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Bernard Floris
Le management par la menace


MARIN LEDUN---BRIGITTE FONT LE BRET PENDANT QU’ILS COMPTENT LES MORTS paru en 2010 aux éditions La Tengo.

POSTFACE

LE MANAGEMENT PAR LA MENACE

Précis d’initiation au management et à l’organisation pathogène du travail à l’usage des honnêtes citoyens

Par Bernard Floris *

L’épisode suivant se passe à R&D France Télécom – aujourd’hui Orange Labs – de Meylan (Isère) en 2006. Il est raconté par un jeune doctorant sous contrat de recherche avec l’entreprise. Le responsable du département a convoqué les ingénieurs de recherche, les techniciens et les administratifs en assemblée. Après avoir situé la position de France Télécom dans la compétition internationale et rappelé la stratégie du groupe, il annonce qu’il va falloir réduire les effectifs du département de 10% dans les mois qui viennent. En fonction du « plan Next », cela se fera soit par départ anticipé à la retraite, soit par aide à la reconversion professionnelle, soit par départ « volontaire » aidé, le tout discuté au cas par cas avec son supérieur hiérarchique. Un silence profond succède à son discours, comme si on pouvait toucher du doigt le malaise ambiant. Personne ne réagit. Ni sur le moment, ni dans les discussions publiques qui s’ensuivent dans les couloirs, devant la machine à café ou au restaurant. Quelques mois plus tard, lorsque ce «dégraissage » aura eu lieu, on enregistrera plusieurs « troubles dépressifs » et une tentative de suicide parmi celles et ceux qui sont restés.

Ce que les uns nomment « stress » ou « burn-out », et d’autres appellent plutôt « souffrance au travail », n’apparaît plus seulement comme un problème psychologique personnel. Malgré les dénis successifs des directions, l’organisation et la gestion des conditions de travail des salariés sont mises en cause. Selon l’inspection du travail, deux hommes sur trois et trois femmes sur quatre souffrent de troubles psychiques et/ou somatiques (troubles musculo-squelettiques, alopécies, dépressions, alcoolisme, toxicomanie, psychotropes, tentatives de suicides, etc.). Aucun secteur n’est épargné : entreprises privées comme publiques, petites comme grandes, toutes catégories professionnelles confondues.

1 FINANCIARISATION ET GESTION MANAGERIALE DE LA PERFORMANCE

Lorsqu’on interroge les personnes qui travaillent depuis au moins une vingtaine d’années, plusieurs remarques ressortent le plus souvent. La première est celle de la pression à la productivité qui ne cesse d’augmenter.

La seconde est celle d’une nouvelle solitude ou d’un isolement : « avant, on se sentait plus solidaires entre nous ; quand quelqu’un était en difficulté, il y avait toujours un ou deux collègues pour le soutenir, maintenant la convivialité a disparu, c’est chacun pour soi, ceux qui nous ralentissent ou ne remplissent pas les objectifs nous énervent et on a envie de les engueuler », « les conflits entre collègues sont plus fréquents et plus agressifs ».

La troisième impression est celle d’un manque de reconnaissance de son activité et de son engagement : « personne n’est jamais content et on dirait qu’on fait jamais comme il faudrait » ;  « les cadres en demandent toujours plus, et si ce n’est pas fait, c’est toujours de notre faute. »

La quatrième est celle d’une perte de sens de son travail (expression très fréquemment entendue). Un mal-être s’exprime avec le sentiment de « saloper le boulot », de ne pas « tenir la qualité ». « On se demande ce qu’on fait et si ça sert à quelque chose », ou bien « on ne sait pas à quoi ça sert », « si le client savait ce qu’on lui refourgue », « on fait des trucs dont on sait même pas pourquoi on nous les demande ».

