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Bernard Noël La traversée des s/censures
(Prétexte 16)

http://pretexte.club.fr/revue/critique/articles_fr/articles/noel_la-traversee-des-s-censures.htm

(sur Auguste Fulminant)

La sensure ne constitue pas un thème, ni un aspect des écrits de Bernard Noël : la recherche, la provocation, l'analyse, le dépassement des c/sensures est plutôt ce qui organise et programme les textes, et les agence selon une grammaire invisible. L'écriture est conviée, via la découverte et la mise au jour des mécanismes de c/sensures, à l'impensé, l'impensable du corps, de la raison, de l'histoire ou du temps : c'est bien l'ensemble de ses ouvrages, qu'il s'agisse d'esthétique, de sociologie, de poésie ou de récit, qui, à des degrés divers, provoquent, révèlent, s'affranchissent des différentes c/sensures pesant sur le sujet écrivant.

1. La sensure, un néologisme nécessaire

Qu'impliquent l'altération et l'agression graphique à l'origine du néologisme créé par Bernard Noël dans les années soixante-dix ? La curieuse ì démarque î provoquée par le substitution du c en s, originalité graphique qui joue du même et de l'autre, de l'illusion et du mensonge, convoque discrètement le terme de ìsensî. Ce néologisme, proposé par Bernard Noël pour la première fois en 1975 dans L'Outrage aux mots, est poétique : il valorise la signifiance qui fonctionne à l'intérieur du signifié, et conceptualise d'une manière assez ludique. Dans ce texte d'une tonalité particulière le registre est autobiographique, le ton est grave, l'ancien accusé devenant accusateur :

«Seulement, depuis le fond de mon enfance que de raisons de s'indigner : la guerre, la déportation, la guerre d'Indochine, la guerre de Corée, la guerre d'AlgérieÖ et tant de massacres, de l'Indonésie au Chili en passant par Septembre Noir. Il n'y a pas de langue pour dire cela. Il n'y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l'indignation est exclusivement moral ó or, c'est cette morale-là qui massacre et fait la guerre. Comment tourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ?»1

La censure est, en cette fin de vingtième siècle, un instrument périmé : l'écrivain n'a pas été censuré, mais bien sensuré lors de son procès, ses juges ayant refusé de reconnaître le(s) sens qui étai(en)t à l'oeuvre dans son roman. Ainsi vampirisé, Le Château de Cène n'est plus qu'un conte érotique audacieux, une faute de goût bien vite oubliée :

«La censure bâillonne. Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul l'abus de langage la violente en la dénaturant. Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l'absence de censure mais il a constamment recours à l'abus de langage. Sa tolérance est le masque d'une violence autrement oppressive et efficace. L'abus de langage a un double effet : il sauve l'apparence, et même renforce le paraître, et il déplace si bien le lieu de la censure qu'on ne l'aperçoit plus. Autrement dit, par l'abus de langage, le pouvoir bourgeois se fait passer pour ce qu'il n'est pas : un pouvoir non contraignant, un pouvoir ìhumainî, et son discours officiel, qui étalonne la valeur des mots, les vide en fait de sens ó d'où une inflation verbale, qui ruine la communication à l'intérieur de la collectivité, et par-là même la censure. (Ö) La privation de sens est la forme la plus subtile du lavage de cerveau, car elle s'opère à l'insu de sa victime. Et le culte de l'information raffine encore cette privation en ayant l'air de nous gaver de savoir.»2

Cette sensure se nourrit de termes qu'elle affaiblit, pourrit. Elle gangrène les mots, à qui elle vole le signifiant en gonflant artificiellement le signifié :

«(Ö) la sensure qui agit sur nous à travers les mots (alors que la censure agit à travers nous contre les mots) agit par ailleurs sur les mots avec un effet de sensure : elle oblitère leur signifiant, c'est-à-dire leur matière, leur corps.»3

Dix ans après la rédaction de L'Outrage aux mots, Bernard Noël continue d'utiliser le concept de sensure, qui semble décidément bien décrire le fonctionnement du système politique libéral. Dans Le Sens La Sensure publié en 1985, analysant le système du pouvoir, il définit la sensure contemporaine à partir de la notion capitale de sens. La sensure empêche en effet d'entrer dans le mouvement du sens, elle exclut sa dépense, sa multiplication, pour privilégier au contraire le sens unique :

«Le pouvoir se perpétue en dégradant le langage. Le pouvoir ne se maintient qu'en vidant de leur sens les mots qui lui ont servi à prendre le pouvoir. Toute l'histoire des régimes depuis 1789, c'est-à-dire toute l'histoire des régimes laïques est une histoire de la dégradation de la langue.»4

Il revient dans ces circonstances à la littérature de résister à la dégradation du langage qu'opère le pouvoir par la dictée d'un sens unique et des escroqueries verbales multipliées, en cherchant la justesse de la langue et la réinvention permanente du sens, quitte pour l'écrivain à se mettre hors-la-loi :

«L'écrivain ne peut que démonter ce jeu-là : il ne souhaite pas imposer un sens mais le multiplier pour que son lecteur fasse l'expérience de la liberté.

