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Entretien avec Bernard Noël Prétexte 16

Origine : http://pretexte.club.fr/revue/entretiens/entretiens_fr/entretiens/bernard-noel.htm

Jacques Ancet pour Prétexte : Parmi les fragments que tu nous livres de tes premiers écrits dans Le Lieu des signes, il en est un daté de mai 1950, intitulé ìLa Tableî, qui relate une étrange expérience : après une longue errance dans le froid de la ville, le narrateur entre dans un café pour se réchauffer. Brusquement, dans l'état de fatigue où il se trouve, s'impose à lui la présence de la table de marbre blanc à laquelle il s'appuie. L'impression lui vient qu'il n'a plus affaire à un objet inerte mais à un être intérieurement vivant. Alors commence un lent et immobile corps à corps entre l'homme et la table. A mesure qu'il la sent devenir vivante, le narrateur se sent peu à peu devenir objet, comme s'il était envahi, vampirisé par cette matière fascinante à laquelle il ne peut plus échapper et dont il lui faudra un effort quasi surhumain pour se déprendre. On pense à la fameuse expérience de la racine de marronnier relatée par Sartre dans La Nausée. Ce livre a-t-il eu une importance pour toi à l'époque ou y en eut-il d'autres plus décisifs ? Parle-nous un peu de ce terreau d'expériences et de lectures où s'enracine toute écriture.

Bernard Noël : Sartre était si présent alors qu'il incarnait la littérature. J'ai lu La Nausée avec passion, et Le Mur, Les Chemins de la liberté, tout cela et Beauvoir et Camus : il ne pouvait en être autrement, c'était la culture de l'époque... L'intimité se situait ailleurs, du côté d'Artaud et de La Haine de la poésie de Georges Bataille, livre découvert par hasard : je l'ai acheté à cause du titre. Je lisais également Breton, mais déjà avec colère. Un de mes premiers textes fut un pamphlet, dont il ne me reste que le titre, assez significatif : «André Breton, vous aurez un bel enterrement» ! Beaucoup plus tôt, vers 1945, j'avais lu, qui m'ont à jamais marqué, Les Liaisons dangereuses et Les Paradis artificiels... Cependant, la lecture originelle reste celle des deux Robinson, le Crusoé et le Suisse : j'ai même appris à lire dans Robinson Crusoé avant d'aller à l'école. Suivirent, entre cinq et dix ans, Jules Verne, les voyages de Coock et de Bougainville, Erckmann-Chatrian, Walter Scott... Quel rapport entre tout cela et «La Vie des choses» dont fait partie «La Table», je n'en sais rien. A partir de quatorze ans, j'ai écrit des poèmes en octosyllabes et en alexandrins, qui devaient être de simples imitations. J'en ai même publié un, «Le Vent», dans Le Journal des voyages, auquel j'étais abonné ! Parallèlement, j'écrivais en prose des pages sans aucun rapport avec cette culture-là. Ma première tentative fut un récit comique, qui avait pour héros Biquette, un pion aux décisions arbitraires et maladroites : je l'écrivais en anglais sous le titre Bicket's Life. Il fut abandonné vers la trentième page en dépit de son succès auprès de mes camarades. J'aimais beaucoup écrire le thème de grands jeux, dans le genre western médiévaux (à cette époque, je n'étais encore jamais allé au cinéma). Je les lisais devant la division avant le départ en promenade, et nous les interprétions ensuite au bord du Lot, dans les châtaigneraies ou les ruines du château-fort de Calmont... J'avais oublié tout cela que l'effort d'écrire me re-présente. A moins qu'il ne s'agisse de mon hésitation à parler d'une entreprise dont je n'ai plus qu'une idée vague. Je pense à mon premier roman, qui voulait raconter de la «présence» et non de «l'action». Je l'écrivais dans un cahier que je portais toujours sur moi. Un jour, ayant accompagné mon père à la foire de Laguiole, j'y ai perdu ce cahier, qui a dû glisser alors que je le croyais bien serré sur ma poitrine. D'où désespoir et abandon. Plus tard, durant l'hiver 1949-50, j'ai entrepris un récit, qui devait être dans la continuité de celui que j'avais perdu trois ou quatre ans auparavant, et qui racontait les errances d'un personnage sur les traces d'une présence... Ladite présence ne se manifestait que par des émanations subtiles, invisibles, aussi indubitables qu'insensées. C'est au cours de l'une de ces déambulations que mon personnage rencontrait «La Table» et vivait avec elle une rencontre exacerbée. J'ai repris cette scène deux ou trois ans plus tard pour en faire l'une des parties d'un livre ó bientôt abandonné comme le roman ó qui devait définir les caractères de «la gravitation spirituelle» en même temps qu'il en serait la pratique.

J.A. : Ce texte nous fait assister à une double découverte : celle de la vie des choses et celle de la vie du corps. Un voile semble s'être déchiré, comme si le réel, soudain, venait de surgir. Écrire pourrait être une tentative de restituer ces ìquelques états extrêmesî. Cependant, très vite, le langage apparaît comme ce voile qui recouvre le réel au lieu de le révéler. Impossible de lui faire confiance. Il va donc falloir le déchirer lui aussi, le subvertir. Mais, comme le langage est seul à pouvoir se contester lui-même, cette subversion ne pourra se faire qu'à l'intérieur du langage. Il s'agira donc de «parler contre les paroles», comme dit Ponge. Mais si, pour lui, ce travail débouche sur un ìparti pris des chosesî, pour toi ó et c'est ce qui te caractérise très tôt ó il débouche sur un ìparti pris du corpsî, sur une exploration par l'écriture du corps interne qui va aimanter ton cheminement pendant de nombreuses années.Ce qui frappe dans cette exploration intérieure, c'est le côté compte-rendu clinique. On a même l'impression d'avoir là une sorte de radiographie (avec cette luminosité, ce noir et blanc caractéristiques du cliché aux rayons X). Mais, en même temps, il y a la présence obsédante de certaines images comme sécrétées par cet invisible en-dedans. Comme s'il ne pouvait devenir visible qu'en passant par ce qui n'est pas lui ; donc par un travail métaphorique : mots-bulles, gestes-cercles, arbre, courant des nerfs, lac d'argent lisse, hélice dans le ventre, etc... Alors, je me demande si là, contrairement à ce que tu affirmes, à savoir que «le regard crée le verbe», ce n'est pas le verbe qui crée le regard ? Si ton expérience du corps n'a pas été, indissolublement, une expérience du langage. Ce qui expliquerait que tu puisses parler d'«inventer» le corps. Car avec quoi l'inventer sinon avec du langage ?

