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Origine : http://www.sociotoile.net/article5.html
Le sociologue de la culture nord-américain Herbert J. Gans écrivait
en 1999 que les choix culturels individuels ne sont pas faits « au
hasard » et qu’ils sont « liés » : « Les
gens qui lisent Harper’s ou le New Yorker sont aussi
probablement ceux qui préfèrent les films étrangers et la télévision
publique, qui écoutent de la musique classique (mais pas de la musique
de chambre), jouent au tennis, choisissent des meubles contemporains
et mangent de la cuisine raffinée. Les abonnés du Reader’s Digest,
d’autre part, s’ils sortent au cinéma, vont probablement voir les
grands films d’Hollywood, regardent les comédies familiales à la
télévision commerciale, écoutent des ballades populaires ou des
vieilles productions de Broadway, vont au bowling, choisissent des
meubles traditionnels et de l’art figuratif, et mangent de la cuisine
américaine faite maison. Et les hommes qui lisent Argosy
regarderont des westerns et du sport à la télévision, assisteront
à des matchs de boxe et à des courses de chevaux et laisseront leurs
femmes choisir leurs meubles mais préféreront le genre surchargé. »
Pour soutenir son argumentation, Gans nous dit que, s’il existe
de telles relations entre ces différents choix, c’est qu’ils sont
fondés sur des valeurs et des normes esthétiques semblables. Il
précise toutefois, en note, que ce ne sont ici que des « descriptions
hypothétiques » car peu de travaux universitaires portent,
en fait, sur ces « interrelations de choix. » Précision
utile car les données statistiques remettent profondément en cause
ces stéréotypes culturels. La pente interprétative naturelle des
sociologues de la culture, mais peut-être plus largement des acteurs
ordinaires, à savoir l’idée d’une transférabilité des goûts ou des
attitudes d’un domaine de la pratique à l’autre, est contredite
par nombre de données d’enquête. Plus prudent que d’autres, le sociologue
parlera de « probabilité statistique », mais conduira
vers les mêmes typifications caricaturales, telles ces « descriptions
hypothétiques » de Gans, et vers les mêmes étonnements devant
des cas de lecteurs du New Yorker qui assisteraient à des
matchs de boxe.
Un concept n’a d’utilité scientifique que s’il permet d’observer
des éléments dans la réalité et d’ordonner de manière spécifique
ses observations. Il doit rendre possibles (et même contraindre
à) des enquêtes empiriques qui n’auraient pu être imaginées sans
lui. Ainsi la notion de « transfert » des dispositions
ou des schèmes incorporés pousse-t-elle à chercher les principes
générateurs des conduites dans des domaines de la pratique sans
liens apparents (alimentation, culture, sport, politique, etc.)
ou dans des sous-domaines qui sont relativement autonomes (musique,
littérature, peinture, cinéma, théâtre, etc.). Pour se donner une
idée de la probabilité statistique du transfert d’un sens de la
légitimité culturelle d’un sous-domaine culturel à l’autre et évaluer
l’importance des non-cumuls de « faible » ou de « forte »
légitimité culturelle, on peut donc commencer par croiser systématiquement
les indicateurs de faible légitimité culturelle avec les indicateurs
de forte légitimité culturelle.
