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Origine : http://pretexte.club.fr/revue/entretiens/entretiens_fr/entretiens/bernard-noel.htm
Jacques Ancet pour Prétexte : Parmi les fragments que tu
nous livres de tes premiers écrits dans Le Lieu des signes,
il en est un daté de mai 1950, intitulé ìLa
Tableî, qui relate une étrange expérience :
après une longue errance dans le froid de la ville, le narrateur
entre dans un café pour se réchauffer. Brusquement,
dans l'état de fatigue où il se trouve, s'impose à
lui la présence de la table de marbre blanc à laquelle
il s'appuie. L'impression lui vient qu'il n'a plus affaire à
un objet inerte mais à un être intérieurement
vivant. Alors commence un lent et immobile corps à corps
entre l'homme et la table. A mesure qu'il la sent devenir vivante,
le narrateur se sent peu à peu devenir objet, comme s'il
était envahi, vampirisé par cette matière fascinante
à laquelle il ne peut plus échapper et dont il lui
faudra un effort quasi surhumain pour se déprendre. On pense
à la fameuse expérience de la racine de marronnier
relatée par Sartre dans La Nausée. Ce livre a-t-il
eu une importance pour toi à l'époque ou y en eut-il
d'autres plus décisifs ? Parle-nous un peu de ce terreau
d'expériences et de lectures où s'enracine toute écriture.
Bernard Noël : Sartre était si présent alors
qu'il incarnait la littérature. J'ai lu La Nausée
avec passion, et Le Mur, Les Chemins de la liberté, tout
cela et Beauvoir et Camus : il ne pouvait en être autrement,
c'était la culture de l'époque... L'intimité
se situait ailleurs, du côté d'Artaud et de La Haine
de la poésie de Georges Bataille, livre découvert
par hasard : je l'ai acheté à cause du titre. Je lisais
également Breton, mais déjà avec colère.
Un de mes premiers textes fut un pamphlet, dont il ne me reste que
le titre, assez significatif : «André Breton, vous
aurez un bel enterrement» ! Beaucoup plus tôt, vers
1945, j'avais lu, qui m'ont à jamais marqué, Les Liaisons
dangereuses et Les Paradis artificiels... Cependant, la lecture
originelle reste celle des deux Robinson, le Crusoé et le
Suisse : j'ai même appris à lire dans Robinson Crusoé
avant d'aller à l'école. Suivirent, entre cinq et
dix ans, Jules Verne, les voyages de Coock et de Bougainville, Erckmann-Chatrian,
Walter Scott... Quel rapport entre tout cela et «La Vie des
choses» dont fait partie «La Table», je n'en sais
rien. A partir de quatorze ans, j'ai écrit des poèmes
en octosyllabes et en alexandrins, qui devaient être de simples
imitations. J'en ai même publié un, «Le Vent»,
dans Le Journal des voyages, auquel j'étais abonné
! Parallèlement, j'écrivais en prose des pages sans
aucun rapport avec cette culture-là. Ma première tentative
fut un récit comique, qui avait pour héros Biquette,
un pion aux décisions arbitraires et maladroites : je l'écrivais
en anglais sous le titre Bicket's Life. Il fut abandonné
vers la trentième page en dépit de son succès
auprès de mes camarades. J'aimais beaucoup écrire
le thème de grands jeux, dans le genre western médiévaux
(à cette époque, je n'étais encore jamais allé
au cinéma). Je les lisais devant la division avant le départ
en promenade, et nous les interprétions ensuite au bord du
Lot, dans les châtaigneraies ou les ruines du château-fort
de Calmont... J'avais oublié tout cela que l'effort d'écrire
me re-présente. A moins qu'il ne s'agisse de mon hésitation
à parler d'une entreprise dont je n'ai plus qu'une idée
vague. Je pense à mon premier roman, qui voulait raconter
de la «présence» et non de «l'action».
Je l'écrivais dans un cahier que je portais toujours sur
moi. Un jour, ayant accompagné mon père à la
foire de Laguiole, j'y ai perdu ce cahier, qui a dû glisser
alors que je le croyais bien serré sur ma poitrine. D'où
désespoir et abandon. Plus tard, durant l'hiver 1949-50,
j'ai entrepris un récit, qui devait être dans la continuité
de celui que j'avais perdu trois ou quatre ans auparavant, et qui
racontait les errances d'un personnage sur les traces d'une présence...
Ladite présence ne se manifestait que par des émanations
subtiles, invisibles, aussi indubitables qu'insensées. C'est
au cours de l'une de ces déambulations que mon personnage
rencontrait «La Table» et vivait avec elle une rencontre
exacerbée. J'ai repris cette scène deux ou trois ans
plus tard pour en faire l'une des parties d'un livre ó bientôt
abandonné comme le roman ó qui devait définir
les caractères de «la gravitation spirituelle»
en même temps qu'il en serait la pratique.
J.A. : Ce texte nous fait assister à une double découverte
: celle de la vie des choses et celle de la vie du corps. Un voile
semble s'être déchiré, comme si le réel,
soudain, venait de surgir. Écrire pourrait être une
tentative de restituer ces ìquelques états extrêmesî.
Cependant, très vite, le langage apparaît comme ce
voile qui recouvre le réel au lieu de le révéler.