Surcharge et pression, isolement dans des collectifs déstructurés, non reconnaissance, perte de sens de ce qu’on fait, ces ingrédients sont générateurs de souffrances ou de pathologies mentales. On s’aperçoit que bien des activités professionnelles difficiles ou inintéressantes pouvaient s’appuyer sur des solidarités amicales ou collectives (sans parler ici du syndicalisme). La pénibilité physique du travail est loin d’avoir disparu, et les accidents continuent d’augmenter. Mais une nouvelle pénibilité prend le pas sur cette dernière. D’autant qu’elle touche des métiers de services et de bureau qui peuvent être fatiguants mais ne requièrent pas d’efforts physiques et ne sont pas dangereux. Aujourd’hui, c’est une souffrance psychique, un mal-être subjectif pesant qui se diffuse avec une grande ampleur. Idées tristes ou noires, sommeil lourd ou haché, manque d’enthousiasme, insécurité latente. On emmène bien souvent chez soi les ennuis ou les conflits de la journée. L’ampleur du mal-être et les suicides (et les tentatives) sur le lieu de travail sont un phénomène relativement récent, datant d’une quinzaine d’années.

Du taylorisme au toyotisme : Le management de l’entreprise mondialisée

Qu’est-ce qui a changé dans la direction et la gestion des entreprises qui puisse provoquer de la souffrance psychique ? Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir très brièvement sur ce qu’elles étaient jusqu’à la fin des années 70. Après la seconde guerre mondiale, s’ouvre une (courte) période d’expansion à la fois économique et sociale, qu’on a appelée abusivement en France « les Trente glorieuses ». Durant vingt-cinq années, la sécurité de l’emploi est assurée, de fortes dispositions de protection sociale (retraite, Sécurité sociale, allocations familiales) sont créées, et le pouvoir d’achat progresse sensiblement. Pour la première fois, des centaines de milliers d’enfants d’ouvriers, d’employés et de paysans accèdent à une condition sociale meilleure que celle de leurs parents, notamment grâce à l’allongement de la scolarité. Le marché des biens de consommation connaît alors une expansion forte, permettant à des millions de ménages d’accéder à un confort relatif mais nouveau, quoique toujours inégalement réparti.

L’équipement des familles en appareils ménagers et audiovisuels, et l’augmentation de la consommation de produits industriels nécessitent une production massive très standardisée tant que les marchés de biens « de première nécessité » ne sont pas saturés. Le travail à la chaîne pour 5 millions d’OS (ouvriers spécialisés) et les « cadences infernales » pour d’autres millions génèrent une pénibilité physique importante et les accidents du travail se multiplient. Ce type de production industrielle est alors gérée selon la méthode de « l’organisation scientifique du travail » inventée aux Etats-Unis par l’ingénieur F. W. Taylor.

Dans les collectivités locales et les hôpitaux, aux PTT ou à la SNCF, les règlements bureaucratiques impersonnels sont compensés par le fort sentiment du service public et de l’utilité sociale. Là, peu d’accidents du travail et de mal-être. La souffrance psychique au travail est peu développée, et les suicides sur le lieu de travail sont inconnus, voire impensables.
Plusieurs circonstances permettent de « tenir » ou de résister à ce mode de gestion des entreprises. D’une part, la sécurité de l’emploi ne provoque pas de crainte du lendemain ni de peur d’être relégué. D’autre part, les collectifs de travail créent leurs formes de solidarité « clandestine » en dehors des prescriptions et du commandement. Enfin, les conflits sociaux nombreux et un syndicalisme relativement puissant offrent une certaine protection. Ils engendrent également un sentiment d’appartenance commune et une cohésion collective des salariés entre eux face à l’encadrement et au patronat.

Quand les actionnaires ont détrôné les « capitaines d’industrie »

