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Encore un fois sur " Le Voile "
ou le syndrome du dévoilement des défenses immunitaires acquises
Bernard Dreano

Date18 Jan 2004
Subject: un texte de Bernard Dreano, du Cedetim, sur cette même question du voile:

Encore un fois sur " Le Voile " ou le syndrome du dévoilement des défenses immunitaires acquises
Bernard Dreano
10 janvier 2004

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui :
Ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société les jouissances de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, 26 août 1789, article 4

La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, article 9-2

I Une crise de " l'identité républicaine ? "
Les proportions prises par la " crise du voile " en France étonnent tous les observateurs extérieurs. Ce débat franco-français est en effet aussi passionné que confus. Il a déjà des conséquences importantes, et, pour l'essentiel, négatives, en France même, mais aussi en Europe et dans le monde.
La France est " laïque ". Notons que ce mot, provenant à l'origine du vocabulaire catholique, est proprement intraduisible dans les autres langues. Ailleurs on parle de sécularisation (autre mot d'origine catholique). Contrairement à ce qui se passe dans certaines régions de la planète, en France, comme dans quelques autres continents, la tendance reste à la sécularisation, distinguant le spirituel privé du temporel public, et réévaluant la place des religions organisées dans les sociétés.

Pourquoi la France vit-elle ce phénomène de manière psychodramatique, comme une mise en cause de sa laïcité ? Celle-ci est pour Jacques Chirac, " au cœur de notre identité républicaine ", et le voile défie cette " pierre angulaire de la République" .... Effectivement, si crise il y a, c'est moins celle des règles de la laïcité proprement dite que celle, bien plus profonde, de cette " identité républicaine " ; une crise dont existent d'autres symptômes tout aussi significativement psychodramatiques (comme l'incapacité à régler la question Corse) ou plus graves et profonds (comme la crise de la formation initiale ou du système de protection sociale).

II Un danger lié à la manifestation ostensible de l'appartenance religieuse ?
Dans son discours du 17 décembre 2003, Jacques Chirac, parlant des signes qu'il fallait proscrire à l'école, a esquivé la question des signes politiques pour ne retenir que la proscription des signes " qui manifestent ostensiblement l'appartenance religieuse ". Nous verrons si le parlement le suivra dans cette voie et ne stigmatisera pas non plus des signes politiques ostensibles qui seraient sans doute moins les T-shirts frappés du visage banalisé de Che Guevara que ceux qui arborent non seulement le Keffieh moyen-oriental mais aussi le Gwen A Du breton, la Testa Mora corse ou l'Ikurinna basque.
Le danger ne proviendrait donc que des religions.

Il est vrai que la laïcité à la française à été confrontée, ces dernières années, aux désordres provoqués par certaines religions. Et quand le parlement français est intervenu ( sur les-sectes en 2000 ), il s'est attiré les foudres du Département d'Etat américain ( rapports annuels sur la liberté religieuse 1999 et 2000 ). Parmi les religions réputées " sectes " qui se sentaient visées, notamment par l'incrimination possible pour " manipulation mentale " se trouvait l'Eglise de Scientologie, mais aucune organisation juive, musulmane ou chrétienne (sauf certains adventistes). D'autres états européens ont été également étrillés alors par les Américains, à commencer par l'Allemagne (et tout particulièrement la Bavière). Mais notons que jamais la France n'a été convaincue de discrimination, ni à l'égard des scientologues, ni à l'égard de l'Eglise de Scientologie, cette dernière n'ayant fait l'objet que de condamnations civiles parfaitement fondées (fraude fiscale et escroquerie) , et la République ayant l'excellente idée de " ne reconnaître aucun culte " (loi de 1905), elle n'a pas été confrontée aux problèmes rencontrés par les Allemands face à l'accusation de discrimination envers la Scientologie par rapport aux religions " reconnues ". La laïcité à la française à été confrontée également au problèmes posés par l'attitude des fidèles des religions chrétiennes adventistes, en particuliers les Témoins de Jehova, refusant certains soins hospitaliers, les vaccinations, etc. Quand ce type d'affaire a été traité, la justice a donné raison au corps médical, sans qu'il soit besoin de législation nouvelle. Quant aux attitudes de ces fidèles, attentatoires à ce qui est considéré traditionnellement comme l'ordre public, à l'école ou ailleurs, il n'en est pratiquement pas fait mention. Les Témoins de Jehova, religion très bien implantée en France, particulièrement aux Antilles, n'auraient guère de comportements ostentatoires ?

Le danger ne proviendrait donc que de certaines religions préconisant le port de signes ostensibles pour les élèves de l'enseignement secondaire.
Le problème est qu'il est difficile de définir un " signe religieux ". La Commission Stasi et le Président de la République ont évoqué des signes religieux réputés chrétiens (la croix), juifs (l'étoile de David) et musulmans (la main de Fatima), qui, arborés de manière discrète, constitueraient des signes religieux admissibles. Notons que la " main de Fatima " n'est pas plus un signe religieux musulman que le fer à cheval n'est un signe religieux chrétien. Mais qu'est-ce qu'un signe religieux ostensible ? Une grande étoile de David ? Mais la présence sur un T-shirt d'une grande étoile de David bleue sur fond blanc à double bande bleue (un châle de prière) ne constitue pas forcement un signe religieux, pas plus qu'une étoile à cinq branche verte sur fond rouge, une étoile et un croissant rouge sur fond vert et blanc, une croix blanche sur fond rouge, etc. Ces signes sont d'origine religieuse, mais ils peuvent bien entendu être considérés comme non religieux puisqu'il s'agit de symboles nationaux (présent sur les maillots des équipes nationales de foot que plus d'un élève aime à porter) tout comme une croix de Lorraine sur fond tricolore. Faut il considérer que le maillot de l'OM (bleu et blanc couleur de la bonne mère), le signe cerclé du Ying et du Yang, le Triskel celtique, la Croix serbe aux quatre S, l'idéogramme du Tao, l'image de saint Vincent patron des vignerons, comme des signes ostensibles et religieux? Vas-t-on publier par décret une liste des signes religieux et une taille tolérée d'ostentation ? C'est peu probable saut à risquer le ridicule, et d'ailleurs cela n'est pas forcement nécessaire. En effet tous les signes visibles ne sont pas visés. En réalité, les grandes croix (quelle taille ?) étant aussi rares que peu portables, il n'est question en fait que de voile et de kippa, et encore peut on se poser la question de savoir si la kippa n'est pas là que pour ne pas donner l'impression de stigmatiser une seule religion (nous verrons qu'il y a là matière à réflexion). S'agirait-il donc de prohiber tout signe ostensible d'appartenance à l'Islam ? Pour certains musulmans le port d'une barbe et d'une chemise à manche longue et d'un col boutonné constitue une tenue conforme à la foi, de même qu'un pantalon ample ou un bermuda cachant les genoux. Mais le vêtement des garçons n'est pas en cause.
Le danger proviendrait donc essentiellement du fait que des jeunes filles se couvrent les cheveux et parfois la gorge et les épaules.

III L'Etat se soucie-t-il seulement du bon exercice de la liberté des cultes?

La république est ébranlée parce que des filles se couvrent. Serait-ce que les rites et coutumes usuels des musulmans posent problème ? En France, on a depuis longtemps intégré la diversité des coutumes, usages et rites, et su souvent trouver les accommodements nécessaires à la vie commune et au respect de chacun. Pratiquement personne ne remet en cause le fait que le dimanche soit le jour de repos hebdomadaire (une coutume chrétienne qui est mise en pratique dans de nombreux pays ou les chrétiens sont minoritaires), sinon les défenseurs ultra-libéraux de la religion du profit globalisé pour qui toute la semaine devrait être ouvrable. Les administrations et certaines grandes entreprises ont depuis longtemps, et officiellement, accordé des possibilités individuelles de congé pour les grandes fêtes religieuses ou traditionnelles non prévues dans le calendrier chrétien grégorien : Noël et Pâques orthodoxes et arméniens et les principales fêtes juives et musulmanes. Faire en sorte que ces jours là, qui concernent des centaines de milliers de personnes, soient autant que possible préservés dans le calendrier des principaux examens scolaire et universitaire est une bonne manière de construire un " vivre ensemble " fondé sur le respect mutuel sans désorganiser la vie commune. Cette pratique tend à s'étendre localement au Têt bouddhique, au Nouvel An chinois, voire au Now-rouz kurde et perse. Les interdits alimentaires posent plus de problèmes, mais là encore, dans de nombreuses administrations (à commencer par l'armée) ou entreprises, la situation paraît parfaitement gérable. Curieusement le développement considérable du végétarianisme, fondé plus sur des diététiques, philosophiques, et parfois religieux, n'a pas encore été perçu comme une réalité par les médias et les autorités, peu au fait des évolutions de leur sociétés. Mais là encore nul besoin de s'alarmer. La pratique rigoureuse du Ramadan, surtout pour des adolescents et surtout en mai-juin, période ou les jours sont longs et, selon le calendrier scolaire répub licain, les examens nombreux, pose plus de problème, de même que la stricte observance de la Kasherout juive qui tend à couper ceux qui la pratiquent des habitudes de la convivialité française (mais moins cependant que les pratiques des adventistes en la matière de non-convivialité). Rien en tout cas qui mette en péril l'équilibre de la République.

