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Origine:
http://agora.qc.ca/encyclopedie/index.nsf/Impression/Agriculture--Wendell_Berry_et_Bernard_Charbonneau_critiques_de_lindustrialisation_de_lagriculture_par_Daniel_Cerezuelle
Wendell Berry et Bernard Charbonneau, critiques de l'industrialisation
de l'agriculture
Daniel Cérézuelle
Sujet : Wendell Berry, Bernard Charbonneau, agriculture industrielle,
paysage, terre, beauté, incarnation, nature, campagne, lieux
communs
Extrait
« Pour Charbonneau comme pour Berry, l’agro-industrie
est incapable d’assurer correctement les diverses fonctions
d’une véritable agriculture; l’uniformité
et la laideur des paysages qu’elle engendre sont le symptôme
d’une relation unidimensionnelle et déséquilibrée
entre l’homme et une terre qu’il n’habite plus
mais se borne à exploiter. »
Présentation
Voici un rapprochement prometteur. Si deux auteurs, l'un américain,
l'autre français, ignorant tout l'un de l'autre, ont pu défendre
des idées convergentes sur tant de questions cruciales, il
est permis d'espérer que leur vision du monde finira par
s'imposer.
Texte
« Je ne connaissais rien de Wendell Berry lorsqu’il
y a trois ans un de mes amis américains m’a prêté
trois livres de cet auteur: The Unsettling of America (1977; abréviation
: UoA), Home Economics (1987) et What are People for ? (1990). J’ai
lu ces livres avec beaucoup d’intérêt et de plaisir
: pour la première fois, je rencontrais un auteur américain
qui, contre le développement apparemment inexorable de l’agriculture
industrielle, assumait de manière explicite la défense
de ce que l’on peut appeler une agriculture paysanne –
ce qui ne veut pas dire passéiste. J’ai été
frappé par la convergence des réflexions de cet auteur
américain avec celles d’un auteur français que
je connais très bien : Bernard Charbonneau, qui a lui aussi
critiqué l’industrialisation de l’agriculture
et prôné la défense ou plutôt la restauration
d’une agriculture paysanne. Les livres de Wendell Berry (né
en 1934), rédigés à partir des années
soixante-dix, sont très connus dans les milieux environnementalistes
anglo-saxons mais, sauf erreur de ma part, ils ne sont pas encore
traduits en français. De leur côté, Le jardin
de Babylone (1969; abréviation : JdB) et Tristes campagnes
(1973), les deux principaux livres de Bernard Charbonneau (1910-1996)
sur la nature et la campagne, n’ont guère eu de succès,
sont très mal connus du public francophone et totalement
ignorés du monde anglo-saxon. Ces deux auteurs ne se connaissaient
pas mais les points communs ne manquent pas. La réflexion
de ces deux penseurs est nourrie par la connaissance intime d’un
terroir : le Kentucky pour l’un, le Béarn pour l’autre.
Tous deux observent que le modèle productiviste d’une
agriculture industrielle est intenable non seulement écologiquement
mais aussi humainement; tous deux en concluent – avec des
arguments parfois très proches – à la nécessité
de préserver, voire d’inventer, un rapport non-industriel
à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des
ressources naturelles, le maintien des sociétés locales
et l’épanouissement des individus.
Je ne procéderai pas ici à une comparaison systématique
des deux œuvres mais j’évoquerai simplement quelques-unes
de leurs idées, pour montrer que ces deux pensées
sur la campagne et sur le sens humain de l’agriculture sont
en dialogue et sans le savoir se répondent. Bien entendu,
ils ne disent pas la même chose – auquel cas il suffirait
de présenter un seul de ces auteurs –, on peut relever
des différences importantes dans le style de leur réflexion
sur le progrès industriel, et ils ne mettent pas l’accent
sur les mêmes valeurs. Berry écrit au nom de la nécessité
d’une tradition, du respect d’un ordre naturel, de la
communauté, de la formation du caractère. Charbonneau
écrit au nom de la liberté individuelle, de la créativité
collective et de l’importance du plaisir des sens dans notre
rapport au monde. Il n’en reste pas moins que leurs pensées
sur la question de l’agriculture vont dans le même sens.
La lecture de ces deux auteurs devrait apporter des repères
précieux à tous ceux qui cherchent à situer
le problème de la modernisation de l’agriculture dans
le contexte plus global du développement de la civilisation
industrielle et de ses effets déshumanisants.
Wendell Berry et Bernard Charbonneau, critiques de l'industrialisation
de l'agriculture
Daniel Cérézuelle
http://agora.qc.ca/encyclopedie/index.nsf/Impression/Agriculture--Wendell_Berry_et_Bernard_Charbonneau_critiques_de_lindustrialisation_de_lagriculture_par_Daniel_Cerezuelle
Wendell Berry et Bernard Charbonneau, critiques de l'industrialisation
de l'agriculture
Daniel Cérézuelle
Wendell Berry, Bernard Charbonneau, agriculture industrielle,
paysage, terre, beauté, incarnation, nature, campagne, lieux
communs
Extrait
« Pour Charbonneau comme pour Berry, l’agro-industrie
est incapable d’assurer correctement les diverses fonctions
d’une véritable agriculture; l’uniformité
et la laideur des paysages qu’elle engendre sont le symptôme
d’une relation unidimensionnelle et déséquilibrée
entre l’homme et une terre qu’il n’habite plus
mais se borne à exploiter. »
Présentation
Voici un rapprochement prometteur. Si deux auteurs, l'un américain,
l'autre français, ignorant tout l'un de l'autre, ont pu défendre
des idées convergentes sur tant de questions cruciales, il
est permis d'espérer que leur vision du monde finira par
s'imposer.
Texte
« Je ne connaissais rien de Wendell Berry lorsqu’il
y a trois ans un de mes amis américains m’a prêté
trois livres de cet auteur: The Unsettling of America (1977; abréviation
: UoA), Home Economics (1987) et What are People for ? (1990). J’ai
lu ces livres avec beaucoup d’intérêt et de plaisir
: pour la première fois, je rencontrais un auteur américain
qui, contre le développement apparemment inexorable de l’agriculture
industrielle, assumait de manière explicite la défense
de ce que l’on peut appeler une agriculture paysanne –
ce qui ne veut pas dire passéiste. J’ai été
frappé par la convergence des réflexions de cet auteur
américain avec celles d’un auteur français que
je connais très bien : Bernard Charbonneau, qui a lui aussi
critiqué l’industrialisation de l’agriculture
et prôné la défense ou plutôt la restauration
d’une agriculture paysanne. Les livres de Wendell Berry (né
en 1934), rédigés à partir des années
soixante-dix, sont très connus dans les milieux environnementalistes
anglo-saxons mais, sauf erreur de ma part, ils ne sont pas encore
traduits en français. De leur côté, Le jardin
de Babylone (1969; abréviation : JdB) et Tristes campagnes
(1973), les deux principaux livres de Bernard Charbonneau (1910-1996)
sur la nature et la campagne, n’ont guère eu de succès,
sont très mal connus du public francophone et totalement
ignorés du monde anglo-saxon. Ces deux auteurs ne se connaissaient
pas mais les points communs ne manquent pas. La réflexion
de ces deux penseurs est nourrie par la connaissance intime d’un
terroir : le Kentucky pour l’un, le Béarn pour l’autre.