On pourrait énoncer - cela se vérifie assez fréquemment - que
la faible (ou forte) légitimité dans un domaine culturel déterminé
attire statistiquement la faible (ou forte) légitimité dans un autre
domaine culturel. Concrètement, ceux qui ont une pratique culturelle
légitime dans un domaine (musical, cinématographique, littéraire,
etc.) ont généralement plus de chances statistiques d’être du côté des pratiques
culturelles légitimes d’un autre domaine culturel que du côté des
pratiques peu légitimes. Cette information n’est pas anodine, car
on pourrait, par exemple, constater que le fait d’avoir une pratique
légitime dans un domaine culturel ne prédispose pas plus à des pratiques
légitimes qu’à des pratiques peu légitimes dans une série d’autres
domaines. Si l’on se place du point de vue des tendances statistiques
attachées à des groupes ou à des catégories, on peut être en partie (mais en partie
seulement) d’accord avec Pierre Bourdieu lorsqu’il écrivait :
« La meilleure preuve que les principes généraux du transfert
des apprentissages valent aussi pour les apprentissages scolaires
réside dans le fait que les pratiques d’un même individu ou, au
moins, des individus d’une catégorie sociale ou d’un niveau d’instruction
déterminé tendent à constituer un système, en sorte qu’un certain
type de pratique dans un domaine quelconque de la culture est lié
avec une très forte probabilité à un type de pratique équivalent
dans tous les autres domaines. C’est ainsi qu’une fréquentation
assidue du musée est à peu près nécessairement associée à une fréquentation
équivalente du théâtre et, à un moindre degré, du concert. De même,
tout semble indiquer que les connaissances et les goûts tendent
à se constituer en constellations (strictement liées au niveau d’instruction)
en sorte qu’une structure typique des préférences et des savoirs
en peinture a toutes les chances d’être liée à une structure de
même type des connaissances et des goûts en musique, ou même en
jazz ou en cinéma. » En partie seulement, car, lorsqu’on regarde
les choses de près, la tendance statistique au transfert n’est pas
vérifiable dans un certain nombre de cas.
Il est difficile de surcroît d’affirmer sur la base de l’observation
de tendances statistiques que l’on constate « globalement »
un « transfert » du sens (pratique) de la légitimité culturelle
d’un domaine à l’autre, car ce type de raisonnement porte sur des
catégories d’individus. S’il faut souligner le caractère statistique
de la tendance au transfert, c’est pour bien garder à l’esprit l’existence
d’un bonne part des enquêtés laissés hors du modèle explicatif.
Or, ce que l’on constate sur les individus composant les catégories,
c’est qu’une partie d’entre eux - partie parfois très minoritaire,
mais parfois aussi qui est loin d’être marginale et, dans certains
cas, majoritaire - ne font pas des choix de dignité ou de noblesse
culturelle équivalents selon le domaine de pratique considéré. En
ne retenant que deux variables, pour partir des profils culturels
les plus élémentaires, on voit bien que le nombre de ceux qui cumulent
des pratiques ou de goûts peu légitimes et des pratiques ou des
goûts très légitimes n’est jamais négligeable.
On voit aussi dans les produits de ces croisements que les appariements
dissonants du point de vue de la légitimité culturelle (légitime/peu
légitime sont parfois d’autant plus rares que l’on met en relation
des pratiques particulièrement légitimes et rares avec des pratiques
particulièrement peu légitimes communes : par exemple, seulement
4,9 % des personnes qui préfèrent la musique peu légitime (variétés,
rap, hard rock, etc.) combinent cette caractérisque avec le fait
d’avoir une forte fréquentation annuelle en matière de sorties culturelles
très légitimes (concert de musique classique ou théâtre, 3 fois
et plus au cours des 12 derniers mois) ; de même, seulement
7,3 % de ceux qui ont une forte fréquentation annuelle en matière
de sorties culturelles légitimes préfèrent les émissions peu légitimes
à la TV (Tout est possible, Côte Ouest, Le Juste Prix, Les Grosses
Têtes, etc.). Mais une série d’appariements dissonants n’en demeure
pas moins très surprenante : par exemple, 48 % de ceux qui
lisent plus souvent des livres très légitimes (littérature classique,
essais) préfèrent la musique peu légitime (36,4 % d’entre eux préfèrent
aussi les films peu légitimes) ; 46,1 % de ceux qui regardent
Arte au moins une fois par semaine préfèrent la musique peu légitime ;
40,8 % de ceux qui préfèrent les films les moins légitimes (films
comiques, d’action, d’horreur ou d’épouvante) cumulent le fait d’avoir
fait au moins une visite culturelle très légitime (un parc comme
le Futuroscope ou La Villette, une exposition de peinture, une exposition
de photographie, une galerie d’art, un musée) au cours des 12 derniers
mois ; 40,6 % de ceux qui préfèrent les films très légitimes
(films d’auteur, comédies dramatiques, films historiques) préfèrent
la musique peu légitime ; 34,6 % de ceux gui ont une forte
fréquentation annuelle en matière de sorties culturelles légitimes
préfèrent la musique peu légitime ; 29,8 % de ceux qui préfèrent
la musique très légitime (jazz, musique d’opéra, musique classique)
préfèrent les films peu légitimes, and so on and so forth.