Cette liberté, que recherche la littérature contemporaine, n'a que faire d'une communication qui se confondrait avec l'information. Un texte littéraire n'est pas un message exact, mais l'invitation à une expérience relative et multiple.»5

Contre l'oppression d'un pouvoir qui, quel qu'il soit, cherche à fausser et amputer la langue au moyen d'une privation douce et non agressive, ó alors que la censure consistait de manière radicale en une pure et simple privation de paroleó, l'écrivain se doit de donner et d'offrir du sens.

2. Autocensure(s) et sensure(s) autour du Château de Cène

L'épisode du procès intenté au premier roman de Bernard Noël montre combien il est difficile d'être libre sous le régime de la liberté, même si l'écriture dont l'enjeu consiste en la restitution d'états extrêmes est quelquefois le moyen de lever une autocensure.

C'est parce que l'on a toujours refusé de donner la parole au cul et au corps que Bernard Noël se tourne vers ce que la société exclut sous le nom de pornographie. Dans ses lettres à Serge Fauchereau, regroupées dans La Pornographie, Bernard Noël explique comment la haine de l'esprit a déclenché chez lui un besoin de ventre, de sexe, que seul pouvait assouvir l'écriture d'un récit pornographique chargé d'une violence démesurée. Le Château de Cène lui permit de faire sauter les barrières que la pudeur, la politesse, le style, la poésie poétique, imposent à la personnalité sociale qu'est un ìbonî écrivain, un écrivain de goût. La violence pornographique permet en effet de voir ce que nous n'avons jamais vu ou ce qu'il nous est interdit de voir. Elle constitue un moyen de changer l'oeil, d'intensifier la vue, ainsi que le montre Pierre Dhainaut dans son Bernard Noël. Elle fait dire à la langue ce que d'ordinaire cette dernière cache et dissimule, et ne peut être récupérée par aucun ordre de l'esprit ; les corps suffisent dans leur présence, comme le dit un des personnages des Premiers mots : «J'essaie de parler de ce qui est bas parce que c'est encore ce qui est le moins compromis»6. L'obscène, les organes sexuels, les excréments, la matérialité du corps, doivent nous laver du mensonge tel que le perpétue la société. «Il s'est trouvé que la pornographie et l'érotisme étaient seuls propres à traduire un certain nombre de choses que je ne pouvais dire autrement.»7 La violence faite au langage via la violence faite au corps dans Le Château de Cène, Les Premiers mots ou, plus récemment, La Maladie de la chair, réplique au viol des consciences contraintes par la société. La pornographie, en poussant les corps à se dire, met à nu l'exigence de sens dans un univers où plus rien n'en a, et permet de ne plus jouer le jeu ni d'être complice, bref de «porter la guerre civile en nous-même»8. L'écrivain possède enfin un langage que l'oppresseur ne peut partager avec lui. Et c'est avec la rédaction du Château de Cène que Bernard Noël, censurant l'homme de lettres respectable qu'il avait toujours été jusqu'à présent, naît à l'écriture. L'histoire de ce livre et de sa composition, qui s'étend sur plus de trente années, est l'histoire d'une autocensure enfin levée. Une première version du roman, écrite en février 1958, débouche sur un arrêt de l'écriture ; en 1969, le silence est enfin rompu. Au fur et à mesure des rééditions, le roman s'augmente d'un dossier qui se constitue avec L'Outrage aux mots (1975), Le Château de Hors (1979) et enfin La Pornographie (1990). Ce texte parvient à parler, sur un mode quelquefois transposé, de la violence et de l'horreur de la guerre d'Algérie, de tous ces référents que Bernard Noël auparavant s'interdisait d'évoquer :

«Les référents glissent : le chien, l'homme écorché, les films, la grosse tête. Je suis dans un meeting pour la liberté de la presse, salle Wagram, en 1956. Les fascistes attaquent. Algérie française. Bombes lacrymogènes. On casse des chaises. On tape sur des têtes. Traînées de sang. L'Algérie française est jetée dehors. Tout est calme soudain dans la fumée, la toux, les pleurs. La police entre. La police qui devait nous protéger. La foule se lève et peu à peu recule contre l'un des murs. Gendarmes mobiles et gardiens de la paix emplissent tout l'espace qui se libère. Silence. Devant moi, face à face, un gardien de la paix. Tout à coup, flics et gendarmes crient. Les crosses et les bâtons se lèvent. Je tombe, frappé en travers du front.