Tous deux observent que le modèle productiviste d’une
agriculture industrielle est intenable non seulement écologiquement
mais aussi humainement; tous deux en concluent – avec des
arguments parfois très proches – à la nécessité
de préserver, voire d’inventer, un rapport non-industriel
à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des
ressources naturelles, le maintien des sociétés locales
et l’épanouissement des individus.
Je ne procéderai pas ici à une comparaison systématique
des deux œuvres mais j’évoquerai simplement quelques-unes
de leurs idées, pour montrer que ces deux pensées
sur la campagne et sur le sens humain de l’agriculture sont
en dialogue et sans le savoir se répondent. Bien entendu,
ils ne disent pas la même chose – auquel cas il suffirait
de présenter un seul de ces auteurs –, on peut relever
des différences importantes dans le style de leur réflexion
sur le progrès industriel, et ils ne mettent pas l’accent
sur les mêmes valeurs. Berry écrit au nom de la nécessité
d’une tradition, du respect d’un ordre naturel, de la
communauté, de la formation du caractère. Charbonneau
écrit au nom de la liberté individuelle, de la créativité
collective et de l’importance du plaisir des sens dans notre
rapport au monde. Il n’en reste pas moins que leurs pensées
sur la question de l’agriculture vont dans le même sens.
La lecture de ces deux auteurs devrait apporter des repères
précieux à tous ceux qui cherchent à situer
le problème de la modernisation de l’agriculture dans
le contexte plus global du développement de la civilisation
industrielle et de ses effets déshumanisants.
Réenraciner l’économie
Pour Wendell Berry, le mouvement d’industrialisation fait
obstacle à un besoin profond de l’homme : celui d’établir
un rapport de familiarité avec le monde, et de s’enraciner
dans un pays (home land). Ce désir d’établir
un rapport domestique avec la terre a été l’un
des moteurs de la colonisation américaine et de la création
de communautés rurales. Mais le mouvement de conquête
du continent et d’exploitation industrielle de ses ressources
a entraîné la fragmentation et le démantèlement
de ces communautés locales ainsi que des embryons de culture
domestique qu’elles avaient élaborés. Très
tôt, dans le Nouveau Monde, la productivité originelle
de la terre et des peuples va être mise au pillage au profit
des valeurs abstraites de l’économie industrielle.
Deux modèles économiques vont s’opposer : l’un
basé sur l’exploitation de la terre, l’autre
sur l’entretien (nurture); à ces deux modèles
économiques correspondent deux types d’hommes : l’exploitant
et le cultivateur (nurturer), chacun étant animé par
un rapport au temps spécifique.
« Alors que l’exploitant ne se préoccupe que
de savoir ce que peut produire une terre et comment la faire produire
le plus vite possible, le cultivateur se pose une question bien
plus complexe et difficile : quelle est sa capacité de production,
c’est-à-dire combien peut-on en recueillir sans la
diminuer, que peut-elle produire indéfiniment sans faillir
? » (UoA, p. 7). Derrière ces deux types de rapports
au temps, Wendell Berry diagnostique deux modes de rapport à
l’être : la compétence de l’exploitant
concerne la construction d’une organisation, celle du cultivateur
concerne la réalisation d’un ordre; et Berry précise
: un ordre humain, c’est-à-dire un ordre qui sait composer
avec un autre ordre (en l’occurrence celui de la nature) et
avec le mystère, autrement dit avec la part d’inconnu
qui est inhérente à notre rapport au monde et que
le progrès scientifique déplace sans pouvoir jamais
l’éliminer. Or le triomphe du mode industriel d’exploitation
de la nature, s’il a permis une énorme croissance de
la productivité, a aussi des coûts. Féru d’agronomie,
mais aussi homme de la terre s’appuyant sur une connaissance
intime de son terroir, Berry décrit avec éloquence
certains des coûts matériels et des déséquilibres
écologiques qui résultent de l’industrialisation
de l’agriculture. Il ne se borne pas à incriminer la
seule recherche bornée du profit immédiat et il rappelle
que les ravages du productivisme agricole résultent d’un
état d’esprit qui est répandu dans toute la
société; en particulier, ces intérêts
risquent d’être portés à leur comble par
des politiques publiques qui ne voient plus dans l’agriculture
que l’outil d’une stratégie de puissance et qui
n’hésitent pas à parler de l’arme alimentaire.
De fait, animé par un sens aigu de la totalité, il
ne se borne pas à une approche professionnelle et spécialisée
et cherche à mettre en évidence les dimensions sociales,
culturelles voire spirituelles de cette évolution de l’agriculture
dont on ne retient trop souvent que les dimensions matérielles
et techniques. C’est ainsi qu’il n’hésite
pas à affirmer que les premières victimes de la révolution
agro-industrielle furent « le caractère et les communautés
»; c’est-à-dire les sociétés locales
avec leur culture et leur capacité à transmettre leurs
valeurs aux nouvelles générations.
Insistant sur la dimension spirituelle de la crise de l’agriculture,
Berry rappelle que cette dernière est à la fois une
cause et un effet de la civilisation industrielle et qu’elle
a son origine dans une rupture désastreuse (desastrous breach)
entre nos corps et nos âmes. Une conception désincarnée
de la liberté nous a fait perdre de vue la communion –
voire l’union – de la vie intérieure et de la
vie active (of the inner with the outer life). Nous avons voulu
délivrer l’homme du travail en cherchant la productivité
à tout prix. Or, « pour délivrer l’homme
du travail nous avons dégradé le travail au point
qu’il ne nous reste plus qu’à nous en évader.
Nous avons dégradé les produits du travail et nous
sommes à notre tour dégradés par eux »
(UoA, p. 12).
