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Origine : http://www.decroissance.info/Lire-Bernard-Charbonneau-La
« La protection de la nature suppose un minimum d’organisation,
mais celle-ci étant l’antithèse de la nature,
l’organiser équivaut le plus souvent à la détruire
».
« Nous courons d’abord le risque, non négligeable,
d’une destruction de l’homme par celle de son milieu
; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle
de société industrielle n’est rien, et qu’elle
vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique
et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser
au même rythme géométrique que sa destruction,
il n’en reste pas moins que, pour sauver l’homme d’une
destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation
totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle
et charnelle, sans laquelle le nom de l’homme n’est
plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel
dont nous sommes issus - si les données actuelles ne changent
pas -, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers
résolument artificiel, purement social. [...] Mais, tels
que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement
assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur
la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la
conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait
ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait
qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse
obscure que les insectes ».
Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone.
Publié pour la première fois en 1969, Le Jardin de
Babylone est parmi la vingtaine de livres de Bernard Charbonneau
[1] celui où il s’est plus particulièrement
attaché à montrer comment, après avoir ravagé
la nature, la société industrielle finissait de l’anéantir
en la « protégeant », en l’organisant.
Le « sentiment de la nature » et la compassion envers
elle, si présents chez les professionnels de l’écologisme
politique, étaient alors interprétés magistralement
comme le produit même des sociétés industrielles.
Et ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que
d’avoir dénoncé si tôt ce que devait nécessairement
devenir la « défense de la nature » dès
lors qu’elle séparait sa cause de celle de la liberté.
« L’indigne régression que constitue de ce point
de vue l’écologisme politique écrit ainsi les
éditions de l’encyclopédie des Nuisances, était
ainsi jugée là par avance » [2]. Charbonneau
écrivait ainsi au lendemain de la candidature de Dumont,
« la rapidité avec laquelle la société
industrielle a récupéré le mouvement écologique
s’explique par des raisons que l’on peut ramener à
deux : 1) Elle ne peut continuer quelque temps de plus à
détruire la nature que si elle contrôle un peu mieux
ses propres nuisances. Il est évident que si l’on ne
dépollue pas les rivières, les usines s’arrêteront
de tourner parce que l’eau deviendra inutilisable. Et cette
dépollution est appelée à devenir la grande
affaire de demain. 2) Dans la mesure ou le matériel humain,
notamment la jeunesse, réagit au monde invivable que lui
fait la croissance, il importe de contrôler ses réactions
en lui fournissant les divers placebos intellectuels qui les détourneront
dans l’imaginaire » [3]. On se demande parfois si les
illusionnés de la politique parmi nos actuels objecteurs
de croissance ne reproduisent pas à la lettre près
les mêmes travers et mêmes ambiguïtés que
Charbonneau analysait dans le « mouvement écologiste
» au milieu des années soixante-dix. La comparaison
est vraiment frappante.
Ecologie politique et totalitarisme : la décroissance politicienne
est-elle le « Nouvel Ordre écologique » ?