A partir de la fin des années 70, ce modèle de production et de gestion est progressivement remplacé par une nouvelle forme de gestion des entreprises. Avec la « déréglementation » des échanges économiques, l’ère de la « mondialisation » commence, en fait celle de la globalisation des marchés, de la concurrence généralisée, des privatisations, des licenciements massifs et de la libre circulation des capitaux. L’ensemble de l’économie capitaliste mondiale passe sous la domination des actionnaires –fonds de pension et fonds spéculatifs : Hedge founds. Désormais, les PDG ne sont plus les maîtres du jeu industriel et ne décident plus de la répartition entre dividendes des actionnaires et investissements industriels. L’objectif impératif est de dégager à court terme le maximum de liquidités pour faire de l’argent avec de l’argent dans le casino boursier. Comme « variable d’ajustement », la masse salariale est la première affectée, et des dizaines de millions d’individus sont jetés à la rue dans les grands pays industriels, tandis que l’emploi est « délocalisé » là  où il est le moins cher et le moins protégé.
Cette emprise de la logique financière est à l’origine des transformations du management, de la gestion des ressources humaines et de l’organisation du travail. La conséquence d’une telle logique est immédiate : il faut produire toujours plus, plus vite et mieux avec beaucoup moins de moyens matériels et humains afin de libérer toujours plus et au plus vite des capitaux financiers. Pour réduire la part des investissements industriels, des coûts de production et d’emploi, il faut modifier le taylorisme classique et les organisations hiérarchiques et pyramidales rigides. Il faut également se débarrasser des entreprises dont le « résultat » - taux de profits financiers – est insuffisant pour dégager les marges exigées par les fonds spéculatifs –passées de 7 à 15% en vingt an en moyenne.

Mais cela n’est pas encore suffisant. Aussi faut-il élargir le marché et transformer des activités non marchandes en marchandises pour augmenter les profits industriels et financiers. Deux obstacles sont à franchir pour convertir les objets et les activités qui échappent à leur marchandisation : les secteurs et services publics doivent être privatisés, et tout ce qui appartient encore à des échanges gratuits (comme les relations amoureuses) ou artisanaux doit devenir des produits industriels.

Par ailleurs, la concurrence croissante entre multinationales pousse encore plus à répondre très vite aux fluctuations du marché. La transformation essentielle est l’apparition de la « production par l’aval » aussi nommée « orientation client ». A partir des années 80, puis systématiquement dix ans plus tard, la production industrielle des biens et des services se gère et s’organise en fonction des ventes sur le marché, et non plus en fonction de prévisions managériales. C’est aussi à ce moment que le marketing prend une importance stratégique plus grande pour susciter le désir des consommateurs à l’achat de produits de plus en plus nouveaux et nombreux.

2 LA PRODUCTIVITÉ MAXIMALE PAR LE MANAGEMENT FINANCIER ET GLOBALISÉ

Cinq caractéristiques essentielles orientent depuis trente ans la direction, la conception, la gestion, la production et les marchés. Elles forment un système et son indissociables : management financier, innovation, flux tendu-flexibilité, qualité totale, gestion de la relation client, gestion individualisée des ressources humaines, communication managériale. Chacun de ces dispositifs managériaux génère du mal-être ou de la souffrance. Tous les renforcent. Si l’on parvient à se garder de l’un ou de l’autre, c’est encore un autre de ces dispositifs qui nous attrape.

Le « top management », gestionnaire de la rentabilité financière

Comme dit précédemment, l’objectif final des directions d’entreprise est de dégager des liquidités financières toujours plus vite et dans une proportion toujours plus élevée pour nourrir les dividendes des actionnaires et les placements boursiers. Les autres objectifs industriels et commerciaux sont tous interdépendants de la logique financière, dont les dirigeants effectifs sont les principaux actionnaires, au sein desquels les fonds spéculatifs fixent principalement les taux de marges financières.

Le management par objectifs financiers est devenu la loi quasi évangélique. Il s‘attache bien moins à la qualité du travail qu’à ses résultats. Les groupes de projets ou « centres de profits » fixent les objectifs industriels et commerciaux en fonction des résultats exigés et les opérationnels doivent les atteindre « coûte que coûte ». C’est pourquoi la mesure des résultats a pris le pas sur la qualification des métiers et la qualité des produits.

A cette fin, le contrôle de gestion est devenu une fonction stratégique centrale qui a pour but de déterminer en temps réel et à tous les échelons si les résultats sont à la hauteur des objectifs correspondant aux rythmes d’apports financiers. Du plus haut jusqu’au plus petit encadrement, « des tableaux de bord » mesurent les « performances » pour vérifier qu’elles sont à la hauteur. Les contrôleurs de gestion ont connaissance des qualifications professionnelles et des métiers des salariés qui sont sur le terrain. Leur formation consiste à vérifier des résultats à partir de critères préétablis. Ils ont de fait remplacé les cadres compétents dans les métiers des salariés qu’ils dirigeaient. Ce qui ne manque pas d’engendrer des sentiments d’injustice, de non-reconnaissance, voire d’absurdité, qui provoquent soit du cynisme, soit du retrait, soit de la souffrance.