B.N. : Tous mes premiers livres ont échoué à devenir des livres. Tous demeurés en suspens, incapables d'aller jusqu'à la fin... Sauf un, La Condition d'amour, un roman, qui fut réécrit au moins trois fois, et qui faillit être publié en 1954 ó qui l'aurait probablement été si j'avais continué à croire en lui. Je l'ai détruit à l'exception de quelques pages données à Pierre Dhainaut. Un autre roman, plus personnel je crois, portait comme titre le nom de son héros, Eugène Khan, qui disparaissait ó en 1953 ! ó du côté de la résistance algérienne. Il contenait une description de la chambre de Jean Carteret et rejoignait par là, il me semble, la recherche de la «présence». Ces premiers échecs furent suivis d'un premier silence, interrompu par l'écriture très rapide d'Extraits du corps, en 1956 ó en quelques nuits. J'habitais alors un atelier de sculpteur à peu près vide. Dans l'un des angles, on avait aménagé une petite cuisine de trois mètres carrés maximum, espèce de réduit en planches avec une porte. J'écrivais là, à la chaleur d'un réchaud à gaz sur lequel bouillait de l'eau. J'écrivais dans l'illusion de serrer au plus près des visions organiques dont l'écriture était l'autoscopie. Bien plus tard, je me suis rendu compte que mes visions n'étaient certainement pas littérales, qu'elles devaient dépendre de ma posture, bref de l'état dans lequel je me mettais, et aussi de ma volonté d'observation. Quoiqu'il en soit, le résultat fut bien un «parti-pris du corps», qui est devenu fondateur. L'étrange est de voir aujourd'hui, de très loin ó quarante-et-un ans ó que l'alliage de l'écriture et de «l'extrait» a produit une suite de mythogrammes, comme si le croisement des pulsions charnelles et de l'observation avait inscrit son empreinte dans la matière verbale.

J.A. : Non plus, donc, langage du corps, mais langage-corps ou corps-langage. Rarement la fusion fut si étroite. A cette époque (1956) où corps et langue subissaient, en France, tant d'agressions ó c'était la guerre d'Algérie, le Paris des ratonnades, du racisme, de la torture clandestine ou non ó, cette entreprise montre à quel point, dès le début, ta démarche est morale et donc politique au sens le plus profond, puisqu'elle est la recherche d'un langage qui ne mente pas, sur lequel construire une relation vraie ó d'une parole juste (au double sens) qui dise, le temps d'un mot, d'une phrase, d'un texte, la coïncidence avec ce qui est. Car notre rapport à ce qui est passe toujours par la langue. Or, celle-ci ne nous appartient pas. Elle est confisquée par le pouvoir qui la déforme et la dégrade. Lequel pervertit le sens des mots : on massacre au nom de la liberté ; on vole au nom de l'honneur ; on ment au nom de la vérité, etc. Dans nos sociétés dites démocratiques, nous ne sommes pas en principe censurés, privés de parole, mais sensurés ó privés de sens. Ce concept de sensure que tu as inventé, tu envisageais volontiers, dis-tu, que ce seul mot, anonymement, te survive. Pourquoi ?

B.N. : L'écriture d'Extraits du corps, au début de 1956, aurait dû être décisive : il n'en fut rien. Au contraire. Longtemps, j'ai eu le sentiment d'en avoir terminé avec l'écriture, en somme d'avoir d'un coup épuisé mon maigre avenir d'écrivain. J'ai retrouvé le silence à peine interrompu. La guerre d'Algérie y fut sans doute pour beaucoup avec la découverte d'une violence qui maltraitait toute ma langue par le mensonge, qui la dégradait par la torture ó la torture qui fait parler... Je ne pouvais m'y opposer par l'écriture puisque je n'y existais pas. Je suis entré dans le réseau Curiel, sans savoir à quel réseau j'appartenais car le cloisonnement était efficace. J'ai participé à quelques actions : transports de fonds et de courrier, évasions, hébergement, mais ce ne furent jamais que de piètres pansements sur la blessure que je ressentais à l'excès. J'en ai parlé ailleurs, dans L'Outrage aux mots... Sur un tout autre plan, il s'est passé pour moi une chose décisive en 1956 : j'ai commencé à collaborer au Laffont-Bompiani, cette encyclopédie littéraire qui comprend le Dictionnaire des oeuvres, des auteurs et des personnages. Cela m'a occupé dix ans, et en quelque sorte dispensé d'écrire en... écrivant. J'ai fait là des centaines d'articles et, comme je les faisais passionnément, j'ai vite été chargé de vérifier et de compléter ceux des autres rédacteurs. J'éprouvais un vertige à dévorer des bibliothèques et à tâcher de restituer le caractère de chaque lecture dans la vitesse de l'impression... Mais je saute vers ta question à propos de la "sensure", concept qui s'est imposé quand j'écrivais, bien plus tard, en 1975, L'Outrage aux mots. Oui, ce qui m'a frappé tout à coup, c'est à quel point la valeur principale du monde occidental représentée par la liberté d'expression était un leurre derrière lequel fonctionnait une privation beaucoup plus grave que la censure ordinaire ó une privation de sens que j'ai désignée justement par le mot "sensure". Tout en aperçevant déjà le rôle des media dans cette "sensure", j'ai d'abord cru qu'il se bornait à falsifier, à travestir, bref à dénaturer la circulation du sens dans nos sociétés. Ce n'est qu'après toute une suite de livres sur le visuel, le visible, le regard, que je me suis rendu compte de la communication permanente du visuel et du mental. Cette situation, si naturelle qu'elle échappe à la conscience, fait qu'une conversion du visuel en flux ininterrompu d'images entraîne le déversement sans obstacle de ce flux dans l'espace mental de telle sorte que, l'occupant tout entier, il y remplace l'activité de la pensée. J'ai appelé ce phénomène la "castration mentale", celle-ci portant à son point de perfection la "sensure" parce qu'elle s'y effectue sans nous alerter par la moindre contrainte. Ainsi, une démocratie totalitaire est en train de se mettre en place, et très doucement puisqu'elle ne recourt qu'à la séduction au lieu de l'oppression, si bien qu'il est aussi difficile de faire entendre son danger qued'organiser contre elle une résistance...