J'écris Le Château de Cène. J'en ai assez de la violence, de l'horreur. J'espère que le temps est venu de mon Aurélia. Pour la première fois de ma vie, j'écris vite, comme émergeant enfin de ces années où je comptais mes mots. Je ne retiens plus rien. J'écris. Que se passe-t-il ? Je me déviole, et je me souviens. Seulement, en se dépliant dans le corps, mes souvenirs en accrochent d'autres, qui ne sont pas tous les miens, et leur croisement fait surgir ces figures, dont ma raison parfois s'épouvante. Je me souviens. J'écris comme on regarde fixement.»9

La levée de l'autocensure a le statut d'une expérience intérieure au sens de Bataille ; elle est le résultat d'une pratique corporelle, d'un contrôle initial du corps au cours duquel l'énergie nécessaire à l'écriture, une fois rassemblée, peut se déployer avec intensité. Le corps, qui n'est plus oppressé par une pensée de l'ordre, par un diktat spirituel, se fait enfin visionnaire, réceptif. Les automatismes de pensées et d'images, comme les autocensures, tombent.

Mais la force du roman réside aussi dans le fait qu'il contraint l'ennemi à dévoiler sa dernière arme, la sensure. Le procès pour outrage aux moeurs a lieu en 1973 «sous Georges Pompidou et en pleine libération sexuelle»10. Jean Frémon et Paul Otchakowsky-Laurens organisent la défense de Bernard Noël, Roland Dumas construit sa plaidoirie sur le fait qu'il est un «bon écrivain bien trop difficile pour offenser les moeurs»11 : un styliste, un poète. Condamné, Bernard Noël est dans un premier temps privé de parole, suivant le mécanisme traditionnel de la censure ; son roman est retiré de la vente, et il est significatif qu'il ait renoncé à écrire les deux romans Le Château de Hors et Le Château de Dans qui devaient achever la trilogie inaugurée avec Le Château de Cène. Mais surtout, il est réduit à se comporter en écrivain inoffensif, apprivoisé par ce tribunal, ces juges, ces amis même, écrivain frustré du sens qu'il avait mis dans l'écriture de son roman :

«Face au tribunal, j'ai commencé à comprendre, mais il était trop tard. Première affaire : un jeune homme accusé de proxénétisme et de vol. Ironie du président. Et malgré le vous, le ton du tutoiement. Pour finir, le claquement des menottes. Deuxième affaire : la mienne. Tout change, je suis un monsieur, je suis libre. Je suis bien défendu. Qui se vomirait soi-même d'être fait tout à coup si différent ? On m'interroge, je bafouille. On me redonne la parole : j'attaque. Je veux dire pourquoi je suis là ó à la suite de quelles violences de l'armée, de la police et des institutions, non seulement sur moi, mais sur mon langage. Je ne me laisse pas interrompre. J'en finis. Je m'assieds. /.../

Et puis la comédie commence, non pour défendre un principe, mais pour démontrer, trois ou quatre heures durant, que je suis un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif. Et j'écoute, accusé devenu le complice de son accusation.»12

Cet extrait montre comment, imperceptiblement, on glisse au cours de cet épisode de la censure à la sensure : la perversité du pouvoir vient de ce qu'il laisse s'exprimer et se justifier l'accusé tout en annihilant la portée et le sens de son discours. L'écrivain s'adresse librement à ses juges, il n'est à aucun moment empêché de parler. Complice malgré lui, c'est déjà un écrivain sensuré qui prend alors conscience que la seule défense offensive aurait consisté en autre chose que des mots, qui dans un tel contexte sont manipulés par le pouvoir ; c'est par les cris qu'il pouvait ne pas être récupéré par l'ordre moral implacable, et empêcher que le lavage de cerveau ne s'accomplisse :

«Même quand j'essayais de dire au juge mon indignation, je la trahissais. Il aurait fallu n'être qu'un corps ó l'un de ces corps que censure tout ordre moral. N'être qu'un corps, et simplement chier là, devant le président.»13

