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Date18 Jan 2004
Subject: un texte de Bernard Dreano, du Cedetim, sur cette même
question du voile:
Encore un fois sur " Le Voile " ou le syndrome du dévoilement
des défenses immunitaires acquises
Bernard Dreano
10 janvier 2004
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne
nuit pas à autrui :
Ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes
que celles qui assurent aux autres membres de la société
les jouissances de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent
être déterminées que par la loi. Déclaration
des droits de l'Homme et du Citoyen, 26 août 1789, article
4
La liberté de manifester sa religion ou ses convictions
ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues
par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une
société démocratique, à la sécurité
publique, à la protection de l'ordre, de la santé
ou de la morale publique, ou à la protection des droits et
libertés d'autrui. Convention européenne de sauvegarde
des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, article
9-2
I Une crise de " l'identité républicaine
? "
Les proportions prises par la " crise du voile " en France
étonnent tous les observateurs extérieurs. Ce débat
franco-français est en effet aussi passionné que confus.
Il a déjà des conséquences importantes, et,
pour l'essentiel, négatives, en France même, mais aussi
en Europe et dans le monde.
La France est " laïque ". Notons que ce mot, provenant
à l'origine du vocabulaire catholique, est proprement intraduisible
dans les autres langues. Ailleurs on parle de sécularisation
(autre mot d'origine catholique). Contrairement à ce qui
se passe dans certaines régions de la planète, en
France, comme dans quelques autres continents, la tendance reste
à la sécularisation, distinguant le spirituel privé
du temporel public, et réévaluant la place des religions
organisées dans les sociétés.
Pourquoi la France vit-elle ce phénomène de manière
psychodramatique, comme une mise en cause de sa laïcité
? Celle-ci est pour Jacques Chirac, " au cœur de notre
identité républicaine ", et le voile défie
cette " pierre angulaire de la République" ....
Effectivement, si crise il y a, c'est moins celle des règles
de la laïcité proprement dite que celle, bien plus profonde,
de cette " identité républicaine " ; une
crise dont existent d'autres symptômes tout aussi significativement
psychodramatiques (comme l'incapacité à régler
la question Corse) ou plus graves et profonds (comme la crise de
la formation initiale ou du système de protection sociale).
II Un danger lié à la manifestation ostensible
de l'appartenance religieuse ?
Dans son discours du 17 décembre 2003, Jacques Chirac, parlant
des signes qu'il fallait proscrire à l'école, a esquivé
la question des signes politiques pour ne retenir que la proscription
des signes " qui manifestent ostensiblement l'appartenance
religieuse ". Nous verrons si le parlement le suivra dans cette
voie et ne stigmatisera pas non plus des signes politiques ostensibles
qui seraient sans doute moins les T-shirts frappés du visage
banalisé de Che Guevara que ceux qui arborent non seulement
le Keffieh moyen-oriental mais aussi le Gwen A Du breton, la Testa
Mora corse ou l'Ikurinna basque.
Le danger ne proviendrait donc que des religions.
Il est vrai que la laïcité à la française
à été confrontée, ces dernières
années, aux désordres provoqués par certaines
religions. Et quand le parlement français est intervenu (
sur les-sectes en 2000 ), il s'est attiré les foudres du
Département d'Etat américain ( rapports annuels sur
la liberté religieuse 1999 et 2000 ). Parmi les religions
réputées " sectes " qui se sentaient visées,
notamment par l'incrimination possible pour " manipulation
mentale " se trouvait l'Eglise de Scientologie, mais aucune
organisation juive, musulmane ou chrétienne (sauf certains
adventistes). D'autres états européens ont été
également étrillés alors par les Américains,
à commencer par l'Allemagne (et tout particulièrement
la Bavière). Mais notons que jamais la France n'a été
convaincue de discrimination, ni à l'égard des scientologues,
ni à l'égard de l'Eglise de Scientologie, cette dernière
n'ayant fait l'objet que de condamnations civiles parfaitement fondées
(fraude fiscale et escroquerie) , et la République ayant
l'excellente idée de " ne reconnaître aucun culte
" (loi de 1905), elle n'a pas été confrontée
aux problèmes rencontrés par les Allemands face à
l'accusation de discrimination envers la Scientologie par rapport
aux religions " reconnues ". La laïcité à
la française à été confrontée
également au problèmes posés par l'attitude
des fidèles des religions chrétiennes adventistes,
en particuliers les Témoins de Jehova, refusant certains
soins hospitaliers, les vaccinations, etc. Quand ce type d'affaire
a été traité, la justice a donné raison
au corps médical, sans qu'il soit besoin de législation
nouvelle. Quant aux attitudes de ces fidèles, attentatoires
à ce qui est considéré traditionnellement comme
l'ordre public, à l'école ou ailleurs, il n'en est
pratiquement pas fait mention. Les Témoins de Jehova, religion
très bien implantée en France, particulièrement
aux Antilles, n'auraient guère de comportements ostentatoires
?
Le danger ne proviendrait donc que de certaines religions préconisant
le port de signes ostensibles pour les élèves de l'enseignement
secondaire.
Le problème est qu'il est difficile de définir un
" signe religieux ". La Commission Stasi et le Président
de la République ont évoqué des signes religieux
réputés chrétiens (la croix), juifs (l'étoile
de David) et musulmans (la main de Fatima), qui, arborés
de manière discrète, constitueraient des signes religieux
admissibles. Notons que la " main de Fatima " n'est pas
plus un signe religieux musulman que le fer à cheval n'est
un signe religieux chrétien. Mais qu'est-ce qu'un signe religieux
ostensible ? Une grande étoile de David ? Mais la présence
sur un T-shirt d'une grande étoile de David bleue sur fond
blanc à double bande bleue (un châle de prière)
ne constitue pas forcement un signe religieux, pas plus qu'une étoile
à cinq branche verte sur fond rouge, une étoile et
un croissant rouge sur fond vert et blanc, une croix blanche sur
fond rouge, etc. Ces signes sont d'origine religieuse, mais ils
peuvent bien entendu être considérés comme non
religieux puisqu'il s'agit de symboles nationaux (présent
sur les maillots des équipes nationales de foot que plus
d'un élève aime à porter) tout comme une croix
de Lorraine sur fond tricolore. Faut il considérer que le
maillot de l'OM (bleu et blanc couleur de la bonne mère),
le signe cerclé du Ying et du Yang, le Triskel celtique,
la Croix serbe aux quatre S, l'idéogramme du Tao, l'image
de saint Vincent patron des vignerons, comme des signes ostensibles
et religieux? Vas-t-on publier par décret une liste des signes
religieux et une taille tolérée d'ostentation ? C'est
peu probable saut à risquer le ridicule, et d'ailleurs cela
n'est pas forcement nécessaire. En effet tous les signes
visibles ne sont pas visés. En réalité, les
grandes croix (quelle taille ?) étant aussi rares que peu
portables, il n'est question en fait que de voile et de kippa, et
encore peut on se poser la question de savoir si la kippa n'est
pas là que pour ne pas donner l'impression de stigmatiser
une seule religion (nous verrons qu'il y a là matière
à réflexion). S'agirait-il donc de prohiber tout signe
ostensible d'appartenance à l'Islam ? Pour certains musulmans
le port d'une barbe et d'une chemise à manche longue et d'un
col boutonné constitue une tenue conforme à la foi,
de même qu'un pantalon ample ou un bermuda cachant les genoux.
Mais le vêtement des garçons n'est pas en cause.
Le danger proviendrait donc essentiellement du fait que des jeunes
filles se couvrent les cheveux et parfois la gorge et les épaules.
III L'Etat se soucie-t-il seulement du bon exercice de la
liberté des cultes?
La république est ébranlée parce que des filles
se couvrent. Serait-ce que les rites et coutumes usuels des musulmans
posent problème ? En France, on a depuis longtemps intégré
la diversité des coutumes, usages et rites, et su souvent
trouver les accommodements nécessaires à la vie commune
et au respect de chacun. Pratiquement personne ne remet en cause
le fait que le dimanche soit le jour de repos hebdomadaire (une
coutume chrétienne qui est mise en pratique dans de nombreux
pays ou les chrétiens sont minoritaires), sinon les défenseurs
ultra-libéraux de la religion du profit globalisé
pour qui toute la semaine devrait être ouvrable. Les administrations
et certaines grandes entreprises ont depuis longtemps, et officiellement,
accordé des possibilités individuelles de congé
pour les grandes fêtes religieuses ou traditionnelles non
prévues dans le calendrier chrétien grégorien
: Noël et Pâques orthodoxes et arméniens et les
principales fêtes juives et musulmanes. Faire en sorte que
ces jours là, qui concernent des centaines de milliers de
personnes, soient autant que possible préservés dans
le calendrier des principaux examens scolaire et universitaire est
une bonne manière de construire un " vivre ensemble
" fondé sur le respect mutuel sans désorganiser
la vie commune. Cette pratique tend à s'étendre localement
au Têt bouddhique, au Nouvel An chinois, voire au Now-rouz
kurde et perse. Les interdits alimentaires posent plus de problèmes,
mais là encore, dans de nombreuses administrations (à
commencer par l'armée) ou entreprises, la situation paraît
parfaitement gérable. Curieusement le développement
considérable du végétarianisme, fondé
plus sur des diététiques, philosophiques, et parfois
religieux, n'a pas encore été perçu comme une
réalité par les médias et les autorités,
peu au fait des évolutions de leur sociétés.