Impossible de lui faire confiance. Il va donc falloir le déchirer
lui aussi, le subvertir. Mais, comme le langage est seul à
pouvoir se contester lui-même, cette subversion ne pourra
se faire qu'à l'intérieur du langage. Il s'agira donc
de «parler contre les paroles», comme dit Ponge. Mais
si, pour lui, ce travail débouche sur un ìparti pris
des chosesî, pour toi ó et c'est ce qui te caractérise
très tôt ó il débouche sur un ìparti
pris du corpsî, sur une exploration par l'écriture
du corps interne qui va aimanter ton cheminement pendant de nombreuses
années.Ce qui frappe dans cette exploration intérieure,
c'est le côté compte-rendu clinique. On a même
l'impression d'avoir là une sorte de radiographie (avec cette
luminosité, ce noir et blanc caractéristiques du cliché
aux rayons X). Mais, en même temps, il y a la présence
obsédante de certaines images comme sécrétées
par cet invisible en-dedans. Comme s'il ne pouvait devenir visible
qu'en passant par ce qui n'est pas lui ; donc par un travail métaphorique
: mots-bulles, gestes-cercles, arbre, courant des nerfs, lac d'argent
lisse, hélice dans le ventre, etc... Alors, je me demande
si là, contrairement à ce que tu affirmes, à
savoir que «le regard crée le verbe», ce n'est
pas le verbe qui crée le regard ? Si ton expérience
du corps n'a pas été, indissolublement, une expérience
du langage. Ce qui expliquerait que tu puisses parler d'«inventer»
le corps. Car avec quoi l'inventer sinon avec du langage ?
B.N. : Tous mes premiers livres ont échoué à
devenir des livres. Tous demeurés en suspens, incapables
d'aller jusqu'à la fin... Sauf un, La Condition d'amour,
un roman, qui fut réécrit au moins trois fois, et
qui faillit être publié en 1954 ó qui l'aurait
probablement été si j'avais continué à
croire en lui. Je l'ai détruit à l'exception de quelques
pages données à Pierre Dhainaut. Un autre roman, plus
personnel je crois, portait comme titre le nom de son héros,
Eugène Khan, qui disparaissait ó en 1953 ! ó
du côté de la résistance algérienne.
Il contenait une description de la chambre de Jean Carteret et rejoignait
par là, il me semble, la recherche de la «présence».
Ces premiers échecs furent suivis d'un premier silence, interrompu
par l'écriture très rapide d'Extraits du corps, en
1956 ó en quelques nuits. J'habitais alors un atelier de
sculpteur à peu près vide. Dans l'un des angles, on
avait aménagé une petite cuisine de trois mètres
carrés maximum, espèce de réduit en planches
avec une porte. J'écrivais là, à la chaleur
d'un réchaud à gaz sur lequel bouillait de l'eau.
J'écrivais dans l'illusion de serrer au plus près
des visions organiques dont l'écriture était l'autoscopie.
Bien plus tard, je me suis rendu compte que mes visions n'étaient
certainement pas littérales, qu'elles devaient dépendre
de ma posture, bref de l'état dans lequel je me mettais,
et aussi de ma volonté d'observation. Quoiqu'il en soit,
le résultat fut bien un «parti-pris du corps»,
qui est devenu fondateur. L'étrange est de voir aujourd'hui,
de très loin ó quarante-et-un ans ó que l'alliage
de l'écriture et de «l'extrait» a produit une
suite de mythogrammes, comme si le croisement des pulsions charnelles
et de l'observation avait inscrit son empreinte dans la matière
verbale.
J.A. : Non plus, donc, langage du corps, mais langage-corps ou
corps-langage. Rarement la fusion fut si étroite. A cette
époque (1956) où corps et langue subissaient, en France,
tant d'agressions ó c'était la guerre d'Algérie,
le Paris des ratonnades, du racisme, de la torture clandestine ou
non ó, cette entreprise montre à quel point, dès
le début, ta démarche est morale et donc politique
au sens le plus profond, puisqu'elle est la recherche d'un langage
qui ne mente pas, sur lequel construire une relation vraie ó
d'une parole juste (au double sens) qui dise, le temps d'un mot,
d'une phrase, d'un texte, la coïncidence avec ce qui est. Car
notre rapport à ce qui est passe toujours par la langue.
Or, celle-ci ne nous appartient pas. Elle est confisquée
par le pouvoir qui la déforme et la dégrade. Lequel
pervertit le sens des mots : on massacre au nom de la liberté
; on vole au nom de l'honneur ; on ment au nom de la vérité,
etc. Dans nos sociétés dites démocratiques,
nous ne sommes pas en principe censurés, privés de
parole, mais sensurés ó privés de sens. Ce
concept de sensure que tu as inventé, tu envisageais volontiers,
dis-tu, que ce seul mot, anonymement, te survive. Pourquoi ?
B.N. : L'écriture d'Extraits du corps, au début de
1956, aurait dû être décisive : il n'en fut rien.
Au contraire. Longtemps, j'ai eu le sentiment d'en avoir terminé
avec l'écriture, en somme d'avoir d'un coup épuisé
mon maigre avenir d'écrivain. J'ai retrouvé le silence
à peine interrompu. La guerre d'Algérie y fut sans
doute pour beaucoup avec la découverte d'une violence qui
maltraitait toute ma langue par le mensonge, qui la dégradait
par la torture ó la torture qui fait parler... Je ne pouvais
m'y opposer par l'écriture puisque je n'y existais pas. Je
suis entré dans le réseau Curiel, sans savoir à
quel réseau j'appartenais car le cloisonnement était
efficace. J'ai participé à quelques actions : transports
de fonds et de courrier, évasions, hébergement, mais
ce ne furent jamais que de piètres pansements sur la blessure
que je ressentais à l'excès. J'en ai parlé
ailleurs, dans L'Outrage aux mots... Sur un tout autre plan, il
s'est passé pour moi une chose décisive en 1956 :
j'ai commencé à collaborer au Laffont-Bompiani, cette
encyclopédie littéraire qui comprend le Dictionnaire
des oeuvres, des auteurs et des personnages. Cela m'a occupé
dix ans, et en quelque sorte dispensé d'écrire en...
écrivant. J'ai fait là des centaines d'articles et,
comme je les faisais passionnément, j'ai vite été
chargé de vérifier et de compléter ceux des
autres rédacteurs. J'éprouvais un vertige à
dévorer des bibliothèques et à tâcher
de restituer le caractère de chaque lecture dans la vitesse
de l'impression... Mais je saute vers ta question à propos
de la "sensure", concept qui s'est imposé quand
j'écrivais, bien plus tard, en 1975, L'Outrage aux mots.