Vivre ensemble ne peut se limiter à une coexistence indifférente. Les cultures et les pratiques religieuses sont bien présentes dans la société française et il est normal que l'Etat, garant de la liberté des cultes, se soucie du bon exercice de ceux-ci. La relation avec le Catholicisme, l'ancienne religion d'Etat, largement majoritaire dans la population, a connu les vicissitudes que l'on sait, mais est aujourd'hui stabilisée. L'Eglise Catholique a finit par accepter la séparation de 1905 qui offre l'énorme avantage de la libérer de lourdes taches gestionnaires (puisque tous les édifices religieux construits avant 1905 - soit la grande majorité des églises - sont possédées et entretenues par l'Etat et que 95% d'entre eux sont affectés au culte catholique). Si l'église catholique de France est beaucoup moins riche que ses homologues allemande ou italienne, elle est aussi beaucoup plus à même de se consacrer en priorité à sa tache spirituelle. C'est en tout cas l'opinion des réformateurs catholiques de l'aggiornamento du milieu du XXe siècle. Les minoritaires protestants (calvinistes et luthériens) et juifs ont soutenu, quant à eux, la séparation dès 1905., et les églises orthodoxes s'en sont accommodées. L'Etat a organisé sa relation avec ces cultes traditionnels à partir de la représentation imposée en son temps par Napoléon (le consistoire juif n'a pas été crée par décision de la communauté mais par ordre du Premier Consul) et avec une Eglise Catholique hiérarchisée. Les religions qui se sont développées ensuite en France ont posé de nouveaux problèmes, les unes comme les autres (Adventistes, Bouddhistes, et bien entendu Musulmans) n'étant pas organisées de manière centralisée.

L'Islam étant d'abord, pour la France, une réalité de l'empire colonial, son implantation a initialement été conçue dans ce cadre, au moins depuis la construction de la Mosquée de Paris (avec l'appui de l'Etat) dans les années 20. Les organisations liées aux principaux pays colonisés, puis d'émigration, ont conservé une grande influence dans cette double continuité (de la colonisation et de l'immigration), avec l'appui du gouvernement français. Il s'agit aujourd'hui de la Fédération nNtionale des Musulmans de France ( FNMF ) pour le Maroc et l'Institut de la Mosquée de Paris pour l'Algérie. Mais l'enracinement de l'Islam en France a profondément modifié la donne, conduisant, après bien des difficultés, à la mise en place du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM).

Le CFCM est l'interlocuteur des pouvoirs publics en ce qui concerne le bon exercice des rites et du culte. Cela peut concerner la gestion de l'abattage et de la certification de la viande halal, la construction des mosquées, la gestion des jours de fête et plus particulièrement du Ramadan, l'organisation du pèlerinage de la Mecque, les carrés musulmans dans les cimetières.... Et la formation des imams ? et les écoles religieuses ? et autre chose ? A l'évidence l'Etat, la majorité des responsables politiques et bon nombre de responsables musulmans sont désireux de faire jouer à cette instance un rôle bien plus étendu que la gestion des problèmes cultuels. Ceci pose le problème de la nature des relations entre l'Etat et l'Islam, cas particulier de la relation que l'Etat entretien aujourd'hui avec les religions .

Certains croient voir poindre un retour du cléricalisme ancienne manière en Europe parce que les Polonais et les Irlandais veulent que Dieu soit mentionné dans la constitution européenne, et ils considèrent que la posture actuelle de la République française envers le fait religieux participe du même phénomène. Ils sonnent donc les trompètes de la Patrie en danger, et ils se trompent. Il se trompent sur le plan français comme sur le plan européen global. Si l'Etat n'est pas formellement ou complètement séparé de l'église catholique en Espagne monarchique, l'Irlande républicaine ou la Pologne post-communiste, de l'église anglicane dans le Royaume Uni, des églises protestantes dans les monarchies néerlandaise ou scandinave, de l'église orthodoxe dans la république Grèce, la tendance générale est, nous l'avons vu à la sécularisation. La représentation des églises chrétiennes majoritaires s'affaibli dans la sphère étatique, et évolue au sein de la population. Mais les églises ne disparaissent pas pour autant des sociétés civiles. Elles s'y affirment même, précisément du fait de cette sécularisation qui les éloigne du pouvoir. Pas seulement au travers d'organisation civiques indépendantes et non religieuses mais d'obédience chrétienne, juive ou musulmanes (partis politiques, associations, ONG et mouvements populaires, syndicats), mais aussi en tant que structure religieuse proprement dite.

Ce sont moins les lobbys religieux qui poussent aujourd'hui au néo-cléricalisme que l'attitude des pouvoirs publics (Etat, collectivités locales, etc.) au travers de leur volonté d'instrumentalisation des religions. Les pouvoirs publics cherchent à faire jouer aux instances religieuses des rôles " laïcs " relais, de corps intermédiaires, de médiation sociale. On va donc leur demander d'intervenir pour assurer la paix civile, à propos du conflit israélo-palestinien ou des violences urbaines. Et cette injonction sera particulièrement directive en ce qui concerne les musulmans au motif que leurs coreligionnaires constituent des " classes dangereuses ". N'a-t-on pas vu la maire de Strasbourg exiger récemment que les prêches des imams contribuent à éviter que les jeunes des cités ne s'agitent ! L'investissement des confessions religieuses dans la société civile, dans la vie " séculière " de la cité est un phénomène naturel qui procède " à partir d'en bas " et a, dans l'ensemble, des conséquences favorables du point de vue de la démocratie. L'injonction des pouvoirs publics que ces autorités représentent d'abord, assument ensuite, le comportement social et politique, d'une supposée communauté de foi est évidemment une instrumentalisation " du haut vers le bas " de ces confessions, qui est extrêmement dangereuse pour la démocratie. Le " muphti de la république " (que les Français avait institué au Liban) doit-il rejoindre l'archevêque ou le grand rabbin comme auxiliaire du pouvoir ? Ou comme star des médias ? Les deux, bien sur, en ce temps de société du spectacle... Quelques soient les intentions de leurs auteurs, ces instrumentalisations, ces nouvelles formes de religions d'état, contribuent à construction d'un nouveau cléricalisme et bien sur consolidation du communautarisme. Tout le contraire de la laïcité.

IV La France perd elle son âme dans le communautarisme ?

Toutes tendances confondues les organisations politiques et sociales françaises dénoncent ce spectre qui semble hanter leurs nuits et leurs jours : le " communautarisme ". Ce nouvel ennemi, rarement défini précisément, semble d'autant plus dangereux qu'il se tapit tout près de nous, à nos frontières, et d'abord chez ces " anglo-saxons " qui menacent notre évidente supériorité morale... Le Président lui même n'a pas manqué de souligner combien les " sociétés structurées autour de communautés sont bien souvent la proie d'inégalités inacceptables ", sans que l'on sache s'il visait le Liban ami de la France, l'Inde ou perdurent les castes, la Côte d'Ivoire des ethnies rivales, ou nos partenaires européens " communautaristes " du Royaume Uni ou des Pays Bas. Ce communautarisme a -t-il ajouté " serait contraire à notre histoire, à nos traditions, à notre culture (...), à nos principes humanistes, à notre foi dans la promotion sociale par la seule force du talent et du mérite, à notre attachement aux valeurs d'égalité et de fraternité entre tous les Français ".Bigre !

Pourtant la France n'a cessé de connaître en son sein, comme tout les pays dont la société est complexe, toutes sortes de solidarités communautaires fondées sur l'origine provinciale ou nationale, les orientations philosophiques ou l'intérêt de classe. Des mouvements politico-ethniques ou politico-religieux se sont constitués ou se constituent en France sans que personne n'y prête trop d'attention : la Fédération Révolutionnaire Arménienne (Dachnaktsoutioun) est active en depuis plus d'un siècle, l'organisation de jeunesse juive Betar (Brit Trumpledor) depuis près de quatre-vingts ans, la confrérie mouride sénégalaise depuis au moins quarante ans, l'organisation islamiste turque de la Vision Nationale (Milli Görüsh), depuis plus de trente ans, et l'on pourrait multiplier les cas... Par comparaison, il est frappant de constater à quel point les populations issues de l'immigration maghrébine, qui constituent la grande majorité des musulmans de France, ont peu produit en leurs seins de structures communautaristes ou diasporiques du type de celles citées plus haut. Cela s'explique sans doute en partie par la volonté de certaines organisations de l'immigration de se lier étroitement au tissu syndical ou associatif français ( par exemple la Fédération des Tunisiens Citoyens des deux Rives ou l'Association des Travailleurs Maghrébins en France ). Mais la raison principale est l'insertion massive de la " deuxième génération " dans la société française, en rupture, partielle ou totale avec le milieu des pays d'origine. Malheureusement cette population insérée n'a pas été intégrée. Pire, dans sa majorité, elle connaît, depuis que se développe la politique néo-libérale, un processus de désintégration.