Et l’on verra par la suite qu’en ajoutant un troisième domaine
culturel (puis un quatrième, un cinquième, un sixième, et enfin
un septième), on observe une érosion progressive des consonances
et l’on fait apparaître des dissonances chez une partie de ceux
qui avaient jusque-là (sur la base des deux premières pratiques
culturelles) un profil parfaitement cohérent. Par conséquent, plus
on ajoute de pratiques et plus on a de chances de mettre au jour
des dissonances dans les profils culturels et de mettre en évidence
des individus culturellement hybrides ou composites, des individus
à géométrie culturelle variable (ce qui ne signifie pas culturellement
libres de toute détermination). En tout état de cause, il est bien
difficile d’affirmer comme Pierre Bourdieu que « les schèmes
générateurs de l’habitus s’appliquent, par simple transfert, aux
domaines les plus différents de la pratique ».
Même quand on regarde à la loupe des publics plus circonscrits
et « choisis », comme c’est le cas du public socialement
et culturellement très doté de la Comédie-Française - théâtre à
la fois ancien et illustre -, on constate que si la fréquentation
d’un théâtre aussi classique prédispose particulièrement à d’autres
sorties culturelles très légitimes, elle est cependant loin d’être
incompatible avec des sorties nettement moins légitimes : le
public de la prestigieuse salle Richelieu va nettement plus souvent
que les autres voir des spectacles de variétés (37 % contre 10 %)
et du cirque (23 % contre 8 %), un peu plus souvent à des parcs
de loisirs (30 % contre 26 %) ; il est légèrement en retrait
par rapport à la discothèque (22 % contre 27 %), le bal public (18
% contre 21 %), les spectacles sportifs payants (16 % contre 20
%) et les salles de jeux (14 % contre 17 %) ; et marque surtout
le pas concernant les fêtes foraines (23 % contre 40 %).
Présupposant largement un mécanisme général de transférabilité
culturelle à l’oeuvre, Pierre Bourdieu argumentait dans L’Amour de l’art en revenant sur un paradoxe : « Lors même que
l’institution scolaire ne fait qu’une place réduite à l’enseignement
proprement artistique, lors même donc qu’elle ne fournit ni une
incitation spécifique à la pratique culturelle ni un corps de concepts
spécifiquement ajustés aux oeuvres d’art plastique, elle tend [...]
à inspirer une certaine familiarité constitutive du sentiment
d’appartenir au monde cultivé avec l’univers de l’art, où l’on se
sent chez soi et entre soi au titre de destinataire attitré d’oeuvres
qui ne se livrent pas au premier venu. » Deux raisons principales
sont invoquées par l’auteur pour soutenir l’idée d’un transfert.
Tout d’abord, une sorte d’assignation statutaire et de sens de la
dignité et du devoir culturels qui fait qu’étant donné sa position
sociale, son niveau d’instruction, etc., l’enquêté hautement scolarisé
ne peut faire autrement que tout mettre en oeuvre pour tenir son
rang quel que soit le domaine considéré. Ensuite, une compétence
technique (une série d’habitudes intellectuelles) qui, initialement
construite à partir de l’étude des oeuvres littéraires (« une
aptitude, également généralisée et transposable au classement par
auteurs, genres, écoles ou époques »), permet de savoir, par
analogie, dans quelle direction aller pour s’approprier légitimement
des oeuvres extra-littéraires.