J.A. : Après un silence de six ans où, dis-tu, tu n'as plus écrit, obsédé que tu étais par les événements d'Algérie, tu reviens donc à l'écriture avec un second recueil composé en 1963-1964 : La face de silence. Si Extraits du corps est un commencement, La face de silence est un recommencement : celui de la parole. Une parole qui au terme d'une traversée du désert qui est perte de soi-même et du langage, marche vers la nudité se confond avec le vide qu'elle appelle. On assiste là à une sorte d'itinéraire initiatique totalement délié ó, tout cela peut faire penser à la démarche mystique. Jusqu'au titre qui peut être entendu dans cette perspective : exploration de la face, du côté du silence, de ce territoire où s'abolit la parole mais aussi où elle a une chance de renaître transparente, innocente. Acceptes-tu cette lecture, étant entendu que ìmystiqueî n'est pas à prendre dans un sens étroitement religieux (il faudrait trouver un autre mot), mais au sens où l'on désigne par là une expérience de sortie : sortie du dogme, du langage, de tout ce qui est de l'ordre du connu, de l'institué, pour entrer dans ce territoire sans nom dont je parlais, qui est celui de la perte de soi et de toute limite.

B.N. : Impossible de penser le tout et de le dire comme un tout ó ce tout qu'est et n'est pas le passé quand on le considère depuis le présent qui est sa fin... Je n'ai jamais renié La Face de Silence, et je ne renierai jamais rien de ce que j'ai publié, mais ce livre ne joue plus pour moi le rôle qu'il a pourtant joué en son temps. Tu as raison : il fut un lent retour à la parole ó lent parce que les trois parties en furent écrites au compte-gouttes. La suite, par contre, "L'Oiseau de craie", doit témoigner ó est-ce juste ? ó d'un début de confiance dans l'écriture, dans la mesure où elle mythifie la circonstance amoureuse. Je n'ai rien contre le mot "mystique" pour la raison que la mystique ne va jamais sans une technique corporelle, qui relève de la volonté d'impliquer tout l'humain dans l'effort vers la personne divine. D'opérer un soulèvement, qui ne sépare pas le corps, l'âme et l'esprit. Je ne me souviens pas de l'écriture de ce livre, sauf de celle de la troisième partie, composée dans une île grecque, où j'habitais une maison isolée, au bord d'une baie et à quelques mètres de la mer. Je pense à ce lieu parce qu'il fut, en soi, une "sortie" de ma vie. La surface de l'eau devenait une belle route métallique sous la lune, et je me voyais marcher là-dessus avec plus de succès que Li Po à la surface du Yang-Tsé...

J.A. : Il y a là, par rapport aux proses abruptes de Extraits du corps un lyrisme ó une tentation de la ìbelleî poésie à laquelle tu vas vite te refuser. Il y a toujours chez toi le passage fulgurant d'une beauté aussitôt raturée par la dérision ou la violence. Pourquoi ? Car il s'agit moins d'écrire des poèmes (avec ce que cela suppose de mimétisme et de soumission à certaines conventions) que de chercher la langue du corps, la langue que nous parlons étant celle de l'esprit : «L'esprit à force de se gâter à gâté le corps, dis-tu : il ne reste plus qu'à le rejeter comme l'immortelle ordure qu'il n'a jamais cessé d'être... Je suis bien que je pense et rien ne m'importe que mon corps.» «Je suis par la pensée et le support de cette pensée c'est le moi. Il faut donc s'en débarrasser». C'est pourquoi on assiste dans Le Château de Cène, par exemple, à une destruction progressive de l'identité du narrateur par la violence de l'érotisme. Les personnages affirment cette nécessité de toutes les manières : «Il faut dépouiller le moi» ; «l'être n'est pas individuel» ; «je veux briser l'identité». Écrire sera alors une sorte de technique de méditation par laquelle l'écrivain cherche à se vider de lui-même pour ne plus être que l'ici et le maintenant ó «la transparence du lieu où il se trouve» (Wallace Stevens). Souvenirs du pâle témoigne de cette recherche, mais je voudrais revenir au Château : ce livre dont tu dis qu'il a levé la censure de ta période de silence en faisant de toi un écrivain, qui t'a valu un procès et donc une certaine notoriété, comment le vois-tu aujourd'hui ?