Partageant les critiques faites par son ami J. Ellul des «
illusions politiques » qui meuvent les politiciens de tous
bords et de trop nombreux « objecteurs de croissance »
[4], Charbonneau écrivait plus encore à l’encontre
de ses amis écologistes, que « si jamais, tentant de
vivre ce rêve jusqu’au bout, nous faisions de l’Eden
une réalité quotidienne, alors, il est probable qu’en
nous réveillant enfermés dans cet univers total, nous
découvrions l’enfer » [5]. En effet remarquait-il,
l’intégration prochaine du projet d’auto-limitation
de l’écologie politique radicale au Léviathan
techno-économique, risque bien d’être la dernière
pièce apportée au château fort mondial : le
sauvetage de la nature par son organisation ne sera que la poursuite
de la rationalisation toujours plus achevée des comportements
sociaux. Le moralisme écologiste aura alors pour seul visage
celui de la société totalitaire : une « organisation
sociale totale ». Car lorsque la raison humaine s’applique
avec les écologistes comme avec les politiciens de la décroissance,
à sauver l’étant naturel qu’elle estime
avoir malmené dans sa conquête technicienne, elle en
reste à une attitude naturelle face à la vie. Bien
que louable, cette attitude pourrait bien n’être en
fait que l’ultime péripétie de la même
entreprise d’arraisonnement de la nature qui a dirigé
l’ère industrielle. Ainsi, « ce seront les divers
responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage
du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront
la pénurie et la survie » [6]. Voilà résumé
ce qu’est au fond l’écologisme économiciste
et développementiste, comme celui qui va servir demain au
renforcement de la Méga-machine et qui nous affirme dès
aujourd’hui que « seule l’innovation peut vaincre
les réticences de ceux, majoritaires dans le monde, qui craignent
que la lutte pour le climat impose des restrictions négatives
pour la croissance, donc l’emploi. Il faut pouvoir les persuader
qu’une croissance " écologique ", économe,
est possible, qu’elle sera positive pour l’emploi et
qu’elle ne plongera pas le monde dans un malthusianisme dépressif
» [7]. W. Sachs montre lui aussi fort justement que les écologistes
dans leur projet éco-technocratique de faire de « la
planète un objet de gestion », ne marquent en rien
une rupture avec les pratiques existantes puisqu’en fin de
compte ils ne font que pousser à son terme la rationalisation
du monde déjà amorcée. « Puisque leur
sens écologique se contente d’une cure d’efficacité
pour les moyens et ne remet pas en question la croissance constante
des objectifs, ils ne peuvent s’empêcher de pousser
plus loin la rationalisation du monde au nom de l’écologie
» [8]. « Se dessine ainsi au nom de l’écologie
poursuit-il, l’occidentalisation du monde poussée plus
loin, un colonialisme culturel (non intentionnel) qui finalement,
se retourne contre l’objectif premier qui est de trouver la
paix avec la nature ».
Ainsi écrivait de façon des plus pertinentes l’objecteur
de croissance gascon à propos de l’écologisme
: « réaction contre l’organisation, le sentiment
de la nature aboutit à l’organisation ». Chaque
nouvelles propositions écologistes la plus politicienne qui
soit, consiste dans le renforcement de la Méga-machine, c’est-à-dire
le suréquiment de la forme-marchandise. Ainsi, « avec
la crise du pétrole on peut penser que l’énergie
solaire deviendra une réalité. Mais dans le cadre
du Développement elle ne remplacera pas le nucléaire,
elle si ajoutera » [9]. Et il en est de même avec la
fameuse « agriculture biologique » [10], les «
parcs naturels » ou encore les « énergies éoliennes
» industrielles que soutiennent par exemple un des innombrables
magazines de l’écologie marchande comme la revue Silence
[11] : « La campagne n’est campagne et le paysan, paysan,
écrit Charbonneau que s’il existe une agriculture qui
ne soit pas le simple prête-nom de l’industrie agrochimique.
Une agriculture tout court ; nul besoin de lui ajouter le qualificatif
de « biologique », c’est une tautologie puisque,
lorsqu’elle mérite son nom, elle est pour l’essentiel
une technique du vivant. (...) Le mythe du bio ne produit pas seulement
des aliments “ naturels ” , depuis qu’il est devenu
à la mode, il alimente aussi en rêves la nostalgie
de nature des sociétés industrielles. Toute frustration
[provoquée par le système industriel agro-chimique]
entraîne deux sortes de réactions : la volonté
active d’y mettre fin ou l’évasion dans l’imaginaire,
bien plus facile et à effet immédiat. C’est
pourquoi au totalitarisme industriel répliquent une mythologie
et une idéologie naturistes qui, elle aussi, nourrissent
le public d’ersatz en lui vendant de la nature trop chimiquement
pure pour être naturelle » [12].