Lue rapidement, l’argumentation peut paraître tout à fait satisfaisante :
s’il y a transférabilité culturelle (largement présupposée et peu
vérifiée empiriquement dans l’ouvrage de même que dans certains
textes théoriques ultérieurs), c’est (1) par sens des droits et
devoirs attachés à sa position sociale et (2) par compétence technique.
On peut toutefois nuancer le poids de ces deux arguments. Premièrement,
la force de l’assignation statutaire est susceptible de varier considérablement
selon la trajectoire des enquêtés (un manque d’assurance en soi
pouvant provenir d’une trajectoire familiale légèrement déclinante
ou, inversement, d’une trajectoire ascendante mal assumée) et selon
le degré de rareté du statut possédé (la banalisation sociale d’un
diplôme ou d’une position sociale et sa dévaluation consécutive
peuvent contribuer à faire baisser fortement le sentiment personnel
d’assurance). Deuxièmement, même si la compétence scolaire de nature
littéraire peut constituer une base pour s’approprier plus efficacement
d’autres compétences, il n’en reste pas moins que l’appropriation
légitime de domaines culturels extra-scolaires, lorsqu’elle n’a
pas été préparée familialement, suppose un temps non négligeable
de constitution de nouvelles compétences qui n’est pas nécessairement
dépensé par ceux qui possèdent pourtant des compétences scolaires
légitimes. Face à une telle nécessité de dépense temporelle dans
des conditions nettement moins favorables (aux temps de l’enfance
et de l’adolescence familialement et scolairement protégés succèdent
les temps de la vie professionnelle, conjugale et parentale parfois
harassante), les individus peuvent soit resserrer leurs domaines
culturels de prédilection sans perdre le sens de leur noblesse culturelle,
soit relâcher leurs exigences culturelles dans des domaines qui
s’éloignent de ceux qu’ils ont scolairement appris à maîtriser.
Cette seconde attitude est d’autant plus probable que les vies individuelles
deviennent (familialement, professionnellement, etc.) stressantes
et que le degré de légitimité de la culture classique et savante
a tendance à s’affaiblir sous l’effet de la concurrence des nouveaux
médias, l’époque ne proposant plus une ambiance générale favorable
au soutien des efforts d’appropriation culturelle.
Mais l’un des grands présupposés du modèle de transfert généralisé
est celui de l’homogénéité des multiples situations culturelles
vécues par les acteurs sous l’angle de la légitimité culturelle.
Autrement dit, sans le dire, le sociologue fait l’hypothèse que
ce qui est légitime et enviable ici (e. g. le cadre professionnel,
familial, amical, etc.) continue à l’être là. Mû par un « c’est
plus fort que moi » culturel, l’acteur n’aurait aucun sens
des situations, de leurs contraintes et des légitimités relatives
et mettrait compulsivement en oeuvre les mêmes dispositions culturelles
quel que soit le contexte dans lequel il se trouve, quelles que
soient les personnes avec qui il se trouve et leurs propriétés sociales
et culturelles, quelle que soit la nature - formelle ou informelle,
tendue ou détendue de la situation, etc. S’il admet la potentielle
diversité des situations, il présuppose néanmoins que la probabilité
pour qu’un acteur rencontre des situations hétérogènes est si faible
(par son habitus, il se mettrait systématiquement à l’abri des surprises,
des écarts et des crises : homogamie sociale, etc.) qu’il n’y
a aucune chance pour que la question théorique de la variation des
situations ne se pose empiriquement. Et pourtant, c’est bien parce
que les acteurs ont le sens des situations et adaptent leurs comportements
en fonction de ce qu’ils perçoivent de celles-ci que des variations
intra-individuelles de pratiques et d’attitudes culturelles sont
observables. S’ils sentent que telle pratique hautement légitime
dans tel cadre (conjugal ou professionnel) ou à tel moment (dans
la vie courante) pourrait paraître prétentieuse, ringarde, absurde
ou inadaptée dans tel autre cadre (amical ou familial) ou à tel
autre moment (durant le temps des vacances), ils accommodent leur
comportement.
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