Oui, ce qui m'a frappé tout à coup, c'est à
quel point la valeur principale du monde occidental représentée
par la liberté d'expression était un leurre derrière
lequel fonctionnait une privation beaucoup plus grave que la censure
ordinaire ó une privation de sens que j'ai désignée
justement par le mot "sensure". Tout en aperçevant
déjà le rôle des media dans cette "sensure",
j'ai d'abord cru qu'il se bornait à falsifier, à travestir,
bref à dénaturer la circulation du sens dans nos sociétés.
Ce n'est qu'après toute une suite de livres sur le visuel,
le visible, le regard, que je me suis rendu compte de la communication
permanente du visuel et du mental. Cette situation, si naturelle
qu'elle échappe à la conscience, fait qu'une conversion
du visuel en flux ininterrompu d'images entraîne le déversement
sans obstacle de ce flux dans l'espace mental de telle sorte que,
l'occupant tout entier, il y remplace l'activité de la pensée.
J'ai appelé ce phénomène la "castration
mentale", celle-ci portant à son point de perfection
la "sensure" parce qu'elle s'y effectue sans nous alerter
par la moindre contrainte. Ainsi, une démocratie totalitaire
est en train de se mettre en place, et très doucement puisqu'elle
ne recourt qu'à la séduction au lieu de l'oppression,
si bien qu'il est aussi difficile de faire entendre son danger qued'organiser
contre elle une résistance...
J.A. : Après un silence de six ans où, dis-tu, tu
n'as plus écrit, obsédé que tu étais
par les événements d'Algérie, tu reviens donc
à l'écriture avec un second recueil composé
en 1963-1964 : La face de silence. Si Extraits du corps est un commencement,
La face de silence est un recommencement : celui de la parole. Une
parole qui au terme d'une traversée du désert qui
est perte de soi-même et du langage, marche vers la nudité
se confond avec le vide qu'elle appelle. On assiste là à
une sorte d'itinéraire initiatique totalement délié
ó, tout cela peut faire penser à la démarche
mystique. Jusqu'au titre qui peut être entendu dans cette
perspective : exploration de la face, du côté du silence,
de ce territoire où s'abolit la parole mais aussi où
elle a une chance de renaître transparente, innocente. Acceptes-tu
cette lecture, étant entendu que ìmystiqueî
n'est pas à prendre dans un sens étroitement religieux
(il faudrait trouver un autre mot), mais au sens où l'on
désigne par là une expérience de sortie : sortie
du dogme, du langage, de tout ce qui est de l'ordre du connu, de
l'institué, pour entrer dans ce territoire sans nom dont
je parlais, qui est celui de la perte de soi et de toute limite.
B.N. : Impossible de penser le tout et de le dire comme un tout
ó ce tout qu'est et n'est pas le passé quand on le
considère depuis le présent qui est sa fin... Je n'ai
jamais renié La Face de Silence, et je ne renierai jamais
rien de ce que j'ai publié, mais ce livre ne joue plus pour
moi le rôle qu'il a pourtant joué en son temps. Tu
as raison : il fut un lent retour à la parole ó lent
parce que les trois parties en furent écrites au compte-gouttes.
La suite, par contre, "L'Oiseau de craie", doit témoigner
ó est-ce juste ? ó d'un début de confiance
dans l'écriture, dans la mesure où elle mythifie la
circonstance amoureuse. Je n'ai rien contre le mot "mystique"
pour la raison que la mystique ne va jamais sans une technique corporelle,
qui relève de la volonté d'impliquer tout l'humain
dans l'effort vers la personne divine. D'opérer un soulèvement,
qui ne sépare pas le corps, l'âme et l'esprit. Je ne
me souviens pas de l'écriture de ce livre, sauf de celle
de la troisième partie, composée dans une île
grecque, où j'habitais une maison isolée, au bord
d'une baie et à quelques mètres de la mer. Je pense
à ce lieu parce qu'il fut, en soi, une "sortie"
de ma vie. La surface de l'eau devenait une belle route métallique
sous la lune, et je me voyais marcher là-dessus avec plus
de succès que Li Po à la surface du Yang-Tsé...
J.A. : Il y a là, par rapport aux proses abruptes de Extraits
du corps un lyrisme ó une tentation de la ìbelleî
poésie à laquelle tu vas vite te refuser. Il y a toujours
chez toi le passage fulgurant d'une beauté aussitôt
raturée par la dérision ou la violence. Pourquoi ?
Car il s'agit moins d'écrire des poèmes (avec ce que
cela suppose de mimétisme et de soumission à certaines
conventions) que de chercher la langue du corps, la langue que nous
parlons étant celle de l'esprit : «L'esprit à
force de se gâter à gâté le corps, dis-tu
: il ne reste plus qu'à le rejeter comme l'immortelle ordure
qu'il n'a jamais cessé d'être... Je suis bien que je
pense et rien ne m'importe que mon corps.» «Je suis
par la pensée et le support de cette pensée c'est
le moi. Il faut donc s'en débarrasser». C'est pourquoi
on assiste dans Le Château de Cène, par exemple, à
une destruction progressive de l'identité du narrateur par
la violence de l'érotisme. Les personnages affirment cette
nécessité de toutes les manières : «Il
faut dépouiller le moi» ; «l'être n'est
pas individuel» ; «je veux briser l'identité».
Écrire sera alors une sorte de technique de méditation
par laquelle l'écrivain cherche à se vider de lui-même
pour ne plus être que l'ici et le maintenant ó «la
transparence du lieu où il se trouve» (Wallace Stevens).
Souvenirs du pâle témoigne de cette recherche, mais
je voudrais revenir au Château : ce livre dont tu dis qu'il
a levé la censure de ta période de silence en faisant
de toi un écrivain, qui t'a valu un procès et donc
une certaine notoriété, comment le vois-tu aujourd'hui
?