Selon Charbonneau il n’y a donc pas de critère plus
sûr de la civilisation industrielle que le « sentiment
de la nature » si cher aux écologistes de caserne comme
aux politiciens de la décroissance. « D’instinct
poursuit-il, la société industrielle se défend
de cette puissance qui la menace, elle prend les devants pour la
contrôler, et dans cette entreprise d’intégration
trouve la complicité de individus. Les passionnés
de la nature sont en général à l’avant-garde
de sa destruction ». Ainsi la société de croissance
ne paie pas ses serviteurs pour rien. La politique, quand elle est
réduite à de la technique de gestion comme le faisait
remarquer Ellul, ou encore quand elle n’a fait que s’économiciser
un peu plus, n’est qu’une formidable illusion quand
elle n’est pas une véritable machine de guerre contre
ce qu’il reste de la vie sur Terre. La politique n’est
donc pas la solution pour la décroissance et les écologistes.
Bien au contraire. Car les risques d’un totalitarisme écologiste
sont certains, la politique fait donc partie intégrante du
problème écologique et humain que posent les sociétés
de croissance. Lorsque les scientifiques, les ingénieurs
et les politiques font bloc, ça ne présage en général
rien de bon... pour les humains. Voir les précédents
historiques : nazisme, communisme, Inquisition (les docteurs sont
des théologiens). Cela Charbonneau l’aura vu avant
tout les politiciens de l’écologie. Marqué par
son expérience de l’économie de guerre lors
du Premier conflit mondial, il rejoint la question fondamentale
que pose la philosophe Hanna Arendt au lendemain de la Seconde guerre
mondiale : après l’ère de la « politisation
totale », « la politique a-t-elle finalement encore
un sens ? » [13]. Dans « l’expérience des
formes des régimes totalitaires dans lesquelles c’est
l’existence tout entière des hommes qui a été
complètement politisée, ne laissant en conséquence
subsister absolument aucune liberté », « le doute
concernant la compatibilité de la politique et de la liberté,
la question de savoir si la liberté en général
ne commence pas précisément là où cesse
la politique, en sorte qu’il n’y a précisément
plus de liberté là où le politique ne trouve
nulle part sa fin et ses limites » s’imposent désormais
[14].
Et cette impérieuse nécessité de ne pas éliminer
la liberté en politisant l’écologie, aura été
tout le combat de Charbonneau. A contre-pied de l’ensemble
des politiciens de l’écologie (y compris et surtout
René Dumont), l’alliance de l’écologie
et de la liberté aura été le leitmotiv de toute
sa vie. Il commença alors la critique préalable du
totalitarisme, et en creux de l’écologie politique
étatique, dans son magnifique ouvrage intitulé L’Etat.
Il rejoint encore une fois la pertinence de l’analyse d’Arendt
qui écrivait que la question qu’elle posait - la politique
a-t-elle encore un sens ? -, « rend toute politique suspecte,
elle fait apparaître comme douteuse la comptabilité
de la politique et du maintien de la vie dans les conditions modernes,
et elle espère secrètement que les hommes se rendront
à la raison et se débarrasseront d’une manière
ou d’une autre de la politique avant qu’elle ne les
fasse tous périr. Mais l’on pourrait objecter que l’espoir
que tous les Etats dépérissent, à moins que
ce ne soit la politique qui disparaisse d’une manière
ou d’une autre, est utopique, et il est probable que la plupart
des gens seraient d’accord avec cette objection. Cela ne modifie
pourtant en rien poursuit Arendt, cet espoir et cette question »
[15]. Plaçant son projet en dehors de toutes propositions
politiques et étatiques qui ne font toujours que renforcer
l’organisation de la nature et rationaliser totalitairement
l’organisation écologiste et sociale de la société,
Charbonneau aura été ainsi le premier et l’unique
penseur écologiste anti-totalitaire.
Post-politique de décroissance : sortir de l’écologisme
politique comme de l’économie [16].
