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Bernard Lahire - Des transferts imparfaits
La culture des individus - dissonances culturelles et distinction de soi, La découverte, Paris, 2004
Note de lecture

Origine : http://www.sociotoile.net/article5.html

Le sociologue de la culture nord-américain Herbert J. Gans écrivait en 1999 que les choix culturels individuels ne sont pas faits « au hasard » et qu’ils sont « liés » : « Les gens qui lisent Harper’s ou le New Yorker sont aussi probablement ceux qui préfèrent les films étrangers et la télévision publique, qui écoutent de la musique classique (mais pas de la musique de chambre), jouent au tennis, choisissent des meubles contemporains et mangent de la cuisine raffinée. Les abonnés du Reader’s Digest, d’autre part, s’ils sortent au cinéma, vont probablement voir les grands films d’Hollywood, regardent les comédies familiales à la télévision commerciale, écoutent des ballades populaires ou des vieilles productions de Broadway, vont au bowling, choisissent des meubles traditionnels et de l’art figuratif, et mangent de la cuisine américaine faite maison. Et les hommes qui lisent Argosy regarderont des westerns et du sport à la télévision, assisteront à des matchs de boxe et à des courses de chevaux et laisseront leurs femmes choisir leurs meubles mais préféreront le genre surchargé. » Pour soutenir son argumentation, Gans nous dit que, s’il existe de telles relations entre ces différents choix, c’est qu’ils sont fondés sur des valeurs et des normes esthétiques semblables. Il précise toutefois, en note, que ce ne sont ici que des « descriptions hypothétiques » car peu de travaux universitaires portent, en fait, sur ces « interrelations de choix. » Précision utile car les données statistiques remettent profondément en cause ces stéréotypes culturels. La pente interprétative naturelle des sociologues de la culture, mais peut-être plus largement des acteurs ordinaires, à savoir l’idée d’une transférabilité des goûts ou des attitudes d’un domaine de la pratique à l’autre, est contredite par nombre de données d’enquête. Plus prudent que d’autres, le sociologue parlera de « probabilité statistique », mais conduira vers les mêmes typifications caricaturales, telles ces « descriptions hypothétiques » de Gans, et vers les mêmes étonnements devant des cas de lecteurs du New Yorker qui assisteraient à des matchs de boxe.

Un concept n’a d’utilité scientifique que s’il permet d’observer des éléments dans la réalité et d’ordonner de manière spécifique ses observations. Il doit rendre possibles (et même contraindre à) des enquêtes empiriques qui n’auraient pu être imaginées sans lui. Ainsi la notion de « transfert » des dispositions ou des schèmes incorporés pousse-t-elle à chercher les principes générateurs des conduites dans des domaines de la pratique sans liens apparents (alimentation, culture, sport, politique, etc.) ou dans des sous-domaines qui sont relativement autonomes (musique, littérature, peinture, cinéma, théâtre, etc.). Pour se donner une idée de la probabilité statistique du transfert d’un sens de la légitimité culturelle d’un sous-domaine culturel à l’autre et évaluer l’importance des non-cumuls de « faible » ou de « forte » légitimité culturelle, on peut donc commencer par croiser systématiquement les indicateurs de faible légitimité culturelle avec les indicateurs de forte légitimité culturelle.