B.N. : C'est la raison pour laquelle j'ai remisé cette Face de silence dans mon arrière-boutique ! Si quelqu'un l'en retire pour la mettre en vitrine, je ne dis rien, mais je pense qu'il ferait mieux de s'occuper d'autre chose. Ainsi, ça a été mon premier livre traduit en espagnol... J'ai envoyé le manuscrit à Mandiargues, Michaux et Ponge. Michaux et Mandiargues m'ont répondu très vite ó Ponge, jamais ó et ils ont essayé de faire publier le livre : Michaux au Mercure, Mandiargues chez Gallimard, sans succès puisque la publication eut lieu chez Flammarion, dans la collection "Poésie" que dirigeait alors Marc Alyn. Que Michaux ait défendu ce livre m'étonne sans me rassurer quant à la dose de "poésie" qui s'y trouve. Cette poésie est-elle "belle", je n'en sais rien. Elle en passe par le "poétique", que j'essaie depuis d'éviter tout en étant conscient qu'il sera recréé à la fin par le penchant fatal de l'expression à se faire reçevoir "bellement"... J'évite la beauté comme j'évite l'esprit ó le mot "esprit" ó bien que je me sois fort éloigné des formules que tu cites. Et qui ont la naïveté de la jeunesse dans leur tournure provocatrice. Il est vrai que la violence verbale peut avoir, sur le champ, une efficience libératrice dans la mesure où elle déclenche un afflux de sens, une sorte de coup de sang mental ! Pour moi, expérience et écriture se confondent au point que l'expérience ne saurait avoir d'autre lieu que l'écriture : je parle bien entendu de l'expérience qu'est la pensée. Quant au Château de Cène, s'il a changé le cours de ma vie en faisant de moi un écrivain, c'est sans doute parce que l'écriture y fut un précipité, une condensation qui, en quelques jours, a fait paraître ce que je retenais depuis des années. Voilà pourquoi je dis qu'il a levé l'autocensure qui m'interdisait d'écrire, quitte à la rétablir d'une autre manière, par une espèce de culpabilité à l'égard de ce que j'avais commis là... J'aperçois brusquement une culpabilité symétrique entre les deux livres qui fondent mon écriture, et qui sont les plus lus : Extraits du Corps et Le Château de Cène. Le premier a paru aux éditions de Minuit, en 1958, à compte d'auteur, ce qui l'entachait à mes yeux d'illégitimité. Je l'avais envoyé à cet éditeur parce qu'il me paraissait le meilleur à cause de Beckett et des premiers nouveaux romans ; il l'avait accueilli avec beaucoup de paroles chaleureuses, puis m'avait demandé d'en partager les frais. Plus tard, au moment où le livre devait paraître, cet éditeur m'annonça qu'il renonçait à le publier parce qu'il lui coûtait décidément trop cher. J'ai proposé alors de tout payer... Je n'écrivais plus depuis deux ans, mais je ressentais la nécessité que ce livre existe pour en avoir fini. Comme je n'avais pas l'argent nécessaire, soit une centaine de milliers de francs (anciens francs), j'ai écrit en trois nuits un feuilleton à propos de James Dean (cent ou cent-vingt pages) et l'ai confié à une agence de presse, qui l'a vendu à des journaux de province... James Dean a payé Extraits du corps... Loin d'être sensible au comique de cette situation (je raconte cela pour la première fois), j'en ai gardé une grande humiliation, celle de n'avoir publié mon premier livre qu'en acceptant qu'il soit estropié par son éditeur. Et me voilà l'auteur honteux d'un livre rendu bâtard. Quant au Château de Cène, il souffrait, lui aussi, à cause de son mauvais genre, d'une bâtardise dont je ne savais si elle était une qualité ou un vice rédhibitoire. Le succès n'arrangeait rien. J'ai été, d'emblée, un écrivain douteux et, au fond de moi, j'ai gardé ce sentiment qui contamine toujours, non pas l'espace de l'écriture, mais le rapport du "tu" de l'écriture au "je" de l'écrivain. Ainsi, l'écriture est ó si j'ose dire ó pure, alors que l'écrivain est impur...

J.A. : Dans ce que j'appellerais, pour simplifier, cette première étape de ton travail qui s'étend, en gros sur une vingtaine d'années (des années 50 aux années 70), il semble y avoir pendant un certain temps, chez toi, l'espoir de trouver par l'écriture (et en même temps malgré elle) une vérité, un sens, dont le lieu serait l'intérieur du corps : de trouver, en somme, la vérité de la vie.

Mais, au terme de cette première étape, tu découvres, me semble-t-il, qu'en toi la vie se confond avec la mort : le fonctionnement de la machine corporelle coïncide avec l'accroissement de son usure. La mort est dans la vie comme le vers dans le fruit. Mieux : elle est la vie puisqu'elle en est l'envers inséparable. («Qu'est-ce que la vie dans le corps, sinon le perpétuel suintement d'une chose obscure dont la perception terrifie... La mort qui s'avance sous le couvert de notre vie», in Les peintres du désir). Ce double mouvement de jaillissement et de dégradation est présent dans Les premiers mots, ton second roman. ìRomanî est d'ailleurs un terme impropre, si on le prend dans son acception conventionnelle. Ce texte est une seule coulée d'écriture où viennent se mêler fiction, méditation sur le langage dans son rapport au corps, et une tentative de faire parler l'activité physique toujours présente et toujours muette en nous. Autrement dit, donner la parole à ces activités dites ìbassesî, ìinférieuresî, toujours refoulées par l'aristocratie spirituelle, afin d'y voir ce qui indissolublement nous fait et nous défait. Ce livre me paraît être en somme une synthèse de cette première étape. Pourquoi avoir eu alors recours à l'écriture romanesque ? Quelle différence fais-tu entre écriture poétique et écriture romanesque ?