Ainsi donc comme le remarquait déjà l’Encyclopédie
des nuisances dans un texte qui a déjà aujourd’hui,
dix-sept ans, et intitulé « A ceux qui ne veulent pas
gérer les nuisances mais les supprimer », « la
censure de la critique sociale latente dans la lutte contre les
nuisances a pour principal agent l’écologisme : l’illusion
selon laquelle on pourrait efficacement réfuter les résultats
du travail aliéné sans s’en prendre au travail
lui-même et à toute la société fondée
sur l’exploitation du travail. Quand tous les hommes d’Etat
deviennent écologistes, les écologistes se déclarent
sans hésitation étatistes. Ils n’ont pas vraiment
changé, depuis leurs velléités " alternatives
" des années soixante-dix. Mais maintenant on leur offre
partout des postes, des fonctions, des crédits, et ils ne
voient aucune raison de les refuser, tant il est vrai qu’ils
n’ont jamais réellement rompu avec la déraison
dominante. Les écologistes sont sur le terrain de la lutte
contre les nuisances ce qu’étaient, sur celui des luttes
ouvrières, les syndicalistes : des intermédiaires
intéressés à conserver les contradictions dont
ils assurent la régulation, des négociateurs voués
au marchandage (la révision des normes et des taux de nocivité
remplaçant les pourcentages des hausses de salaire), des
défenseurs du quantitatif au moment où le calcul économique
s’étend à de nouveaux domaines (l’air,
l’eau, les embryons humains ou la sociabilité de synthèse)
; bref, les nouveaux courtiers d’un assujettissement a l’économie
dont le prix doit maintenant intégrer le coût d’un
" environnement de qualité ". On voit déjà
se mettre en place, cogérée par les experts "
verts ", une redistribution du territoire entre zones sacrifiées
et zones protégées, une division spatiale qui réglera
l’accès hiérarchisé à la marchandise-nature.
Quant a la radioactivité, il y en aura pour tout le monde.
Dire de la pratique des écologistes qu’elle est réformiste
serait encore lui faire trop d’honneur, car elle s’inscrit
directement et délibérément dans la logique
de la domination capitaliste, qui étend sans cesse, par ses
destructions mêmes, le terrain de son exercice. Dans cette
production cyclique des maux et de leurs remèdes aggravants,
l’écologisme n’aura été que l’armée
de réserve d’une époque de bureaucratisation,
ou la rationalité est toujours définie loin des individus
concernés et de toute connaissance réaliste, avec
les catastrophes renouvelées que cela implique » [17].
Dans les pas de Charbonneau, la décroissance ne peut alors
qu’être à l’opposé de l’actuelle
régression de l’écologisme politique. Il s’agit
ainsi de sortir des faux choix immanents au système de la
société de croissance et d’abord remettre en
question la domination et l’aliénation politique. Faire
en sorte que l’on ne puisse « programmer l’espérance
» et le sauvetage de la Planète, comme l’on organiserait
un défilé des Jeunesses Ecologistes marchant au pas.
Seule une position résolument hors système, à
la fois contre le mythe occidental de la croissance comme métaphore
biologique du « développement », et contre la
politique comme sphère autonome surplombant et logicialisant
la société, sera à même de faire dérailler
la société de la croissance de la valeur. Sans remettre
en cause l’ontologie politique de la modernité, la
mouvance pour la décroissance risque en effet de ne proposer
que le renforcement du processus moderne de rationalisation des
rapports sociaux marchands (toujours plus cohérents et efficients
car toujours plus spectaculaires) en tenant compte des capacités
d’auto-limitation des individus.