On pourrait énoncer - cela se vérifie assez fréquemment - que la faible (ou forte) légitimité dans un domaine culturel déterminé attire statistiquement la faible (ou forte) légitimité dans un autre domaine culturel. Concrètement, ceux qui ont une pratique culturelle légitime dans un domaine (musical, cinématographique, littéraire, etc.) ont généralement plus de chances statistiques d’être du côté des pratiques culturelles légitimes d’un autre domaine culturel que du côté des pratiques peu légitimes. Cette information n’est pas anodine, car on pourrait, par exemple, constater que le fait d’avoir une pratique légitime dans un domaine culturel ne prédispose pas plus à des pratiques légitimes qu’à des pratiques peu légitimes dans une série d’autres domaines. Si l’on se place du point de vue des tendances statistiques attachées à des groupes ou à des catégories, on peut être en partie (mais en partie seulement) d’accord avec Pierre Bourdieu lorsqu’il écrivait : « La meilleure preuve que les principes généraux du transfert des apprentissages valent aussi pour les apprentissages scolaires réside dans le fait que les pratiques d’un même individu ou, au moins, des individus d’une catégorie sociale ou d’un niveau d’instruction déterminé tendent à constituer un système, en sorte qu’un certain type de pratique dans un domaine quelconque de la culture est lié avec une très forte probabilité à un type de pratique équivalent dans tous les autres domaines. C’est ainsi qu’une fréquentation assidue du musée est à peu près nécessairement associée à une fréquentation équivalente du théâtre et, à un moindre degré, du concert. De même, tout semble indiquer que les connaissances et les goûts tendent à se constituer en constellations (strictement liées au niveau d’instruction) en sorte qu’une structure typique des préférences et des savoirs en peinture a toutes les chances d’être liée à une structure de même type des connaissances et des goûts en musique, ou même en jazz ou en cinéma. » En partie seulement, car, lorsqu’on regarde les choses de près, la tendance statistique au transfert n’est pas vérifiable dans un certain nombre de cas.

Il est difficile de surcroît d’affirmer sur la base de l’observation de tendances statistiques que l’on constate « globalement » un « transfert » du sens (pratique) de la légitimité culturelle d’un domaine à l’autre, car ce type de raisonnement porte sur des catégories d’individus. S’il faut souligner le caractère statistique de la tendance au transfert, c’est pour bien garder à l’esprit l’existence d’un bonne part des enquêtés laissés hors du modèle explicatif. Or, ce que l’on constate sur les individus composant les catégories, c’est qu’une partie d’entre eux - partie parfois très minoritaire, mais parfois aussi qui est loin d’être marginale et, dans certains cas, majoritaire - ne font pas des choix de dignité ou de noblesse culturelle équivalents selon le domaine de pratique considéré. En ne retenant que deux variables, pour partir des profils culturels les plus élémentaires, on voit bien que le nombre de ceux qui cumulent des pratiques ou de goûts peu légitimes et des pratiques ou des goûts très légitimes n’est jamais négligeable.

On voit aussi dans les produits de ces croisements que les appariements dissonants du point de vue de la légitimité culturelle (légitime/peu légitime sont parfois d’autant plus rares que l’on met en relation des pratiques particulièrement légitimes et rares avec des pratiques particulièrement peu légitimes communes : par exemple, seulement 4,9 % des personnes qui préfèrent la musique peu légitime (variétés, rap, hard rock, etc.) combinent cette caractérisque avec le fait d’avoir une forte fréquentation annuelle en matière de sorties culturelles très légitimes (concert de musique classique ou théâtre, 3 fois et plus au cours des 12 derniers mois) ; de même, seulement 7,3 % de ceux qui ont une forte fréquentation annuelle en matière de sorties culturelles légitimes préfèrent les émissions peu légitimes à la TV (Tout est possible, Côte Ouest, Le Juste Prix, Les Grosses Têtes, etc.). Mais une série d’appariements dissonants n’en demeure pas moins très surprenante : par exemple, 48 % de ceux qui lisent plus souvent des livres très légitimes (littérature classique, essais) préfèrent la musique peu légitime (36,4 % d’entre eux préfèrent aussi les films peu légitimes) ; 46,1 % de ceux qui regardent Arte au moins une fois par semaine préfèrent la musique peu légitime ; 40,8 % de ceux qui préfèrent les films les moins légitimes (films comiques, d’action, d’horreur ou d’épouvante) cumulent le fait d’avoir fait au moins une visite culturelle très légitime (un parc comme le Futuroscope ou La Villette, une exposition de peinture, une exposition de photographie, une galerie d’art, un musée) au cours des 12 derniers mois ; 40,6 % de ceux qui préfèrent les films très légitimes (films d’auteur, comédies dramatiques, films historiques) préfèrent la musique peu légitime ; 34,6 % de ceux gui ont une forte fréquentation annuelle en matière de sorties culturelles légitimes préfèrent la musique peu légitime ; 29,8 % de ceux qui préfèrent la musique très légitime (jazz, musique d’opéra, musique classique) préfèrent les films peu légitimes, and so on and so forth.