Mais là encore nul besoin de s'alarmer. La pratique rigoureuse
du Ramadan, surtout pour des adolescents et surtout en mai-juin,
période ou les jours sont longs et, selon le calendrier scolaire
répub licain, les examens nombreux, pose plus de problème,
de même que la stricte observance de la Kasherout juive qui
tend à couper ceux qui la pratiquent des habitudes de la
convivialité française (mais moins cependant que les
pratiques des adventistes en la matière de non-convivialité).
Rien en tout cas qui mette en péril l'équilibre de
la République.
Vivre ensemble ne peut se limiter à une coexistence indifférente.
Les cultures et les pratiques religieuses sont bien présentes
dans la société française et il est normal
que l'Etat, garant de la liberté des cultes, se soucie du
bon exercice de ceux-ci. La relation avec le Catholicisme, l'ancienne
religion d'Etat, largement majoritaire dans la population, a connu
les vicissitudes que l'on sait, mais est aujourd'hui stabilisée.
L'Eglise Catholique a finit par accepter la séparation de
1905 qui offre l'énorme avantage de la libérer de
lourdes taches gestionnaires (puisque tous les édifices religieux
construits avant 1905 - soit la grande majorité des églises
- sont possédées et entretenues par l'Etat et que
95% d'entre eux sont affectés au culte catholique). Si l'église
catholique de France est beaucoup moins riche que ses homologues
allemande ou italienne, elle est aussi beaucoup plus à même
de se consacrer en priorité à sa tache spirituelle.
C'est en tout cas l'opinion des réformateurs catholiques
de l'aggiornamento du milieu du XXe siècle. Les minoritaires
protestants (calvinistes et luthériens) et juifs ont soutenu,
quant à eux, la séparation dès 1905., et les
églises orthodoxes s'en sont accommodées. L'Etat a
organisé sa relation avec ces cultes traditionnels à
partir de la représentation imposée en son temps par
Napoléon (le consistoire juif n'a pas été crée
par décision de la communauté mais par ordre du Premier
Consul) et avec une Eglise Catholique hiérarchisée.
Les religions qui se sont développées ensuite en France
ont posé de nouveaux problèmes, les unes comme les
autres (Adventistes, Bouddhistes, et bien entendu Musulmans) n'étant
pas organisées de manière centralisée.
L'Islam étant d'abord, pour la France, une réalité
de l'empire colonial, son implantation a initialement été
conçue dans ce cadre, au moins depuis la construction de
la Mosquée de Paris (avec l'appui de l'Etat) dans les années
20. Les organisations liées aux principaux pays colonisés,
puis d'émigration, ont conservé une grande influence
dans cette double continuité (de la colonisation et de l'immigration),
avec l'appui du gouvernement français. Il s'agit aujourd'hui
de la Fédération nNtionale des Musulmans de France
( FNMF ) pour le Maroc et l'Institut de la Mosquée de Paris
pour l'Algérie. Mais l'enracinement de l'Islam en France
a profondément modifié la donne, conduisant, après
bien des difficultés, à la mise en place du Conseil
Français du Culte Musulman (CFCM).
Le CFCM est l'interlocuteur des pouvoirs publics en ce qui concerne
le bon exercice des rites et du culte. Cela peut concerner la gestion
de l'abattage et de la certification de la viande halal, la construction
des mosquées, la gestion des jours de fête et plus
particulièrement du Ramadan, l'organisation du pèlerinage
de la Mecque, les carrés musulmans dans les cimetières....
Et la formation des imams ? et les écoles religieuses ? et
autre chose ? A l'évidence l'Etat, la majorité des
responsables politiques et bon nombre de responsables musulmans
sont désireux de faire jouer à cette instance un rôle
bien plus étendu que la gestion des problèmes cultuels.
Ceci pose le problème de la nature des relations entre l'Etat
et l'Islam, cas particulier de la relation que l'Etat entretien
aujourd'hui avec les religions .
Certains croient voir poindre un retour du cléricalisme ancienne
manière en Europe parce que les Polonais et les Irlandais
veulent que Dieu soit mentionné dans la constitution européenne,
et ils considèrent que la posture actuelle de la République
française envers le fait religieux participe du même
phénomène. Ils sonnent donc les trompètes de
la Patrie en danger, et ils se trompent. Il se trompent sur le plan
français comme sur le plan européen global. Si l'Etat
n'est pas formellement ou complètement séparé
de l'église catholique en Espagne monarchique, l'Irlande
républicaine ou la Pologne post-communiste, de l'église
anglicane dans le Royaume Uni, des églises protestantes dans
les monarchies néerlandaise ou scandinave, de l'église
orthodoxe dans la république Grèce, la tendance générale
est, nous l'avons vu à la sécularisation. La représentation
des églises chrétiennes majoritaires s'affaibli dans
la sphère étatique, et évolue au sein de la
population. Mais les églises ne disparaissent pas pour autant
des sociétés civiles. Elles s'y affirment même,
précisément du fait de cette sécularisation
qui les éloigne du pouvoir. Pas seulement au travers d'organisation
civiques indépendantes et non religieuses mais d'obédience
chrétienne, juive ou musulmanes (partis politiques, associations,
ONG et mouvements populaires, syndicats), mais aussi en tant que
structure religieuse proprement dite.
Ce sont moins les lobbys religieux qui poussent aujourd'hui au néo-cléricalisme
que l'attitude des pouvoirs publics (Etat, collectivités
locales, etc.) au travers de leur volonté d'instrumentalisation
des religions. Les pouvoirs publics cherchent à faire jouer
aux instances religieuses des rôles " laïcs "
relais, de corps intermédiaires, de médiation sociale.
On va donc leur demander d'intervenir pour assurer la paix civile,
à propos du conflit israélo-palestinien ou des violences
urbaines. Et cette injonction sera particulièrement directive
en ce qui concerne les musulmans au motif que leurs coreligionnaires
constituent des " classes dangereuses ". N'a-t-on pas
vu la maire de Strasbourg exiger récemment que les prêches
des imams contribuent à éviter que les jeunes des
cités ne s'agitent ! L'investissement des confessions religieuses
dans la société civile, dans la vie " séculière
" de la cité est un phénomène naturel
qui procède " à partir d'en bas " et a,
dans l'ensemble, des conséquences favorables du point de
vue de la démocratie. L'injonction des pouvoirs publics que
ces autorités représentent d'abord, assument ensuite,
le comportement social et politique, d'une supposée communauté
de foi est évidemment une instrumentalisation " du haut
vers le bas " de ces confessions, qui est extrêmement
dangereuse pour la démocratie. Le " muphti de la république
" (que les Français avait institué au Liban)
doit-il rejoindre l'archevêque ou le grand rabbin comme auxiliaire
du pouvoir ? Ou comme star des médias ? Les deux, bien sur,
en ce temps de société du spectacle... Quelques soient
les intentions de leurs auteurs, ces instrumentalisations, ces nouvelles
formes de religions d'état, contribuent à construction
d'un nouveau cléricalisme et bien sur consolidation du communautarisme.
Tout le contraire de la laïcité.
IV La France perd elle son âme dans le communautarisme
?
Toutes tendances confondues les organisations politiques et sociales
françaises dénoncent ce spectre qui semble hanter
leurs nuits et leurs jours : le " communautarisme ". Ce
nouvel ennemi, rarement défini précisément,
semble d'autant plus dangereux qu'il se tapit tout près de
nous, à nos frontières, et d'abord chez ces "
anglo-saxons " qui menacent notre évidente supériorité
morale... Le Président lui même n'a pas manqué
de souligner combien les " sociétés structurées
autour de communautés sont bien souvent la proie d'inégalités
inacceptables ", sans que l'on sache s'il visait le Liban ami
de la France, l'Inde ou perdurent les castes, la Côte d'Ivoire
des ethnies rivales, ou nos partenaires européens "
communautaristes " du Royaume Uni ou des Pays Bas. Ce communautarisme
a -t-il ajouté " serait contraire à notre histoire,
à nos traditions, à notre culture (...), à
nos principes humanistes, à notre foi dans la promotion sociale
par la seule force du talent et du mérite, à notre
attachement aux valeurs d'égalité et de fraternité
entre tous les Français ".Bigre !