B.N. : C'est la raison pour laquelle j'ai remisé cette Face
de silence dans mon arrière-boutique ! Si quelqu'un l'en
retire pour la mettre en vitrine, je ne dis rien, mais je pense
qu'il ferait mieux de s'occuper d'autre chose. Ainsi, ça
a été mon premier livre traduit en espagnol... J'ai
envoyé le manuscrit à Mandiargues, Michaux et Ponge.
Michaux et Mandiargues m'ont répondu très vite ó
Ponge, jamais ó et ils ont essayé de faire publier
le livre : Michaux au Mercure, Mandiargues chez Gallimard, sans
succès puisque la publication eut lieu chez Flammarion, dans
la collection "Poésie" que dirigeait alors Marc
Alyn. Que Michaux ait défendu ce livre m'étonne sans
me rassurer quant à la dose de "poésie"
qui s'y trouve. Cette poésie est-elle "belle",
je n'en sais rien. Elle en passe par le "poétique",
que j'essaie depuis d'éviter tout en étant conscient
qu'il sera recréé à la fin par le penchant
fatal de l'expression à se faire reçevoir "bellement"...
J'évite la beauté comme j'évite l'esprit ó
le mot "esprit" ó bien que je me sois fort éloigné
des formules que tu cites. Et qui ont la naïveté de
la jeunesse dans leur tournure provocatrice. Il est vrai que la
violence verbale peut avoir, sur le champ, une efficience libératrice
dans la mesure où elle déclenche un afflux de sens,
une sorte de coup de sang mental ! Pour moi, expérience et
écriture se confondent au point que l'expérience ne
saurait avoir d'autre lieu que l'écriture : je parle bien
entendu de l'expérience qu'est la pensée. Quant au
Château de Cène, s'il a changé le cours de ma
vie en faisant de moi un écrivain, c'est sans doute parce
que l'écriture y fut un précipité, une condensation
qui, en quelques jours, a fait paraître ce que je retenais
depuis des années. Voilà pourquoi je dis qu'il a levé
l'autocensure qui m'interdisait d'écrire, quitte à
la rétablir d'une autre manière, par une espèce
de culpabilité à l'égard de ce que j'avais
commis là... J'aperçois brusquement une culpabilité
symétrique entre les deux livres qui fondent mon écriture,
et qui sont les plus lus : Extraits du Corps et Le Château
de Cène. Le premier a paru aux éditions de Minuit,
en 1958, à compte d'auteur, ce qui l'entachait à mes
yeux d'illégitimité. Je l'avais envoyé à
cet éditeur parce qu'il me paraissait le meilleur à
cause de Beckett et des premiers nouveaux romans ; il l'avait accueilli
avec beaucoup de paroles chaleureuses, puis m'avait demandé
d'en partager les frais. Plus tard, au moment où le livre
devait paraître, cet éditeur m'annonça qu'il
renonçait à le publier parce qu'il lui coûtait
décidément trop cher. J'ai proposé alors de
tout payer... Je n'écrivais plus depuis deux ans, mais je
ressentais la nécessité que ce livre existe pour en
avoir fini. Comme je n'avais pas l'argent nécessaire, soit
une centaine de milliers de francs (anciens francs), j'ai écrit
en trois nuits un feuilleton à propos de James Dean (cent
ou cent-vingt pages) et l'ai confié à une agence de
presse, qui l'a vendu à des journaux de province... James
Dean a payé Extraits du corps... Loin d'être sensible
au comique de cette situation (je raconte cela pour la première
fois), j'en ai gardé une grande humiliation, celle de n'avoir
publié mon premier livre qu'en acceptant qu'il soit estropié
par son éditeur. Et me voilà l'auteur honteux d'un
livre rendu bâtard. Quant au Château de Cène,
il souffrait, lui aussi, à cause de son mauvais genre, d'une
bâtardise dont je ne savais si elle était une qualité
ou un vice rédhibitoire. Le succès n'arrangeait rien.
J'ai été, d'emblée, un écrivain douteux
et, au fond de moi, j'ai gardé ce sentiment qui contamine
toujours, non pas l'espace de l'écriture, mais le rapport
du "tu" de l'écriture au "je" de l'écrivain.
Ainsi, l'écriture est ó si j'ose dire ó pure,
alors que l'écrivain est impur...
J.A. : Dans ce que j'appellerais, pour simplifier, cette première
étape de ton travail qui s'étend, en gros sur une
vingtaine d'années (des années 50 aux années
70), il semble y avoir pendant un certain temps, chez toi, l'espoir
de trouver par l'écriture (et en même temps malgré
elle) une vérité, un sens, dont le lieu serait l'intérieur
du corps : de trouver, en somme, la vérité de la vie.
Mais, au terme de cette première étape, tu découvres,
me semble-t-il, qu'en toi la vie se confond avec la mort : le fonctionnement
de la machine corporelle coïncide avec l'accroissement de son
usure. La mort est dans la vie comme le vers dans le fruit. Mieux
: elle est la vie puisqu'elle en est l'envers inséparable.
(«Qu'est-ce que la vie dans le corps, sinon le perpétuel
suintement d'une chose obscure dont la perception terrifie... La
mort qui s'avance sous le couvert de notre vie», in Les peintres
du désir). Ce double mouvement de jaillissement et de dégradation
est présent dans Les premiers mots, ton second roman. ìRomanî
est d'ailleurs un terme impropre, si on le prend dans son acception
conventionnelle. Ce texte est une seule coulée d'écriture
où viennent se mêler fiction, méditation sur
le langage dans son rapport au corps, et une tentative de faire
parler l'activité physique toujours présente et toujours
muette en nous. Autrement dit, donner la parole à ces activités
dites ìbassesî, ìinférieuresî,
toujours refoulées par l'aristocratie spirituelle, afin d'y
voir ce qui indissolublement nous fait et nous défait. Ce
livre me paraît être en somme une synthèse de
cette première étape. Pourquoi avoir eu alors recours
à l'écriture romanesque ? Quelle différence
fais-tu entre écriture poétique et écriture
romanesque ?