La course à « l’innovation » pour les parts de marché 

Comme on sait, le client est devenu roi. La satisfaction du lien est l’argument d’apparence incontestable qui justifie la capacité d’innovation d’une entreprise. Il est donc réputé vouloir toujours mieux.

Mais pour les actionnaires et les managers, l’innovation répond d’abord à deux critères économiquement vitaux. Premièrement, plus vite un produit en remplace un autre de même type, et plus le volume des ventes augmente pour ce même produit. De décennie en décennie, le cycle de vie (time life value) des produits ne cesse de baisser et donc les ventes d’augmenter. Deuxièmement, dans la guerre que se livrent les entreprises concurrentes pour se prendre des « parts de marché », la production de biens et de services réputés plus performants ou mieux que les autres est la première arme.

Les départements ou services de Recherche et Développement (R&D) ont donc pour fonction d’innover sans cesse, plus pour dépasser la concurrence que pour satisfaire les clients. Ce n’est pas un hasard si des suicides d’ingénieurs de ces services ont eu lieu chez Renault, Peugeot et France Télécom. Dans ces multinationales, la pression à la création de nouveaux produits est extrêmement forte. Les chercheurs qui y travaillent se surinvestissent dans leurs fonctions, vont bien au-delà des 35 heures et emportent le plus souvent du travail chez eux, au détriment de la vie familiale. Les échecs ou les objectifs non tenus peuvent être dès lors ressentis comme des catastrophes personnelles.

Flux tendu et flexibilité : le « culte de la performance »

Inventé par l’ingénieur Ohno de chez Toyota, le flux tendu est aussi nommé gestion par l’aval, soit la production dictée par les ventes en temps réel. Les stocks entrants et sortants et les encours sont alimentés en fonction des ventes. Si les ventes augmentent, il faut aller plus vite et produire plus. Si elles baissent, il y a réduction de personnel et de moyens, et il faut encore une fois faire plus avec moins. Les réductions conjoncturelles de personnel se font grâce à l’intérim et aux CDD. Les réductions structurelles donnent lieu à des « plans de sauvegarde de l’emploi ». Le flux est d’autant plus tendu que la concurrence est âpre et les innovations plus nombreuses.

C’est une deuxième menace de souffrance. Il faut être toujours plus productif pour faire face à l’intensification du travail, aux nombreuses urgences, aux changements de produits et de procédés, aux injonctions de l’encadrement à « se dépasser ». Aussi, la « compétitivité » est-elle un argument central pour justifier l’accroissement constant de la productivité du travail de chacun(e), au nom de la satisfaction du client. La première menace est ainsi d’agiter constamment le danger d’être moins compétitif que les concurrents qui vont ainsi mieux satisfaire les clients, et contraindre à réduire les effectifs. Cette menace est évidemment anxiogène, et cause de concurrence entre les salariés pour se protéger individuellement. C’est aussi une source d’anxiété et de souffrance pour celles et ceux qui ne peuvent plus être à la hauteur.

La flexibilité est le corollaire du flux tendu. De manière générale, elle signifie qu’il faut avoir la réactivité maximale aux fluctuations du marché et aux menaces de la concurrence. La flexibilité s’applique à tous les niveaux. L’organisation de l’entreprise doit constamment s’adapter et les organigrammes changent constamment pour faire correspondre leurs structures à ces fluctuations. Mais le principal espace de flexibilité est celui du « marché de l’emploi ». Les « ressources humaines » sont aussi des « variables d’ajustement ». Les premiers coûts à réduire pour dégager des liquidités financières ou pour faire face à des pertes sont toujours ceux de la masse salariale. Mais l’inverse est rarement vrai, et on voit peu souvent les effectifs augmenter lorsque les affaires vont bien. Et pour cause, les salariés restants font le même travail ou plus après le « dégraissage », ce qui n’est évidemment pas source de mieux-être ou de sécurité pour eux.