3. Doué de parole, doué de sensure ?

En 1994, paraît chez P.O.L, Le Syndrome de Gramsci, qui continue la réflexion engagée sur la sensure de manière fort intéressante. Si un ouvrage comme Le Sens La Sensure envisage la sensure à travers ses manifestations dans l'actualité française et les médias, ou dans l'histoire telle qu'elle est pratiquée, écrite et enseignée en France, Le Syndrome de Gramsci attaque par le biais de la fiction ce phénomène, et souligne combien sa portée est étendue. Au cours d'un monologue le narrateur, s'adressant à une femme qu'il vouvoie et nomme ìchère amieî, expose les ravages de la sensure en lui à travers un épisode en apparence anodin. Il souffre de trous de mémoire ; des mots qu'il affectionne (en l'occurrence, le nom de Gramsci, théoricien et homme politique italien qui, au début de ce siècle, travaille à élaborer, à la suite de Marx, une philosophie révolutionnaire) lui échappent, ce qu'il analyse comme le symptôme d'un mal très grave. Sa langue, qui est avant tout la langue du pouvoir, est atteinte d'un cancer généralisé :

«Un cancer, vous le savez, est un foisonnement destructeur, une luxuriance, une folie cellulaire ; un cancer de la langue est une folie inverse. Je vous ai parlé d'un caractère implosif : c'est une plaie dévorante, une plaie dans laquelle tout le langage peu à peu se précipite, une plaie blanche, qui absorbe toute la substance que, d'ordinaire, la langue transforme et réhabilite sans arrêt. En somme, une maladie dont l'évolution consiste à s'absorber soi-mêmeÖ»14

Le fait de parler n'est en aucune façon une preuve de la liberté du locuteur, dont l'intégrité n'est plus assurée du fait de l'état de la langue avec laquelle il parle. Sensuré, mutilé, amputé de sa langue, ce dernier ne se sait pas malade, à moins justement qu'un symptôme suffisamment violent et contagieux comme une panne de mémoire ne vienne lui signaler que sa mentalité se trouve en danger :

«(Ö) ce qui venait de m'échapper n'était pas un mot ni un nom, c'était la capacité d'énoncer spontanément qui je suisÖ non pas en déclinant une identité ou ce qui la qualifie, il s'agissait de bien autre choseÖ Il s'agissait de cet élan de la parole faute duquel je rôde à l'intérieur de moi-même comme un fantôme. Faites l'effort, je vous prie, l'effort d'imaginer ce qu'il en serait de vous si, brusquement, vous étiez privée de cette circulation des mots identiques après tout à celle du sangÖ»15

Le temps de la contrainte est passé, la narrateur vit désormais à l'ère de la dénaturation : les mots ne lui appartiennent plus, il ne peut plus les investir d'un sens particulier et audacieux, et ce qu'il croit transmettre de son propre chef vient d'ailleurs, du pouvoir, qui a su détourner la langue à son profit. La conscience alertée du narrateur est impuissante à enrayer l'appauvrissement et l'affaiblissement des structures de la langue. La liberté d'expression est pervertie car, en semblant s'exercer sans aucune entrave, elle est en fait détournée de sa fonction :

«La raison de cette impuissance tient aux turbulences de notre époque, et notamment aux perturbations qui affectent la frontière du bien et du mal. Autrefois, les territoires de l'un et de l'autre étaient aussi précisément délimités qu'ont pu l'être ceux de l'Est et de l'Ouest par le mur de Berlin. La comparaison m'est venue tout soudain, mais la considérant, elle me paraît fort adéquate. Songez à ce que représentait ce murÖ D'un côté, l'oppression de la censure ; de l'autre, la légèreté de la liberté.»16

Après le temps de la privation de parole, qu'illustrait pour une part la condamnation du Château de Cène en 1973, vient celui, amorcé lors du procès déjà évoqué, de la castration et de l'émasculation mentales, illustré par un des derniers romans du poète. D'un roman à l'autre, on peut observer le glissement d'une censure à l'autre.

Un outil exemplaire, le pal

L'engin exemplaire, le «dispositif esthétique de la négation»17 des c/sensures, c'est le pal. Cette longue pièce de bois ou de métal aiguisée par un bout est à l'origine d'un supplice qui consiste à enfoncer un pieu par le fondement dans le corps du condamné. Le terme revient fréquemment sous la plume de Bernard Noël et peut renvoyer métaphoriquement à l'organe de la langue, à l'instrument de torture, à la plume, au stylo, mais aussi au sexe masculin. L'empalement des c/sensures est tout à la fois l'objet et l'enjeu de l'écriture poétique, qui seule parvient à donner des mots au corps :