B.N. : La première étape de mon travail ó
des années 50 à 1970 ó se caractérise
bien davantage par le refoulement de l'écriture que par sa
pratique. Après l'échec des premiers livres à
parvenir à leur fin, et le bref éclat d'Extraits du
corps suivi de la retombée dans le silence que j'ai dite,
je rédige pendant dix ans des articles d'encyclopédie.
Ensuite, à partir de 1969 et du Château de Cène,
je me mets, non seulement dans la situation d'écrire, mais
de soumettre ma vie matérielle à ma capacité
d'écrire ó autrement dit de gagner ma vie avec ma
plume. Et je m'y tiens depuis. A ce propos, j'ai lu dans un quelconque
journal mal intentionné que j'étais l'exemple même
de l'écrivain captateur de bourses : de 1970 à 1997,
j'ai eu une année sabbatique et deux "résidences"
payées par le CNL, plus une résidence payée
par le Conseil général de la Seine Saint-Denis : un
peu moins de quatre années assurées sur vingt-sept...
Passons ! J'ai aussi été salarié un an comme
directeur du Centre littéraire de Royaumont, que j'ai fondé...
La direction de la collection Textes (chez Flammarion) ne m'a valu
aucun salaire : mon contrat ne prévoyait que des avances
mensuelles, si bien que mon travail ne m'a rapporté que des
dettes... La mort, en effet, a hanté mon écriture
pendant les premières années, de 1970 à 1977
environ, pour la raison d'abord que voir mon nom sur les couvertures
de mes livres m'a vite convaincu de l'inutilité de l'auteur
dès qu'il a publié. Il y avait là comme une
évidence et une sanction, qui me rendaient très sensible
au pouvoir qu'on les mots de faire disparaître les choses
et les corps. On fait toujours comme si les références
étaient là, indispensables, alors que l'écriture
n'a aucun besoin de leur garantie. Au fond, écrire, c'est
faire l'expérience de l'absence et du rien. Un soir, et ce
fut très violent, je me suis aperçu que je célébrais
un bizarre sacrifice : je m'efforçais, écrivant, d'égorger
l'illusion avec un couteau d'illusion... L'expérience du
négatif est déterminante : elle dépouille et
racle ; elle retourne l'intérieur vers l'extérieur
pour conduire à cette jubilation qu'est la conscience de
l'unité de l'espace... Tu me parles des Premiers Mots, c'est
mon véritable livre fondateur ó ou refondateur ó
écrit dans la révélation de la mort à
la suite du suicide de François Lunven, mon ami. Sa mort
fut ma mort parce que l'écriture m'a jeté dans le
"Tu". Je ne suis pas sûr d'avoir jamais, depuis,
retrouvé le "Je"... Pourquoi l'écriture
romanesque, me demandes-tu ? Cette écriture-là n'est
pas "romanesque", c'est de la prose : une prose dont toute
la dynamique repose sur la volonté de n'avoir d'autres figures
que des pronoms. L'écriture s'abandonne ainsi complètement
à sa matière ó la matière du verbe ó
afin d'accueillir l'empreinte silencieuse des corps et, par elle,
devenir l'équivalent du voile où s'imprima la Face
et sa douleur... Je fais une différence entre prose et poésie
: une différence marquée surtout par la manière
de résister à la ligne ó le poème lui
résiste par la verticalité, la prose par la temporalité.
C'est toujours le rapport espace-temps qui est en jeu : il s'agit
de métamorphoser le sens linéaire que le temps donne
à tout, de le métamorphoser par la boucle, la boule,
le cube, l'étoile au moyen d'une opération verbale
qui dresse la langue et lui fait bouleverser les dimensions.
J.A. : Alors, si les mots sont pervertis, pourquoi ne pas les pervertir
encore plus ? Pourquoi ne pas les dégrader afin de faire
entendre la rumeur de ce prolétariat physique qui n'a jamais
voix au chapitre : gargouillis, grognements, clapotis, borborygmes
de tous ordres ? Dans Les premiers mots, on trouve cette phrase
: «Tu es peut-être à l'écoute d'une langue
qui ne sert pas à parler mais à faire des bruits.»
Le titre d'un de tes futurs livres de poèmes est là
: Bruits de langue (au double sens).
Dans ce recueil dont tu n'as publié qu'une version provisoire
en 1980, il y a un travail de perversion de la langue aristocratique
entre toutes : celle de la Poésie. Il y a, depuis longtemps
chez toi, ce désir d'en finir avec la poésie en étant
un mauvais poète. Comme si on était paradoxalement,
par là, au plus près de la poésie. Qui est
toujours autre chose que ce qu'on voudrait qu'elle soit. Alors le
langage ne nomme plus, il dénomme. Il ouvre au coeur des
mots comme un vide blanc, un battement d'aile, un souffle qui serait
peut-être le signe fugace de l'unité perdue et un instant
retrouvée. Comme dans L'été langue morte où
tu écris : «le regard a fait tomber de moi / tout le
visible / la langue lance vainement un pont / pour réparer».
Dès l'origine, il y a chez toi un besoin de voir : voir l'organisme,
d'abord, la chambre noire du corps («Tu cherches des mots,
mais aussitôt tu penses que tu les as chassés, que
tu n'en veux plus. Tu voudrais seulement voir, voir ce qui se passe
en toi».), puis voir le monde qui, lui aussi, ne nous apparaît
que voilé, déguisé même, sous une buée
de mots que projette sur lui notre regard («Le plus souvent
je vois des mots. Parfois le regard s'arrête, et il écarte
les mots. Alors la chose paraît»). Comment le regard
peut-il écarter les mots ?