Pourtant la France n'a cessé de connaître en son sein,
comme tout les pays dont la société est complexe,
toutes sortes de solidarités communautaires fondées
sur l'origine provinciale ou nationale, les orientations philosophiques
ou l'intérêt de classe. Des mouvements politico-ethniques
ou politico-religieux se sont constitués ou se constituent
en France sans que personne n'y prête trop d'attention : la
Fédération Révolutionnaire Arménienne
(Dachnaktsoutioun) est active en depuis plus d'un siècle,
l'organisation de jeunesse juive Betar (Brit Trumpledor) depuis
près de quatre-vingts ans, la confrérie mouride sénégalaise
depuis au moins quarante ans, l'organisation islamiste turque de
la Vision Nationale (Milli Görüsh), depuis plus de trente
ans, et l'on pourrait multiplier les cas... Par comparaison, il
est frappant de constater à quel point les populations issues
de l'immigration maghrébine, qui constituent la grande majorité
des musulmans de France, ont peu produit en leurs seins de structures
communautaristes ou diasporiques du type de celles citées
plus haut. Cela s'explique sans doute en partie par la volonté
de certaines organisations de l'immigration de se lier étroitement
au tissu syndical ou associatif français ( par exemple la
Fédération des Tunisiens Citoyens des deux Rives ou
l'Association des Travailleurs Maghrébins en France ). Mais
la raison principale est l'insertion massive de la " deuxième
génération " dans la société française,
en rupture, partielle ou totale avec le milieu des pays d'origine.
Malheureusement cette population insérée n'a pas été
intégrée. Pire, dans sa majorité, elle connaît,
depuis que se développe la politique néo-libérale,
un processus de désintégration.
Les mécanismes de discrimination et de désintégration
peuvent susciter deux types de réactions. D'abord la lutte
pour l'égalité, qui passe, non par la " discrimination
positive " comme disent les mauvais traducteurs, mais par "
l'action positive " ("affirmative action" au Etats
Unis), c'est à dire l'effort pour rétablir un équilibre.
C'était la voie exprimée massivement il y a vingt
ans lors de la " marche des beurs ". Devant l'incapacité,
sinon totale du moins très large, de la société
française de répondre à ce défi, la
deuxième attitude a commencé à prévaloir,
il y a déjà des années Elle n'a pas pris la
forme du repli sur des communautés préexistantes mais
celle de tentative de construction de communautés nouvelles.
Dans le cas des français d'origine maghrébine les
communautés d'origine s'étaient largement délitées,
avec des différences importantes toutefois selon les origines
nationales ou historiques (les Marocains par rapport aux Algériens,
les enfants de harkis, etc.) et régionales ( la situation
n'est pas tout à fait la même à Marseille, Strasbourg
ou Nantes). Nous sommes donc entrés dans ce processus de
" re-communautarisation " depuis déjà fort
longtemps. Et nous verrons comment l'Islam a marqué ce processus.
Aujourd'hui, à nouveau, deux voies sont possibles : ou bien
ces " communautés " en constitution sont les vecteurs
de la lutte pour l'affirmation positive, pour l'égalité
des droits, les moyens de la réintégration dans la
communauté nationale, ou bien étant rejetées,
elles deviennent des pôles repliés sur eux même,
exogènes à la communauté nationale, et la désintégration
se poursuit.
Dans son narcissisme maladif, une partie de l'élite française
voudrait nous préserver de ce " communautarisme "
qui ravagerait l'Angleterre, les Pays Bas ou la Belgique barbares.
Cette attitude, nie la présence bien établie en France
depuis longtemps des communautés qu'elles soient naturelles
et ouvertes ou réactionnelles et fermés. En défendant
cette idéologie abstraite de l'anticommunaurisme Jacques
Chirac, comme tant d'autres, tourne le dos à " la lucidité,
l'imagination et la fidélité à ce que nous
sommes " qu'il appelle pourtant de ses vœux.
V Y aurait-il une forme républicaine du racisme
?
La France se réclame d'un universalisme issu des lumières
et de sa Grande Révolution. Il s'agit d'un mythe, au demeurant
positif quand il fait de la " patrie des droits de l'homme
" l'animatrice enthousiaste du débat mondial. Dès
lors, la question du voile traitée " à la française
" devient un enjeu jugé important pour que chacun y
aille de son commentaire tant dans les colonnes d'As Safir de Beyrouth
que de la Repubblica de Rome, de Radikal d'Istanbul ou du Washington
Post Pourtant, dans leur discussion, les Français semblent
exprimer bien plus d'aigreur et d'inquiétude que d'enthousiasme
libérateur. Comme si une ombre noire venait occulter le brillant
soleil de l'universalisme républicain. Cette ombre existe
bien, ce n'est pas celle de l'obscurantisme clérical, qu'il
s'agit justement de réduire par la force des lumières.
C'est une ombre projetée par le faisceau de la République
lui-même. Il a été identifiée plusieurs
fois dans l'histoire du débat sur la laïcité,
hier par un Jean Jaurès aujourd'hui par Etienne Balibar ou
Fabienne Messica par exemple.
Il y a près d'un siècle et demi, Ernest Renan, le
théoricien républicain de la " communauté
de destin ", héritier des lumières s'il en fut,
condamnait les cultures " tribales " et " sémitiques
" incapables de s'intégrer au pacte républicain
et appelait à la guerre de la civilisation contre "
les fils d'Ismaël " musulmans. Ces propos de Renan, ardent
colonialiste, exprimées alors que la conquête de l'Algérie
s'achevait, allaient être relevé, un siècle
plus tard, comme particulièrement significatifs de l'esprit
colonial par Frantz Fanon quand s'était au tour du colonialisme
de s'achever. Significatif de quoi ? De la forme républicaine
du racisme.
On parlait au XIXe siècle de tribalisme, on dit aujourd'hui
communautarisme. Les " sémites " visés par
Renan étaient musulmans, mais aussi bien entendu juifs (le
terme antisémitisme étant forgé à cette
époque par les Allemands pour donner une connotation "
scientifique " au racisme). L'antisémitisme, au sens
d'un anti-judaïsme, qui allait se développer en France,
visait à la fin du XIXe des juifs ashkénazes d'Europe,
mais et c'est là une spécificité française
sur laquelle il convient de s'arrêter, il allait toucher aussi
les juifs séfarades de la colonie algérienne ( et
plus tard ceux de Tunisie et du Maroc ). En Algérie, le décret
Crémieux d'octobre 1870 avait fait des juifs algériens
des français, les séparant de l'immense majorité
des autres algériens, musulmans. Ce décret allait
entraîner la grande révolte Kabyle de 1870 mais aussi
entretenir la fureur de nombreux colons européens (notamment
d'origine espagnole ou italienne, qui seront" francisés
" en 1889) et beaucoup d 'entre eux allaient se rallier à
Drumont le chef du parti antisémite (il y avait même
à Alger un journal qui s'appelait " l'antisémite
").
Une histoire ancienne, mais qui a la tragique postérité
que l'on sait, avec la dramatique décolonisation de l'Afrique
du nord et tout particulièrement de l'Algérie et ses
conséquences, dont l'exil des colons pieds noirs et des juifs
algériens. L'onde de choc n'a pas fini de frapper la société
française, puisque des millions de personnes ont vécu
ces évènements dans leurs chairs (algériens
immigrés, harkis, pieds noirs et juifs, soldats du contingent
français), des millions d'autres, leurs descendants, en subissent
encore d'une certaine manière les effets dans leurs âmes.
Les originaires de Tunisie ou du Maroc même si la guerre y
a été moins cruelle, sont aussi marqués par
l'histoire. Il s'agit donc non seulement de l'histoire de la France
coloniale du passé et de l'outremer, mais aussi de son histoire
présente et métropolitaine. Dès lors, la persistance
d'un racisme post-colonial prend en France une dimension particulière,
différente de ce qu'il est dans les anciennes puissa nces
coloniales britannique ou néerlandaise. La décolonisation
de l'empire français a été sanglante ailleurs
(Madagascar, Cameroun) ; le racisme affecte aussi en France des
populations originaires de départements d'outre mer, d'anciennes
colonies (Afrique noire), de pays non liés à l'histoire
coloniale française ( Turquie, Chine) ; mais il a une configuration
très particulière, très intime et donc très
violente et complexe, en ce qui concerne les originaires d'Afrique
du nord et tout particulièrement d'Algérie. Or ceux-ci
constituent la majorité des juifs et l'énorme majorité
des musulmans de ce pays. Et les " républicains "
ont tendance à rejeter sans comprendre ces gens qui importeraient
" chez nous " leurs luttes " tribales " Par
exemple si un jeune musulman français dont la famille est
originaire de Constantine (Algérie), appelons le Mohamed
Ben Saïd (du Neuf-trois), insulte un jeune juif français
dont la famille est également originaire de Constantine,
appelons le Da vid Ben Saïd (du Neuf-trois), et réciproquement,
au non de l'I ntifada ou de la défense d'Israël, c'est
toute la société française qui est ébranlée.
Ce sont ces communautés là qui sont incriminées
au travers de la loi anti-voile. On exigera de Myriam Ben Saïd
, la sœur de Mohamed, qu'elle ôte son voile et de David
Ben Saïd qu'il remplace sa kippa par une casquette. Ainsi les
barbares communautaristes seront remis dans le droit chemin et la
bonne conscience de la République sera préservée.
VI La lutte pour l'égalité suppose-t-elle
la stigmatisation des victimes de l'inégalité ?
La laïcité est sauve. En son nom les adolescents pourront
sans problème continuer à porter les marques commerciales
de manière ostensible, et éventuellement leur préférence
pour tel groupe de rock ou certaines équipes de football
- mais peut être, nous l'avons vu, pas toutes-. Ils pourront
même jusqu'à un certain point exprimer quelques opinions.