C’est pourquoi, écrivant au moment de la crise de
l’énergie des années soixante-dix, Berry affirme
vigoureusement que la réponse à cette crise de la
société industrielle ne consiste pas à produire
plus d’énergie mais à renoncer au productivisme
et au consumérisme, « car la raison de la crise de
l’énergie ce n’est pas la rareté, c’est
l’ignorance morale et la faiblesse de caractère. Nous
ne savons pas comment utiliser l’énergie, ni à
quoi l’utiliser et nous ne sommes pas capables de nous limiter
» (UoA, p. 13). Les réponses sont plutôt à
chercher dans notre histoire, qui nous donne l’exemple de
la capacité des hommes à s’établir en
ménageant la nature, en nouant avec elle un lien domestique.
Ce qu’il faut donc chercher, c’est d’abord un
style de vie dont chaque personne porte la responsabilité.
Ici, Berry retrouve les intuitions essentielles de certains des
non-conformistes des années trente, en particulier des fondateurs
du personnalisme gascon : Charbonneau et Ellul. Comme eux, et dans
des termes qu’ils n’auraient pas désavoués,
Berry affirme sa méfiance à l’égard des
réponses et des solutions institutionnelles et sa conviction
que la personne est la porte étroite par où on peut
trouver une solution à la crise de la civilisation moderne
: « Le seul moyen réel, pratique, créateur d’espoir,
pour remédier à la fragmentation qui est la maladie
de l’esprit moderne, consiste à emprunter une voie
humble et étroite; une voie à laquelle un gouvernement,
un service public, ne penseront jamais, bien qu’une personne
puisse y penser. On doit commencer par mettre en œuvre dans
sa vie les solutions privées qui pourront – mais seulement
ensuite – devenir des solutions publiques » (UoA, p.
23); et un peu plus loin il écrit : « Bien qu’un
usage responsable de la nature puisse être défini,
illustré et défendu par des organisations, il ne peut
pas être mis en œuvre et réalisé par celles-ci.
L’usage du monde est, en fin de compte, un problème
personnel et le monde ne pourra être conservé en bon
état que par le souci et le soin d’une multitude de
personnes. Cela veut dire que la possibilité du bien-être
du monde devra être inscrite dans le caractère des
personnes comme une priorité tout aussi claire et évidente
que la possibilité de ce que l’on appelle aujourd’hui
la « réussite personnelle ». Les organisations
peuvent promouvoir cette sorte de souci et de soin, mais elles ne
peuvent le réaliser » (UoA, p. 26). Pour Berry, c’est
donc par une conversion des valeurs de chacun que pourra être
atteint un rapport durable et épanouissant au monde.
Dans cette perspective, la défense d’un mode non-industriel
d’agriculture est un enjeu crucial qui a été
dramatiquement négligé par le mouvement environnementaliste.
En effet, Berry considère que les stratégies de protection
de la nature se sont fourvoyées en méconnaissant la
centralité de la question agricole, et il affirme au contraire
qu’il faut apprendre à envisager la crise écologique
comme une crise de l’agriculture et cesser de centrer la défense
de la nature sur la protection de certains sites et de certaines
espèces sauvages. En effet, l’environnementalisme est
victime à sa manière de la fragmentation qui est la
maladie de l’esprit moderne car il divise le pays en deux
domaines : celui des territoires que l’on souhaite conserver
car on s’y plaît (ce sont les zones de nature sauvage),
et le reste, qui est abandonné à l’exploitation
par d’autres. Or cette division, nous avertit Berry, est grosse
d’un désastre, car elle nous empêche de poser
le problème de l’usage que nous faisons de l’ensemble
du territoire. Selon lui, nous ne pouvons pas espérer ni
même souhaiter – pour des raisons à la fois pratiques
et humaines – préserver à l’état
sauvage plus qu’une petite partie du pays. Nous devons en
utiliser la plus grande partie et le seul moyen de sortir de cette
contradiction c’est de comprendre, d’imaginer et de
mettre en pratique la possibilité d’un usage attentionné
de la terre, usage attentionné dont l’exemple est donné
par l’agriculture paysanne, alors que l’agriculture
industrielle produit exactement le contraire. En effet, «
la terre est trop variée, en termes de composition, de climat,
de conditions, de relief, d’aspect, d’histoire, pour
qu’elle puisse se conformer à une pensée générale
et pour qu’une mise en valeur générale puisse
la faire prospérer. L’usage de la terre ne peut être
à la fois général et attentionné […]
Traiter chaque champ ou chaque partie de chaque champ sans attention
ce n’est pas de l’agriculture mais de l’industrie.
Un usage attentionné repose sur une connaissance intime,
sur une sensibilité aiguë et sur la responsabilité.
Lorsque cette connaissance (et du même coup l’usage)
est soumise à des règles générales,
des valeurs essentielles sont détruites. En même temps
que la maisonnée se transforme en une unité de consommation,
la ferme se transforme en usine avec des résultats désastreux
pour les deux. » (UoA, p. 31). De fait, Wendell Berry est
très sensible aux effets désorganisateurs de l’industrialisation
de l’agriculture non seulement sur la nature et les campagnes
mais aussi sur les groupes humains, et il décrit de manière
très intéressante – et touchante – la
décomposition des communautés rurales américaines
(en France on parlerait plutôt de « sociétés
locales ») qui en découle.
Nature et Liberté
Pour Bernard Charbonneau, c’est l’exigence de liberté
qui nous contraint à poser le problème de la protection
de la nature et des campagnes et, en fin de compte, à refuser
l’élimination de l’agriculture paysanne par l’agriculture
industrielle. Il est important de rappeler que Charbonneau a grandi
à l’ombre de la première grande guerre industrialisée
de 1914-1918. Très tôt, il acquiert la conviction que
cette guerre ouvre le règne de la soumission complète
de toute réalité à la logique technicienne
et industrielle, ce qu’il appelle la grande mue de l’humanité
et dont il souligne deux aspects, rendus clairement perceptibles
par la guerre. Premièrement, cette grande mue se caractérise
par une accélération de la montée en puissance
du pouvoir humain dans tous les domaines, ce qui entraîne
un bouleversement continuel de la nature et de la société,
bouleversement qui échappe au contrôle de la pensée
et finit par s’emballer comme un glissement de terrain qui
dévale sa pente par simple inertie. Deuxièmement,
l’exemple de la Première Guerre mondiale nous montre
aussi que la course aveugle à la puissance exige la saisie
de toute la population, de toutes les ressources industrielles,
mais aussi agricoles et forestières, de la totalité
de l’espace aussi bien que de la vie intérieure des
peuples, à qui on demande non seulement de participer par
leurs actes mais aussi de consentir intérieurement au conflit
et même de justifier la logique anonyme qui va les détruire.