B.N. : La première étape de mon travail ó des années 50 à 1970 ó se caractérise bien davantage par le refoulement de l'écriture que par sa pratique. Après l'échec des premiers livres à parvenir à leur fin, et le bref éclat d'Extraits du corps suivi de la retombée dans le silence que j'ai dite, je rédige pendant dix ans des articles d'encyclopédie. Ensuite, à partir de 1969 et du Château de Cène, je me mets, non seulement dans la situation d'écrire, mais de soumettre ma vie matérielle à ma capacité d'écrire ó autrement dit de gagner ma vie avec ma plume. Et je m'y tiens depuis. A ce propos, j'ai lu dans un quelconque journal mal intentionné que j'étais l'exemple même de l'écrivain captateur de bourses : de 1970 à 1997, j'ai eu une année sabbatique et deux "résidences" payées par le CNL, plus une résidence payée par le Conseil général de la Seine Saint-Denis : un peu moins de quatre années assurées sur vingt-sept... Passons ! J'ai aussi été salarié un an comme directeur du Centre littéraire de Royaumont, que j'ai fondé... La direction de la collection Textes (chez Flammarion) ne m'a valu aucun salaire : mon contrat ne prévoyait que des avances mensuelles, si bien que mon travail ne m'a rapporté que des dettes... La mort, en effet, a hanté mon écriture pendant les premières années, de 1970 à 1977 environ, pour la raison d'abord que voir mon nom sur les couvertures de mes livres m'a vite convaincu de l'inutilité de l'auteur dès qu'il a publié. Il y avait là comme une évidence et une sanction, qui me rendaient très sensible au pouvoir qu'on les mots de faire disparaître les choses et les corps. On fait toujours comme si les références étaient là, indispensables, alors que l'écriture n'a aucun besoin de leur garantie. Au fond, écrire, c'est faire l'expérience de l'absence et du rien. Un soir, et ce fut très violent, je me suis aperçu que je célébrais un bizarre sacrifice : je m'efforçais, écrivant, d'égorger l'illusion avec un couteau d'illusion... L'expérience du négatif est déterminante : elle dépouille et racle ; elle retourne l'intérieur vers l'extérieur pour conduire à cette jubilation qu'est la conscience de l'unité de l'espace... Tu me parles des Premiers Mots, c'est mon véritable livre fondateur ó ou refondateur ó écrit dans la révélation de la mort à la suite du suicide de François Lunven, mon ami. Sa mort fut ma mort parce que l'écriture m'a jeté dans le "Tu". Je ne suis pas sûr d'avoir jamais, depuis, retrouvé le "Je"... Pourquoi l'écriture romanesque, me demandes-tu ? Cette écriture-là n'est pas "romanesque", c'est de la prose : une prose dont toute la dynamique repose sur la volonté de n'avoir d'autres figures que des pronoms. L'écriture s'abandonne ainsi complètement à sa matière ó la matière du verbe ó afin d'accueillir l'empreinte silencieuse des corps et, par elle, devenir l'équivalent du voile où s'imprima la Face et sa douleur... Je fais une différence entre prose et poésie : une différence marquée surtout par la manière de résister à la ligne ó le poème lui résiste par la verticalité, la prose par la temporalité. C'est toujours le rapport espace-temps qui est en jeu : il s'agit de métamorphoser le sens linéaire que le temps donne à tout, de le métamorphoser par la boucle, la boule, le cube, l'étoile au moyen d'une opération verbale qui dresse la langue et lui fait bouleverser les dimensions.

J.A. : Alors, si les mots sont pervertis, pourquoi ne pas les pervertir encore plus ? Pourquoi ne pas les dégrader afin de faire entendre la rumeur de ce prolétariat physique qui n'a jamais voix au chapitre : gargouillis, grognements, clapotis, borborygmes de tous ordres ? Dans Les premiers mots, on trouve cette phrase : «Tu es peut-être à l'écoute d'une langue qui ne sert pas à parler mais à faire des bruits.» Le titre d'un de tes futurs livres de poèmes est là : Bruits de langue (au double sens).

Dans ce recueil dont tu n'as publié qu'une version provisoire en 1980, il y a un travail de perversion de la langue aristocratique entre toutes : celle de la Poésie. Il y a, depuis longtemps chez toi, ce désir d'en finir avec la poésie en étant un mauvais poète. Comme si on était paradoxalement, par là, au plus près de la poésie. Qui est toujours autre chose que ce qu'on voudrait qu'elle soit. Alors le langage ne nomme plus, il dénomme. Il ouvre au coeur des mots comme un vide blanc, un battement d'aile, un souffle qui serait peut-être le signe fugace de l'unité perdue et un instant retrouvée. Comme dans L'été langue morte où tu écris : «le regard a fait tomber de moi / tout le visible / la langue lance vainement un pont / pour réparer». Dès l'origine, il y a chez toi un besoin de voir : voir l'organisme, d'abord, la chambre noire du corps («Tu cherches des mots, mais aussitôt tu penses que tu les as chassés, que tu n'en veux plus. Tu voudrais seulement voir, voir ce qui se passe en toi».), puis voir le monde qui, lui aussi, ne nous apparaît que voilé, déguisé même, sous une buée de mots que projette sur lui notre regard («Le plus souvent je vois des mots. Parfois le regard s'arrête, et il écarte les mots. Alors la chose paraît»). Comment le regard peut-il écarter les mots ?