B.N. : Par la prose comme par le poème, je voudrais exercer
un attrait sans séduction, d'où la volonté
d'écarter le poétique et le romanesque. C'est également
un désir d'écarter le voile, de déchirer le
vêtement : vieux besoin d'être la chose et non plus
la représentation de la chose. Il est probable qu'il s'agit
par là de rétablir l'unité, celle du "tu"
et du "je", celle du dedans et du dehors. Mais un écrivain
est toujours le déshérité de lui-même
en ce sens qu'il se retrouve nécessairement à distance
de ce qu'il a fait, dans l'inconnaissance de ses propres effets,
qui ne sauraient agir sur lui. Il faudra que je termine ces Bruits
de langue, auxquels je n'ai plus touché depuis dix-sept ans,
et qui sont l'un des trois chantiers ouverts en 1972, tous les trois
encore inachevés : Fables et Lettres verticales... Comment
le regard peut-il écarter les mots ? En déchirant,
lui aussi, le voile : le vêtement nominatif qui fait, de chaque
chose, le nom de cette chose. Nous n'allons généralement
pas plus loin que cette identification rapide parce qu'elle suffit
à satisfaire nos besoins. Le regard ne s'éveille que
dans le dépaysement, le désir ou l'amour, ou bien
dans l'acte conscient de se regarder lui-même. Dans cet acte-là,
le regard aperçoit son trajet et son volume, et du coup il
se découvre élément et substance. J'emploie
beaucoup le mot "air" pour désigner cet élément
qui, étant vu, fait que le regard n'est plus un vague espace
neutre où circule de l'information nominative, mais un prolongement
co-substanciel du corps... Alors, on peut parler de toucher du regard,
de pénétration, bref découvrir dans le relation
visuelle une sensualité très vive.
J.A. : Ce qui nous amène à parler d'une de tes préoccupations
les plus constantes : celle de la peinture. C'est un art qui ne
cesse d'intriguer, de fasciner même l'écrivain, parce
que s'y révèle instantanément ce qui, dans
l'écriture, se cherche et ne se trouve que fragmentairement,
par éclats : un rapport direct au réel. Au réel,
pas au visible : «le visible n'est pas le réel mais
seulement sa représentation», dis-tu dans le Journal
du regard. Comment cela ?
B.N. : Nous sommes obligés de prendre le vocabulaire tel
qu'il est pour exprimer des états qu'il ne permet pas de
caractériser suffisamment. Les néologismes ont peu
de chance d'être entendus d'emblée, ce qui tue leur
effet, et je n'aime pas les mots savants. Le "visible"
est la somme de ce que nous voyons ó la somme de ce que nos
yeux identifient aussitôt, et sans plus. Le "visible",
en ce sens, est ce qui voile la réalité, laquelle
n'apparaît que si "le regard s'arrête" et
"écarte les mots". Le "visible" est ainsi
un espace médiateur : les choses y sont vues mais n'y sont
pas regardées... Dès qu'il y a regard, il y a relation
ó début d'une relation réciproque...
J.A. : L'un de tes derniers livres sur la peinture, sans doute
l'entreprise la plus vaste et la plus ambitieuse que tu aies mené
dans ce sens, s'intitule Les peintres du désir. On retrouve
dans ce livre la méditation sur le corps qui court comme
un fil noir à travers tout ton travail. Tu nous y montres
que, depuis des siècles, l'homme s'est tissé un corps
culturel autour de son corps physique et que, peu à peu,
la tradition les a dissocié. Du coup, le désir, qui
est l'énergie organique, a été détourné
en images. Lesquelles l'occultaient, tout en le manifestant de manière
détournée. C'est ce qu'illustre tout le parcours que
tu fais à travers la peinture des siècles passés.
Or, tu nous dis qu'au XXème siècle, à l'issue
de la Grande Guerre, il se produit une transformation de la représentation
: avec le surréalisme. Elle cesse, en effet, de se fonder
sur le monde, autrement dit sur la vue, pour se fonder sur la force
vitale du désir qui habite l'artiste, à son tour productrice
de formes, autrement dit sur la vision. On passe alors d'une représentation
qui médiatise à une représentation qui identifie,
puisque ce que cherche alors l'artiste c'est rétablir l'unité
perdue de l'expression et de l'exprimé. Le désir ne
sera plus alors de l'ordre d'un caché-montré à
travers l'image, mais d'un geste qui s'incarnera directement dans
la peinture, en passant non plus par un acte de re-présentation
mais de présentation, comme chez A. Masson qui est, pour
toi, le peintre emblématique du désir.
Ne crois-tu pas qu'aujourd'hui avec les techniques de l'image,
on entre dans une ère de glissement de la représentation
beaucoup plus redoutable que tout ce que nous avons connu jusque
là, puisque la représentation (l'image télévisée,
l'image virtuelle) finit par se faire passer pour la réalité
? Quel rôle peut encore jouer un art apparemment aussi dérisoire
que la peinture ?
B.N. : J'ai déjà dit plus haut que la communication
permanente du visuel et du mental permettait de déverser
le premier dans le second pour peu qu'on lui donne la forme d'un
flux ininterrompu d'images. Et d'occuper ce faisant le lieu même
de la pensée ó occupation que rien, auparavant, n'avait
permis. On pouvait contrôler l'expression de la pensée,
mais pas la pensée elle-même telle qu'elle se développe
dans l'intimité. La falsification peut aller encore plus
loin puisque ó comme tu le dis ó l'image est capable
de se faire passer pour la réalité au moyen d'une
tromperie qui utilise la "visibilité" du monde
pour en faire à la fois son contenu et son sens. Le médiatique
manipule continuellement cette "visibilité" qui,
simple mise en scène de l'apparence ó et donc pur
spectacle ó est présentée comme la vue de la
réalité ... Tout se passe alors comme si le corps
culturel devenait le corps physique en le vaporisant peu à
peu, sauf que le véritable corps culturel produisait le sens
de la vie tandis que celui qu'érigent les media est une forme
floue livrée à la circulation des images. Que peut
l'art ? Et plus généralement que pouvons-nous contre
cette "déréalisation" ? J'ai cru que l'art,
et en particulier la peinture, pouvaient constituer une sorte d'école
du regard. Il m'est aussi arrivé de penser que le plaisir
visuel produisait la valeur capable de nous détromper...