Mais leurs professeurs seront protégés de toute interférence
pouvant signaler leurs convictions profondes et leurs croyances,
et n'auront évidemment de ce fait aucunement à en
tenir compte. Si l'on comprend bien ce qui se dit, les patients
des hôpitaux subiront le même sort et les soignants
pourront les traiter sans avoir à se préoccuper d'éventuels
tabous, blocage psychologique et autres fariboles. Au grand étonnement
du monde, la France des droits de l'homme va légiférer
pour imposer la manière de se découvrir la tête
quand on est adolescent et devant qui se déshabiller quand
on est malade. L'Etat de droit s'en trouvera incontesta blement
plus fort.
La commission réunie par le Président de la République
autour de Bernard Stasi ne s'est pourtant pas bornée à
soutenir l'idée d'une telle loi, même si l'on peut
raisonnablement penser, au vu de sa composition (sans représentation
des principales intéressées, ni des organisations
de l'immigration) qu'elle était prédisposée
à la suggérer. Son rapport contient aussi d'intéressants
développements sur l'histoire de la laïcité,
la jurisprudence française et européenne en la matière,
la géographie de la sécularisation aussi, qui indique
au passage que la France va être (pour le moment ?) seule
en Europe occidentale à adopter une posture réglementant
la coiffure de lycéennes sans pour autant imposer d'autres
codes vestimentaires.
S'alarmant d'un communautarisme qui d'après le rapport conduit
" les services publics à être niés dans
leur principe et entravés dans leur fonctionnement ",
la commission a constaté que le " pacte social était
sapé " par le développement de " discriminations
fondées sur le sexe et les origines ". Une discrimination
ouverte ou rampante frappant tout particulièrement les jeunes,
en matière d'emploi, de logement, etc. Un racisme, qui, toujours
d'après la commission, prend des formes proprement anti-musulmanes
venant " relayer le racisme anti-maghrébin connu jusqu'alors
", tandis que se développe une nouvelle forme de racisme
anti-juif. Mais la commission bien été obligée
de constater - comme nous l'avons déjà souligné
- que ces discriminations raciales et sociales étaient bien
plus la cause de la montée du communautarisme que l'inverse,
(" un repli communautaire plus subi que voulu " dit le
rapport). Hélas, des groupes " communautaristes politico-religieux
" ( jamais plus pré cisément décrits dans
le rapport) " exploitent ce malaise social " ! Il est
vrai que cela est facilité par le fait que les mouvements
qui se réclament de la laïcité n'ont pas semblé
bien efficaces dans leur combat contre la discrimination.
Toujours est-il que ces mouvements communautaristes politico-religieux
auraient joué un grand rôle dans la " grave régression
de la situation des jeunes femmes " que perçoit la commission.
La dégradation de la condition des femmes dans certaines
citées est évidente, même s'il ne faut pas généraliser.
Le rôle de ces mouvements, encore un fois jamais nommé
dans le rapport mais dont nous parlerons plus loin, est effectif,
même s'il ne constitue pas la seule explication. A la discrimination
envers les jeunes des cités s'ajoute donc un racisme, notamment
anti-musulman, auquel s'additionne une dégradation de la
situation des jeunes femmes musulmanes des citées. Il était
urgent de faire quelque chose.
Prioritairement la lutte contre la discrimination sociale ?...On
s'agite à ce sujet sans grands résultats depuis une
génération. Contre le racisme ? On en parle mais sans
vouloir effaroucher des électeurs mal-pensant. Contre le
machisme montant ? On n'en parle pas et d'ailleurs on ne sait pas
trop quoi faire. Il était donc plus simple de s'occuper des
jeunes femmes voilées, jugées victimes...et donc coupables.
Alain Touraine, membre de la commission, d'abord hostile puis favorable
à une loi sur le foulard explique dans Le Monde du 18 décembre
2003 " ne pas renoncer à défendre ces filles
voilées qui négocient des passages difficiles vers
la modernité ", mais justifie sa position par la nécessité
de mettre un coup d'arrêt à l'islamisme.
Le vrai sujet ne serait donc pas celui des signes religieux ostensibles
qui mettrait en cause la laïcité. Il s'agirait en fait
d'une part du droit des femmes et de l'autre de la montée
de l'islam politique radical ? Vous n'aviez pas deviné ?
VII L'égalité des hommes et des femmes et
la mixité en question ?
Les arguments laïques pour une voie anti-voile, étendue
par convenance à d'autres signes vestimentaires ostensibles
et religieux manquent à la fois d'honnêteté
intellectuelle quant aux justifications et de pertinence quant aux
conditions de mise en œuvre. Il en va tout autrement des arguments
féministes contre le voile qui à l'évidence
méritent d'être pris en considération.
Le voile est en effet considéré par beaucoup comme
un signe d'aliénation de la femme, et de domination de l'homme.
Il est de surcroît souvent imposé aux femmes, par les
maris, pères, frères (ou mères) et dans certains
pays par la loi. Il ne s'agit donc pas dans ce cas d'un signe d'appartenance
religieuse comme un autre mais d'un signe d'acceptation de cette
soumission des femmes. A cela de nombreuses jeunes femmes musulmanes
de France rétorquent qu'il ne s'agit pas d'imposer le voile
mais d'exercer sa liberté de le porter ou non. Ce hijab,
" voile choisi ", est une manifestation de pudeur et de
foi car, comme disent les hadiths ( paroles rapportées du
prophète ) " la pudeur est une des branches de la foi
" et le moyen de " couvrir son corps pour révéler
son être ". Notons que le Coran demande aux croyantes
de " rabattre leurs voiles sur leurs poitrines " (Sourate
An Nur, verset 31). Au-delà des prescriptions musulmanes
et de leurs interprétations, il est évident que le
fait de demander aux femmes de se couvrir (en particulier les cheveux)
est traditionnel dans tout l'espace méditerranéen
et moyen oriental, et qu'il se trouvait antérieurement à
l'Islam dans les prescriptions juives et, dans une moindre mesure,
chrétiennes. Le même type de prescription ne s'applique
pas aux hommes, même si, selon certains, ils doivent se couvrir
des épaules aux genoux. Et leur système pileux facial
ne doit pas être caché mais au contraire exhibé.
Cette différence de prescription entre hommes et femmes
est d'abord fondée sur l'inégalité des sexes
affirmée dans les trois traditions monothéistes, inégalité
qui n'est pas la simple reconnaissance de l'altérité
entre homme et femmes mais celle de la primauté de l'homme
sur la femme. " Les hommes ont autorité sur les femmes
" dit le Coran (Sourate An Nisa, verset 34 ) suivant en cela
saint Paul ( première épître aux Corinthiens
), lui-même dans la continuité du Lévitique
etc. Cependant les mêmes traditions monothéistes proclament
aussi l'égalité des hommes et des femmes devant Dieu,
la différence ne serait donc pas dès lors inégalité
mais altérité, ce qui donne de larges possibilités
d'interprétations.
Cette différence est aussi indubitablement fondée
sur la méfiance du corps, fortement présente également
dans ces trois traditions, et plus particulièrement sur la
méfiance envers la sensualité féminine et la
peur du désir masculin. Si nous quittons les traditions anciennes
pour revenir à la réalité du vécu des
hommes et des femmes d'aujourd'hui, il est frappant de constater
à quel point les arguments en faveur du voile semblent surdéterminés
par cette dimension, de la réglementation de certains états
jusqu'aux réactions de certains jeunes de nos cités
(il faut " protéger les femmes du regard des hommes
"). Confronté à la modernité féministe
extérieure ou la vivant à l'intérieur de leurs
propres sociétés, bien les males (et pas seulement
les jeunes musulmans) sont déstabilisés, surtout si
leurs fonctions sociales traditionnelles sont mises en causes avec
leurs fonctions domestiques. Il est tentant pour eux de se réfugier
dans la tradition, dès lors la prescription du voile a pparaît
bien comme une manifestation...d'une crise d'identité masculine.
L'amalgame de la foi, de la tradition plus ou moins recomposée,
et de la peur, peut évidemment entraîner des comportements
rendant difficile la vie commune dans une société
comme la notre qui a fait de l'égalité en droit des
hommes et des femmes un de ses fondements (même si la réalisation
laisse à désirer) et, plus récemment, d'une
mixité très développée l'un des moyens
de cette égalité. Revenir en arrière de ce
point de vue, comme le réclament certains ( et pas seulement
des musulmans ) serait une régression profonde. Cela ne signifie
pour autant ni abolir l'altérité sexuelle, ni réduire
la représentation des corps à des marchandises, deux
tendances " modernes " très réelles dans
notre société, mais qui produisent aussi leurs effets
régressifs par rapports aux avancées que la lutte
féministe avait conquises. Il faut donc à la foi résister
à la re-ségrégation sexuelle et à la
déshumanisation marchande. De ce point de vue le " naturisme
" vis à vis du corps, prôné depuis plu
s d'un siècle, notamment par des libertaires, peut être
libérateur, tout comme la pudeur peut être protectrice
de l'intégrité des personnes. A l'inverse le culte
du corps, exalté par exemple par le nazisme ou, sous de toutes
autres formes, par l'exploitation commerciale d'aujourd'hui, peut
être profondément aliénant, tout autant que
l'enfermement et la frustration au nom de la " pudeur ".