B.N. : Par la prose comme par le poème, je voudrais exercer un attrait sans séduction, d'où la volonté d'écarter le poétique et le romanesque. C'est également un désir d'écarter le voile, de déchirer le vêtement : vieux besoin d'être la chose et non plus la représentation de la chose. Il est probable qu'il s'agit par là de rétablir l'unité, celle du "tu" et du "je", celle du dedans et du dehors. Mais un écrivain est toujours le déshérité de lui-même en ce sens qu'il se retrouve nécessairement à distance de ce qu'il a fait, dans l'inconnaissance de ses propres effets, qui ne sauraient agir sur lui. Il faudra que je termine ces Bruits de langue, auxquels je n'ai plus touché depuis dix-sept ans, et qui sont l'un des trois chantiers ouverts en 1972, tous les trois encore inachevés : Fables et Lettres verticales... Comment le regard peut-il écarter les mots ? En déchirant, lui aussi, le voile : le vêtement nominatif qui fait, de chaque chose, le nom de cette chose. Nous n'allons généralement pas plus loin que cette identification rapide parce qu'elle suffit à satisfaire nos besoins. Le regard ne s'éveille que dans le dépaysement, le désir ou l'amour, ou bien dans l'acte conscient de se regarder lui-même. Dans cet acte-là, le regard aperçoit son trajet et son volume, et du coup il se découvre élément et substance. J'emploie beaucoup le mot "air" pour désigner cet élément qui, étant vu, fait que le regard n'est plus un vague espace neutre où circule de l'information nominative, mais un prolongement co-substanciel du corps... Alors, on peut parler de toucher du regard, de pénétration, bref découvrir dans le relation visuelle une sensualité très vive.

J.A. : Ce qui nous amène à parler d'une de tes préoccupations les plus constantes : celle de la peinture. C'est un art qui ne cesse d'intriguer, de fasciner même l'écrivain, parce que s'y révèle instantanément ce qui, dans l'écriture, se cherche et ne se trouve que fragmentairement, par éclats : un rapport direct au réel. Au réel, pas au visible : «le visible n'est pas le réel mais seulement sa représentation», dis-tu dans le Journal du regard. Comment cela ?

B.N. : Nous sommes obligés de prendre le vocabulaire tel qu'il est pour exprimer des états qu'il ne permet pas de caractériser suffisamment. Les néologismes ont peu de chance d'être entendus d'emblée, ce qui tue leur effet, et je n'aime pas les mots savants. Le "visible" est la somme de ce que nous voyons ó la somme de ce que nos yeux identifient aussitôt, et sans plus. Le "visible", en ce sens, est ce qui voile la réalité, laquelle n'apparaît que si "le regard s'arrête" et "écarte les mots". Le "visible" est ainsi un espace médiateur : les choses y sont vues mais n'y sont pas regardées... Dès qu'il y a regard, il y a relation ó début d'une relation réciproque...

J.A. : L'un de tes derniers livres sur la peinture, sans doute l'entreprise la plus vaste et la plus ambitieuse que tu aies mené dans ce sens, s'intitule Les peintres du désir. On retrouve dans ce livre la méditation sur le corps qui court comme un fil noir à travers tout ton travail. Tu nous y montres que, depuis des siècles, l'homme s'est tissé un corps culturel autour de son corps physique et que, peu à peu, la tradition les a dissocié. Du coup, le désir, qui est l'énergie organique, a été détourné en images. Lesquelles l'occultaient, tout en le manifestant de manière détournée. C'est ce qu'illustre tout le parcours que tu fais à travers la peinture des siècles passés. Or, tu nous dis qu'au XXème siècle, à l'issue de la Grande Guerre, il se produit une transformation de la représentation : avec le surréalisme. Elle cesse, en effet, de se fonder sur le monde, autrement dit sur la vue, pour se fonder sur la force vitale du désir qui habite l'artiste, à son tour productrice de formes, autrement dit sur la vision. On passe alors d'une représentation qui médiatise à une représentation qui identifie, puisque ce que cherche alors l'artiste c'est rétablir l'unité perdue de l'expression et de l'exprimé. Le désir ne sera plus alors de l'ordre d'un caché-montré à travers l'image, mais d'un geste qui s'incarnera directement dans la peinture, en passant non plus par un acte de re-présentation mais de présentation, comme chez A. Masson qui est, pour toi, le peintre emblématique du désir.

Ne crois-tu pas qu'aujourd'hui avec les techniques de l'image, on entre dans une ère de glissement de la représentation beaucoup plus redoutable que tout ce que nous avons connu jusque là, puisque la représentation (l'image télévisée, l'image virtuelle) finit par se faire passer pour la réalité ? Quel rôle peut encore jouer un art apparemment aussi dérisoire que la peinture ?

B.N. : J'ai déjà dit plus haut que la communication permanente du visuel et du mental permettait de déverser le premier dans le second pour peu qu'on lui donne la forme d'un flux ininterrompu d'images. Et d'occuper ce faisant le lieu même de la pensée ó occupation que rien, auparavant, n'avait permis. On pouvait contrôler l'expression de la pensée, mais pas la pensée elle-même telle qu'elle se développe dans l'intimité. La falsification peut aller encore plus loin puisque ó comme tu le dis ó l'image est capable de se faire passer pour la réalité au moyen d'une tromperie qui utilise la "visibilité" du monde pour en faire à la fois son contenu et son sens. Le médiatique manipule continuellement cette "visibilité" qui, simple mise en scène de l'apparence ó et donc pur spectacle ó est présentée comme la vue de la réalité ... Tout se passe alors comme si le corps culturel devenait le corps physique en le vaporisant peu à peu, sauf que le véritable corps culturel produisait le sens de la vie tandis que celui qu'érigent les media est une forme floue livrée à la circulation des images. Que peut l'art ? Et plus généralement que pouvons-nous contre cette "déréalisation" ? J'ai cru que l'art, et en particulier la peinture, pouvaient constituer une sorte d'école du regard. Il m'est aussi arrivé de penser que le plaisir visuel produisait la valeur capable de nous détromper... J'en doute devant le progrès de l'insignifance érigée, jusque dans l'art d'avant-garde, en critère esthétique. Ne reste donc que la conscience, mais le médiatique est son opium.