Et l’on verra par la suite qu’en ajoutant un troisième domaine culturel (puis un quatrième, un cinquième, un sixième, et enfin un septième), on observe une érosion progressive des consonances et l’on fait apparaître des dissonances chez une partie de ceux qui avaient jusque-là (sur la base des deux premières pratiques culturelles) un profil parfaitement cohérent. Par conséquent, plus on ajoute de pratiques et plus on a de chances de mettre au jour des dissonances dans les profils culturels et de mettre en évidence des individus culturellement hybrides ou composites, des individus à géométrie culturelle variable (ce qui ne signifie pas culturellement libres de toute détermination). En tout état de cause, il est bien difficile d’affirmer comme Pierre Bourdieu que « les schèmes générateurs de l’habitus s’appliquent, par simple transfert, aux domaines les plus différents de la pratique ».

Même quand on regarde à la loupe des publics plus circonscrits et « choisis », comme c’est le cas du public socialement et culturellement très doté de la Comédie-Française - théâtre à la fois ancien et illustre -, on constate que si la fréquentation d’un théâtre aussi classique prédispose particulièrement à d’autres sorties culturelles très légitimes, elle est cependant loin d’être incompatible avec des sorties nettement moins légitimes : le public de la prestigieuse salle Richelieu va nettement plus souvent que les autres voir des spectacles de variétés (37 % contre 10 %) et du cirque (23 % contre 8 %), un peu plus souvent à des parcs de loisirs (30 % contre 26 %) ; il est légèrement en retrait par rapport à la discothèque (22 % contre 27 %), le bal public (18 % contre 21 %), les spectacles sportifs payants (16 % contre 20 %) et les salles de jeux (14 % contre 17 %) ; et marque surtout le pas concernant les fêtes foraines (23 % contre 40 %).

Présupposant largement un mécanisme général de transférabilité culturelle à l’oeuvre, Pierre Bourdieu argumentait dans L’Amour de l’art en revenant sur un paradoxe : « Lors même que l’institution scolaire ne fait qu’une place réduite à l’enseignement proprement artistique, lors même donc qu’elle ne fournit ni une incitation spécifique à la pratique culturelle ni un corps de concepts spécifiquement ajustés aux oeuvres d’art plastique, elle tend [...] à inspirer une certaine familiarité constitutive du sentiment d’appartenir au monde cultivé avec l’univers de l’art, où l’on se sent chez soi et entre soi au titre de destinataire attitré d’oeuvres qui ne se livrent pas au premier venu. » Deux raisons principales sont invoquées par l’auteur pour soutenir l’idée d’un transfert. Tout d’abord, une sorte d’assignation statutaire et de sens de la dignité et du devoir culturels qui fait qu’étant donné sa position sociale, son niveau d’instruction, etc., l’enquêté hautement scolarisé ne peut faire autrement que tout mettre en oeuvre pour tenir son rang quel que soit le domaine considéré. Ensuite, une compétence technique (une série d’habitudes intellectuelles) qui, initialement construite à partir de l’étude des oeuvres littéraires (« une aptitude, également généralisée et transposable au classement par auteurs, genres, écoles ou époques »), permet de savoir, par analogie, dans quelle direction aller pour s’approprier légitimement des oeuvres extra-littéraires.