Les mécanismes de discrimination et de désintégration peuvent susciter deux types de réactions. D'abord la lutte pour l'égalité, qui passe, non par la " discrimination positive " comme disent les mauvais traducteurs, mais par " l'action positive " ("affirmative action" au Etats Unis), c'est à dire l'effort pour rétablir un équilibre. C'était la voie exprimée massivement il y a vingt ans lors de la " marche des beurs ". Devant l'incapacité, sinon totale du moins très large, de la société française de répondre à ce défi, la deuxième attitude a commencé à prévaloir, il y a déjà des années Elle n'a pas pris la forme du repli sur des communautés préexistantes mais celle de tentative de construction de communautés nouvelles. Dans le cas des français d'origine maghrébine les communautés d'origine s'étaient largement délitées, avec des différences importantes toutefois selon les origines nationales ou historiques (les Marocains par rapport aux Algériens, les enfants de harkis, etc.) et régionales ( la situation n'est pas tout à fait la même à Marseille, Strasbourg ou Nantes). Nous sommes donc entrés dans ce processus de " re-communautarisation " depuis déjà fort longtemps. Et nous verrons comment l'Islam a marqué ce processus. Aujourd'hui, à nouveau, deux voies sont possibles : ou bien ces " communautés " en constitution sont les vecteurs de la lutte pour l'affirmation positive, pour l'égalité des droits, les moyens de la réintégration dans la communauté nationale, ou bien étant rejetées, elles deviennent des pôles repliés sur eux même, exogènes à la communauté nationale, et la désintégration se poursuit.

Dans son narcissisme maladif, une partie de l'élite française voudrait nous préserver de ce " communautarisme " qui ravagerait l'Angleterre, les Pays Bas ou la Belgique barbares. Cette attitude, nie la présence bien établie en France depuis longtemps des communautés qu'elles soient naturelles et ouvertes ou réactionnelles et fermés. En défendant cette idéologie abstraite de l'anticommunaurisme Jacques Chirac, comme tant d'autres, tourne le dos à " la lucidité, l'imagination et la fidélité à ce que nous sommes " qu'il appelle pourtant de ses vœux.

V Y aurait-il une forme républicaine du racisme ?

La France se réclame d'un universalisme issu des lumières et de sa Grande Révolution. Il s'agit d'un mythe, au demeurant positif quand il fait de la " patrie des droits de l'homme " l'animatrice enthousiaste du débat mondial. Dès lors, la question du voile traitée " à la française " devient un enjeu jugé important pour que chacun y aille de son commentaire tant dans les colonnes d'As Safir de Beyrouth que de la Repubblica de Rome, de Radikal d'Istanbul ou du Washington Post Pourtant, dans leur discussion, les Français semblent exprimer bien plus d'aigreur et d'inquiétude que d'enthousiasme libérateur. Comme si une ombre noire venait occulter le brillant soleil de l'universalisme républicain. Cette ombre existe bien, ce n'est pas celle de l'obscurantisme clérical, qu'il s'agit justement de réduire par la force des lumières. C'est une ombre projetée par le faisceau de la République lui-même. Il a été identifiée plusieurs fois dans l'histoire du débat sur la laïcité, hier par un Jean Jaurès aujourd'hui par Etienne Balibar ou Fabienne Messica par exemple.

Il y a près d'un siècle et demi, Ernest Renan, le théoricien républicain de la " communauté de destin ", héritier des lumières s'il en fut, condamnait les cultures " tribales " et " sémitiques " incapables de s'intégrer au pacte républicain et appelait à la guerre de la civilisation contre " les fils d'Ismaël " musulmans. Ces propos de Renan, ardent colonialiste, exprimées alors que la conquête de l'Algérie s'achevait, allaient être relevé, un siècle plus tard, comme particulièrement significatifs de l'esprit colonial par Frantz Fanon quand s'était au tour du colonialisme de s'achever. Significatif de quoi ? De la forme républicaine du racisme.

On parlait au XIXe siècle de tribalisme, on dit aujourd'hui communautarisme. Les " sémites " visés par Renan étaient musulmans, mais aussi bien entendu juifs (le terme antisémitisme étant forgé à cette époque par les Allemands pour donner une connotation " scientifique " au racisme). L'antisémitisme, au sens d'un anti-judaïsme, qui allait se développer en France, visait à la fin du XIXe des juifs ashkénazes d'Europe, mais et c'est là une spécificité française sur laquelle il convient de s'arrêter, il allait toucher aussi les juifs séfarades de la colonie algérienne ( et plus tard ceux de Tunisie et du Maroc ). En Algérie, le décret Crémieux d'octobre 1870 avait fait des juifs algériens des français, les séparant de l'immense majorité des autres algériens, musulmans. Ce décret allait entraîner la grande révolte Kabyle de 1870 mais aussi entretenir la fureur de nombreux colons européens (notamment d'origine espagnole ou italienne, qui seront" francisés " en 1889) et beaucoup d 'entre eux allaient se rallier à Drumont le chef du parti antisémite (il y avait même à Alger un journal qui s'appelait " l'antisémite ").

Une histoire ancienne, mais qui a la tragique postérité que l'on sait, avec la dramatique décolonisation de l'Afrique du nord et tout particulièrement de l'Algérie et ses conséquences, dont l'exil des colons pieds noirs et des juifs algériens. L'onde de choc n'a pas fini de frapper la société française, puisque des millions de personnes ont vécu ces évènements dans leurs chairs (algériens immigrés, harkis, pieds noirs et juifs, soldats du contingent français), des millions d'autres, leurs descendants, en subissent encore d'une certaine manière les effets dans leurs âmes. Les originaires de Tunisie ou du Maroc même si la guerre y a été moins cruelle, sont aussi marqués par l'histoire. Il s'agit donc non seulement de l'histoire de la France coloniale du passé et de l'outremer, mais aussi de son histoire présente et métropolitaine. Dès lors, la persistance d'un racisme post-colonial prend en France une dimension particulière, différente de ce qu'il est dans les anciennes puissa nces coloniales britannique ou néerlandaise. La décolonisation de l'empire français a été sanglante ailleurs (Madagascar, Cameroun) ; le racisme affecte aussi en France des populations originaires de départements d'outre mer, d'anciennes colonies (Afrique noire), de pays non liés à l'histoire coloniale française ( Turquie, Chine) ; mais il a une configuration très particulière, très intime et donc très violente et complexe, en ce qui concerne les originaires d'Afrique du nord et tout particulièrement d'Algérie. Or ceux-ci constituent la majorité des juifs et l'énorme majorité des musulmans de ce pays. Et les " républicains " ont tendance à rejeter sans comprendre ces gens qui importeraient " chez nous " leurs luttes " tribales " Par exemple si un jeune musulman français dont la famille est originaire de Constantine (Algérie), appelons le Mohamed Ben Saïd (du Neuf-trois), insulte un jeune juif français dont la famille est également originaire de Constantine, appelons le Da vid Ben Saïd (du Neuf-trois), et réciproquement, au non de l'I ntifada ou de la défense d'Israël, c'est toute la société française qui est ébranlée.

Ce sont ces communautés là qui sont incriminées au travers de la loi anti-voile. On exigera de Myriam Ben Saïd , la sœur de Mohamed, qu'elle ôte son voile et de David Ben Saïd qu'il remplace sa kippa par une casquette. Ainsi les barbares communautaristes seront remis dans le droit chemin et la bonne conscience de la République sera préservée.

VI La lutte pour l'égalité suppose-t-elle la stigmatisation des victimes de l'inégalité ?

