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Origine : envoi mail
Un extrait d'un chapitre du Jardin de Babylone,repris et mis en forme
(retapé) par Clement Homs
Dans l’état actuel de l’homme, il n’y a
pas de critères plus sûr de la civilisation industrielle
que le « sentiment de la nature » - car il n’est
pas encore devenu raison. Les progrès de l’un suivent
rigoureusement ceux de l’autre, en même temps que celui-ci
ouvre la voie à celle-là. En matière de nature,
la seconde société industrielle [la société
industrielle des loisirs naturisés] est encore plus exigeante
que la première. L’âge du plastique aime la «
belle matière », la pierre nue ou les bois mal équarris,
et nous les conservons au xylophène. Amateurs d’art
brut, nous ornons notre living de souches ou de cailloux qui ne
sont plus des objets d’art mais des jeux de la nature. A la
pureté, mécanique ou chimique, des produits industriels,
nous préférons l’impure pureté du vivant.
Nous salons nos mets avec du sel gris, et nous mangeons du «
pain paysan » cuit au feu de bois et non au mazout ; mais
depuis qu’il n’y a plus de campagne c’est à
Paris qu’il faut le chercher. Riches, nous payons très
cher le luxe de la pauvreté : les paniers, les pots, la bure
fabriqués à la main.
Au prolétariat tout ce qui est neuf, net et verni ; à
l’ « Elite » tout ce qui est vieux, rugueux, écaillé.
Comme nos bourgeois collectionnaient les vieilles armoires de leurs
métayers, nos industriels s’installent dans leurs «
fermettes » : si l’évolution continue l’ancienne
maison du pauvre vaudra plus cher que la villa du riche.
Il ne s’agit pas ici de réaction, mais bien au contraire
d’un maximum de civilisation. Seulement le naturisme moderne
est loin d’être conscient de cette contradiction. Réaction
instinctive contre le monde actuel, il en refuse les vices, et surtout
les vertus : la raison, la critique méthodique ; et jouant
sur les deux tableaux, il esquive les choix entre la nature et l’antinature.
Aussi le « sentiment de la nature » est-il dupé,
intégré dans l’ensemble qui l’engendre.
De fait individuel, il devient fait économique et social,
une industrie et une institution ; et une des forces de destruction
les plus actives de la nature, car la nature est directement son
objet.
Parce que l’individu moderne aime la virginité, s’il
reste un lieu vierge, il s’y porte aussitôt pour le
violer ; et la démocratie exige que les masses en fasse autant.
Et les premières atteintes sont les sociétés
naturelles : quand le costume et la danse sacralisés par
la tradition ne sont plus qu’un décor fourni par Cook.
La vraie banlieue, parfois la plus hideuse mais toujours la plus
décomposée, se rencontre plutôt à Saint-Trop’
qu’à Drancy ; car ici le mensonge est l’industrie
locale. L’avion fait de Papeete un autre Nice, c’est-à-dire
un autre Neuilly. Mais alors pourquoi y aller ? Ce qui rend les
voyages si faciles les rend inutiles. Les temps sont proches où,
si on veut fuir les machines et les foules, il vaudra mieux passer
ses vacances à Manhattan ou dans la Ruhr.
Aujourd’hui sites et monuments sont plus menacés par
l’admiration des masses que par les ravages du temps. On voit
venir le moment où les lieux les plus célèbres
se reconnaîtront au fait que la visite en est interdite :
déjà le souffle des multitudes a failli détruire
Lascaux. Comme le goût de la nature se répand dans
la mesure où celle-ci disparaît, et qu’il contribue
à la faire disparaître, des masses de plus en plus
grandes s’accumulent sur des espaces de plus en plus restreints
; et il devient nécessaire de défendre la nature contre
l’industrie touristique aussi bien que chimique. Il faut réglementer,
et de plus en plus strictement, le camping, la cueillette des fleurs.
Mais le besoin d’un libre contact avec la nature étant
le motif profond de ce retour, il perd aussi sa raison d’être.
A quoi bon fuir la ville, si c’est pour se réveiller
dans un square, sous le regard d’un gardien ?
D’instinct, la société industrielle se défend
de cette puissance qui la menace, elle prend les devants pour la
contrôler, et dans cette entreprise d’intégration
trouve la complicité des individus. Les passionnés
de la nature sont en général à l’avant-garde
de sa destruction : dans la mesure où leurs explorations
préparent le tracé de l’autostrade, et où
ensuite pour sauver la nature ils l’organisent. Ils ouvrent
la voie à leurs risques et périls, en solitaires ;
mais comme toute personne est un acteur en puissance, il faut qu’ils
l’annoncent à un public avide de dépaysement.