Pour prendre un exemple qui concerne justement l'éducation,
le développement de la pratique sportive, notamment scolaire,
pour les filles comme pour les garçons - ce qui ne suppose
pas d'ailleurs l'obligation de la mixité de tous les instants
- est un apprentissage de liberté et de solidarité,
à condition de s'accompagner de la résistance à
la marchandisation outrancière du sport dit " de haut
niveau " avec ses corollaires (dopage, trafics financiers,
hooliganisme et aliénation marchande de la jeunesse, etc.).
Les féministes qui critiquent le voile pour ce qu'il est
et pour ce qu'il peut représenter n'ont pas tort. Encore
peut on se demander, si le voile est bien le plus dangereux des
signes de la soumission des femmes, s'il faut se contenter de le
bannir à l'école tout en l'autorisant à l'université,
et s'il faut le bannir aussi de l'université ne doit-on pas
également l'interdire dans la rue ? Dans l'immédiat,
le problème principal est que réclamer une loi anti-voile
les conduit à rejeter celles qui portent le hijab par choix,
au nom, paradoxalement, à la libération de celles-ci.
Défendre une telle loi, en France, n'est d'ailleurs pas jugée
opportun par des militantes incontestables du droit des femmes en
pays musulmans comme la tunisienne Sihem Ben Sedrine, l'algérienne
Salima Ghozali (prix Sakharov des droits de l'homme), ou l'iranienne
Shirin Ebadi (prix Nobel de la paix). La loi peut s'avérer
contre productive par rapport à l'objectif recherché
dans les pays musulmans ou les intégristes ont entamé
la djihad contre la démarche française. Est ainsi
que l'on fera reculer les comportements machistes ?. Mais aussi
en France même, car celles qui pensent que le port du hijab
est un moyen de s'affirmer comme musulmane dans une société
comme la France, et qui s'inscrivent dans cette société
(et non qui s'en séparent) ont droit à l'attention
des autres membres de cette société. Et cette attention
suppose l'écoute de leurs arguments - ce qui ne signifie
pas forcément accepter ces arguments - et le respect de leurs
personnes. Or la tendance la plus fréquente chez les partisans
de la loi et de récuser l'autonomie de pensée de ces
femmes " forcement manipulées puisque femmes aliénées
", et de rester sourd à leur égard. Pour le plus
grand profit de ces fameux des groupes " communautaristes politico-religieux
" ? Plus grave sans doute, des centaines de jeunes filles portant
le voile, tout en vivant de manière ouverte dans la société
qui est la leur, semblent plus poser de problèmes que des
centaines de cas de mariages forcés, des milliers de femmes
menacées de mutilations sexuelles, des dizaines de milliers
de femmes à qui l'on interdit la liberté d'agir dans
la société, et des centaines de milliers de cas d'injures
et de violences sexistes
VIII Faut il craindre les mouvements politico-religieux
quand ils sont musulmans?
L'islamisme radical est-il toujours caché derrière
le voile ? Les femmes portant hijab ses avant-gardes ? La véritable
fonction de la loi est-elle de lui faire barrage ? Pour répondre
à ces questions il convient de comprendre qui sont ces groupes
communautaristes politico-religieux.
Auparavant peut être est-il nécessaire de rappeler
quelques évidences. La politique est l'art de gérer
la cité. Elle suppose une volonté qui, en démocratie,
doit être la résultante du débat ou s'affrontent
positions et intérêts divers, et de gestion des conflits.
Les convictions les plus affirmées doivent s'adapter, confrontée
d'une part à la manifestations des convictions d'autrui et
d'autre part à la rigidité de réalité
de faits matériels qui viennent problématiser ces
convictions. Un acteur politique qui se réclame d'un idéal
politique sait qu'il devra composer avec une réalité
humaine. Un croyant n'a pas à considérer qu'il doit
composer en matière de foi, il peut la confronter à
d'autres croyances mais pas la diluer dans le compromis. La foi
religieuse peut-elle dans ces conditions se traduire en idéal
politique démocratique? Si c'est la foi qui devient vérité
politique alors la politique cesse d'être humaine .Nous savons
d'ailleurs qu'une telle foi peut se passer de Die u et que le scientisme,
le socialisme, le nationalisme, sont pour certains devenus des religions
athées. Mais le croyant peut aussi exercer sa raison, raison
qu'il partage avec celui dont les croyances sont différentes
et qui leur permettent de communiquer. L'éthique de croyant
" raisonnable " conciliera ses convictions religieuses
et ses pratiques sociales séculières. C'est ainsi
que des partis ou mouvements sociaux, se fondant en partie ou en
totalité sur une éthique d'origine religieuse, se
développent dans toute la variété de la gamme
des positionnements politiques possibles démocratique ou
non. On trouve donc des mouvements, partis, associations, syndicats,
chrétiens, bouddhistes, hindouistes, vaudous, juifs, musulmans,
etc., démocratiques et d'autres totalitaires.
Dans le cas des musulmans ce processus a pris des formes historiques
particulières. Il y eu à l'origine un Etat-empire
arabe et musulman (le christianisme primitif n'a d'abord pas constitué
un état, le judaïsme n'a jamais régit un empire),
puis de multiples empires musulmans, arabes ou non. Mais ensuite
la grande majorité des musulmans ( et la quasi totalité
des Arabes ) ont été soumis au joug de puissances
coloniales issues du monde chrétien. Seule la Turquie, et,
dans une certaine mesure seulement, l'Iran et l'Afghanistan ainsi
que certaines parties de la péninsule arabique, ont échappé
à ce destin. Les peuples musulmans ont vécu ensuite
l'aventure de la décolonisation, dont les idées forces,
socialistes et nationalistes étaient extérieures au
champ religieux. Cela ne signifie pas que l'Islam en tant que tel
ait perdu toute prégnance politique. C'est au sein de la
résistance au colonialisme qu'est apparu l'islam politique
moderne, d'abord avec la Nadah (renaissance) de Say ed El Afghani,
Mohamed Abdu ou Rachid Rida à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe, puis plus tard avec la fondation de la
confrérie des Frères Musulmans par Hassan El Banna
en 1928. L'influence croisée de l'islam traditionaliste local
et de cet islam politique moderne a été sensible au
sein de nombreux mouvements nationalistes et socialistes des pays
musulmans, à commencer par le Front de Libération
National algérien dont les combattants de la guerre de 1954-62
se désignaient eux même du terme religieux de Moujahidins.
Après la décolonisation, les régimes nationalistes
et socialistes n'ont pas pu ou pas su répondre aux espérances
des peuples. Il en a résulté la crise, et souvent
le discrédit, des idéologies laïques et universalistes
nationalistes et socialistes, au profit de l'islamisme. Ce processus
a été fortement accéléré diverses
formes " d'islamisation " des régimes des pays
concernés, favorisée par l'argent et l'influence religieuse
du royaume ultra conservateur e t pro-occidental d'Arabie saoudite.
Cette évolution sera suivi e progre ssivement par la plupart
des régimes nationalistes au fur et à mesure de leur
adhésion au camp occidental, les uns et les autres utilisant
un Islam d'Etat, comme instrument de pouvoir interne d'abord contre
la gauche socialiste et nationaliste puis plus tard contre les islamistes
radicaux devenus dangereux. Cet islam d'Etat prend, au pire l'obscurantisme
wahhabite saoudien comme référence, au mieux une sorte
de Nadah dégénérée, mais le plus souvent
extrêmement réactionnaire. C'est cet islam là
que l'on a coutume d'appeler en Occident " l'Islam modéré
". Il n'est pas indifférent de noter que les pays à
histoire singulière, l'Iran avec sa révolution islamique
particulière et la Turquie avec sa sécularisation,
ont suivi d'autres voies.
De doctes savants nous expliquent que l'Islam, parce qu'il confond
pouvoir temporel et spirituel, serait réfractaire à
la démocratie et justifient leurs dires par des événements
d'il y a un bon millier d'année. La séquence historique
pertinente n'est pas celle des siècles anciens mais du dernier
siècle, c'est celle que nous venons de décrire et
la confusion volontaire entre spirituel et temporel n'est pas le
fait d'un Islam atemporel mais celui de l'activité contemporaine
et concrète des régimes pro-occidentaux " modérés
", maîtres des écoles, surveillants des prêches
des mosquées, législateurs des codes de la famille,
etc. Comment la dernière phase de cette séquence historique
s'est-elle déroulée en France ? Nous avons déjà
évoqué le tournant de la " marche des beurs ",
qui a inscrit la deuxième génération de l'immigration
dans le paysage français et par voie de conséquence
un Islam de France ancré de manière permanente et
bien différent de ce qui prévalait jusqu'alors. Car
cette deuxième génération française
n'abandonne pas toutes racines. Nous avons également évoqué
la désintégration de tout un pan de la société
française sous les coups du néo-libéralisme,
produisant divers effets selon les milieux, dont la montée
du Front National mais aussi une ré-islamisation prenant
vite une couleur particulière, tandis que les organisations
françaises issues du mouvement ouvrier reculaient dans les
cités, et que les organisations de l'immigration liées
à celui-ci peinaient à se renouveler. Le décor
est en place quand éclatent les premières affaires
de voiles à l'école en 1989.