La Première Guerre mondiale représente donc pour Charbonneau
la première expérience moderne d’un phénomène
social total qui, échappant à toute conscience personnelle,
laisse entrevoir la possibilité d’un suicide spirituel
de l’humanité : « Parce que notre puissance s’élève
à l’échelle de la terre nous devons régir
un monde, jusqu’au plus lointain de son étendue et
au plus profond de sa complexité. Mais alors l’homme
doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre
que le Créateur s’est imposé à lui-même.
Et le réseau des lois doit recouvrir jusqu’au moindre
pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation
l’inhumanité d’une police totalitaire à
celle d’une nature totale. » (JdB, p. 32).
C’est dès les années trente que Charbonneau
élabore sa réflexion sur la nature et la campagne,
réflexion qui fournit la substance du livre qu’il publiera
trente ans plus tard : Le jardin de Babylone. Pour lui, dans un
monde qui tend à devenir totalement organisé, la protection
de la nature est une nécessité non seulement pour
éviter des désastres écologiques et assurer
la sécurité de l’humanité, mais aussi
pour protéger le besoin humain de liberté. En effet,
être à la fois naturel et spirituel, l’homme
a un besoin vital de rencontrer une nature hors de lui, pour y éprouver
charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde.
À ce besoin, le milieu industriel et technicien moderne ne
peut répondre que d’une manière très
limitée et une artificialisation excessive du monde humain
finirait par engendrer la fin de la liberté humaine. C’est
pourquoi l’action environnementaliste doit apprendre à
maintenir un équilibre entre deux exigences également
nécessaires mais pourtant contradictoires : d’un côté
se libérer de la nature en exerçant un pouvoir sur
elle et d’un autre côté, choisir de limiter sa
puissance sur elle par besoin d’être libre dans la nature
: « Nous ne pouvons pas esquiver notre condition, notre chance
n’est pas plus dans le progrès que dans le retour à
la nature. Elle est seulement dans un équilibre précaire
entre la nature et l’artifice, que devra toujours maintenir
la veille de la conscience. » (JdB, p. 31).
De cet équilibre, Charbonneau nous dit qu’il n’existe
pas de modèle universel et intemporel mais que l’expérience
nous en donne des exemples. En effet, le plaisir des sens que nous
éprouvons dans certaines campagnes nous dit qu’un équilibre
délicat a été instauré et nous donne
des indications sur la relation d’alliance que nous devrions
établir avec la nature : « Nous avons vaincu la nature.
Aussi devons-nous apprendre à ne plus la considérer
comme l’ennemi que nous devons briser. Cette victoire fut
parfois mesurée, comme dans la campagne telle qu’elle
existe dans certains pays anciennement civilisés. En Europe,
en Asie, dans quelques rares contrées d’Afrique et
d’Amérique, l’homme s’est lentement soumis
à la nature autant qu’il l’a soumise. Et le paysage
est né de ce mariage où les champs et les haies épousent
les formes des coteaux, dont les vallées portent leurs fermes
et leurs villages aux mêmes points où les branches
portent leurs fruits. Et comme on ne saurait dire où commence
l’homme et où finit la nature dans le paysage, il est
impossible de distinguer le paysan du pays. » (JdB, p. 27).
« Qui considère la campagne dans nos pays d’Europe
ne voit ni l’homme ni la nature mais leur alliance »
(JdB, p. 79). Comme Wendell Berry, Bernard Charbonneau est très
critique à l’égard des politiques de protection
centrées sur la nature sauvage car ce faisant, on oublie
qu’en Europe, 90 % de l’espace est occupé par
la campagne. C’est pourquoi la manière dont nous cultivons
la terre est au moins aussi importante que la manière dont
nous protégeons les espaces sauvages; le genre d’agriculture
que nous mettons en œuvre détermine de manière
décisive notre relation quotidienne à la nature et
c’est une grave erreur que d’avoir négligé
le problème posé par la transformation de l’agriculture
en une industrie dont l’unique but est la production au moindre
coût d’aliments et de matières premières.
Or, nous rappelle Charbonneau, comme toute activité humaine
fondamentale, l’agriculture joue dans nos vies un rôle
pluridimensionnel et doit assurer plusieurs fonctions à la
fois.
L’agriculture ne produit pas seulement des aliments nécessaires
à la reproduction biologique de la vie humaine, elle a plutôt
pour vocation de produire des nourritures. Les produits de l’agriculture
devraient refléter la diversité des conditions naturelles
locales et il devrait en résulter une variété
de produits et de goûts différents selon les lieux.
Cette variété des produits devrait se traduire par
la variété des cuisines et des préparations
locales qui devraient exprimer les relations complexes qui relient
un individu à la nature, au terroir, au groupe social.
L’agriculture doit aussi assurer une fonction d’humanisation
et d’entretien de l’espace, au bénéfice
de l’ensemble de la société. Une authentique
agriculture doit garantir la reproduction à long terme des
ressources naturelles nécessaires à la vie humaine;
elle doit nous protéger contre la pollution des eaux, contre
une déforestation excessive, contre les inondations, l’érosion
et la perte des capacités productives du sol, etc. En humanisant
l’espace et en rendant nécessaire la présence
humaine sur tout le territoire, l’agriculture associée
à l’élevage permet une gestion permanente et
réellement « économique » non seulement
des ressources naturelles mais aussi des ressources humaines, car
elle évite la concentration des masses humaines dans un environnement
urbain saturé.
L’agriculture est aussi créatrice de paysages et la
mise en œuvre de la diversité de ses fonctions a pour
effet la diversité et la beauté de paysages dans lesquels
l’homme peut réellement se sentir chez lui. Charbonneau
insiste sur le fait que lorsque cette fonction de gestion du territoire
est délicatement accordée à la spécificité
locale des eaux, des sols, des climats et des variétés,
il en résulte une extraordinaire diversité des campagnes,
des paysages, des sociétés et des cultures locales.
Enfin, l’agriculture devrait avoir pour fonction d’atténuer
les coûts sociaux de l’industrialisation et de l’urbanisation,
en fournissant à une population nombreuse la possibilité
de vivre et de s’enraciner dans une campagne différente
de toutes les autres.
Pour Charbonneau comme pour Berry, l’agro-industrie est incapable
d’assurer correctement les diverses fonctions d’une
véritable agriculture; l’uniformité et la laideur
des paysages qu’elle engendre sont le symptôme d’une
relation unidimensionnelle et déséquilibrée
entre l’homme et une terre qu’il n’habite plus
mais se borne à exploiter. Pour Charbonneau, cette sur-technicisation
de l’agriculture a trois coûts qui sont trop souvent
passés sous silence. Le premier c’est l’extension
à la totalité du territoire des effets négatifs
de l’industrialisation : pollutions, enlaidissement et perte
de liberté. Le second c’est la perte de la diversité
des nourritures, des saveurs et des cuisines. Le troisième
c’est l’effacement de la diversité des sociétés
locales. C’est ce phénomène, qui tend hélas
à s’universaliser, qu’il analyse avec rigueur
et passion dans son beau livre Tristes Campagnes, en prenant l’exemple
de la campagne béarnaise qu’il a vue se décomposer
en trente ans.