La laïcité est sauve. En son nom les adolescents pourront sans problème continuer à porter les marques commerciales de manière ostensible, et éventuellement leur préférence pour tel groupe de rock ou certaines équipes de football - mais peut être, nous l'avons vu, pas toutes-. Ils pourront même jusqu'à un certain point exprimer quelques opinions. Mais leurs professeurs seront protégés de toute interférence pouvant signaler leurs convictions profondes et leurs croyances, et n'auront évidemment de ce fait aucunement à en tenir compte. Si l'on comprend bien ce qui se dit, les patients des hôpitaux subiront le même sort et les soignants pourront les traiter sans avoir à se préoccuper d'éventuels tabous, blocage psychologique et autres fariboles. Au grand étonnement du monde, la France des droits de l'homme va légiférer pour imposer la manière de se découvrir la tête quand on est adolescent et devant qui se déshabiller quand on est malade. L'Etat de droit s'en trouvera incontesta blement plus fort.

La commission réunie par le Président de la République autour de Bernard Stasi ne s'est pourtant pas bornée à soutenir l'idée d'une telle loi, même si l'on peut raisonnablement penser, au vu de sa composition (sans représentation des principales intéressées, ni des organisations de l'immigration) qu'elle était prédisposée à la suggérer. Son rapport contient aussi d'intéressants développements sur l'histoire de la laïcité, la jurisprudence française et européenne en la matière, la géographie de la sécularisation aussi, qui indique au passage que la France va être (pour le moment ?) seule en Europe occidentale à adopter une posture réglementant la coiffure de lycéennes sans pour autant imposer d'autres codes vestimentaires.

S'alarmant d'un communautarisme qui d'après le rapport conduit " les services publics à être niés dans leur principe et entravés dans leur fonctionnement ", la commission a constaté que le " pacte social était sapé " par le développement de " discriminations fondées sur le sexe et les origines ". Une discrimination ouverte ou rampante frappant tout particulièrement les jeunes, en matière d'emploi, de logement, etc. Un racisme, qui, toujours d'après la commission, prend des formes proprement anti-musulmanes venant " relayer le racisme anti-maghrébin connu jusqu'alors ", tandis que se développe une nouvelle forme de racisme anti-juif. Mais la commission bien été obligée de constater - comme nous l'avons déjà souligné - que ces discriminations raciales et sociales étaient bien plus la cause de la montée du communautarisme que l'inverse, (" un repli communautaire plus subi que voulu " dit le rapport). Hélas, des groupes " communautaristes politico-religieux " ( jamais plus pré cisément décrits dans le rapport) " exploitent ce malaise social " ! Il est vrai que cela est facilité par le fait que les mouvements qui se réclament de la laïcité n'ont pas semblé bien efficaces dans leur combat contre la discrimination.

Toujours est-il que ces mouvements communautaristes politico-religieux auraient joué un grand rôle dans la " grave régression de la situation des jeunes femmes " que perçoit la commission. La dégradation de la condition des femmes dans certaines citées est évidente, même s'il ne faut pas généraliser. Le rôle de ces mouvements, encore un fois jamais nommé dans le rapport mais dont nous parlerons plus loin, est effectif, même s'il ne constitue pas la seule explication. A la discrimination envers les jeunes des cités s'ajoute donc un racisme, notamment anti-musulman, auquel s'additionne une dégradation de la situation des jeunes femmes musulmanes des citées. Il était urgent de faire quelque chose.

Prioritairement la lutte contre la discrimination sociale ?...On s'agite à ce sujet sans grands résultats depuis une génération. Contre le racisme ? On en parle mais sans vouloir effaroucher des électeurs mal-pensant. Contre le machisme montant ? On n'en parle pas et d'ailleurs on ne sait pas trop quoi faire. Il était donc plus simple de s'occuper des jeunes femmes voilées, jugées victimes...et donc coupables.

Alain Touraine, membre de la commission, d'abord hostile puis favorable à une loi sur le foulard explique dans Le Monde du 18 décembre 2003 " ne pas renoncer à défendre ces filles voilées qui négocient des passages difficiles vers la modernité ", mais justifie sa position par la nécessité de mettre un coup d'arrêt à l'islamisme.

Le vrai sujet ne serait donc pas celui des signes religieux ostensibles qui mettrait en cause la laïcité. Il s'agirait en fait d'une part du droit des femmes et de l'autre de la montée de l'islam politique radical ? Vous n'aviez pas deviné ?

VII L'égalité des hommes et des femmes et la mixité en question ?

Les arguments laïques pour une voie anti-voile, étendue par convenance à d'autres signes vestimentaires ostensibles et religieux manquent à la fois d'honnêteté intellectuelle quant aux justifications et de pertinence quant aux conditions de mise en œuvre. Il en va tout autrement des arguments féministes contre le voile qui à l'évidence méritent d'être pris en considération.

Le voile est en effet considéré par beaucoup comme un signe d'aliénation de la femme, et de domination de l'homme. Il est de surcroît souvent imposé aux femmes, par les maris, pères, frères (ou mères) et dans certains pays par la loi. Il ne s'agit donc pas dans ce cas d'un signe d'appartenance religieuse comme un autre mais d'un signe d'acceptation de cette soumission des femmes. A cela de nombreuses jeunes femmes musulmanes de France rétorquent qu'il ne s'agit pas d'imposer le voile mais d'exercer sa liberté de le porter ou non. Ce hijab, " voile choisi ", est une manifestation de pudeur et de foi car, comme disent les hadiths ( paroles rapportées du prophète ) " la pudeur est une des branches de la foi " et le moyen de " couvrir son corps pour révéler son être ". Notons que le Coran demande aux croyantes de " rabattre leurs voiles sur leurs poitrines " (Sourate An Nur, verset 31). Au-delà des prescriptions musulmanes et de leurs interprétations, il est évident que le fait de demander aux femmes de se couvrir (en particulier les cheveux) est traditionnel dans tout l'espace méditerranéen et moyen oriental, et qu'il se trouvait antérieurement à l'Islam dans les prescriptions juives et, dans une moindre mesure, chrétiennes. Le même type de prescription ne s'applique pas aux hommes, même si, selon certains, ils doivent se couvrir des épaules aux genoux. Et leur système pileux facial ne doit pas être caché mais au contraire exhibé.

Cette différence de prescription entre hommes et femmes est d'abord fondée sur l'inégalité des sexes affirmée dans les trois traditions monothéistes, inégalité qui n'est pas la simple reconnaissance de l'altérité entre homme et femmes mais celle de la primauté de l'homme sur la femme. " Les hommes ont autorité sur les femmes " dit le Coran (Sourate An Nisa, verset 34 ) suivant en cela saint Paul ( première épître aux Corinthiens ), lui-même dans la continuité du Lévitique etc. Cependant les mêmes traditions monothéistes proclament aussi l'égalité des hommes et des femmes devant Dieu, la différence ne serait donc pas dès lors inégalité mais altérité, ce qui donne de larges possibilités d'interprétations.

Cette différence est aussi indubitablement fondée sur la méfiance du corps, fortement présente également dans ces trois traditions, et plus particulièrement sur la méfiance envers la sensualité féminine et la peur du désir masculin. Si nous quittons les traditions anciennes pour revenir à la réalité du vécu des hommes et des femmes d'aujourd'hui, il est frappant de constater à quel point les arguments en faveur du voile semblent surdéterminés par cette dimension, de la réglementation de certains états jusqu'aux réactions de certains jeunes de nos cités (il faut " protéger les femmes du regard des hommes "). Confronté à la modernité féministe extérieure ou la vivant à l'intérieur de leurs propres sociétés, bien les males (et pas seulement les jeunes musulmans) sont déstabilisés, surtout si leurs fonctions sociales traditionnelles sont mises en causes avec leurs fonctions domestiques. Il est tentant pour eux de se réfugier dans la tradition, dès lors la prescription du voile a pparaît bien comme une manifestation...d'une crise d'identité masculine.

L'amalgame de la foi, de la tradition plus ou moins recomposée, et de la peur, peut évidemment entraîner des comportements rendant difficile la vie commune dans une société comme la notre qui a fait de l'égalité en droit des hommes et des femmes un de ses fondements (même si la réalisation laisse à désirer) et, plus récemment, d'une mixité très développée l'un des moyens de cette égalité. Revenir en arrière de ce point de vue, comme le réclament certains ( et pas seulement des musulmans ) serait une régression profonde. Cela ne signifie pour autant ni abolir l'altérité sexuelle, ni réduire la représentation des corps à des marchandises, deux tendances " modernes " très réelles dans notre société, mais qui produisent aussi leurs effets régressifs par rapports aux avancées que la lutte féministe avait conquises. Il faut donc à la foi résister à la re-ségrégation sexuelle et à la déshumanisation marchande. De ce point de vue le " naturisme " vis à vis du corps, prôné depuis plu s d'un siècle, notamment par des libertaires, peut être libérateur, tout comme la pudeur peut être protectrice de l'intégrité des personnes. A l'inverse le culte du corps, exalté par exemple par le nazisme ou, sous de toutes autres formes, par l'exploitation commerciale d'aujourd'hui, peut être profondément aliénant, tout autant que l'enfermement et la frustration au nom de la " pudeur ". Pour prendre un exemple qui concerne justement l'éducation, le développement de la pratique sportive, notamment scolaire, pour les filles comme pour les garçons - ce qui ne suppose pas d'ailleurs l'obligation de la mixité de tous les instants - est un apprentissage de liberté et de solidarité, à condition de s'accompagner de la résistance à la marchandisation outrancière du sport dit " de haut niveau " avec ses corollaires (dopage, trafics financiers, hooliganisme et aliénation marchande de la jeunesse, etc.).