J'en doute devant le progrès de l'insignifance érigée,
jusque dans l'art d'avant-garde, en critère esthétique.
Ne reste donc que la conscience, mais le médiatique est son
opium.
J.A. : Pour aller plus loin encore, comment est-ce que tu te situes
par rapport aux expériences de réalité virtuelle
qui commencent à être menées aujourd'hui et
qui inspirent ton dernier roman, Le roman d'Adam et Ève ?
Car, à première vue, on l'a bien cette identification
avec la réalité dont nous parlions, non ?
B.N. : Nous ne couperons pas à la "virtualité".
Son invention est plus fascinante que celle de la perspective. Mais
la perspective, comme tout acte culturel, exigeait un effort mental,
alors qu'il suffit de s'ajouter quelques prothèses pour entrer
dans les images et croire en toucher les parties. Dans Les Peintres
du désir, je me suis donné beaucoup de mal pour essayer
de suivre ó et de suggérer ó la pénétration
de l'énergie de l'image dans l'espace du regard, et la montée
de ce dernier dans l'espace de l'image : tout cela est dérisoire
par rapport à la technique virtuelle... Mon Roman d'Adam
et Ève mythographie mon travail sur le visible, la sensure,
la castration mentale à travers un récit qui joue
du romanesque, du pensif et de l'histoire ó si j'ose dire
ó à égalité. Il est arrivé que
ce roman soit apprécié par la critique, mais personne
n'y a lu ce que j'y croyais clair : une fable de la privation de
sens généralisée au moyen de l'invention par
excellence démocratique du consensus médiatique. Les
régimes totalitaires voulaient mettre la même pensée
dans toutes les têtes, ils n'y ont pas réussi parce
que l'endoctrinement pas plus que la propagande ne produisent de
la pensée. La démocratie libérale a trouvé
mieux : elle installe le même vide imagé dans tous
les cerveaux et chacun prend ce vide pour un plein en s'identifiant
à ce qu'on y fait circuler. Misez non pas sur la pensée
mais sur le mouvement imagé qui en tient lieu, et voilà
instituée la transparence en guise de cohésion sociale...
J.A. : Le corps prolongé ou transformé par des prothèses,
n'est-ce pas l'aboutissement extrême de ce corps culturel
dont tu parles, qui finit de parasiter, de coloniser et de réduire
au silence le corps organique ?
B.N. : Ce qui précède acquiesce à l'aboutissement
dont tu parles. Toutefois, le corps culturel était un corps
pensif dont les jouissances étaient liées à
l'effort de comprendre, d'écouter, d'inventer ó tout
comme un corps amoureux est attentif au partage de la caresse, de
la prévenance, bref de l'effort vers l'autre. Le corps culturel
est parasité par le corps virtuel comme la culture est parasitée
par la consommation culturelle, qui la vide de son sens. La consommation
exige l'insignifiance : c'est sa fatalité parce qu'il lui
faut tout réduire à l'état de marchandise,
et par conséquent n'avoir pour valeur que la quantité.
D'où le rôle de l'audimat, et ce qui s'en suit dans
le choix des progammes.
J.A. : Tu as écrit une pièce de théâtre,
La reconstitution, qui, me semble-t'il a beaucoup à voir
avec ce dont nous venons de parler, c'est-à-dire avec le
problème de la représentation. Et aussi, bien sûr,
avec celui du pouvoir. Est-ce que je me trompe ? Et est-ce pour
cela que tu en es venu à cette forme d'expression, qu'à
ma connaissance tu n'avais jamais pratiquée jusque là
?
B.N. : Je ne pensais pas écrire un jour pour le théâtre.
Je l'ai fait pour répondre à une demande amicale,
celle de Charles Tordjman, mais je n'aurais pu le faire si le hasard
ne m'avait fourni une sorte de scène primitive de la représentation.
J'ai assisté à la reconstitution du meurtre de Loïc
Lefèvre par le crs Burgos, non en vue d'écrire une
pièce, mais parce que je voulais analyser les mécanismes
de la bavure policière et de sa prise en charge par le ministre
de l'intérieur, le fameux Pasqua. Je n'ai pas réalisé
cette analyse en dépit du rassemblement d'un énorme
dossier, et j'ai écrit La Reconstitution. Le principe de
la reconstitution est de faire représenter par deux policiers
en survêtement toutes les versions de l'événement
fournies par les divers témoins. Deux mêmes personnages
se trouvent donc jouer toutes les versions de la vérité...
Dans ma pièce, deux comédiens représentent
toutes les versions d'un fait divers : l'assassinat d'un passant
par un policier, mais leurs reconstitutions se trouvent contaminées
par de brèves séquences de scènes de violence
du même genre surgies du passé : la shoah, la guerre
d'Algérie... Que voit-on quand on voit ? Et ce qu'on voit,
même littéralement rapporté, est-il la réalité
? Ces questions ne sont jamais posées mais elles découlent
de l'action. Laquelle évolue vers la farce parce que les
victimes sont peu à peu déclarées coupables
de leur mort, d'où l'exécution finale des témoins
pour crime de complicité... Cette pièce a été
jouée par cinq troupes différentes au cours des deux
dernières années, sans doute parce que la montée
du Front National lui confère une actualité troublante.
Je n'avais pas plus recherché cela que je n'en étais
"venu à cette forme d'expression" par souci d'illustrer
le problème de la représentation.