Et pour ceux qui restent, il faut aussi être flexible dans l’entreprise. Les maîtres mots en sont la mobilité (« Time to move ») et l’employabilité. Être mobile, c’est accepter à tout instant de changer de poste, d’établissement ou de lieu. On sait que les mobilités forcées ont été une cause importante des suicides à France Télécom, au point que la direction a dû les suspendre, momentanément et partiellement. Les cadres ne restent pas plus de cinq ans en moyenne dans le même service – trois ans à France Télécom. La mobilité est une des causes importantes de la déstructuration des collectifs de travail avec les solidarités et les reconnaissances mutuelles qui s’y formaient. Chacun(e) a l’expérience d’une équipe ou l’ambiance de travail s’est construite au fil des ans, les un(e)s et les autres sachant comment se coordonner, quelles que soient par ailleurs les sympathies ou les antipathies. Au contraire, les conflits et
les incompréhensions, sources de souffrance, sont plus fréquents dans des équipes déstructurées.

La Qualité Totale pour contrôler la productivité et le travail

Si l’obtention des résultats se fait au détriment de la qualité du travail et des produits, celle-ci n’en est pas moins surveillée pour imposer les méthodes de travail conformes ou détecter les pratiques des salariés qui y font obstacle. Conçu aux Etats-Unis, le management de la qualité total – TQM, Total quality management – a été introduit en France à la fin des années 90. Sous prétexte de garantir la qualité des produits, ses méthodes donnent lieu à une surveillance de la qualité du travail. Les normes internationales de qualité – ISO : International standard organisation – sont à la fois sources de productivité accrue et de surveillance des salariés. Ces derniers doivent rendre compte de leur activité en remplissant des feuilles de contrôle où ils signalent notamment les défauts observés et les erreurs commises. De là, vient la notion de traçabilité qui permet de repérer la source technique ou la responsabilité individuelle d’une malfaçon.

L’ensemble des contrôles donne lieu à des rapports analysés par le service de la Qualité totale. Ces analyses contrôlent de fait la conformité des pratiques de travail. Le travail prescrit devient plus contraignant, au risque de ne pouvoir être réalisé correctement. Le travail réel est le plus souvent fait d’inventivité et de « débrouille » des salariés pour s’écarter des prescriptions afin de remplir convenablement leur tâche. L’imposition des directives de travail fait obstacle à l’initiative personnelle, pourtant vantée par les discours managériaux. Plus on est obligé de faire ce qui est prescrit, sans pouvoir y mettre de soi et de sa créativité, plus la frustration est grande, ajoutée à tant d’autres.

Beaucoup  de salariés se plaignent du fait que le remplissage des feuilles de contrôle-qualité ajoute une charge à la surcharge de travail déjà existante, ce qui a pour résultat de nuire à la qualité du travail et de ses produits. Une autre conséquence est souvent que les feuilles de contrôle ou les rapports sont falsifiés, installant ainsi des relations de mensonge et de culpabilité.

La gestion individualisée des ressources humaines ou comment produire solitude, culpabilité et concurrence dans le travail

Une des grandes transformations qui a succédé au management taylorien et bureaucratique a été l’introduction de différences de traitement des salariés d’une même catégorie. Sous l’apparence d’une gestion équitable des différences de productivité, la gestion individualisée des ressources humaines s’est avérée une forme de domination particulièrement perverse.
La gestion individualisée couvre l’ensemble du processus des recrutements, des primes, des promotions, des mobilités jusqu’aux licenciements. Au centre du dispositif d’individualisation des salarié(e)s se trouve l’entretien individuel d’évaluation des performances. Des millions de salariés rencontrent une, deux ou trois fois par an leur supérieur hiérarchique, pour faire le bilan des objectifs qu’ils ont ou non atteints et pour fixer les prochains à venir. Chacun sait aussi que ce bilan détermine la hauteur des primes au mérite, pudiquement nommées « part
variable », et aussi des éventuelles promotions.

Mais qu’est-ce qui est réellement évalué ?