A cette date l'Islam politique a déjà connu, depuis
la révolution iranienne dix ans plus tôt, tout un cycle
de développement dans le monde, mais il commence aussi à
marquer le pas, et les tendances radicales les plus violentes et
les plus nihilistes, appelons les " djihadistes ", se
développent. Tout cela n'est pas sans conséquence
en France. La " communautarisation " a déjà
commencée, elle n'est pas comme le croient nos " sages
"de la commission Stasi une effet de l'influence de la deuxième
intifada. D'ailleurs en matière d'influence extérieure,
le conflit israélo-palestinien, puis plus tard le 11 septembre
et ses conséquences ne sont pas les pas le seul à
jouer un rôle.
On sous-estime en particulier l'influence de la guerre civile algérienne.
Cette influence d'autant plus destructrice qu'il s'agit d'une guerre
médiatiquement voilée, connue par les témoignages
horribles de parents et amis, et qu'elle n'a pas fait l'objet d'une
prise en charge psychologique et politique collective. La diaspora
algérienne est restée tétanisée, la
solidarité qui s'est exprimée dans la société
française est demeurée bien faible (bien plus faible
à l'époque que celle qui à l'époque
à concernée la Bosnie), et les principales manifestations
de solidarité se sont voulues " républicaines
", c'est à dire qu'elles ont eu tendance à adopter
le point de vue algérien " éradicateur "
masquant les crimes des militaires algériens. La guerre civile
algérienne a donc fait l'objet d'un gigantesque refoulement
dans la société française comme pour exorciser
le fait que certains poseurs de bombes se réclamant des GIA
étaient français, que la sécurité militaire
algérienne disposait de complices français pour ses
coups tordus en France... Ce nouveau traumatisme algéro-français
est venu s'ajouter à celui de la guerre d'indépendance,
non encore soldé pour la génération précédente,
malgré les efforts des combattants de la mémoire pour
dévoiler la vérité sur le massacre du 17 octobre
1961 ou sur le drame des harkis. L'influence délétère
du non-dit sur l'Algérie s'est étendu bien au-delà
des jeunes d'origine algérienne. Elle a contribué
à entraîner quelques enfants perdus des banlieues françaises
vers le djihadisme. Auprès d'un très grand nombre
des jeunes en recherche de sens, elle a favorisé l'audience
des tendances islamistes conservatrices (mais non djihadistes).
Il convient à ce stade de préciser le vocabulaire,
souvent confus en la matière ou l'on parle d'intégrisme
(retour à l'intégrité du message), un mot importé
le catholicisme, ou de fondamentalisme ( retour aux fondements du
message ), un mot importé du débat dans le protestantisme.
La plupart des courants actifs dans la ré-islamisation sont
communément désignés par ces mots, alors qu'ils
se désignent souvent eux même comme " salafistes
" (en références aux salafs, les compagnons du
prophète qu'il convient d'imiter). Notons qu'un réformateur
de la Nadah ouvert comme Mohamed Abdu se réclamaient hier
d'un salafisme ce qu'un fanatique comme Oussama Ben Laden fait à
son tour avec un autre salafisme aujourd'hui: le retour aux valeurs
des compagnons du prophète peut signifier diverses postures
religieuses et politiques ! Enfin, il ne faut pas perdre de vue
que l'islam est d'abord structuré localement ( a fortiori
dans le cas d'un islam minoritaire et pluri-communautaire comme
en Fra nce), et que les frontières entre les différents
courants sont floues.
On peut donc distinguer : - Des mouvements laïcs, ou sans
références religieuses, mais intervenant dans de milieux
culturellement musulmans ou majoritairement musulmans tels que la
Fédération des tunisiens citoyens de deux rives (FTCR),
l'Association des travailleurs maghrébins en France (ATMF)
ou l'Association citoyenne des originaires de Turquie (ACORT) et
dans une autre configuration le Mouvement de l'Immigration et des
Banlieues (MIB). - Un Islam politique très large, c'est à
dire des musulmans qui tirent de l'Islam les fondements de leurs
interventions sociales et politiques. Les principales organisations
musulmanes françaises dont nous allons parler ci dessous
peuvent être classées dans cette catégorie.
- Au sein de cet islam politique ce que nous appellerons l'Islamisme
qui tend à confondre sphère religieuse et sociale,
et en tout cas procéder toute son action du message religieux
et se réclame souvent du Salafisme. L'influence islamiste
existe au sein des grandes organisations de l'Islam politique français.
- Au sein de l'Islamisme, les radicaux , en général
salafistes, qui rejettent les fondements même de la société
française, et dont certains (que nous avons appelé
djihadistes) prônent la violence. Ces radicaux demeurent peu
nombreux en France, à la marge ou le plus souvent à
l'extérieur des grandes organisations Dans le contexte social
de la France des années 80-90, et compte tenu des influences
extérieures déjà évoquées plusieurs
mouvements vont exercer une influence croissante. Mais encore une
fois on aurait tort d'imaginer que cette influence s'exerce à
travers des structures hiérarchisées et clairement
délimitées. L'Islam, surtout chez les jeunes, est
fait de multiples regroupements locaux plus ou moins formalisés
qui subissent des influences diverses et contradictoires.
L'influence la plus méconnue, pourtant très importante,
est celle des mouvements " piétistes ". Il s'agit
de mouvements qui ne se veulent pas politiques, évitent toute
confrontation avec les autorités civiles, et s'adressent
aux individus pour redonner sens à leur vie, notamment au
travers des prières et des rites et de l'observation stricte
de la morale prescrite. Des groupes piétistes se sont développés
aussi à la même époque en France au sein du
christianisme (notamment chez les catholiques le Renouveau Charismatique
et la communauté de l'Emmanuel) ou du judaïsme (les
Loubavitchs). Certains mouvement musulmans influencés par
le Soufisme, ou lié à lui, peuvent entrer dans cette
catégorie, avec des pratiques plus ou moins ouvertes par
rapport à la société environnante. Le mouvement
piétiste musulman, Foi et Pratique, pose, quant à
lui plus de problèmes car il enferme les musulmans par rapport
à leur environnement. Il s'agit de la branche française
du Jamâ'at Tabligh ( Mouve ment de la transmission ) un mouvement
de prédication (Da'wa) fondé dans les années
20 par cheikh Muhammad Ilyaas al-Kaandahlawee, un religieux de l'école
islamiste salafiste indienne Deobandie. Pas ce que l'on fait de
plus ouvert en Islam ! Les tablighis interviennent quotidiennement
en France contre les dealers dans les cités ou dans les prisons
et ont contribué, ces dernières, années au
formatage (sectaire) de nombreux jeunes imams.
L'Islam visible, celui des multiples associations locales, souvent
gérés par des immigrés de la première
génération, était plutôt dominé
par mouvements sous influence étatique marocaine : Fédération
Nationale des Musulmans de France ( FNMF ), algérienne :
l'Institut de la Mosquée de Paris ou turque : le Dyanet Vafhi,
professant un Islam généralement traditionnel, et
conservateur, respectueux des autorités. Lors des élections
du Conseil Français du Culte Musulman, la surprise est venue
du succès de l'Union des Organisations Islamiques de France
(UOIF) qui elle n'avait aucun lien avec les ambassades. L'Arabie
saoudite wahhabite (le forme la plus réactionnaire de l'Islam)
exerce une influence diffuse sur l'ensemble des organisations musulmanes,
grâce à ses libéralités financières
et surtout à la propagande omniprésente de la Ligue
Islamique Mondiale qu'elle contrôle, et notamment sur l'UOIF.
Ceci dit l'UOIF n'est pas wahhabite. Ce mouvement s'inscrit dans
le courant international des Frères Musulmans. En tant que
mouvement mondial, les Frères ne constituent pas une internationale
centralisée mais plutôt une nébuleuse assez
diverse, avec ses expressions variées, plus ou moins radicales
et plus ou moins conservatrices ou ouvertes. Partout le but des
Frères est moins de prendre le pouvoir que d'islamiser la
société, ce qui ne les empêche pas, le cas échéant,
d'inspirer des mouvements politiques. En Algérie les frères
pouvait se reconnaître dans le Front Islamique du Salut (interdit)
aussi bien que dans le Mouvement de la Société de
la Paix (légal) de feu Mahfoud Nahnah. En Palestine, le Hamas
est né de l'action des Frères, etc. En Europe Occidentale,
pays non-musulmans, les Frères ne cherchent, en principe,
ni à s'opposer aux autorités, ni à constituer
des partis politiques, mais à développer des activités
sociales et éducatives. Ainsi, aux yeux de bien des fidèles
, l'UOIF apparaît plus indépendante, plus jeune, plus
concerné par la société française d'aujourd'hui
et moins par le passé migratoire, que ses rivales, ce qui
explique son succès marqué par les rassemblements
annuels de milliers de partisans au Bourget et par le développement
de ses branches jeunes et femmes (Ligue Française de la Femme
Musulmane, Etudiants Musulmans de France, Jeunes Musulmans de France,
etc.), et certains militants de ces structures périphériques
peuvent adopter des attitudes différentes que celle de la
direction de l'UOIF (souvent plus ouvertes mais aussi parfois au
contraire plus sectaires).