J.A. : Pour aller plus loin encore, comment est-ce que tu te situes par rapport aux expériences de réalité virtuelle qui commencent à être menées aujourd'hui et qui inspirent ton dernier roman, Le roman d'Adam et Ève ? Car, à première vue, on l'a bien cette identification avec la réalité dont nous parlions, non ?

B.N. : Nous ne couperons pas à la "virtualité". Son invention est plus fascinante que celle de la perspective. Mais la perspective, comme tout acte culturel, exigeait un effort mental, alors qu'il suffit de s'ajouter quelques prothèses pour entrer dans les images et croire en toucher les parties. Dans Les Peintres du désir, je me suis donné beaucoup de mal pour essayer de suivre ó et de suggérer ó la pénétration de l'énergie de l'image dans l'espace du regard, et la montée de ce dernier dans l'espace de l'image : tout cela est dérisoire par rapport à la technique virtuelle... Mon Roman d'Adam et Ève mythographie mon travail sur le visible, la sensure, la castration mentale à travers un récit qui joue du romanesque, du pensif et de l'histoire ó si j'ose dire ó à égalité. Il est arrivé que ce roman soit apprécié par la critique, mais personne n'y a lu ce que j'y croyais clair : une fable de la privation de sens généralisée au moyen de l'invention par excellence démocratique du consensus médiatique. Les régimes totalitaires voulaient mettre la même pensée dans toutes les têtes, ils n'y ont pas réussi parce que l'endoctrinement pas plus que la propagande ne produisent de la pensée. La démocratie libérale a trouvé mieux : elle installe le même vide imagé dans tous les cerveaux et chacun prend ce vide pour un plein en s'identifiant à ce qu'on y fait circuler. Misez non pas sur la pensée mais sur le mouvement imagé qui en tient lieu, et voilà instituée la transparence en guise de cohésion sociale...

J.A. : Le corps prolongé ou transformé par des prothèses, n'est-ce pas l'aboutissement extrême de ce corps culturel dont tu parles, qui finit de parasiter, de coloniser et de réduire au silence le corps organique ?

B.N. : Ce qui précède acquiesce à l'aboutissement dont tu parles. Toutefois, le corps culturel était un corps pensif dont les jouissances étaient liées à l'effort de comprendre, d'écouter, d'inventer ó tout comme un corps amoureux est attentif au partage de la caresse, de la prévenance, bref de l'effort vers l'autre. Le corps culturel est parasité par le corps virtuel comme la culture est parasitée par la consommation culturelle, qui la vide de son sens. La consommation exige l'insignifiance : c'est sa fatalité parce qu'il lui faut tout réduire à l'état de marchandise, et par conséquent n'avoir pour valeur que la quantité. D'où le rôle de l'audimat, et ce qui s'en suit dans le choix des progammes.

J.A. : Tu as écrit une pièce de théâtre, La reconstitution, qui, me semble-t'il a beaucoup à voir avec ce dont nous venons de parler, c'est-à-dire avec le problème de la représentation. Et aussi, bien sûr, avec celui du pouvoir. Est-ce que je me trompe ? Et est-ce pour cela que tu en es venu à cette forme d'expression, qu'à ma connaissance tu n'avais jamais pratiquée jusque là ?

B.N. : Je ne pensais pas écrire un jour pour le théâtre. Je l'ai fait pour répondre à une demande amicale, celle de Charles Tordjman, mais je n'aurais pu le faire si le hasard ne m'avait fourni une sorte de scène primitive de la représentation. J'ai assisté à la reconstitution du meurtre de Loïc Lefèvre par le crs Burgos, non en vue d'écrire une pièce, mais parce que je voulais analyser les mécanismes de la bavure policière et de sa prise en charge par le ministre de l'intérieur, le fameux Pasqua. Je n'ai pas réalisé cette analyse en dépit du rassemblement d'un énorme dossier, et j'ai écrit La Reconstitution. Le principe de la reconstitution est de faire représenter par deux policiers en survêtement toutes les versions de l'événement fournies par les divers témoins. Deux mêmes personnages se trouvent donc jouer toutes les versions de la vérité... Dans ma pièce, deux comédiens représentent toutes les versions d'un fait divers : l'assassinat d'un passant par un policier, mais leurs reconstitutions se trouvent contaminées par de brèves séquences de scènes de violence du même genre surgies du passé : la shoah, la guerre d'Algérie... Que voit-on quand on voit ? Et ce qu'on voit, même littéralement rapporté, est-il la réalité ? Ces questions ne sont jamais posées mais elles découlent de l'action. Laquelle évolue vers la farce parce que les victimes sont peu à peu déclarées coupables de leur mort, d'où l'exécution finale des témoins pour crime de complicité... Cette pièce a été jouée par cinq troupes différentes au cours des deux dernières années, sans doute parce que la montée du Front National lui confère une actualité troublante. Je n'avais pas plus recherché cela que je n'en étais "venu à cette forme d'expression" par souci d'illustrer le problème de la représentation.