C’est donc parce que l’homme ne peut pas plus se passer
de nature que de liberté que Charbonneau condamne l’industrialisation
de l’agriculture et nous invite à protéger et
à renouveler l’agriculture paysanne.
Un fond commun : le sens de l’incarnation
Les réflexions de Berry et de Charbonneau sur l’agriculture
sont donc très convergentes. S’il en est ainsi, ce
n’est pas seulement parce que ces deux auteurs seraient inspirés
par un même air du temps qui a d’abord mis à
la mode l’écologie puis la dénonciation incantatoire
des trusts et de la mondialisation. Chez eux, le fait de prendre
parti pour la campagne, et pour un certain type d’agriculture
que les autorités économiques considèrent comme
dépassé, correspond à un engagement sérieux
: l’un et l’autre ont choisi de vivre à la campagne
au moment où elle se dépeuple. S’ils défendent
tous les deux un mode paysan d’agriculture, c’est d’abord
parce qu’ils éprouvent un attachement charnel à
la beauté, à l’harmonie et à la diversité
des paysages qu’elle produit. Plus profondément encore,
s’ils considèrent que la question du devenir industriel
de l’agriculture pose à tous les hommes de ce temps
une question essentielle, c’est parce que la pensée
du chrétien Berry et celle de l’agnostique Charbonneau
sont nourries d’une même exigence spirituelle : à
savoir qu’il ne saurait y avoir de liberté qu’incarnée;
c’est en s’incarnant que la liberté est portée
à son plus haut point; c’est dans les tâches
apparemment les plus humbles que doivent prendre corps les aspirations
de l’esprit, c’est pourquoi la forme et les modalités
de la relation que l’homme entretient avec la terre ne doivent
pas être abandonnées aux seules lois de l’efficacité
technique et de la rentabilité. Ces deux auteurs nous invitent
plutôt à juger le devenir industriel et technicien
de l’agriculture en fonction des conséquences qui en
résultent pour la totalité de la personne. C’est
pourquoi tous les deux n’hésitent pas à aborder
le problème agricole du point de vue de la vie quotidienne
sensible. C’est l’attention à cette expérience
sensible et la conviction qu’elle est une des dimensions essentielles
de la vie humaine qui les portent à remettre en question
l’industrialisation agricole et à critiquer les modes
de pensée technocratique qui la légitiment. C’est
ainsi que dans un chapitre de What are People for ?, intitulé
The pleasure of eating, Wendell Berry montre que plutôt que
la science ce sont les sens qui fournissent la porte d’accès
à une relation équilibrée entre la pensée
et le monde. On retrouve exactement la même démarche
chez Bernard Charbonneau, qui a publié sous le titre de Notre
table rase (1974) tout un livre sur l’appauvrissement de la
vie sensible qui résulte de l’industrialisation de
l’agriculture et de l’affadissement des nourritures
qu’elle produit. Pour tous les deux, c’est l’attention
au plaisir subjectif de manger qui ouvre la voie d’une relation
équilibrée avec la nature : le personnel est la voie
d’accès à l’universel ! Point de vue qui,
au fond, récuse les prétentions du discours scientifique
à dire le dernier mot sur l’agriculture et la nourriture;
discours scientifique qui, touchant à des réalités
humaines, tourne vite au scientisme. Pour ces deux auteurs, au contraire,
seule la capacité de confronter l’expérience
à une vérité spirituelle permet à l’homme
de donner un sens à la connaissance et à l’action.
Il n’est donc pas étonnant que chacun à sa manière
ait médité sur la science et ses limites. Ainsi, Bernard
Charbonneau a rédigé un long essai, Ultima Ratio,
publié dans le volume Nuit et jour, science et culture (Economica,
Paris 1991) et Wendell Berry vient de publier une critique du scientisme
dans Life is a Miracle, an Essay Against Modern Superstition (Counterpoint,
2000). »
Dernière mise à jour: 23/10/2005 18:59:30
L'Encyclopédie de L'Agora - 2006
Pour Wendell Berry, le mouvement d’industrialisation fait
obstacle à un besoin profond de l’homme : celui d’établir
un rapport de familiarité avec le monde, et de s’enraciner
dans un pays (home land). Ce désir d’établir
un rapport domestique avec la terre a été l’un
des moteurs de la colonisation américaine et de la création
de communautés rurales. Mais le mouvement de conquête
du continent et d’exploitation industrielle de ses ressources
a entraîné la fragmentation et le démantèlement
de ces communautés locales ainsi que des embryons de culture
domestique qu’elles avaient élaborés. Très
tôt, dans le Nouveau Monde, la productivité originelle
de la terre et des peuples va être mise au pillage au profit
des valeurs abstraites de l’économie industrielle.
Deux modèles économiques vont s’opposer : l’un
basé sur l’exploitation de la terre, l’autre
sur l’entretien (nurture); à ces deux modèles
économiques correspondent deux types d’hommes : l’exploitant
et le cultivateur (nurturer), chacun étant animé par
un rapport au temps spécifique.
« Alors que l’exploitant ne se préoccupe que
de savoir ce que peut produire une terre et comment la faire produire
le plus vite possible, le cultivateur se pose une question bien
plus complexe et difficile : quelle est sa capacité de production,
c’est-à-dire combien peut-on en recueillir sans la
diminuer, que peut-elle produire indéfiniment sans faillir
? » (UoA, p. 7). Derrière ces deux types de rapports
au temps, Wendell Berry diagnostique deux modes de rapport à
l’être : la compétence de l’exploitant
concerne la construction d’une organisation, celle du cultivateur
concerne la réalisation d’un ordre; et Berry précise
: un ordre humain, c’est-à-dire un ordre qui sait composer
avec un autre ordre (en l’occurrence celui de la nature) et
avec le mystère, autrement dit avec la part d’inconnu
qui est inhérente à notre rapport au monde et que
le progrès scientifique déplace sans pouvoir jamais
l’éliminer. Or le triomphe du mode industriel d’exploitation
de la nature, s’il a permis une énorme croissance de
la productivité, a aussi des coûts. Féru d’agronomie,
mais aussi homme de la terre s’appuyant sur une connaissance
intime de son terroir, Berry décrit avec éloquence
certains des coûts matériels et des déséquilibres
écologiques qui résultent de l’industrialisation
de l’agriculture. Il ne se borne pas à incriminer la
seule recherche bornée du profit immédiat et il rappelle
que les ravages du productivisme agricole résultent d’un
état d’esprit qui est répandu dans toute la
société; en particulier, ces intérêts
risquent d’être portés à leur comble par
des politiques publiques qui ne voient plus dans l’agriculture
que l’outil d’une stratégie de puissance et qui
n’hésitent pas à parler de l’arme alimentaire.