La politique des valeurs, de l’auto-limitation et la nécessaire
responsabilisation de chacun doit-elle être posée en
terme de politique instrumentale séparée d’avec
notre propre vie, demandaient Charbonneau et J. Ellul ? Quelles
que soient les bonnes intentions de ceux qui croient encore incarner
une pseudo « écologie politique antitotalitaire »
avec des instruments comme l’Etat (social), la Loi et le Droit,
la pente réactionnaire ouvrant sur « l’éco-fascisme
» nous attend ici au coin de la rue si nous ne posons pas
de nouvelles questions, et si nous préférons par facilité
et par paresse, nous replier sur le catalogue du vieux monde des
idées toutes faites. Car comme le faisait encore remarquer
Charbonneau, à l’Etat libéral, « l’Etat
totalitaire n’est qu’une conclusion » [18]. Et
il en serait de même - et surtout - pour un Etat prônant
la décroissance « équitable » et «
humaniste ». Cela, Catherine Tarral en a déjà
fait longuement la remarque à certains des politiciens de
la décroissance, en leurs disant que « l’essentiel
de leurs propositions était des propositions réglementaires
qui supposaient un Etat et même un Etat fort. A aucun moment
ces auteurs [Helena Norbert-Hodge, François Schneider, Vincent
Cheynet, Mario Buonatti, Paul Ariès, Bruno Clémentin,
etc] ne semblent se poser la question de la nature de l’Etat,
de l’appareil coercitif indispensable à l’application
des mesures parfois rudes qu’ils préconisent, ils n’imaginent
pas non plus apparemment que l’Etat pourrait ne pas être
l’instrument adéquat d’une entreprise de libération
de l’humanité » [19]. Charbonneau en juillet
1974 dans La Gueule Ouverte, faisait les mêmes remarques mais
à propos de nos écologistes de l’époque
(René Dumont) : « Bien des mouvements d’opposition
et même des révolutions sont ambigus. Autant ils détruisent
une société, autant ils regénèrent le
gouvernement, l’économie, la morale, l’armée
et la police. L’histoire de l’U.R.S.S. en est un bon
exemple. Elle a réussi un renforcement de l’Etat et
de la société russes que le régime tsariste
était impuissant à réaliser. Le ‘‘
mouvement écologiste ’’ n’échappe
pas à cette ambiguïté, surtout en France »
[20].
La décroissance ne servira-t-elle finalement qu’à
repeindre en vert les guérites de l’ « économie
inventée » [21] ? Sera-t-elle le nouveau gadget idéologique
du système dominant pour en gérer toujours mieux les
contradictions, un énième cache-misère dont
la fausse rapidité spectaculaire est marquée au fer
de l’effroyable lenteur de ce qui inlassablement essaie péniblement
de se faire passer pour un renouvellement [22] ? L’écologisme
a toujours donné l’impression depuis les années
70 qu’il était en train de nous envoyer la marchandise
ultime. Et là encore dans le renouvellement des mots que
le Spectacle diffuse et renouvelle par stocks trimestriels, le «
mot-obus » a trop souvent été présenté
par nos actuels écologistes comme la revente à l’étalage
de l’antiproductivisme économiciste de leurs aînés,
argutie sur ce qui continue à flotter à la surface
gélatineuse du Spectacle, c’est-à-dire qui ne
met jamais en cause les « catégories de base de l’économie
» (A. Jappe). Pour les écologistes en effet, cette
vieille énormité crevée qu’est l’économie,
« reste très importante » comme écrit
l’écologiste traditionnel Vincent Cheynet. Il est donc
temps de liquider l’écologie quand la myopie économiciste
reprend du poil de la bête. L’artificialisation et la
méga-machinisation de nos vies en une sphère d’interdépendances
générale et de plus en plus planétaire, où
nous sommes toujours plus irresponsables à mesure que nous
devenons impuissants, voilà l’ennemi à abattre
! L’autonomie du monde de la production comme les écologistes
ne connaîtront plus de répits. Car le politique dans
son stade moderne d’économicisation achevée,
n’est que l’autre visage de la marchandise à
renverser. Le dégonflement des rôles entretenus par
la Séparation de la vie avec sa représentation (et
la victoire de cette dernière sur la première), précipite
dès lors le temps spectaculaire au profit de l’espace
d’un éternel présent vivant. Le rôle (économique,
politiste, social, syndical... c’est-à-dire machinal
et machinique) laisse sa place à une « forme-de-vie
» décroissante.