Les féministes qui critiquent le voile pour ce qu'il est et pour ce qu'il peut représenter n'ont pas tort. Encore peut on se demander, si le voile est bien le plus dangereux des signes de la soumission des femmes, s'il faut se contenter de le bannir à l'école tout en l'autorisant à l'université, et s'il faut le bannir aussi de l'université ne doit-on pas également l'interdire dans la rue ? Dans l'immédiat, le problème principal est que réclamer une loi anti-voile les conduit à rejeter celles qui portent le hijab par choix, au nom, paradoxalement, à la libération de celles-ci. Défendre une telle loi, en France, n'est d'ailleurs pas jugée opportun par des militantes incontestables du droit des femmes en pays musulmans comme la tunisienne Sihem Ben Sedrine, l'algérienne Salima Ghozali (prix Sakharov des droits de l'homme), ou l'iranienne Shirin Ebadi (prix Nobel de la paix). La loi peut s'avérer contre productive par rapport à l'objectif recherché dans les pays musulmans ou les intégristes ont entamé la djihad contre la démarche française. Est ainsi que l'on fera reculer les comportements machistes ?. Mais aussi en France même, car celles qui pensent que le port du hijab est un moyen de s'affirmer comme musulmane dans une société comme la France, et qui s'inscrivent dans cette société (et non qui s'en séparent) ont droit à l'attention des autres membres de cette société. Et cette attention suppose l'écoute de leurs arguments - ce qui ne signifie pas forcément accepter ces arguments - et le respect de leurs personnes. Or la tendance la plus fréquente chez les partisans de la loi et de récuser l'autonomie de pensée de ces femmes " forcement manipulées puisque femmes aliénées ", et de rester sourd à leur égard. Pour le plus grand profit de ces fameux des groupes " communautaristes politico-religieux " ? Plus grave sans doute, des centaines de jeunes filles portant le voile, tout en vivant de manière ouverte dans la société qui est la leur, semblent plus poser de problèmes que des centaines de cas de mariages forcés, des milliers de femmes menacées de mutilations sexuelles, des dizaines de milliers de femmes à qui l'on interdit la liberté d'agir dans la société, et des centaines de milliers de cas d'injures et de violences sexistes

VIII Faut il craindre les mouvements politico-religieux quand ils sont musulmans?

L'islamisme radical est-il toujours caché derrière le voile ? Les femmes portant hijab ses avant-gardes ? La véritable fonction de la loi est-elle de lui faire barrage ? Pour répondre à ces questions il convient de comprendre qui sont ces groupes communautaristes politico-religieux.

Auparavant peut être est-il nécessaire de rappeler quelques évidences. La politique est l'art de gérer la cité. Elle suppose une volonté qui, en démocratie, doit être la résultante du débat ou s'affrontent positions et intérêts divers, et de gestion des conflits. Les convictions les plus affirmées doivent s'adapter, confrontée d'une part à la manifestations des convictions d'autrui et d'autre part à la rigidité de réalité de faits matériels qui viennent problématiser ces convictions. Un acteur politique qui se réclame d'un idéal politique sait qu'il devra composer avec une réalité humaine. Un croyant n'a pas à considérer qu'il doit composer en matière de foi, il peut la confronter à d'autres croyances mais pas la diluer dans le compromis. La foi religieuse peut-elle dans ces conditions se traduire en idéal politique démocratique? Si c'est la foi qui devient vérité politique alors la politique cesse d'être humaine .Nous savons d'ailleurs qu'une telle foi peut se passer de Die u et que le scientisme, le socialisme, le nationalisme, sont pour certains devenus des religions athées. Mais le croyant peut aussi exercer sa raison, raison qu'il partage avec celui dont les croyances sont différentes et qui leur permettent de communiquer. L'éthique de croyant " raisonnable " conciliera ses convictions religieuses et ses pratiques sociales séculières. C'est ainsi que des partis ou mouvements sociaux, se fondant en partie ou en totalité sur une éthique d'origine religieuse, se développent dans toute la variété de la gamme des positionnements politiques possibles démocratique ou non. On trouve donc des mouvements, partis, associations, syndicats, chrétiens, bouddhistes, hindouistes, vaudous, juifs, musulmans, etc., démocratiques et d'autres totalitaires.

Dans le cas des musulmans ce processus a pris des formes historiques particulières. Il y eu à l'origine un Etat-empire arabe et musulman (le christianisme primitif n'a d'abord pas constitué un état, le judaïsme n'a jamais régit un empire), puis de multiples empires musulmans, arabes ou non. Mais ensuite la grande majorité des musulmans ( et la quasi totalité des Arabes ) ont été soumis au joug de puissances coloniales issues du monde chrétien. Seule la Turquie, et, dans une certaine mesure seulement, l'Iran et l'Afghanistan ainsi que certaines parties de la péninsule arabique, ont échappé à ce destin. Les peuples musulmans ont vécu ensuite l'aventure de la décolonisation, dont les idées forces, socialistes et nationalistes étaient extérieures au champ religieux. Cela ne signifie pas que l'Islam en tant que tel ait perdu toute prégnance politique. C'est au sein de la résistance au colonialisme qu'est apparu l'islam politique moderne, d'abord avec la Nadah (renaissance) de Say ed El Afghani, Mohamed Abdu ou Rachid Rida à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, puis plus tard avec la fondation de la confrérie des Frères Musulmans par Hassan El Banna en 1928. L'influence croisée de l'islam traditionaliste local et de cet islam politique moderne a été sensible au sein de nombreux mouvements nationalistes et socialistes des pays musulmans, à commencer par le Front de Libération National algérien dont les combattants de la guerre de 1954-62 se désignaient eux même du terme religieux de Moujahidins. Après la décolonisation, les régimes nationalistes et socialistes n'ont pas pu ou pas su répondre aux espérances des peuples. Il en a résulté la crise, et souvent le discrédit, des idéologies laïques et universalistes nationalistes et socialistes, au profit de l'islamisme. Ce processus a été fortement accéléré diverses formes " d'islamisation " des régimes des pays concernés, favorisée par l'argent et l'influence religieuse du royaume ultra conservateur e t pro-occidental d'Arabie saoudite. Cette évolution sera suivi e progre ssivement par la plupart des régimes nationalistes au fur et à mesure de leur adhésion au camp occidental, les uns et les autres utilisant un Islam d'Etat, comme instrument de pouvoir interne d'abord contre la gauche socialiste et nationaliste puis plus tard contre les islamistes radicaux devenus dangereux. Cet islam d'Etat prend, au pire l'obscurantisme wahhabite saoudien comme référence, au mieux une sorte de Nadah dégénérée, mais le plus souvent extrêmement réactionnaire. C'est cet islam là que l'on a coutume d'appeler en Occident " l'Islam modéré ". Il n'est pas indifférent de noter que les pays à histoire singulière, l'Iran avec sa révolution islamique particulière et la Turquie avec sa sécularisation, ont suivi d'autres voies.

De doctes savants nous expliquent que l'Islam, parce qu'il confond pouvoir temporel et spirituel, serait réfractaire à la démocratie et justifient leurs dires par des événements d'il y a un bon millier d'année. La séquence historique pertinente n'est pas celle des siècles anciens mais du dernier siècle, c'est celle que nous venons de décrire et la confusion volontaire entre spirituel et temporel n'est pas le fait d'un Islam atemporel mais celui de l'activité contemporaine et concrète des régimes pro-occidentaux " modérés ", maîtres des écoles, surveillants des prêches des mosquées, législateurs des codes de la famille, etc. Comment la dernière phase de cette séquence historique s'est-elle déroulée en France ? Nous avons déjà évoqué le tournant de la " marche des beurs ", qui a inscrit la deuxième génération de l'immigration dans le paysage français et par voie de conséquence un Islam de France ancré de manière permanente et bien différent de ce qui prévalait jusqu'alors. Car cette deuxième génération française n'abandonne pas toutes racines. Nous avons également évoqué la désintégration de tout un pan de la société française sous les coups du néo-libéralisme, produisant divers effets selon les milieux, dont la montée du Front National mais aussi une ré-islamisation prenant vite une couleur particulière, tandis que les organisations françaises issues du mouvement ouvrier reculaient dans les cités, et que les organisations de l'immigration liées à celui-ci peinaient à se renouveler. Le décor est en place quand éclatent les premières affaires de voiles à l'école en 1989.