De fait, animé par un sens aigu de la totalité, il
ne se borne pas à une approche professionnelle et spécialisée
et cherche à mettre en évidence les dimensions sociales,
culturelles voire spirituelles de cette évolution de l’agriculture
dont on ne retient trop souvent que les dimensions matérielles
et techniques. C’est ainsi qu’il n’hésite
pas à affirmer que les premières victimes de la révolution
agro-industrielle furent « le caractère et les communautés
»; c’est-à-dire les sociétés locales
avec leur culture et leur capacité à transmettre leurs
valeurs aux nouvelles générations.
Insistant sur la dimension spirituelle de la crise de l’agriculture,
Berry rappelle que cette dernière est à la fois une
cause et un effet de la civilisation industrielle et qu’elle
a son origine dans une rupture désastreuse (desastrous breach)
entre nos corps et nos âmes. Une conception désincarnée
de la liberté nous a fait perdre de vue la communion –
voire l’union – de la vie intérieure et de la
vie active (of the inner with the outer life). Nous avons voulu
délivrer l’homme du travail en cherchant la productivité
à tout prix. Or, « pour délivrer l’homme
du travail nous avons dégradé le travail au point
qu’il ne nous reste plus qu’à nous en évader.
Nous avons dégradé les produits du travail et nous
sommes à notre tour dégradés par eux »
(UoA, p. 12).
C’est pourquoi, écrivant au moment de la crise de
l’énergie des années soixante-dix, Berry affirme
vigoureusement que la réponse à cette crise de la
société industrielle ne consiste pas à produire
plus d’énergie mais à renoncer au productivisme
et au consumérisme, « car la raison de la crise de
l’énergie ce n’est pas la rareté, c’est
l’ignorance morale et la faiblesse de caractère. Nous
ne savons pas comment utiliser l’énergie, ni à
quoi l’utiliser et nous ne sommes pas capables de nous limiter
» (UoA, p. 13). Les réponses sont plutôt à
chercher dans notre histoire, qui nous donne l’exemple de
la capacité des hommes à s’établir en
ménageant la nature, en nouant avec elle un lien domestique.
Ce qu’il faut donc chercher, c’est d’abord un
style de vie dont chaque personne porte la responsabilité.
Ici, Berry retrouve les intuitions essentielles de certains des
non-conformistes des années trente, en particulier des fondateurs
du personnalisme gascon : Charbonneau et Ellul. Comme eux, et dans
des termes qu’ils n’auraient pas désavoués,
Berry affirme sa méfiance à l’égard des
réponses et des solutions institutionnelles et sa conviction
que la personne est la porte étroite par où on peut
trouver une solution à la crise de la civilisation moderne
: « Le seul moyen réel, pratique, créateur d’espoir,
pour remédier à la fragmentation qui est la maladie
de l’esprit moderne, consiste à emprunter une voie
humble et étroite; une voie à laquelle un gouvernement,
un service public, ne penseront jamais, bien qu’une personne
puisse y penser. On doit commencer par mettre en œuvre dans
sa vie les solutions privées qui pourront – mais seulement
ensuite – devenir des solutions publiques » (UoA, p.
23); et un peu plus loin il écrit : « Bien qu’un
usage responsable de la nature puisse être défini,
illustré et défendu par des organisations, il ne peut
pas être mis en œuvre et réalisé par celles-ci.
L’usage du monde est, en fin de compte, un problème
personnel et le monde ne pourra être conservé en bon
état que par le souci et le soin d’une multitude de
personnes. Cela veut dire que la possibilité du bien-être
du monde devra être inscrite dans le caractère des
personnes comme une priorité tout aussi claire et évidente
que la possibilité de ce que l’on appelle aujourd’hui
la « réussite personnelle ». Les organisations
peuvent promouvoir cette sorte de souci et de soin, mais elles ne
peuvent le réaliser » (UoA, p. 26). Pour Berry, c’est
donc par une conversion des valeurs de chacun que pourra être
atteint un rapport durable et épanouissant au monde.
Dans cette perspective, la défense d’un mode non-industriel
d’agriculture est un enjeu crucial qui a été
dramatiquement négligé par le mouvement environnementaliste.
En effet, Berry considère que les stratégies de protection
de la nature se sont fourvoyées en méconnaissant la
centralité de la question agricole, et il affirme au contraire
qu’il faut apprendre à envisager la crise écologique
comme une crise de l’agriculture et cesser de centrer la défense
de la nature sur la protection de certains sites et de certaines
espèces sauvages. En effet, l’environnementalisme est
victime à sa manière de la fragmentation qui est la
maladie de l’esprit moderne car il divise le pays en deux
domaines : celui des territoires que l’on souhaite conserver
car on s’y plaît (ce sont les zones de nature sauvage),
et le reste, qui est abandonné à l’exploitation
par d’autres. Or cette division, nous avertit Berry, est grosse
d’un désastre, car elle nous empêche de poser
le problème de l’usage que nous faisons de l’ensemble
du territoire. Selon lui, nous ne pouvons pas espérer ni
même souhaiter – pour des raisons à la fois pratiques
et humaines – préserver à l’état
sauvage plus qu’une petite partie du pays. Nous devons en
utiliser la plus grande partie et le seul moyen de sortir de cette
contradiction c’est de comprendre, d’imaginer et de
mettre en pratique la possibilité d’un usage attentionné
de la terre, usage attentionné dont l’exemple est donné
par l’agriculture paysanne, alors que l’agriculture
industrielle produit exactement le contraire. En effet, «
la terre est trop variée, en termes de composition, de climat,
de conditions, de relief, d’aspect, d’histoire, pour
qu’elle puisse se conformer à une pensée générale
et pour qu’une mise en valeur générale puisse
la faire prospérer. L’usage de la terre ne peut être
à la fois général et attentionné […]
Traiter chaque champ ou chaque partie de chaque champ sans attention
ce n’est pas de l’agriculture mais de l’industrie.
Un usage attentionné repose sur une connaissance intime,
sur une sensibilité aiguë et sur la responsabilité.