J.A. : Parmi les textes les plus récemment parus, il en
est un qui m'a bouleversé et dont l'intensité m'a
rappelé celle du Château de Cène (même
si les deux textes sont très différents) : je veux
parler de La maladie de la chair. Ce qui m'a toujours frappé
dans ton écriture, c'est que l'extrême maîtrise
s'y confond avec l'extrême violence. Ici, cette tension est
à son comble. Le texte, sans brutalité, sans éclats
apparents investit irrésistiblement le lecteur comme une
eau noire qui semble monter de son propre fond. Le narrateur a beau
multiplier les avertissements, les précautions, les appels
à son interlocuteur, cette rhétorique n'est là
que pour mieux le prendre aux fils de cette chose obscure qui est
au centre du récit. Ainsi, dans cette image d'un ìdieu
maladeî, d'une décomposition qui habite ton narrateur
et le fait ressembler à son créateur, j'ai perçu
comme une parenté avec la pensée gnostique ? T'es
es-tu rendu compte ou cette lecture te surprend-t-elle ?
B.N. : Je ne suis pas un familier de la pensée gnostique
malgré un séjour au Mont-Athos ó rapporté
dans mon dernier livre, Le Reste du voyage ó et la lecture
de Henri-Charles Puech. Cependant, pas besoin d'être au fait
de la théologie négative s'il suffit de creuser le
vers ó l'expression est de Mallarmé ó pour
rencontrer le vide, ou le néant. Je me situe plutôt
de ce côté, c'est-à-dire du côté
des états procurés par l'exercice de l'écriture.
Mon récit La Maladie de la chair, se réfère
à la situation de Georges Bataille confronté, tout
au long de son enfance, à un père tabétique.
Je savais cela depuis logtemps, mais quand j'ai lu le récit
de cette enfance dans la seconde version de la biographie écrite
par Michel Surya, un besoin immédiat d'écrire cette
histoire m'a saisi. C'était si impérieux que j'en
ai écrit la moitié en quelques jours ó puis
long silence que j'ai cru définitif. Trois cent soixante-huit
jours plus tard, dans l'avion pour Mexico, j'ai terminé la
phrase demeurée en suspens. Mon souvenir a cette précision
parce que le récit s'était arrêté le
jour de mon anniversaire ó jour où je l'avais lu aux
Temps Modernes, à Orléans, à l'invitation de
Catherine Martin et de Masson. Du Mexique, je suis allé au
Yemen, et tout le temps de ces voyages, au rythme de quelques phrases
par jour, j'ai continué... Anecdotes pour dresser une margelle
au bord d'un abîme. Qu'y a-t-il dans ce trou ? Des ombres,
et vite passant. Je ne sais pas d'où ce texte tire une violence
de nature autobiographique sans contenir la moindre parcelle d'autobiographie.
Il y a dans cette contradiction qui me jette dans l'insensé
quand je l'envisage, un acte négatif dont la négativité,
à son extrême, se métamorphose. Je m'en suis
rendu compte en écoutant Marc Lador, un extraordinaire comédien,
qui a mis en scène et joué l'ensemble de ce monologue.
J.A. : Tant la charge est forte, on pourrait croire à un
texte autobiographique. Pourtant je crois qu'il n'en est rien. Ce
qui tendrait à prouver que ce qui parle dans l'écriture,
tout en s'édifiant sur la ìdisparition élocutoireî
de la personne privée, donne voix à notre part la
plus vivante parce que la plus inconnue. Cette singularité,
qui n'est pas une identité, qui est sécrétée
par le texte en même temps qu''elle le sécrète,
comment la vois-tu, la comprends-tu ?
B.N. : Une figure monte du fond de l'obscur, monte par un canal
qui s'épanche dans la main, comme si le geste d'écrire
débondait le courant ténébreux. Un double d'ombre
prend muettement la parole. Il ne s'agit pas d'une inspiration,
mais bien d'une prise de parole déclenchée par un
acte ó l'acte de fiction, que j'essaie d'examiner, d'analyser
depuis que je le pratique plus régulièrement. En fait,
depuis qu'il est devenu pour moi l'écriture... Cela commence
avec Le Syndrome de Gramsci, continue avec La Maladie de la chair,
et prend à chaque fois la forme du monologue. Un monologue
qui, dans La Maladie de la chair, repose sur la contrainte de commencer
toutes les phrases par "Vous". Le désir m'en est
venu de composer une semaine de monologues en utilisant la suite
des pronoms personnels, et en considérant que Le Syndrome
de Gramsci y teindra la place du "On". Je pensais que
ce projet resterait un projet, mais d'avril à juillet, j'ai
écrit les monologues du "Je" et du "Il".
Le "Je" paraîtra chez P.O.L en février sous
le titre de La Langue d'Anna. Le "Il", c'est Mallarmé,
seulement désigné ainsi par sa veuve... A chaque fois,
cela commence dans le noir, un noir où surgit le mouvement
qui forme des phrases guidées chacune par le pronom initial.
On dirait que l'acte de fiction, en posant les premiers mots, appelle
celui du récit en même temps qu'il le devient. A chaque
fois, je suis surpris par la logique du développement, qui
progresse imperturbablement, et qui va jusqu'au bout. Je ne connaissais
pas la voix qui parle, et je sais qu'après s'être révélée,
elle ne reviendra plus. Autrement dit, je ne possèderai jamais
ce qu'elle m'apporte, et qui n'aura fait que passer par moi. Il
me semble que, toute ma vie, j'ai désiré la forme
que réalise le monologue, sans doute parce qu'il rend concordantes
sa lecture et l'action qui l'anime en créant une sorte de
littéralité entre le récit et sa réception,
les deux ne pouvant que s'unir par la plongée dans le même
temps, le même lieu, le même acte...
Propos recueillis par Jacques Ancet. Bernard Noël a répondu
à cet entretien par écrit.
Ce dialogue n'est pas à proprement parler un entretien mais
plutôt la reprise écrite et condensée d'un parcours
public mené à Annecy en 1994, à deux voix (celle
du lecteur et celle de l'auteur redevenu son propre lecteur).
Bernard Noël
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