A cette date l'Islam politique a déjà connu, depuis la révolution iranienne dix ans plus tôt, tout un cycle de développement dans le monde, mais il commence aussi à marquer le pas, et les tendances radicales les plus violentes et les plus nihilistes, appelons les " djihadistes ", se développent. Tout cela n'est pas sans conséquence en France. La " communautarisation " a déjà commencée, elle n'est pas comme le croient nos " sages "de la commission Stasi une effet de l'influence de la deuxième intifada. D'ailleurs en matière d'influence extérieure, le conflit israélo-palestinien, puis plus tard le 11 septembre et ses conséquences ne sont pas les pas le seul à jouer un rôle.

On sous-estime en particulier l'influence de la guerre civile algérienne. Cette influence d'autant plus destructrice qu'il s'agit d'une guerre médiatiquement voilée, connue par les témoignages horribles de parents et amis, et qu'elle n'a pas fait l'objet d'une prise en charge psychologique et politique collective. La diaspora algérienne est restée tétanisée, la solidarité qui s'est exprimée dans la société française est demeurée bien faible (bien plus faible à l'époque que celle qui à l'époque à concernée la Bosnie), et les principales manifestations de solidarité se sont voulues " républicaines ", c'est à dire qu'elles ont eu tendance à adopter le point de vue algérien " éradicateur " masquant les crimes des militaires algériens. La guerre civile algérienne a donc fait l'objet d'un gigantesque refoulement dans la société française comme pour exorciser le fait que certains poseurs de bombes se réclamant des GIA étaient français, que la sécurité militaire algérienne disposait de complices français pour ses coups tordus en France... Ce nouveau traumatisme algéro-français est venu s'ajouter à celui de la guerre d'indépendance, non encore soldé pour la génération précédente, malgré les efforts des combattants de la mémoire pour dévoiler la vérité sur le massacre du 17 octobre 1961 ou sur le drame des harkis. L'influence délétère du non-dit sur l'Algérie s'est étendu bien au-delà des jeunes d'origine algérienne. Elle a contribué à entraîner quelques enfants perdus des banlieues françaises vers le djihadisme. Auprès d'un très grand nombre des jeunes en recherche de sens, elle a favorisé l'audience des tendances islamistes conservatrices (mais non djihadistes).

Il convient à ce stade de préciser le vocabulaire, souvent confus en la matière ou l'on parle d'intégrisme (retour à l'intégrité du message), un mot importé le catholicisme, ou de fondamentalisme ( retour aux fondements du message ), un mot importé du débat dans le protestantisme. La plupart des courants actifs dans la ré-islamisation sont communément désignés par ces mots, alors qu'ils se désignent souvent eux même comme " salafistes " (en références aux salafs, les compagnons du prophète qu'il convient d'imiter). Notons qu'un réformateur de la Nadah ouvert comme Mohamed Abdu se réclamaient hier d'un salafisme ce qu'un fanatique comme Oussama Ben Laden fait à son tour avec un autre salafisme aujourd'hui: le retour aux valeurs des compagnons du prophète peut signifier diverses postures religieuses et politiques ! Enfin, il ne faut pas perdre de vue que l'islam est d'abord structuré localement ( a fortiori dans le cas d'un islam minoritaire et pluri-communautaire comme en Fra nce), et que les frontières entre les différents courants sont floues.

On peut donc distinguer : - Des mouvements laïcs, ou sans références religieuses, mais intervenant dans de milieux culturellement musulmans ou majoritairement musulmans tels que la Fédération des tunisiens citoyens de deux rives (FTCR), l'Association des travailleurs maghrébins en France (ATMF) ou l'Association citoyenne des originaires de Turquie (ACORT) et dans une autre configuration le Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (MIB). - Un Islam politique très large, c'est à dire des musulmans qui tirent de l'Islam les fondements de leurs interventions sociales et politiques. Les principales organisations musulmanes françaises dont nous allons parler ci dessous peuvent être classées dans cette catégorie. - Au sein de cet islam politique ce que nous appellerons l'Islamisme qui tend à confondre sphère religieuse et sociale, et en tout cas procéder toute son action du message religieux et se réclame souvent du Salafisme. L'influence islamiste existe au sein des grandes organisations de l'Islam politique français. - Au sein de l'Islamisme, les radicaux , en général salafistes, qui rejettent les fondements même de la société française, et dont certains (que nous avons appelé djihadistes) prônent la violence. Ces radicaux demeurent peu nombreux en France, à la marge ou le plus souvent à l'extérieur des grandes organisations Dans le contexte social de la France des années 80-90, et compte tenu des influences extérieures déjà évoquées plusieurs mouvements vont exercer une influence croissante. Mais encore une fois on aurait tort d'imaginer que cette influence s'exerce à travers des structures hiérarchisées et clairement délimitées. L'Islam, surtout chez les jeunes, est fait de multiples regroupements locaux plus ou moins formalisés qui subissent des influences diverses et contradictoires.

L'influence la plus méconnue, pourtant très importante, est celle des mouvements " piétistes ". Il s'agit de mouvements qui ne se veulent pas politiques, évitent toute confrontation avec les autorités civiles, et s'adressent aux individus pour redonner sens à leur vie, notamment au travers des prières et des rites et de l'observation stricte de la morale prescrite. Des groupes piétistes se sont développés aussi à la même époque en France au sein du christianisme (notamment chez les catholiques le Renouveau Charismatique et la communauté de l'Emmanuel) ou du judaïsme (les Loubavitchs). Certains mouvement musulmans influencés par le Soufisme, ou lié à lui, peuvent entrer dans cette catégorie, avec des pratiques plus ou moins ouvertes par rapport à la société environnante. Le mouvement piétiste musulman, Foi et Pratique, pose, quant à lui plus de problèmes car il enferme les musulmans par rapport à leur environnement. Il s'agit de la branche française du Jamâ'at Tabligh ( Mouve ment de la transmission ) un mouvement de prédication (Da'wa) fondé dans les années 20 par cheikh Muhammad Ilyaas al-Kaandahlawee, un religieux de l'école islamiste salafiste indienne Deobandie. Pas ce que l'on fait de plus ouvert en Islam ! Les tablighis interviennent quotidiennement en France contre les dealers dans les cités ou dans les prisons et ont contribué, ces dernières, années au formatage (sectaire) de nombreux jeunes imams.

L'Islam visible, celui des multiples associations locales, souvent gérés par des immigrés de la première génération, était plutôt dominé par mouvements sous influence étatique marocaine : Fédération Nationale des Musulmans de France ( FNMF ), algérienne : l'Institut de la Mosquée de Paris ou turque : le Dyanet Vafhi, professant un Islam généralement traditionnel, et conservateur, respectueux des autorités. Lors des élections du Conseil Français du Culte Musulman, la surprise est venue du succès de l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) qui elle n'avait aucun lien avec les ambassades. L'Arabie saoudite wahhabite (le forme la plus réactionnaire de l'Islam) exerce une influence diffuse sur l'ensemble des organisations musulmanes, grâce à ses libéralités financières et surtout à la propagande omniprésente de la Ligue Islamique Mondiale qu'elle contrôle, et notamment sur l'UOIF.

Ceci dit l'UOIF n'est pas wahhabite. Ce mouvement s'inscrit dans le courant international des Frères Musulmans. En tant que mouvement mondial, les Frères ne constituent pas une internationale centralisée mais plutôt une nébuleuse assez diverse, avec ses expressions variées, plus ou moins radicales et plus ou moins conservatrices ou ouvertes. Partout le but des Frères est moins de prendre le pouvoir que d'islamiser la société, ce qui ne les empêche pas, le cas échéant, d'inspirer des mouvements politiques. En Algérie les frères pouvait se reconnaître dans le Front Islamique du Salut (interdit) aussi bien que dans le Mouvement de la Société de la Paix (légal) de feu Mahfoud Nahnah. En Palestine, le Hamas est né de l'action des Frères, etc. En Europe Occidentale, pays non-musulmans, les Frères ne cherchent, en principe, ni à s'opposer aux autorités, ni à constituer des partis politiques, mais à développer des activités sociales et éducatives. Ainsi, aux yeux de bien des fidèles , l'UOIF apparaît plus indépendante, plus jeune, plus concerné par la société française d'aujourd'hui et moins par le passé migratoire, que ses rivales, ce qui explique son succès marqué par les rassemblements annuels de milliers de partisans au Bourget et par le développement de ses branches jeunes et femmes (Ligue Française de la Femme Musulmane, Etudiants Musulmans de France, Jeunes Musulmans de France, etc.), et certains militants de ces structures périphériques peuvent adopter des attitudes différentes que celle de la direction de l'UOIF (souvent plus ouvertes mais aussi parfois au contraire plus sectaires).