Le travail, c’est la mise en œuvre concrète de compétences professionnelles, d’expériences et de créativités personnelles. Du côté du produit, le salarié doit réagir aux événements incessants qui perturbent le déroulement réputé normal d’une tâche prescrite. Du côté du salarié, cette réaction inventive et singulière constitue le désir d’être utile et le plaisir du travail bien fait. C’est aussi la démonstration de sa capacité d’initiative et de sa contribution singulière qui participe de la reconnaissance des autres.

Or ce travail propre et créatif de chacun ne se mesure pas et ne peut pas se mesurer. Les critères d’évaluation ne se réfèrent qu’aux objectifs fixés et aux tâches prescrites, lesquelles sont mesurées, c’est-à-dire traduites en chiffres et en valeurs quantifiables, donnant lieu à une échelle de notation lors de l’entretien. Tel salarié qui n’a pas fourni la meilleure qualité de travail peut très bien avoir été à la hauteur du rendement exigé en fonction de conditions qui ont été plus favorables, à la place d’un autre qui travaille mieux dans des conditions plus difficiles. On comprend dès lors que les sentiments d’injustice puissent se multiplier et être aussi à l’origine de souffrances. Les médecins du travail témoignent souvent de montées d’angoisse exprimées par des personnes qui viennent de sortir d’un entretien d’évaluation.

En fait, l’évaluation individualisée devient essentiellement un dispositif de pouvoir managérial pour contraindre les salariés à la performance maximale, et aussi les empêcher de contester leur autorité et l’organisation du travail. Bien au contraire, l’évaluation de la performance, la recherche des primes et des promotions produit une concurrence de fait entre les salariés d’un même service. Les collectifs de travail sont déstructurés et les solidarités rompues. L’entraide et le respect de l’autre tendent à être remplacés par la lutte des uns contre les autres pour les meilleures primes et les meilleures places, ou au pire pour ne pas être viré. En lieu et place de contester l’arbitraire patronal, c’est à qui sera le meilleur et les « mauvais » sont montrés du doigt jusqu’à être affichés à l’entrée des centres d’appels.

L’évaluation exige aussi des salariés un comportement et une adhésion qui correspondent aux exigences managériales. Elle comprend ainsi le critère dit du « savoir-être » : capacités de relation, de communication, d’engagement, d’initiative, etc. Ici, l’arbitraire est à son plus haut niveau, d’autant que ces critères donnent également lieu à des échelles d’évaluation quantitative. Cet aspect est essentiel. Il montre que la mobilisation de l’énergie de travail ne concerne plus seulement l’engagement physique et professionnel, mais aussi toute la personnalité du salarié. La direction et l’organisation du travail s’adressent désormais principalement à notre subjectivité, à ce qui fait le plus intime de nous-mêmes. Il n’est pas étonnant que cela soit générateur de souffrances, lorsque toute notre personnalité est engagée dans la réussite ou l’échec de notre travail et de notre lien avec les collègues de travail.

Communication d’entreprise ou propagande pour l’idéologie managériale

Depuis les années 80, l’entreprise serait devenue citoyenne, alors que durant plus d’un siècle elle fût réputée comme le lieu de la lutte des classes. La « responsabilité sociale de l’entreprise » s’étale à longueur de sites et d’articles de presse. Le développement durable est devenu un des credos principaux des campagnes de communication. C’est à qui sera le meilleur sauveur de la planète.

En interne, les salariés reçoivent des journaux d’entreprise luxueux et professionnels, ils sont exposés à des « événements » ou des « campagnes de communication » qui ont pour but de les « mobiliser » dans la guerre économique. Ils sont appelés à être employables, performants, excellents, mobiles, ils sont censés partager les « valeurs de l’entreprise », ils sont censés adhérer à ces objectifs. Et toujours ils doivent dépasser leurs limites pour être compétitifs. La métaphore sportive de l’effort, de la gagne et des performances est d’ailleurs la plus employée dans la « novlangue » managériale. Pour ne citer que cet exemple, chaque mois, des cadres de tous secteurs font des « stages » à Clairefontaine, résidence de l’équipe de France de football, pour expérimenter la similitude entre le sport d’équipe et les performances productives et commerciales.