La décroissance de l’empreinte écologique de
nos sociétés par une « sortie de l’économie
» (S. Latouche), c’est-à-dire la sortie des conditions
de possibilité de l’échange marchand, ne peut
ainsi qu’impliquer derechef la sortie de l’ontologie
politique de la modernité qui n’est que le suréquipement
de la marchandise. A moins de verser dans un éco-totalitarisme
de décroissance qui n’aura même plus le bénéfice
d’avoir le « visage humain » de l’écologisation
de l’économie chère au cybernétique Georgescu-Roegen.
Avec Charbonneau et pour la décroissance, la politique est
ainsi très loin d’être la solution, elle est
au contraire la partie intégrante du problème que
posent les sociétés de croissance [23]. L’après-développement
ne peut ainsi qu’ouvrir selon les termes de Robert Kurz, que
sur l’horizon « post-politique » de la décroissance
comme sur celui de « l’après-développement
». Car la modernité politique fait partie intégrante
de la « Grande mue », parce que l’autonomie du
politique et l’autonomie de l’économique sont
l’avers et le revers d’une même monnaie, la mise
en branle de la mégamachinisation de nos vies. Si la question
politique se pose pour la décroissance, elle se pose en de
tout autres termes que ceux des politiciens de la décroissance
et de l’écologie politique. C’est de notre capacité
pratique et intellectuelle à penser le mouvement de sortie
de la croissance économique en dehors des termes de l’autonomie
du politique, qu’il découlera que la décroissance
renforcera ou non l’actuelle poursuite du processus totalisant.
Plus que la question de la politique, dé-penser et ré-inventer
le politique est ainsi bien au cœur de la décroissance
[24].
Clément Homs. Janvier 2007.
[1] On se reportera à l’ouvrage désormais de
référence sur Charbonneau, Daniel Cérézuelle,
Bernard Charbonneau. Ecologie et Liberté, Parangon, Coll.
L’après-développement, 2006.
[2] Présentation par l’Encyclopédie des Nuisances
de l’ouvrage de Charbonneau, Le Jardin de Babylone, in Catalogue
2005 des éditions.
[3] B. Charbonneau, « Le mouvement écologiste mise
en question ou raison sociale », in La Gueule ouverte n°21,
juillet, 1974, p. 24.
[4] Jacques Ellul, L’illusion politique, La Table ronde,
2004.
[5] B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Encyclopédie
des nuisances, 2002, p. 18.
[6] B. Charbonneau, Le Feu vert. Auto-critique du mouvement écologiste,
p. 131.
[7] Dans l’éditorial du journal Le Monde du 5 février
2007, qui depuis 5-6 mois s’est lui aussi converti à
prôner aux milieux des machinistes et « propriétaires
de la société » (Max Weber) comme l’ont
toujours fait nos écologistes politiciens comme « alternatifs
», le nouveau paradigme écologiste de la gouvernance
mondiale au sein de la Méga-machine techno-économique
: l’écologisme économiciste, c’est-à-dire
le nouvel âge de la forme-marchandise dans son suréquipement
écologique. La planète devient un nouveau objet de
gestion, car il s’agit maintenant de rentabiliser le changement
climatique.
[8] Wolfgang Sachs, Des ruines du développement, Ecosociété,
1996, p. 76. p73-74 pour la citation suivante.
[9] B. Charbonneau, Le Feu vert, op. cit., p. 129
[10] Bernard Charbonneau condamne fortement l’agriculture
biologique, il écrit ainsi qu’elle « s’efforce
de commercialiser des produits aussi naturels que possible, comme
Nature et Progrès, trop soucieuse d’orthodoxie, elle
ne peut fournir qu’une faible part du marché alimentaire
; et elle n’évitera pas d’être plus ou
moins victime d’une pollution généralisée.