Tout ce dont nous venons de parler est largement majoritaire dans l'Islam Politique à la française. Ce qui ne signifie pas que ces mouvements dominent les consciences des gens de culture musulmane en France, loin de là. Bon nombre de musulmans pratiquants et sans aucun doute la grande majorité des musulmans peu ou pas pratiquants et des non croyant de culture musulmane sont peu attirés, voir hostiles, à l'Islam Politique. Mais celui-ci, dans sa diversité, progresse incontestablement et devrait progresser davantage encore en réaction à la loi anti-voile.

C'est pourquoi il est intéressant d'examiner d'autres mouvements qui se développent récemment au sein même de ce que nous avons appelé l'islam politique. Certains se réfèrent à Tariq Ramadan. D'autres mouvements sont nés à l'extérieur de l'islam politique d'origine mais tendent à s'y intégrer. Si les seconds sont le plus souvent ignoré les premiers font l'objet d'une intense campagne médiatique de dénigrement de la part de courants laïques, républicains, progressistes, féministes, etc. Etrange campagne en vérité, qui cible ceux des mouvements musulmans qui cherchent leur voie dans la laïcité et le progrès social, et ignore pour l'essentiel les mouvements islamistes et conservateurs.

IX Faut il donc combattre sur deux fronts ?

On assiste ces dernières années à l'émergence de nouveaux mouvements se réclamant de manière plus ou moins explicitement de l'Islam, mais qui viennent de sphères extérieures à l'Islam politique traditionnel. Ces mouvements sont animés par des musulmans français de diverses origines, qui ont parfois eu une expérience d'engagement politique et associatif dans des grandes françaises (fréquemment le Parti Socialiste, parfois le RPR, des groupes d'extrême gauche ou les Verts) et qui semblent en être revenus aigris ou mal à l'aise. Ces militants sont tentés de former des mouvements communautaristes, en se présentant aux élections, en s'inspirant d'exemple de lobbying anglo-saxon ou en croyant s'inspirer de ce qu'ils perçoivent du judaïsme français (il y a une tendance très forte dans les mouvements musulmans à mythifier l'influence supposée du Conseil Représentatif des Institutions juives de France -CRIF -). Ainsi le Parti des Musulmans de France, implanté dans notamment en Alsace . Plusieurs mouvements travaillent ensemble face au projet de loi anti-voile, l'Union Française pour la Cohésion Nationale (UFCN ) crée récemment à Belfort, le Mouvement pour la Justice et la Dignité (MJD) implanté en banlieue parisienne, le regroupement intitulé Face au Racisme Ensemble et Solidaires (FARES ) constitué en décembre 2003 ou l'on retrouve aussi la Ligue Internationale pour la Défense de l'Islam et des Musulmans. L'audience de ces mouvements est encore très limitée, mais il est fort possible qu'ils se développent dans le climat de confusion actuelle. Malheureusement leur trajectoire politique prend une direction funeste, tant les références antisémites et les approximations douteuses sont fréquentes quand ils parlent de solidarité avec les Palestiniens, de même que la fréquentation de certains d'entre eux avec des groupes comme La Pierre et l'Olivier, qui n'a pas ménagé son soutien à Saddam Hussein dans un passé récent. Assiste-t-on, à la naissance de quelque chose qui ressemble (en heureusement moins important) à ce qu' est la N ation of Islam le groupe sectaire et fascisant qui s'est développé chez les Noirs américains ? Ou bien la fréquentation des autres mouvements permettra à ces groupes, encore jeunes et faibles d'évoluer dans d'autres directions ? Le positionnement de Tariq Ramadan est tout autre. L'homme doit son prestige dans les milieux de l'Islam non seulement à ses qualités intellectuelles propres, mais aussi au fait qu'il est le petit fils d'Hassan El Banna, le fondateur des Frères Musulman. Son père fut un Frère écouté dans le mouvement, et son frère Hani Ramadan y exerce aussi une influence. La voie développée depuis une quinzaine d'année par Tariq Ramadan est différente. Non qu'il remette en cause les fondements de l'Islam, Tariq Ramadan est un musulman orthodoxe, mais parce que ses prise de positions esquissent une voie originale: - Il se réclame fermement de " l'ijtihad " ( l'interprétation ). Selon la tradition de l'Islam sunnite institutionnel, les " portes de l'ijtihad " ont été déclarées fermées au Moyen Age fixant les interprétations licites aux quatre écoles juridiques chacune dominante dans des régions du monde différente Malekite, Chaféïte, Hanafites et Hanbalites (de cette dernière procède la Wahhabisme). Tariq Ramadan pense que l'interprétation des sources est toujours justifiée car " dès l'origine, et jusqu'à aujourd'hui, l'islam a toujours exigé de ses fidèles de penser concrètement, rationnellement, leur rapport au monde et à la société " ; - Il s'inscrit dans la tradition de la Nadah, mais en fait une lecture ouverte et moderne par rapport au monde tel qu'il est, un monde ou la division traditionnelle entre le Dar al Islam (le monde islamique) et le Dar al Arb (le monde de la guerre ou l'Islam est minoritaire) n'a pas lieu d'être ; il lui oppose un monde unifiée du Dar al Chaada (le monde du témoignage ) ou le rôle du croyant est d'être témoin de sa foi devant les autres (et non contre les autres). - Dans ces conditions la démocratie telle qu'elle existe en Occident lui semble un régime bien plus favorable que le despotisme qui règne dans la majorité des pays musulmans, pour des raisons politiques mais aussi pour des raisons religieuse (parce que la liberté d'expression est la condition de l'ijtihad). - Enfin il appelle les croyant(e)s à s'engager dans les mouvements politiques, civiques et sociaux là ou ils se trouvent, y témoignant de l'éthique musulmane (et non pour construire des mouvements musulmans) et, dans une démarche proche de la théologie de la libération chrétienne, il indique que cet engagement doit aller dans le sens de la défense des pauvres et des opprimés.

Ses positions se sont affinées aux contacts de mouvements militants de jeunes musulmans, notamment dans la région lyonnaise, après l'échec de la marche des beurs. Certains, comme le père Christian Delorme, ancien curé des Minguettes ont critiqué alors sa démarche considérant qu'il y avait là une islamisation du mouvement qui pouvait s'avérer régressive. D'autres ont du mal à comprendre que ce musulman orthodoxe, faisant face aux gardiens de la doctrine musulmane, éprouve le besoin de justifier ses positions avec des arguments de jurisprudence islamique qui paraisse à leurs yeux " jésuitiques " (c'est l'origine du malentendu sur le fameux " moratoire " au sujet des violences conjugales faites aux femmes). Tous ne comprennent pas que Tariq Ramadan s'exprime à l'intérieur de l'Islam orthodoxe et prioritairement en direction des musulmans et qu'il y est encore très minoritaire.

Tariq Ramadan n'est pas évidemment le seul " réformiste " de l'Islam, ni dans le Monde, ni même en France. Les militants laïques qui ne font pas de l'anti-islamisme primaire lui opposent souvent le grand mufti de Marseille, Souheib Bencheikh, philosophe intéressant au demeurant, dont le message leur semble plus rationnel. Mais Souheib Bencheikh, lié au pouvoir algérien, demeure socialement beaucoup plus conservateur, il n'appelle pas à rejoindre le mouvement altermondialiste, et ne fait pas des tournées de meetings dans les cités lointaines avec Alain Gresh du Monde Diplomatique, pour expliquer au jeunes spontanément " antifeujs " que la paix est possible en Palestine sans détruire Israël. Surtout Bencheikh a beaucoup moins d'influence que Ramadan dans la jeunesse. Cette influence est réelle, amis il ne faut pas non plus en exagérer l'importance. En effet des mouvements dynamiques comme le Collectif des Musulmans de France, la coalition Résistance Citoyenne, les " piétistes ouverts " de Participation et Spiritualité, peuvent se reconnaître dans les propositions de Ramadan et de la petite association Présence Musulmane qu'il anime. Il est intéressant de noter que le travail commun de membres de certaines de ces organisations avec la Ligue de l'Enseignement au sein d'une commission " islam et laïcité " est resté totalement occulté dans le débat actuel.