Ils écrivent un livre ou font des conférences pour
convier l’univers à partager leur solitude : rien de
tel qu’un navigateur solitaire pour rassembler les masses.
Qui triche, les masses ou le misanthrope, dont l’entreprise
est financée par l’Etat ou les grandes sociétés
? Quand on aime une vierge, pourquoi par charité ne pas la
faire connaître à tout le monde ? En payant bien entendu,
car il faut bien vivre. Quand on a la passion de la nature, pourquoi
ne pas en faire profession, comme d’autres font profession
de l’Art ? Mais la société ne paye pas ses serviteurs
pour rien. Ainsi l’amoureux du désert fonde une société
pour la mise en valeur du Sahara. Le campeur passionné, assagi
par l’âge, s’avise de tirer profit de son goût
des plages désertes qu’il découvrit autrefois,
et il fonde un village de toile avec Rothschild. Le fanatique de
la faune africaine organise des safaris à deux mille dollars,
où il mène des managers pressés droit au gîte
du dernier lion. Il fallait des années pour connaître
les détours d’un torrent, désormais manuel ou
guides permettront au premier venu de jouir du fruit que toute une
vie de passion permettait juste de cueillir ; mais il est probable
que ce jour-là ce fruit disparaîtra.
De tels hommes font connaître ce qu’ils aiment, ce
qui est bien naturel ; et ils en sont récompensés
par la notoriété et l’argent. Ce marin passionné
des choses de la mer a été le premier à pénétrer
dans le « monde du silence » - et c’est ainsi
que le silence a été rompu. L’univers sous-marin
était sa vocation, il s’y est consacré. Plus
il faut aller traquer la nature en des lieux inhumains, plus il
faut d’organisation et de machines : une escalade pyrénéenne
est une promenade, une ascension himalayenne à la fois une
offensive militaire et une entreprise industrielle – à
plus forte raison est-ce le cas d’une exploration sous-marine.
Comme le commandant Cousteau était actif et habile, il a
su intéresser à son œuvre les trusts et les gouvernements,
qui lui ont fourni des fonds considérables pour réunir
une équipe, et construire des engins de plus en plus coûteux
parce que de plus en plus perfectionnés. Et pour faire connaître
le « monde du silence », il tourna un film qui fit beaucoup
de bruit. Ainsi se multiplient les pêcheurs sous-marins qui
détruisent la faune côtière de la Méditerranée,
et les forages des sociétés pétrolières
peuvent souiller les eaux de la plate-forme continentale. Demain
ce sera le tour de la mer Rouge. Le commandant Cousteau est un des
premiers responsables d’une évolution que sans doute
il déplore. Je sais qu’il a vivement protesté
contre le déversement des déchets atomiques en Méditerranée
: la physique nucléaire n’est pas sa spécialité.
Ainsi ce qui naît de la ville et de l’industrie est
réintégré par l’industrie et la ville.
L’adversaire de la société moderne, et son fondateur
? Le réactionnaire et le progressiste ? Le puritain qui se
veut païen contre son christianisme intime ? C’est le
romantique moderne dont Rousseau fut l’étonnant prototype
; théoricien de la nature et de la révolution, il
avait déjà réalisé toutes nos contradictions.
L’ingénieur qui détruit la nature, et le promeneur
qui l’admire ? - C’est la même humanité,
souvent dans le même homme. M. le directeur général
de l’E.D.F. a stoppé sa DS, et il déplore sincèrement
la disparition de la cascade de Lescun ; j’oubliais de vous
dire qu’il n’est pas ici en tournée mais en vacances.
Ainsi, réaction contre l’organisation, le sentiment
de la nature aboutit à l’organisation. La passion spontanée
devient une science et une technique, le jeu une poursuite du profit
ou du pouvoir : le loisir un travail. Alors la nature se transforme
en industrie lourde, et le groupe de copains en administration hiérarchisée
dont les directeurs portent le pagne ou le slip comme d’autres
le smoking. Les dernières plages ou les dernières
clairières de forêts deviennent des villes ; la Nature
aboutit à l’Anti-nature : à la société.
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Extrait de l’ouvrage de B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone,
Encyclopédie des nuisances, 2002 (1969), p. 205-208.
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