Par ailleurs, ayant un complexe d’infériorité
vis-à-vis de l’agronomie et de l’agrochimie officielles
- quelle a le tort de qualifier de « classiques » alors
qu’elles sont exactement le contraire - et se voulant crédible,
elle leur emprunte, outre leur langage, leurs critères de
productivité et de rentabilité. Demandant plus de
travail pour des rendements ordinairement plus faibles, l’agriculture
bio est obligée de vendre ses produits nettement plus cher
que les autres. Elle s’enferme ainsi dans un ghetto qui écoule
sa marchandise dans la bourgoisie. Cette production marginale ne
concurrence donc en rien celle de l’agrochimie qui est prête
à l’intégrer dans son système en lui
accordant un label de « produit naturel » décerné
par le service dit « des fraudes » parce qu’il
sert les fraudeurs industriels du faux poulet ou du faux pain. Et
un beau jour, déjà proche, les trusts-de-la-bouffe-lourde
complèteront la gamme de leur production en réservant
un banc à l’agriculture biologique dans leurs supermarchés.
Celle-ci jouera ainsi dans l’alimentation le même rôle
que le parc national dans le tourisme : la réserve alimentaire
justifiera l’abandon de tout le reste à l’industrie.
Comme c’est déjà le cas pour certains produits,
comme le vin, elle contribuera à faire éclater le
marché entre le secteur de la qualité d’appellation
contrôlée pour les riches et de la quantité
non-contrôlée pour les pauvres. Ce qui signifie la
distinction radicale de la société en classes, la
fin de la fête populaire quotidienne, réduite en pilule
de survie. » in Bernard Charbonneau, Sauver nos régions.
Ecologie, régionalisme et sociétés locales,
Sang de la Terre, 1991, chapitre 10 « Les pieds sur Terre
», p.179.
[11] On verra par exemple l’article de Bertrand Louart, «
Silence, on tourne ! Lettre Ouverte à la revue écologiste
Silence ! et aux admirateurs des éoliennes industrielles
récement construites en France », in revue Notes et
Morceaux choisis, Bulletin n°5, février 2002. Que l’on
peut lire à l’adresse suivante : http://netmc.9online.fr/
[12] Bernard Charbonneau, Sauver nos régions. Ecologie,
régionalisme et sociétés locales, Sang de la
Terre, 1991, chapitre 10 « Les pieds sur Terre », p.178.
[13] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Seuil,
1995.
[14] H. Arendt, ibid., p. 65
[15] H. Arendt, ibid, p. 66.
[16] Pour un plus ample développement de la perspective
post-politique, voir mon texte (à paraître), «
Que la vie l’emporte sur sa représentation. Brèves
remarques sur les illusions politiques et des moyens impolitiques
de s’en débarrasser », revue Entropia, mars 2007.
[17] Encyclopédie des nuisances, « A ceux qui ne veulent
pas gérer les nuisances mais les supprimer », in Revue
de L’EDN, janvier 1990. Article que l’on retrouve sous
forme de brochure sur le site infokiosque.net et le site decroissance.info.
[18] B. Charbonneau, L’Etat, Economica, Paris, 1987, p. 235.
[19] Catherine Tarral, « La décroissance, l’économie,
l’Etat », in revue Notes et morceaux choisis, Editions
de La Lenteur, décembre 2006. Une version initiale est également
parue dans le Bulletin de La Ligne d’Horizon et sur le site
internet decroissance.info.
[20] B. Charbonneau, « Le ‘‘ mouvement écologiste
’’ mise en question ou raison sociale », in La
Gueule Ouverte, juillet 1974, n°21.
[21] Voir S. Latouche, L’invention de l’économie,
Albin Michel, 2005.
[22] On peut voir par exemple l’article de Bertrand Louart,
« La Décroissance, le journal de l’Ordre »,
paru dans la revue Notes et Morceaux choisis, n°7, op. cit.
[23] On peut voir aussi le chapitre « La politique n’est
pas la solution » in Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise.
Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003.
[24] Cf. par exemple S. Latouche dans son livre, Le pari de la
décroissance, Fayard, 2006, qui aborde ainsi la question
de la relocalisation du et de la politique.
le vendredi 6 avril 2007
par Clément Homs
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