Ceci-dit, il faut prendre en compte les effets de l'incroyable passion qui a accompagné la participation de Tariq Ramadan au deuxième Forum Social Européen de Paris Saint Denis (faut-il rappeler qu'il avait participé au coté de la ligue des Droits de l'Homme et d'autres ONG au premier Forum à Florence) ? L'attaquer était un moyen pour certains intellectuels de gauche de discréditer le mouvement altermondialiste, entreprise entamée depuis des mois (au nom de la lutte contre ce qu'Alain Finkelkraut appelle l'Islamogauchisme). Mais on a vu, leur emboîtant le pas, des militants altermondialistes leur emboîter le pas. Des Verts appeler haineusement à l'expulsion de Ramadan du FSE au nom de la paix au Proche Orient ! Certaines féministes en ont fait le diable incarné L'extrême médiatisation et la polémique pourrait sembler profiter à Tariq Ramadan, lui donnant une stature de représentant de l'Islam politique qu'il n'a pas sur le terrain. Mais outre que nul n'est à l'abri des effets pervers d'une " starification ", comme individu privé et comme personne publique, celle-ci peut fort bien profiter à ses adversaires. Si le sort réservé à un leader musulman qui cherche le dialogue et l'engagement social dans le pluralisme, n'est que démonisation et insulte, alors ceux qui, comme les Frères Musulmans ne cherchent que l'hégémonie sur leur propre communauté, et plus encore ceux qui, comme les Islamistes salafistes les plus radicaux dénoncent la démocratie et le dialogue s'en trouverons renforcés. Et d'autres, qui n'auront retenu de Ramadan qu'une image déformée par la loupe médiatique, bricoleront des identifications hasardeuses et des communautarismes étranges. Evidemment Tariq Ramadan n'est pas, pour les Musulmans ou pour les Arabes de France, ce que Malcom X ou Martin Luther King ont été pour les Noirs des Etats Unis, et ses exécutions médiatiques non heureusement rien à voir avec les assassinats. Il n'empêche, si demain surgit une sorte de Louis Farakan français (Farakan est le très réactionnaire dirigeant de la Nation of Islam noire américaine), les militants de gauche, féministes et écologistes qui ont cru bien faire en lardant Tariq Ramadan de flèches (heureusement verbales), y seront incontestablement pour quelque chose.

Il faut donc combattre sur deux fronts, contre des islamistes radicaux ennemis de la démocratie et malheureusement aussi contre des ultra de la laïcité à qui des démocrates laïcs aussi sincères qu'ignorants croient utile de prêter main forte en érigeant une ligne Maginot légale X Il est grand temps de dévoiler les lignes Maginot Le recours à une loi anti-voile est, pour quelques partisans avoués ou honteux de la guerre de civilisations, une arme anti-islam. Mais pour la majorité de ses partisans c'est d'abord un aveu d'impuissance et un constat d'ignorance ; impuissance contre une islamisation qui paraît trop pencher vers l'islamisme, ignorance de la réalité des mouvements en cours.

C'est presque de panique qu'il faudrait parler, tant la procédure suivie a pris des formes tout à fait étranges que curieusement peu de gens ont relevé. Devant le trouble provoqué par quelques centaines de voiles, nous savons que le Président a réuni une assemblée de sages et que celle-ci a remis un rapport ; jusque là rien d'anormal, mais voilà que ce même Président, tel un monarque d'ancien régime, demande à son parlement de légiférer dans un sens donné par lui ! En principe une telle initiative revient au parlement lui-même. Peu de temps auparavant ce même infaillible Président est allé encenser le dictateur corrompu Ben Ali qui se targe d'être un modèle d'éradication des islamistes. Et peu de temps après le gouvernement de la République est allé solliciter une fatwa recteur la Mosquée Al Azhar, qui n'est hélas pas le foyer de rayonnement spirituel musulman que son prestige historique pourrait faire croire; mais le haut-parleur de l'Islam d'Etat égyptien rétrograde ! L'Im am Tantaoui sollicité par notre ineffable ministre de l'intérieur, a d'ailleurs été égal à lui-même en précisant que le voile est obligatoire pour une musulmane, mais qu'en pays non musulman une musulmane doit se plier aux lois de ce pays, inversement les non-musulmans n'ayant pas à s'ingérer dans les affaires des pays musulmans (sous entendu surtout en matière de droits humains) : une actualisation de la division entre le Dar al Islam et le Dar al Arb qui n'a rien de " modéré " ! Cet enchaînement d'événement désespère les défenseurs des droits de l'homme dans le monde musulman et fait ricaner les islamistes, mais les âmes perturbées des laïcs français peuvent être rassurées : tout est sous contrôle...

Malheureusement cette loi risque de fonctionner comme une ligne Maginot: une défense rigide, contournée par ceux qu'elle est censée contenir. Ce n'est hélas pas la seule ligne Maginot mentale qui aujourd'hui sévit dans la conscience républicaine. Avant la laïcité il y a eu " l'indivisibilité de la République ", un autre concept " essentiel " dont on ne sait pas très bien ce qu'il signifie. Ernest Renan - cette foi ci du coté de sa face lumineuse de philosophe républicain- définissait le contrat politique et social de la république comme un " plébiscite permanent qui unit les citoyens de France, et ajoutait que celui-ci n'était ni éternel ni immuable. Il est en effet aujourd'hui en pleine redéfinition. C'est bien naturel en ces temps de mondialisation ou se conjuguent l'intégration européenne et la montée en puissance des collectivités locales. Les identités anciennes se recomposent, des groupes revendiquent des droits trop longtemps bafoués. La République française a eu ten dance à répondre de manière crispée, reculant devant l'adoption des textes du Conseil de l'Europe relatif aux minorités, hésitant avant de ratifier la charte des droits de l'enfant de l'ONU au motif qu'il s'agit d'accorder des droits particuliers et non généraux ! Cette crispation l'empêche de traiter correctement la situation du peuple Corse au sein de la République depuis près de trente ans et d'organiser l'autonomie qui prévaut dans toutes les autres îles de la Méditerranée. Et la ligne Maginot de l'indivisibilité produit depuis ses effets : nationalisme dérivant, mainmise du clan sous couvert de République. Elle conduit même certains hurluberlus républicains à combattre le mouvement culturel breton qui est pourtant une des belles aventures de renouveau et d'ouverture que la France ai connu ces dernières années ! La confusion est érigée en vertu, par la gauche et par la droite : la France est une république laïque qui ne sait plus très bien quel est le sens de la décisio n de séparation des religions et de l'Etat qu'elle a prise, il y a un siècle. C'est une République indivisible, ou l'on accepte le statut concordataire des religions en Alsace Moselle, le statut personnel musulman traditionnel à Mayotte, mais décentralisée, sauf que cette décentralisation n'est pas la reconnaissance des personnalités et des génies propres à chaque lieu mais l'organisation de la confusion des (petits) pouvoirs enchevêtrés des notables. Confusion qui entraîne ces referendums ratés sur des mesures administratives, allant pourtant dans la direction du bon sens, aux Antilles et en Corse.

Tout se passe comme-ci la République se sentait si affaiblie dans ses fondements que ses défenses immunitaires contre d'éventuel assaillants ne fonctionnaient plus. Une sorte de le syndrome de l'affaiblissement des défenses immunitaires acquises? En vérité les convulsions actuelles demeurent parfaitement maîtrisables, mais la panique qui semble gagner les esprits les plus pondérés et d'abord le symptôme d'une maladie bien plus grave. Si beaucoup de gens ont l'impression que les fondements du consensus républicain sont en cause c'est pour un ensemble de raisons politiques et sociales. Politiques, tant de nombreux militants, en particulier à gauche, semblent désarmé devant le processus de recomposition de l'espace politique, jadis bordé par l'Etat-nation, aujourd'hui multidimensionnel avec ses espaces globaux, européens, nationaux et locaux. Mais social aussi du fait de la rupture de plus en plus évidente du contrat social construit après guerre, dans le sillage de la Résistan ce et son remplacement par une atomisation des personnes conformes aux dogmes néo-libéraux, avec le développement de la précarité et l'accroissement des inégalités. Un processus de dissolution de la république bien plus préoccupant qu'une poussée locale d'islamisme ou de nationalisme corse ou que la poussé, beaucoup plus déstabilisante celle-là du populisme d'extrême droite, toutes choses qui sont d'ailleurs, si l'on réfléchit bien, les conséquence de ce processus social dissolvant.

Même si ce n'est pas leur intention, ceux qui s'imaginent que la loi va régler le problème contribuent à jeter un voile pudique sur le fait que les forces politiques de ce pays ne veulent pas ou ne savent pas comment combattre cette " fracture sociale ". Il leur est beaucoup plus facile de dévoiler le hijab, et de pratiquer une politique de gribouille qui va laisser des dizaines de milliers des jeunes qui se réclament de l'Islam en France, dont des milliers s'organisent, en ce moment sous nos yeux, au travers de centaines de groupes et associations, avec pour principaux interlocuteurs des islamistes sectaires. A coup sur la République n'en sortira pas plus forte.


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