J.A. : Parmi les textes les plus récemment parus, il en est un qui m'a bouleversé et dont l'intensité m'a rappelé celle du Château de Cène (même si les deux textes sont très différents) : je veux parler de La maladie de la chair. Ce qui m'a toujours frappé dans ton écriture, c'est que l'extrême maîtrise s'y confond avec l'extrême violence. Ici, cette tension est à son comble. Le texte, sans brutalité, sans éclats apparents investit irrésistiblement le lecteur comme une eau noire qui semble monter de son propre fond. Le narrateur a beau multiplier les avertissements, les précautions, les appels à son interlocuteur, cette rhétorique n'est là que pour mieux le prendre aux fils de cette chose obscure qui est au centre du récit. Ainsi, dans cette image d'un ìdieu maladeî, d'une décomposition qui habite ton narrateur et le fait ressembler à son créateur, j'ai perçu comme une parenté avec la pensée gnostique ? T'es es-tu rendu compte ou cette lecture te surprend-t-elle ?

B.N. : Je ne suis pas un familier de la pensée gnostique malgré un séjour au Mont-Athos ó rapporté dans mon dernier livre, Le Reste du voyage ó et la lecture de Henri-Charles Puech. Cependant, pas besoin d'être au fait de la théologie négative s'il suffit de creuser le vers ó l'expression est de Mallarmé ó pour rencontrer le vide, ou le néant. Je me situe plutôt de ce côté, c'est-à-dire du côté des états procurés par l'exercice de l'écriture. Mon récit La Maladie de la chair, se réfère à la situation de Georges Bataille confronté, tout au long de son enfance, à un père tabétique. Je savais cela depuis logtemps, mais quand j'ai lu le récit de cette enfance dans la seconde version de la biographie écrite par Michel Surya, un besoin immédiat d'écrire cette histoire m'a saisi. C'était si impérieux que j'en ai écrit la moitié en quelques jours ó puis long silence que j'ai cru définitif. Trois cent soixante-huit jours plus tard, dans l'avion pour Mexico, j'ai terminé la phrase demeurée en suspens. Mon souvenir a cette précision parce que le récit s'était arrêté le jour de mon anniversaire ó jour où je l'avais lu aux Temps Modernes, à Orléans, à l'invitation de Catherine Martin et de Masson. Du Mexique, je suis allé au Yemen, et tout le temps de ces voyages, au rythme de quelques phrases par jour, j'ai continué... Anecdotes pour dresser une margelle au bord d'un abîme. Qu'y a-t-il dans ce trou ? Des ombres, et vite passant. Je ne sais pas d'où ce texte tire une violence de nature autobiographique sans contenir la moindre parcelle d'autobiographie. Il y a dans cette contradiction qui me jette dans l'insensé quand je l'envisage, un acte négatif dont la négativité, à son extrême, se métamorphose. Je m'en suis rendu compte en écoutant Marc Lador, un extraordinaire comédien, qui a mis en scène et joué l'ensemble de ce monologue.

J.A. : Tant la charge est forte, on pourrait croire à un texte autobiographique. Pourtant je crois qu'il n'en est rien. Ce qui tendrait à prouver que ce qui parle dans l'écriture, tout en s'édifiant sur la ìdisparition élocutoireî de la personne privée, donne voix à notre part la plus vivante parce que la plus inconnue. Cette singularité, qui n'est pas une identité, qui est sécrétée par le texte en même temps qu''elle le sécrète, comment la vois-tu, la comprends-tu ?

B.N. : Une figure monte du fond de l'obscur, monte par un canal qui s'épanche dans la main, comme si le geste d'écrire débondait le courant ténébreux. Un double d'ombre prend muettement la parole. Il ne s'agit pas d'une inspiration, mais bien d'une prise de parole déclenchée par un acte ó l'acte de fiction, que j'essaie d'examiner, d'analyser depuis que je le pratique plus régulièrement. En fait, depuis qu'il est devenu pour moi l'écriture... Cela commence avec Le Syndrome de Gramsci, continue avec La Maladie de la chair, et prend à chaque fois la forme du monologue. Un monologue qui, dans La Maladie de la chair, repose sur la contrainte de commencer toutes les phrases par "Vous". Le désir m'en est venu de composer une semaine de monologues en utilisant la suite des pronoms personnels, et en considérant que Le Syndrome de Gramsci y teindra la place du "On". Je pensais que ce projet resterait un projet, mais d'avril à juillet, j'ai écrit les monologues du "Je" et du "Il". Le "Je" paraîtra chez P.O.L en février sous le titre de La Langue d'Anna. Le "Il", c'est Mallarmé, seulement désigné ainsi par sa veuve... A chaque fois, cela commence dans le noir, un noir où surgit le mouvement qui forme des phrases guidées chacune par le pronom initial. On dirait que l'acte de fiction, en posant les premiers mots, appelle celui du récit en même temps qu'il le devient. A chaque fois, je suis surpris par la logique du développement, qui progresse imperturbablement, et qui va jusqu'au bout. Je ne connaissais pas la voix qui parle, et je sais qu'après s'être révélée, elle ne reviendra plus. Autrement dit, je ne possèderai jamais ce qu'elle m'apporte, et qui n'aura fait que passer par moi. Il me semble que, toute ma vie, j'ai désiré la forme que réalise le monologue, sans doute parce qu'il rend concordantes sa lecture et l'action qui l'anime en créant une sorte de littéralité entre le récit et sa réception, les deux ne pouvant que s'unir par la plongée dans le même temps, le même lieu, le même acte...

Propos recueillis par Jacques Ancet. Bernard Noël a répondu à cet entretien par écrit.

Ce dialogue n'est pas à proprement parler un entretien mais plutôt la reprise écrite et condensée d'un parcours public mené à Annecy en 1994, à deux voix (celle du lecteur et celle de l'auteur redevenu son propre lecteur).

Bernard Noël