Tout ce dont nous venons de parler est largement majoritaire dans
l'Islam Politique à la française. Ce qui ne signifie
pas que ces mouvements dominent les consciences des gens de culture
musulmane en France, loin de là. Bon nombre de musulmans
pratiquants et sans aucun doute la grande majorité des musulmans
peu ou pas pratiquants et des non croyant de culture musulmane sont
peu attirés, voir hostiles, à l'Islam Politique. Mais
celui-ci, dans sa diversité, progresse incontestablement
et devrait progresser davantage encore en réaction à
la loi anti-voile.
C'est pourquoi il est intéressant d'examiner d'autres mouvements
qui se développent récemment au sein même de
ce que nous avons appelé l'islam politique. Certains se réfèrent
à Tariq Ramadan. D'autres mouvements sont nés à
l'extérieur de l'islam politique d'origine mais tendent à
s'y intégrer. Si les seconds sont le plus souvent ignoré
les premiers font l'objet d'une intense campagne médiatique
de dénigrement de la part de courants laïques, républicains,
progressistes, féministes, etc. Etrange campagne en vérité,
qui cible ceux des mouvements musulmans qui cherchent leur voie
dans la laïcité et le progrès social, et ignore
pour l'essentiel les mouvements islamistes et conservateurs.
IX Faut il donc combattre sur deux fronts ?
On assiste ces dernières années à l'émergence
de nouveaux mouvements se réclamant de manière plus
ou moins explicitement de l'Islam, mais qui viennent de sphères
extérieures à l'Islam politique traditionnel. Ces
mouvements sont animés par des musulmans français
de diverses origines, qui ont parfois eu une expérience d'engagement
politique et associatif dans des grandes françaises (fréquemment
le Parti Socialiste, parfois le RPR, des groupes d'extrême
gauche ou les Verts) et qui semblent en être revenus aigris
ou mal à l'aise. Ces militants sont tentés de former
des mouvements communautaristes, en se présentant aux élections,
en s'inspirant d'exemple de lobbying anglo-saxon ou en croyant s'inspirer
de ce qu'ils perçoivent du judaïsme français
(il y a une tendance très forte dans les mouvements musulmans
à mythifier l'influence supposée du Conseil Représentatif
des Institutions juives de France -CRIF -). Ainsi le Parti des Musulmans
de France, implanté dans notamment en Alsace . Plusieurs
mouvements travaillent ensemble face au projet de loi anti-voile,
l'Union Française pour la Cohésion Nationale (UFCN
) crée récemment à Belfort, le Mouvement pour
la Justice et la Dignité (MJD) implanté en banlieue
parisienne, le regroupement intitulé Face au Racisme Ensemble
et Solidaires (FARES ) constitué en décembre 2003
ou l'on retrouve aussi la Ligue Internationale pour la Défense
de l'Islam et des Musulmans. L'audience de ces mouvements est encore
très limitée, mais il est fort possible qu'ils se
développent dans le climat de confusion actuelle. Malheureusement
leur trajectoire politique prend une direction funeste, tant les
références antisémites et les approximations
douteuses sont fréquentes quand ils parlent de solidarité
avec les Palestiniens, de même que la fréquentation
de certains d'entre eux avec des groupes comme La Pierre et l'Olivier,
qui n'a pas ménagé son soutien à Saddam Hussein
dans un passé récent. Assiste-t-on, à la naissance
de quelque chose qui ressemble (en heureusement moins important)
à ce qu' est la N ation of Islam le groupe sectaire et fascisant
qui s'est développé chez les Noirs américains
? Ou bien la fréquentation des autres mouvements permettra
à ces groupes, encore jeunes et faibles d'évoluer
dans d'autres directions ? Le positionnement de Tariq Ramadan est
tout autre. L'homme doit son prestige dans les milieux de l'Islam
non seulement à ses qualités intellectuelles propres,
mais aussi au fait qu'il est le petit fils d'Hassan El Banna, le
fondateur des Frères Musulman. Son père fut un Frère
écouté dans le mouvement, et son frère Hani
Ramadan y exerce aussi une influence. La voie développée
depuis une quinzaine d'année par Tariq Ramadan est différente.
Non qu'il remette en cause les fondements de l'Islam, Tariq Ramadan
est un musulman orthodoxe, mais parce que ses prise de positions
esquissent une voie originale: - Il se réclame fermement
de " l'ijtihad " ( l'interprétation ). Selon la
tradition de l'Islam sunnite institutionnel, les " portes de
l'ijtihad " ont été déclarées fermées
au Moyen Age fixant les interprétations licites aux quatre
écoles juridiques chacune dominante dans des régions
du monde différente Malekite, Chaféïte, Hanafites
et Hanbalites (de cette dernière procède la Wahhabisme).
Tariq Ramadan pense que l'interprétation des sources est
toujours justifiée car " dès l'origine, et jusqu'à
aujourd'hui, l'islam a toujours exigé de ses fidèles
de penser concrètement, rationnellement, leur rapport au
monde et à la société " ; - Il s'inscrit
dans la tradition de la Nadah, mais en fait une lecture ouverte
et moderne par rapport au monde tel qu'il est, un monde ou la division
traditionnelle entre le Dar al Islam (le monde islamique) et le
Dar al Arb (le monde de la guerre ou l'Islam est minoritaire) n'a
pas lieu d'être ; il lui oppose un monde unifiée du
Dar al Chaada (le monde du témoignage ) ou le rôle
du croyant est d'être témoin de sa foi devant les autres
(et non contre les autres). - Dans ces conditions la démocratie
telle qu'elle existe en Occident lui semble un régime bien
plus favorable que le despotisme qui règne dans la majorité
des pays musulmans, pour des raisons politiques mais aussi pour
des raisons religieuse (parce que la liberté d'expression
est la condition de l'ijtihad). - Enfin il appelle les croyant(e)s
à s'engager dans les mouvements politiques, civiques et sociaux
là ou ils se trouvent, y témoignant de l'éthique
musulmane (et non pour construire des mouvements musulmans) et,
dans une démarche proche de la théologie de la libération
chrétienne, il indique que cet engagement doit aller dans
le sens de la défense des pauvres et des opprimés.
Ses positions se sont affinées aux contacts de mouvements
militants de jeunes musulmans, notamment dans la région lyonnaise,
après l'échec de la marche des beurs. Certains, comme
le père Christian Delorme, ancien curé des Minguettes
ont critiqué alors sa démarche considérant
qu'il y avait là une islamisation du mouvement qui pouvait
s'avérer régressive. D'autres ont du mal à
comprendre que ce musulman orthodoxe, faisant face aux gardiens
de la doctrine musulmane, éprouve le besoin de justifier
ses positions avec des arguments de jurisprudence islamique qui
paraisse à leurs yeux " jésuitiques " (c'est
l'origine du malentendu sur le fameux " moratoire " au
sujet des violences conjugales faites aux femmes). Tous ne comprennent
pas que Tariq Ramadan s'exprime à l'intérieur de l'Islam
orthodoxe et prioritairement en direction des musulmans et qu'il
y est encore très minoritaire.
Tariq Ramadan n'est pas évidemment le seul " réformiste
" de l'Islam, ni dans le Monde, ni même en France. Les
militants laïques qui ne font pas de l'anti-islamisme primaire
lui opposent souvent le grand mufti de Marseille, Souheib Bencheikh,
philosophe intéressant au demeurant, dont le message leur
semble plus rationnel. Mais Souheib Bencheikh, lié au pouvoir
algérien, demeure socialement beaucoup plus conservateur,
il n'appelle pas à rejoindre le mouvement altermondialiste,
et ne fait pas des tournées de meetings dans les cités
lointaines avec Alain Gresh du Monde Diplomatique, pour expliquer
au jeunes spontanément " antifeujs " que la paix
est possible en Palestine sans détruire Israël. Surtout
Bencheikh a beaucoup moins d'influence que Ramadan dans la jeunesse.
Cette influence est réelle, amis il ne faut pas non plus
en exagérer l'importance. En effet des mouvements dynamiques
comme le Collectif des Musulmans de France, la coalition Résistance
Citoyenne, les " piétistes ouverts " de Participation
et Spiritualité, peuvent se reconnaître dans les propositions
de Ramadan et de la petite association Présence Musulmane
qu'il anime. Il est intéressant de noter que le travail commun
de membres de certaines de ces organisations avec la Ligue de l'Enseignement
au sein d'une commission " islam et laïcité "
est resté totalement occulté dans le débat
actuel.