«vive ce qui s'oppose à l'homogène/il n'y a pas de corps pur/vaincre le parti

/le remplacer par l'organisme

l'inimaginable/est la seule vie réelle (Ö)

pour qu'advienne je/à la place de ça/le pal

et ce danger/toujours risible

danger de l'avoir dans le cul/et puis quand c'est à l'intérieur/plus de défense/une écriture enfin/intime/sanglante

cette pointe où la langue devient physique/est-ce l'inverse d'une langue/tu touches ton tu/tout le dehors dedans/et les lèvres fendues»18

L'acrostiche célèbre le pal (ì vive le pal î) qui permet d'écrire sexuellement, de produire physiquement de la pensée, de relier le cul à la pensée. Engin de torture et de jouissance, instrument initiatique, le pal conduit à l'état extrême, expérience intérieure qui frôle l'expérience impossible. L'ensemble des poèmes et des romans disent la joie et l'horreur d'être pénétré, le délice et le supplice de laisser parler en soi une voix inconnue, une matière verbale qui, surgissant des organes, fait fi de toutes les c/sensures. Le pal recueille les dépôts et les empreintes du corps, et à ce titre, est au coeur du dispositif de la lutte contre les c/sensures que Bernard Noël expose à Jean Frémon dans une correspondance éditée dans la collectionÖ Le Grand Pal :

«Je cherche en fait à former l'image d'une machine dont la pièce principale serait un pal rétractable, qui distribuerait soulagement et douleur afin d'offrir un équivalent physique du petit drame individuel qu'un jour ou l'autre nous nous jouons entre le sentiment de la finitude et celui de l'oubli.(Ö) Oui, le souvenir contient l'oubli : il en est la carapace. Mais le corps, lui aussi, est peut-être une espèce de carapace semblable, de telle sorte que le pal ne serait un tel supplice qu'en vertu d'une contradiction insupportable, car il apporte à la fois trop de trop et trop de manque.»19

Déchirant le corps comme l'écriture, le pal éprouve la pensée, et bouleverse les c/sensures, réintroduisant un sens le plus souvent fou et démesuré dans la langue.

Infiniment, Bernard Noël traverse, interroge, provoque les c/sensures, au travers de textes relevant de genres divers, puisque la poésie, aussi bien que les essais, sondent, critiquent, éradiquent, stigmatisent, cette c/sensure à deux visages. Il est difficile de conclure, parce que cette traque n'a pas pour visée de recevoir une réponse ou une solution : elle est plutôt un des moyens d'interroger le monde et l'écriture, de les questionner sans se soucier de capitaliser des réponses.

Anne Malaprade


Notes

1. L'Outrage aux mots, in Le Château de Cène, Paris, Gallimard (L'Imaginaire n° 286), 1990, p. 149. L'Outrage aux mots, rédigé entre le 13 et le 20 février 1975, est publié dans la deuxième réédition corrigée du Château de Cène signée non plus Urbain d'Orlhac mais Bernard Noël. L'écrivain, à cette époque, a publié des recueils de poèmes (Extraits du corps, La Face de silence, La Peau et les Mots, Le Livre de Coline), un travail historique (Dictionnaire de la Commune), un deuxième roman (Les Premiers Mots), un essai consacré à Maurice Blanchot (Deux Lectures de Maurice Blanchot), des fragments de journal (Treize cases du je).

2. Ibid., p. 157-158.

3. Ibid., p. 159.

4. "Littérature et réalitéî, in Le Sens La Sensure, Le Roeulx (Belgique), Talus d'Approche, 1985, p. 72.

5. ìLittérature et communicationî, ibid., p. 75.

6. Les Premiers mots, Paris, Flammarion, 1973, p. 88.

7. Treize cases du jeu, Paris, Paris, Flammarion (Textes), 1975, p. 111.

8. L'Outrage aux mots, op. cit., p. 149.

9. Ibid., p. 154.

10. La Pornographie, in Le Château de Cène, p. 177.

11. Ibid.

12. L'Outrage aux mots, op. cit., p. 150.

13. Ibid., p. 151.

14. Le Syndrome de Gramsci, Paris, P.O.L, 1994, p. 23-24.

15. Ibid., p. 37.

16. Ibid., p. 55.

17. Hervé Carn, Bernard Noël, Paris, Seghers (Poètes d'aujourd'hui), 1986, p. 35.

18. ì Lettres verticales î, in Treize cases du je, op. cit., p. 194-195.

19. Lettre du 8 août 1973, in Le Double jeu du tu, Fondfroide-le-Haut, Fata Morgana (Le Grand Pal), 1977, p. 11.

Bernard Noël