Lorsque cette connaissance (et du même coup l’usage)
est soumise à des règles générales,
des valeurs essentielles sont détruites. En même temps
que la maisonnée se transforme en une unité de consommation,
la ferme se transforme en usine avec des résultats désastreux
pour les deux. » (UoA, p. 31). De fait, Wendell Berry est
très sensible aux effets désorganisateurs de l’industrialisation
de l’agriculture non seulement sur la nature et les campagnes
mais aussi sur les groupes humains, et il décrit de manière
très intéressante – et touchante – la
décomposition des communautés rurales américaines
(en France on parlerait plutôt de « sociétés
locales ») qui en découle.
Nature et Liberté
Pour Bernard Charbonneau, c’est l’exigence de liberté
qui nous contraint à poser le problème de la protection
de la nature et des campagnes et, en fin de compte, à refuser
l’élimination de l’agriculture paysanne par l’agriculture
industrielle. Il est important de rappeler que Charbonneau a grandi
à l’ombre de la première grande guerre industrialisée
de 1914-1918. Très tôt, il acquiert la conviction que
cette guerre ouvre le règne de la soumission complète
de toute réalité à la logique technicienne
et industrielle, ce qu’il appelle la grande mue de l’humanité
et dont il souligne deux aspects, rendus clairement perceptibles
par la guerre. Premièrement, cette grande mue se caractérise
par une accélération de la montée en puissance
du pouvoir humain dans tous les domaines, ce qui entraîne
un bouleversement continuel de la nature et de la société,
bouleversement qui échappe au contrôle de la pensée
et finit par s’emballer comme un glissement de terrain qui
dévale sa pente par simple inertie. Deuxièmement,
l’exemple de la Première Guerre mondiale nous montre
aussi que la course aveugle à la puissance exige la saisie
de toute la population, de toutes les ressources industrielles,
mais aussi agricoles et forestières, de la totalité
de l’espace aussi bien que de la vie intérieure des
peuples, à qui on demande non seulement de participer par
leurs actes mais aussi de consentir intérieurement au conflit
et même de justifier la logique anonyme qui va les détruire.
La Première Guerre mondiale représente donc pour Charbonneau
la première expérience moderne d’un phénomène
social total qui, échappant à toute conscience personnelle,
laisse entrevoir la possibilité d’un suicide spirituel
de l’humanité : « Parce que notre puissance s’élève
à l’échelle de la terre nous devons régir
un monde, jusqu’au plus lointain de son étendue et
au plus profond de sa complexité. Mais alors l’homme
doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre
que le Créateur s’est imposé à lui-même.
Et le réseau des lois doit recouvrir jusqu’au moindre
pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation
l’inhumanité d’une police totalitaire à
celle d’une nature totale. » (JdB, p. 32).
C’est dès les années trente que Charbonneau
élabore sa réflexion sur la nature et la campagne,
réflexion qui fournit la substance du livre qu’il publiera
trente ans plus tard : Le jardin de Babylone. Pour lui, dans un
monde qui tend à devenir totalement organisé, la protection
de la nature est une nécessité non seulement pour
éviter des désastres écologiques et assurer
la sécurité de l’humanité, mais aussi
pour protéger le besoin humain de liberté. En effet,
être à la fois naturel et spirituel, l’homme
a un besoin vital de rencontrer une nature hors de lui, pour y éprouver
charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde.
À ce besoin, le milieu industriel et technicien moderne ne
peut répondre que d’une manière très
limitée et une artificialisation excessive du monde humain
finirait par engendrer la fin de la liberté humaine. C’est
pourquoi l’action environnementaliste doit apprendre à
maintenir un équilibre entre deux exigences également
nécessaires mais pourtant contradictoires : d’un côté
se libérer de la nature en exerçant un pouvoir sur
elle et d’un autre côté, choisir de limiter sa
puissance sur elle par besoin d’être libre dans la nature
: « Nous ne pouvons pas esquiver notre condition, notre chance
n’est pas plus dans le progrès que dans le retour à
la nature. Elle est seulement dans un équilibre précaire
entre la nature et l’artifice, que devra toujours maintenir
la veille de la conscience. » (JdB, p. 31).
De cet équilibre, Charbonneau nous dit qu’il n’existe
pas de modèle universel et intemporel mais que l’expérience
nous en donne des exemples. En effet, le plaisir des sens que nous
éprouvons dans certaines campagnes nous dit qu’un équilibre
délicat a été instauré et nous donne
des indications sur la relation d’alliance que nous devrions
établir avec la nature : « Nous avons vaincu la nature.
Aussi devons-nous apprendre à ne plus la considérer
comme l’ennemi que nous devons briser. Cette victoire fut
parfois mesurée, comme dans la campagne telle qu’elle
existe dans certains pays anciennement civilisés. En Europe,
en Asie, dans quelques rares contrées d’Afrique et
d’Amérique, l’homme s’est lentement soumis
à la nature autant qu’il l’a soumise. Et le paysage
est né de ce mariage où les champs et les haies épousent
les formes des coteaux, dont les vallées portent leurs fermes
et leurs villages aux mêmes points où les branches
portent leurs fruits. Et comme on ne saurait dire où commence
l’homme et où finit la nature dans le paysage, il est
impossible de distinguer le paysan du pays. » (JdB, p. 27).
« Qui considère la campagne dans nos pays d’Europe
ne voit ni l’homme ni la nature mais leur alliance »
(JdB, p. 79). Comme Wendell Berry, Bernard Charbonneau est très
critique à l’égard des politiques de protection
centrées sur la nature sauvage car ce faisant, on oublie
qu’en Europe, 90 % de l’espace est occupé par
la campagne. C’est pourquoi la manière dont nous cultivons
la terre est au moins aussi importante que la manière dont
nous protégeons les espaces sauvages; le genre d’agriculture
que nous mettons en œuvre détermine de manière
décisive notre relation quotidienne à la nature et
c’est une grave erreur que d’avoir négligé
le problème posé par la transformation de l’agriculture
en une industrie dont l’unique but est la production au moindre
coût d’aliments et de matières premières.
Or, nous rappelle Charbonneau, comme toute activité humaine
fondamentale, l’agriculture joue dans nos vies un rôle
pluridimensionnel et doit assurer plusieurs fonctions à la
fois.
L’agriculture ne produit pas seulement des aliments nécessaires
à la reproduction biologique de la vie humaine, elle a plutôt
pour vocation de produire des nourritures. Les produits de l’agriculture
devraient refléter la diversité des conditions naturelles
locales et il devrait en résulter une variété
de produits et de goûts différents selon les lieux.
