remplacer par l'organisme
l'inimaginable/est la seule vie réelle (Ö)
pour qu'advienne je/à la place de ça/le pal
et ce danger/toujours risible
danger de l'avoir dans le cul/et puis quand c'est à
l'intérieur/plus de défense/une écriture enfin/intime/sanglante
cette pointe où la langue devient physique/est-ce l'inverse
d'une langue/tu touches ton tu/tout le dehors dedans/et les lèvres
fendues»18
L'acrostiche célèbre le pal (ì vive le pal
î) qui permet d'écrire sexuellement, de produire physiquement
de la pensée, de relier le cul à la pensée.
Engin de torture et de jouissance, instrument initiatique, le pal
conduit à l'état extrême, expérience
intérieure qui frôle l'expérience impossible.
L'ensemble des poèmes et des romans disent la joie et l'horreur
d'être pénétré, le délice et le
supplice de laisser parler en soi une voix inconnue, une matière
verbale qui, surgissant des organes, fait fi de toutes les c/sensures.
Le pal recueille les dépôts et les empreintes du corps,
et à ce titre, est au coeur du dispositif de la lutte contre
les c/sensures que Bernard Noël expose à Jean Frémon
dans une correspondance éditée dans la collectionÖ
Le Grand Pal :
«Je cherche en fait à former l'image d'une machine
dont la pièce principale serait un pal rétractable,
qui distribuerait soulagement et douleur afin d'offrir un équivalent
physique du petit drame individuel qu'un jour ou l'autre nous nous
jouons entre le sentiment de la finitude et celui de l'oubli.(Ö)
Oui, le souvenir contient l'oubli : il en est la carapace. Mais
le corps, lui aussi, est peut-être une espèce de carapace
semblable, de telle sorte que le pal ne serait un tel supplice qu'en
vertu d'une contradiction insupportable, car il apporte à
la fois trop de trop et trop de manque.»19
Déchirant le corps comme l'écriture, le pal éprouve
la pensée, et bouleverse les c/sensures, réintroduisant
un sens le plus souvent fou et démesuré dans la langue.
Infiniment, Bernard Noël traverse, interroge, provoque les
c/sensures, au travers de textes relevant de genres divers, puisque
la poésie, aussi bien que les essais, sondent, critiquent,
éradiquent, stigmatisent, cette c/sensure à deux visages.
Il est difficile de conclure, parce que cette traque n'a pas pour
visée de recevoir une réponse ou une solution : elle
est plutôt un des moyens d'interroger le monde et l'écriture,
de les questionner sans se soucier de capitaliser des réponses.
Anne Malaprade
Notes
1. L'Outrage aux mots, in Le Château de Cène, Paris,
Gallimard (L'Imaginaire n° 286), 1990, p. 149. L'Outrage aux
mots, rédigé entre le 13 et le 20 février 1975,
est publié dans la deuxième réédition
corrigée du Château de Cène signée non
plus Urbain d'Orlhac mais Bernard Noël. L'écrivain,
à cette époque, a publié des recueils de poèmes
(Extraits du corps, La Face de silence, La Peau et les Mots, Le
Livre de Coline), un travail historique (Dictionnaire de la Commune),
un deuxième roman (Les Premiers Mots), un essai consacré
à Maurice Blanchot (Deux Lectures de Maurice Blanchot), des
fragments de journal (Treize cases du je).
2. Ibid., p. 157-158.
3. Ibid., p. 159.
4. "Littérature et réalitéî, in
Le Sens La Sensure, Le Roeulx (Belgique), Talus d'Approche, 1985,
p. 72.
5. ìLittérature et communicationî, ibid., p.
75.
6. Les Premiers mots, Paris, Flammarion, 1973, p. 88.
7. Treize cases du jeu, Paris, Paris, Flammarion (Textes), 1975,
p. 111.
8. L'Outrage aux mots, op. cit., p. 149.
9. Ibid., p. 154.
10. La Pornographie, in Le Château de Cène, p. 177.
11. Ibid.
12. L'Outrage aux mots, op. cit., p. 150.
13. Ibid., p. 151.
14. Le Syndrome de Gramsci, Paris, P.O.L, 1994, p. 23-24.
15. Ibid., p. 37.
16. Ibid., p. 55.
17. Hervé Carn, Bernard Noël, Paris, Seghers (Poètes
d'aujourd'hui), 1986, p. 35.
18. ì Lettres verticales î, in Treize cases du je,
op. cit., p. 194-195.
19. Lettre du 8 août 1973, in Le Double jeu du tu, Fondfroide-le-Haut,
Fata Morgana (Le Grand Pal), 1977, p. 11.
Bernard Noël
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