Lue rapidement, l’argumentation peut paraître tout à fait satisfaisante : s’il y a transférabilité culturelle (largement présupposée et peu vérifiée empiriquement dans l’ouvrage de même que dans certains textes théoriques ultérieurs), c’est (1) par sens des droits et devoirs attachés à sa position sociale et (2) par compétence technique. On peut toutefois nuancer le poids de ces deux arguments. Premièrement, la force de l’assignation statutaire est susceptible de varier considérablement selon la trajectoire des enquêtés (un manque d’assurance en soi pouvant provenir d’une trajectoire familiale légèrement déclinante ou, inversement, d’une trajectoire ascendante mal assumée) et selon le degré de rareté du statut possédé (la banalisation sociale d’un diplôme ou d’une position sociale et sa dévaluation consécutive peuvent contribuer à faire baisser fortement le sentiment personnel d’assurance). Deuxièmement, même si la compétence scolaire de nature littéraire peut constituer une base pour s’approprier plus efficacement d’autres compétences, il n’en reste pas moins que l’appropriation légitime de domaines culturels extra-scolaires, lorsqu’elle n’a pas été préparée familialement, suppose un temps non négligeable de constitution de nouvelles compétences qui n’est pas nécessairement dépensé par ceux qui possèdent pourtant des compétences scolaires légitimes. Face à une telle nécessité de dépense temporelle dans des conditions nettement moins favorables (aux temps de l’enfance et de l’adolescence familialement et scolairement protégés succèdent les temps de la vie professionnelle, conjugale et parentale parfois harassante), les individus peuvent soit resserrer leurs domaines culturels de prédilection sans perdre le sens de leur noblesse culturelle, soit relâcher leurs exigences culturelles dans des domaines qui s’éloignent de ceux qu’ils ont scolairement appris à maîtriser. Cette seconde attitude est d’autant plus probable que les vies individuelles deviennent (familialement, professionnellement, etc.) stressantes et que le degré de légitimité de la culture classique et savante a tendance à s’affaiblir sous l’effet de la concurrence des nouveaux médias, l’époque ne proposant plus une ambiance générale favorable au soutien des efforts d’appropriation culturelle.

Mais l’un des grands présupposés du modèle de transfert généralisé est celui de l’homogénéité des multiples situations culturelles vécues par les acteurs sous l’angle de la légitimité culturelle. Autrement dit, sans le dire, le sociologue fait l’hypothèse que ce qui est légitime et enviable ici (e. g. le cadre professionnel, familial, amical, etc.) continue à l’être là. Mû par un « c’est plus fort que moi » culturel, l’acteur n’aurait aucun sens des situations, de leurs contraintes et des légitimités relatives et mettrait compulsivement en oeuvre les mêmes dispositions culturelles quel que soit le contexte dans lequel il se trouve, quelles que soient les personnes avec qui il se trouve et leurs propriétés sociales et culturelles, quelle que soit la nature - formelle ou informelle, tendue ou détendue de la situation, etc. S’il admet la potentielle diversité des situations, il présuppose néanmoins que la probabilité pour qu’un acteur rencontre des situations hétérogènes est si faible (par son habitus, il se mettrait systématiquement à l’abri des surprises, des écarts et des crises : homogamie sociale, etc.) qu’il n’y a aucune chance pour que la question théorique de la variation des situations ne se pose empiriquement. Et pourtant, c’est bien parce que les acteurs ont le sens des situations et adaptent leurs comportements en fonction de ce qu’ils perçoivent de celles-ci que des variations intra-individuelles de pratiques et d’attitudes culturelles sont observables. S’ils sentent que telle pratique hautement légitime dans tel cadre (conjugal ou professionnel) ou à tel moment (dans la vie courante) pourrait paraître prétentieuse, ringarde, absurde ou inadaptée dans tel autre cadre (amical ou familial) ou à tel autre moment (durant le temps des vacances), ils accommodent leur comportement.