Cette variété des produits devrait se traduire par
la variété des cuisines et des préparations
locales qui devraient exprimer les relations complexes qui relient
un individu à la nature, au terroir, au groupe social.
L’agriculture doit aussi assurer une fonction d’humanisation
et d’entretien de l’espace, au bénéfice
de l’ensemble de la société. Une authentique
agriculture doit garantir la reproduction à long terme des
ressources naturelles nécessaires à la vie humaine;
elle doit nous protéger contre la pollution des eaux, contre
une déforestation excessive, contre les inondations, l’érosion
et la perte des capacités productives du sol, etc. En humanisant
l’espace et en rendant nécessaire la présence
humaine sur tout le territoire, l’agriculture associée
à l’élevage permet une gestion permanente et
réellement « économique » non seulement
des ressources naturelles mais aussi des ressources humaines, car
elle évite la concentration des masses humaines dans un environnement
urbain saturé.
L’agriculture est aussi créatrice de paysages et la
mise en œuvre de la diversité de ses fonctions a pour
effet la diversité et la beauté de paysages dans lesquels
l’homme peut réellement se sentir chez lui. Charbonneau
insiste sur le fait que lorsque cette fonction de gestion du territoire
est délicatement accordée à la spécificité
locale des eaux, des sols, des climats et des variétés,
il en résulte une extraordinaire diversité des campagnes,
des paysages, des sociétés et des cultures locales.
Enfin, l’agriculture devrait avoir pour fonction d’atténuer
les coûts sociaux de l’industrialisation et de l’urbanisation,
en fournissant à une population nombreuse la possibilité
de vivre et de s’enraciner dans une campagne différente
de toutes les autres.
Pour Charbonneau comme pour Berry, l’agro-industrie est incapable
d’assurer correctement les diverses fonctions d’une
véritable agriculture; l’uniformité et la laideur
des paysages qu’elle engendre sont le symptôme d’une
relation unidimensionnelle et déséquilibrée
entre l’homme et une terre qu’il n’habite plus
mais se borne à exploiter. Pour Charbonneau, cette sur-technicisation
de l’agriculture a trois coûts qui sont trop souvent
passés sous silence. Le premier c’est l’extension
à la totalité du territoire des effets négatifs
de l’industrialisation : pollutions, enlaidissement et perte
de liberté. Le second c’est la perte de la diversité
des nourritures, des saveurs et des cuisines. Le troisième
c’est l’effacement de la diversité des sociétés
locales. C’est ce phénomène, qui tend hélas
à s’universaliser, qu’il analyse avec rigueur
et passion dans son beau livre Tristes Campagnes, en prenant l’exemple
de la campagne béarnaise qu’il a vue se décomposer
en trente ans.
C’est donc parce que l’homme ne peut pas plus se passer
de nature que de liberté que Charbonneau condamne l’industrialisation
de l’agriculture et nous invite à protéger et
à renouveler l’agriculture paysanne.
Un fond commun : le sens de l’incarnation
Les réflexions de Berry et de Charbonneau sur l’agriculture
sont donc très convergentes. S’il en est ainsi, ce
n’est pas seulement parce que ces deux auteurs seraient inspirés
par un même air du temps qui a d’abord mis à
la mode l’écologie puis la dénonciation incantatoire
des trusts et de la mondialisation. Chez eux, le fait de prendre
parti pour la campagne, et pour un certain type d’agriculture
que les autorités économiques considèrent comme
dépassé, correspond à un engagement sérieux
: l’un et l’autre ont choisi de vivre à la campagne
au moment où elle se dépeuple. S’ils défendent
tous les deux un mode paysan d’agriculture, c’est d’abord
parce qu’ils éprouvent un attachement charnel à
la beauté, à l’harmonie et à la diversité
des paysages qu’elle produit. Plus profondément encore,
s’ils considèrent que la question du devenir industriel
de l’agriculture pose à tous les hommes de ce temps
une question essentielle, c’est parce que la pensée
du chrétien Berry et celle de l’agnostique Charbonneau
sont nourries d’une même exigence spirituelle : à
savoir qu’il ne saurait y avoir de liberté qu’incarnée;
c’est en s’incarnant que la liberté est portée
à son plus haut point; c’est dans les tâches
apparemment les plus humbles que doivent prendre corps les aspirations
de l’esprit, c’est pourquoi la forme et les modalités
de la relation que l’homme entretient avec la terre ne doivent
pas être abandonnées aux seules lois de l’efficacité
technique et de la rentabilité. Ces deux auteurs nous invitent
plutôt à juger le devenir industriel et technicien
de l’agriculture en fonction des conséquences qui en
résultent pour la totalité de la personne. C’est
pourquoi tous les deux n’hésitent pas à aborder
le problème agricole du point de vue de la vie quotidienne
sensible. C’est l’attention à cette expérience
sensible et la conviction qu’elle est une des dimensions essentielles
de la vie humaine qui les portent à remettre en question
l’industrialisation agricole et à critiquer les modes
de pensée technocratique qui la légitiment. C’est
ainsi que dans un chapitre de What are People for ?, intitulé
The pleasure of eating, Wendell Berry montre que plutôt que
la science ce sont les sens qui fournissent la porte d’accès
à une relation équilibrée entre la pensée
et le monde. On retrouve exactement la même démarche
chez Bernard Charbonneau, qui a publié sous le titre de Notre
table rase (1974) tout un livre sur l’appauvrissement de la
vie sensible qui résulte de l’industrialisation de
l’agriculture et de l’affadissement des nourritures
qu’elle produit. Pour tous les deux, c’est l’attention
au plaisir subjectif de manger qui ouvre la voie d’une relation
équilibrée avec la nature : le personnel est la voie
d’accès à l’universel ! Point de vue qui,
au fond, récuse les prétentions du discours scientifique
à dire le dernier mot sur l’agriculture et la nourriture;
discours scientifique qui, touchant à des réalités
humaines, tourne vite au scientisme. Pour ces deux auteurs, au contraire,
seule la capacité de confronter l’expérience
à une vérité spirituelle permet à l’homme
de donner un sens à la connaissance et à l’action.
Il n’est donc pas étonnant que chacun à sa manière
ait médité sur la science et ses limites. Ainsi, Bernard
Charbonneau a rédigé un long essai, Ultima Ratio,
publié dans le volume Nuit et jour, science et culture (Economica,
Paris 1991) et Wendell Berry vient de publier une critique du scientisme
dans Life is a Miracle, an Essay Against Modern Superstition (Counterpoint,
2000). »
Dernière mise à jour: 23/10/2005 18:59:30
L'Encyclopédie de L'Agora - 2006
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