Ceci-dit, il faut prendre en compte les effets de l'incroyable
passion qui a accompagné la participation de Tariq Ramadan
au deuxième Forum Social Européen de Paris Saint Denis
(faut-il rappeler qu'il avait participé au coté de
la ligue des Droits de l'Homme et d'autres ONG au premier Forum
à Florence) ? L'attaquer était un moyen pour certains
intellectuels de gauche de discréditer le mouvement altermondialiste,
entreprise entamée depuis des mois (au nom de la lutte contre
ce qu'Alain Finkelkraut appelle l'Islamogauchisme). Mais on a vu,
leur emboîtant le pas, des militants altermondialistes leur
emboîter le pas. Des Verts appeler haineusement à l'expulsion
de Ramadan du FSE au nom de la paix au Proche Orient ! Certaines
féministes en ont fait le diable incarné L'extrême
médiatisation et la polémique pourrait sembler profiter
à Tariq Ramadan, lui donnant une stature de représentant
de l'Islam politique qu'il n'a pas sur le terrain. Mais outre que
nul n'est à l'abri des effets pervers d'une " starification
", comme individu privé et comme personne publique,
celle-ci peut fort bien profiter à ses adversaires. Si le
sort réservé à un leader musulman qui cherche
le dialogue et l'engagement social dans le pluralisme, n'est que
démonisation et insulte, alors ceux qui, comme les Frères
Musulmans ne cherchent que l'hégémonie sur leur propre
communauté, et plus encore ceux qui, comme les Islamistes
salafistes les plus radicaux dénoncent la démocratie
et le dialogue s'en trouverons renforcés. Et d'autres, qui
n'auront retenu de Ramadan qu'une image déformée par
la loupe médiatique, bricoleront des identifications hasardeuses
et des communautarismes étranges. Evidemment Tariq Ramadan
n'est pas, pour les Musulmans ou pour les Arabes de France, ce que
Malcom X ou Martin Luther King ont été pour les Noirs
des Etats Unis, et ses exécutions médiatiques non
heureusement rien à voir avec les assassinats. Il n'empêche,
si demain surgit une sorte de Louis Farakan français (Farakan
est le très réactionnaire dirigeant de la Nation of
Islam noire américaine), les militants de gauche, féministes
et écologistes qui ont cru bien faire en lardant Tariq Ramadan
de flèches (heureusement verbales), y seront incontestablement
pour quelque chose.
Il faut donc combattre sur deux fronts, contre des islamistes radicaux
ennemis de la démocratie et malheureusement aussi contre
des ultra de la laïcité à qui des démocrates
laïcs aussi sincères qu'ignorants croient utile de prêter
main forte en érigeant une ligne Maginot légale X
Il est grand temps de dévoiler les lignes Maginot Le recours
à une loi anti-voile est, pour quelques partisans avoués
ou honteux de la guerre de civilisations, une arme anti-islam. Mais
pour la majorité de ses partisans c'est d'abord un aveu d'impuissance
et un constat d'ignorance ; impuissance contre une islamisation
qui paraît trop pencher vers l'islamisme, ignorance de la
réalité des mouvements en cours.
C'est presque de panique qu'il faudrait parler, tant la procédure
suivie a pris des formes tout à fait étranges que
curieusement peu de gens ont relevé. Devant le trouble provoqué
par quelques centaines de voiles, nous savons que le Président
a réuni une assemblée de sages et que celle-ci a remis
un rapport ; jusque là rien d'anormal, mais voilà
que ce même Président, tel un monarque d'ancien régime,
demande à son parlement de légiférer dans un
sens donné par lui ! En principe une telle initiative revient
au parlement lui-même. Peu de temps auparavant ce même
infaillible Président est allé encenser le dictateur
corrompu Ben Ali qui se targe d'être un modèle d'éradication
des islamistes. Et peu de temps après le gouvernement de
la République est allé solliciter une fatwa recteur
la Mosquée Al Azhar, qui n'est hélas pas le foyer
de rayonnement spirituel musulman que son prestige historique pourrait
faire croire; mais le haut-parleur de l'Islam d'Etat égyptien
rétrograde ! L'Im am Tantaoui sollicité par notre
ineffable ministre de l'intérieur, a d'ailleurs été
égal à lui-même en précisant que le voile
est obligatoire pour une musulmane, mais qu'en pays non musulman
une musulmane doit se plier aux lois de ce pays, inversement les
non-musulmans n'ayant pas à s'ingérer dans les affaires
des pays musulmans (sous entendu surtout en matière de droits
humains) : une actualisation de la division entre le Dar al Islam
et le Dar al Arb qui n'a rien de " modéré "
! Cet enchaînement d'événement désespère
les défenseurs des droits de l'homme dans le monde musulman
et fait ricaner les islamistes, mais les âmes perturbées
des laïcs français peuvent être rassurées
: tout est sous contrôle...
Malheureusement cette loi risque de fonctionner comme une ligne
Maginot: une défense rigide, contournée par ceux qu'elle
est censée contenir. Ce n'est hélas pas la seule ligne
Maginot mentale qui aujourd'hui sévit dans la conscience
républicaine. Avant la laïcité il y a eu "
l'indivisibilité de la République ", un autre
concept " essentiel " dont on ne sait pas très
bien ce qu'il signifie. Ernest Renan - cette foi ci du coté
de sa face lumineuse de philosophe républicain- définissait
le contrat politique et social de la république comme un
" plébiscite permanent qui unit les citoyens de France,
et ajoutait que celui-ci n'était ni éternel ni immuable.
Il est en effet aujourd'hui en pleine redéfinition. C'est
bien naturel en ces temps de mondialisation ou se conjuguent l'intégration
européenne et la montée en puissance des collectivités
locales. Les identités anciennes se recomposent, des groupes
revendiquent des droits trop longtemps bafoués. La République
française a eu ten dance à répondre de manière
crispée, reculant devant l'adoption des textes du Conseil
de l'Europe relatif aux minorités, hésitant avant
de ratifier la charte des droits de l'enfant de l'ONU au motif qu'il
s'agit d'accorder des droits particuliers et non généraux
! Cette crispation l'empêche de traiter correctement la situation
du peuple Corse au sein de la République depuis près
de trente ans et d'organiser l'autonomie qui prévaut dans
toutes les autres îles de la Méditerranée. Et
la ligne Maginot de l'indivisibilité produit depuis ses effets
: nationalisme dérivant, mainmise du clan sous couvert de
République. Elle conduit même certains hurluberlus
républicains à combattre le mouvement culturel breton
qui est pourtant une des belles aventures de renouveau et d'ouverture
que la France ai connu ces dernières années ! La confusion
est érigée en vertu, par la gauche et par la droite
: la France est une république laïque qui ne sait plus
très bien quel est le sens de la décisio n de séparation
des religions et de l'Etat qu'elle a prise, il y a un siècle.
C'est une République indivisible, ou l'on accepte le statut
concordataire des religions en Alsace Moselle, le statut personnel
musulman traditionnel à Mayotte, mais décentralisée,
sauf que cette décentralisation n'est pas la reconnaissance
des personnalités et des génies propres à chaque
lieu mais l'organisation de la confusion des (petits) pouvoirs enchevêtrés
des notables. Confusion qui entraîne ces referendums ratés
sur des mesures administratives, allant pourtant dans la direction
du bon sens, aux Antilles et en Corse.
Tout se passe comme-ci la République se sentait si affaiblie
dans ses fondements que ses défenses immunitaires contre
d'éventuel assaillants ne fonctionnaient plus. Une sorte
de le syndrome de l'affaiblissement des défenses immunitaires
acquises? En vérité les convulsions actuelles demeurent
parfaitement maîtrisables, mais la panique qui semble gagner
les esprits les plus pondérés et d'abord le symptôme
d'une maladie bien plus grave. Si beaucoup de gens ont l'impression
que les fondements du consensus républicain sont en cause
c'est pour un ensemble de raisons politiques et sociales. Politiques,
tant de nombreux militants, en particulier à gauche, semblent
désarmé devant le processus de recomposition de l'espace
politique, jadis bordé par l'Etat-nation, aujourd'hui multidimensionnel
avec ses espaces globaux, européens, nationaux et locaux.
Mais social aussi du fait de la rupture de plus en plus évidente
du contrat social construit après guerre, dans le sillage
de la Résistan ce et son remplacement par une atomisation
des personnes conformes aux dogmes néo-libéraux, avec
le développement de la précarité et l'accroissement
des inégalités. Un processus de dissolution de la
république bien plus préoccupant qu'une poussée
locale d'islamisme ou de nationalisme corse ou que la poussé,
beaucoup plus déstabilisante celle-là du populisme
d'extrême droite, toutes choses qui sont d'ailleurs, si l'on
réfléchit bien, les conséquence de ce processus
social dissolvant.
Même si ce n'est pas leur intention, ceux qui s'imaginent
que la loi va régler le problème contribuent à
jeter un voile pudique sur le fait que les forces politiques de
ce pays ne veulent pas ou ne savent pas comment combattre cette
" fracture sociale ". Il leur est beaucoup plus facile
de dévoiler le hijab, et de pratiquer une politique de gribouille
qui va laisser des dizaines de milliers des jeunes qui se réclament
de l'Islam en France, dont des milliers s'organisent, en ce moment
sous nos yeux, au travers de centaines de groupes et associations,
avec pour principaux interlocuteurs des islamistes sectaires. A
coup sur la République n'en sortira pas plus forte.
m u l t i t u d e s - i n f o s
Liste transnationale des lecteurs de "Multitudes" Site
Web de la revue multitudes :
http://multitudes.samizdat.net
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