Au nom de quoi devrait-on adhérer aux valeurs de l’entreprise ? De quelles valeurs s’agit-il ? Peut-on en débattre ? Cela n’est inscrit dans aucun contrat de travail. Qui fixe les finalités de la « responsabilité sociale de l’entreprise » ? De quelle « entreprise citoyenne » peut se réclamer une direction qui n’est jamais élue par ses salariés ? N’est-il pas suffisamment difficile de se battre pour être performant, faut-il en plus applaudir aux discours triomphants d’entreprises qui licencient et génèrent de la souffrance ?

Gestion de la relation client : le salarié et le client que nous sommes pris en tenaille

Nous avons vu que l’orientation client, ou gestion par l’aval, est le noyau du dispositif managérial. Mais ce dispositif n’aurait pas de raison d’être s’il n’articulait pas, en système fermé, l’entreprise et le marché une part, les salariés et les clients d’autre part. Fonction stratégique du management, le marketing réalise cette articulation.

Le marketing – qui comprend aussi la publicité – répond de façon croissante à l’individualisation des modes de vie. Il les a en même temps conditionnés et contrôlés par l’extension énorme et diversifiée des biens et des services vendus aux clients-consommateurs. Le capitalisme a ainsi levé tous les obstacles traditionnels, culturels et institutionnels qui s’opposaient à sa logique profonde par la transformation en marchandise industrielle de tous les aspects de la vie : biens, services, relations, corps et esprits.

A cette fin, la mobilisation subjective conjointe des salariés et des clients est devenue un enjeu décisif. Le salarié doit satisfaire le client pour que vive l’entreprise, et le client a besoin d’être salarié pour gagner sa vie de consommateur. Il s’agit du cercle infernal dans lequel chacun d’entre nous est pris comme salarié et comme consommateur.

Le contrôle managérial s’appuie sur des dispositifs d’organisation et d’adhésion qui suscitent l’autocontrôle des salariés et des clients dans les cadres prescrits par l’entreprise. La mobilisation subjective est de trois ordres : imaginaire, psychique et symbolique. La mobilisation des imaginaires associe les marques et les produits aux grandes valeurs sur lesquelles reposent les cultures des différentes sociétés. La mobilisation psychique s’adresse aux ressorts affectifs des désirs sans cesse interpellés. La mobilisation symbolique agit sur le sens social que les individus et les groupes sociaux attribuent au monde des objets, au monde social, et à leur monde subjectif.

Le marketing direct, le customer relationship management, le branding (marketing des marques) et le marketing relationnel (one to one) ont mis en place des démarches opérationnelles qui permettent de prescrire à distance les comportements d’achat et de consommation et de les contrôler. En prétendant personnaliser notre « demande » - choix de nombreuses options dans l’automobile, cuisines sur mesure, etc. – le marketing relationnel et le marketing one to one flattent notre aspiration d’autonomie individuelle. En réalité, la personnalisation correspond à des segmentations de plus en fins fines de catégories particulières de consommateurs solvables à qui on propose des produits qui leur apparaissent comme personnalisés, alors qu’ils ne font que juxtaposer quelques variantes à des modules standard. Cette prétendue personnalisation permet d’attiser sans cesse le désir de consommer et de faire en sorte que les clients achètent et consomment selon les normes prescrites par les entreprises. La marchandisation de tous les aspects de la vie personnelle revient proprement à faire travailler les consommateurs et les faire participer à la production de valeur. Le marketing est la fonction qui entretient le désir de consommer et le travail prescrit qui l’accompagne.

A l’autre bout de la chaîne commerciale, les salariés sont sommés de faire le maximum pour répondre à chaque « demande client ». D’autant que ces derniers sont toujours plus exigeants et pressés. A partir de listings clients de toutes sortes, 280.000 téléopérateurs des centres d’appels (call centers, hotline) abreuvent quotidiennement les foyers de propositions de produits et promotions de toutes les marques à des « prospects » individuels savamment ciblés. En même temps, les boîtes aux lettres regorgent de mailings prétendument personnalisés avec nos noms et adresses.

Mais les centres d’appels ne servent pas qu’à solliciter les clients potentiels. Sous couvert de mesurer la satisfaction des clients à qui il s’adresse, le management peut ainsi contrôler le comportement des salariés partout où ils sont en contact avec la clientèle. C’est ainsi que les statistiques établies sont répercutées par les contrôleurs de gestion dans les services à la clientèle. Les téléopérateurs sont les nouveaux prolétaires surexploités et entassés sur d’immenses « plateformes » qui répètent les mêmes « scripts » toute la journée et sont constamment surveillés par des superviseurs qui les rappellent à l’ordre lorsque les résultats sont insuffisants ou les scripts pas respectés. Rien d’étonnant à ce que les nouvelles pathologies de souffrance au travail soient particulièrement développées sur ces plateformes.

Le marketing ne s’arrête pas là. La gestion de la relation client, CRM (Customer Relationship Management), a remplacé le vieux service après-vente. La compétitivité repose aujourd'hui sur la capacité de « fidéliser » les clients. C’est  pourquoi les entreprises gardent le contact avec leurs clients en leur proposant des promotions, des journées réservées, la primeur des nouveaux produits, des concours alléchants et autres cadeaux. Le CRM a aussi un autre objectif stratégique, celui de collecter le plus d’informations possibles sur chacun de ses clients actuels ou potentiels. Grâce à l’informatique et à Internet, la mise en fiche des consommateurs qui livrent volontairement des informations personnelles – réponses aux questionnaires, abonnements, cartes de fidélité, sondages -,  ou involontairement – cartes bancaire, adresses postales ou téléphoniques, achats divers – a permis d’accumuler une infinité d’informations stockées dans des banques de données (datawarehouse) ou entrepôts de données qui sont recoupées pour dessiner le profil commercial personnel de chacun d’entre nous, et nous proposer ainsi des articles « personnalisé ». A des milliers de kilomètres les unes des autres, des dizaines de milliers d’opératrices traitent ces données sur ordinateur de façon répétitive et cadencée pour des sommes dérisoires et sur des plateformes très surveillées.

CONCLUSION

Le management à la menace constitue un système enfermant consistant à soumettre les salariés à une domination totale avec l’apparence de leur consentement. Son dispositif a pour redoutable effet de transférer le conflit d’intérêts indépassable entre le capital et le travail en conflit psychique de chaque individu avec lui-même ou contre ses proches, et en crainte paralysante. Il transforme la promesse émancipatrice du travail en assujettissement de soi par soi, au prix de souffrances pathogènes et destructrices. Le management a étendu la discipline des corps productifs propre au taylorisme jusqu’au contrôle des subjectivités, c’est-à-dire de nos personnes dans leur intégralité. Le harcèlement professionnel va bien au-delà du comportement pervers d’un management autoritaire. C’est un harcèlement organisationnel qui peut transformer n’importe qui en persécuteur. Nous vivons une nouvelle servitude à la fois contrainte et volontaire. Il semble que le combat collectif contre ce dispositif de domination managériale soit devenu primordial.

De plus, comme clients, nous participons nous-mêmes volontairement aux modes de management de la production qui nous font souffrir en tant que salariés. Lorsque nous renouvelons prématurément des produits ou des services dont nous nous lassons parce que d’autres les remplacent déjà. Lorsque nous nous plaignons parce que le produit commandé ou le service attendu n’est pas de qualité ou n’est pas rendu assez vite, nous contribuons à entretenir la surcharge épuisante de travail et la pression managériale pathogène.

Enfin, comme salariés, nous fermons les yeux lorsque des collègues sont licenciés, que d’autres sont harcelés, que d’autres encore sont en souffrance. Nous acceptons de nous soumettre à des entretiens qui nous mettent en concurrence et brisent nos capacités de résistance. Si le management à la menace est une redoutable machine à soumission, il ne peut le faire qu’avec notre consentement. Beaucoup d’entre nous évoquent l’insignifiance d’un travail aliénant et des modes de vie consommatoires frustrants. Beaucoup de ceux qui souffrent parlent de perte de sens et de repères. Quand refuserons-nous de vivre et travailler ainsi ?

* Bernard Floris est enseignant et directeur de recherche à l’Institut de la communication et des médias de l’Université Stendhal Grenoble 3. Ses travaux portent sur la sociologie des entreprises, du marché et des communications institutionnelles.