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Origine : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Incarnation--La_technique_et_la_chair_-_2e_partie_par_Daniel_Cerezuelle
La technique et la chair - 2e partie
Daniel Cérézuelle
Philosophe français
Sujet
Incarnation, dépersonnalisation technicienne, technique,
limite, puissance, liberté, sensibilité, union du
corps et de l'esprit, judéo-christianisme, progressisme
Extrait
« [...] prendre au sérieux l’exigence d’incarnation,
c’est être attentif au fait que dans une existence humaine
le rapport de l’esprit et de la chair est si étroit
et essentiel que ce qui advient au corps et aux sens de l’homme
affecte forcément l’esprit. L’homme étant
chair, sa puissance n’est pas neutre, l’action qu’il
exerce sur les choses, les modalités d’utilisation
de ses outils techniques, le type d’environnement qu’il
façonne, affectent sa sensibilité et retentissent
sur la qualité de sa vie intérieure. C’est pourquoi,
la liberté humaine ayant désormais le pouvoir de transformer
les conditions matérielles de la vie des hommes, il ne suffit
pas pour juger nos outils et les manières d’être
au monde qu’ils induisent qu’ils soient techniquement
et économiquement efficaces, encore faut-il qu’il que
leur usage ne nous amoindrisse pas dans la vie de notre corps et
de notre sensibilité. »
Présentation
Article rédigé en vue d'une communication au colloque
sur Jacques Ellul qui s'est tenu les 21 et 22 octobre 2004 à
l'université de Poitiers. Voir le programme du colloque.
La technique et la chair
De l’ensarkosis logou à la critique de la
société technicienne chez
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich
2e partie
Quelques remarques philosophiques
L’esprit du quotidien : Que ce soit chez Charbonneau, Illich
ou Ellul, la critique de la dépersonnalisation technicienne
est conduite au nom d’une exigence d’incarnation qui
s’enracine dans la tradition spirituelle judéo-chrétienne.
De ce point de vue leurs valeurs ne sont pas du tout originales
; ce qui est original par contre c’est leur détermination
à juger les aspects les plus quotidiens de la modernité
à l’aune de ces valeurs. Sans oublier que chez ces
trois auteurs cette critique a été d’abord motivée
par une révolte devant les conditions de la vie quotidienne
moderne plutôt que par une démarche spéculative,
nous allons maintenant proposer quelques jalons qui permettent de
baliser a posteriori la logique de cette filiation entre l’expérience
judéo-chrétienne de l’existence et la critique
du technicisme moderne. Ce faisant on pourra mieux appréhender
le fond spirituel commun à ces trois auteurs.
L’incarnation est une notion centrale dans la Bible et semble
ne pas avoir d’équivalent dans la tradition philosophique
occidentale héritée des Grecs (23). C’est au
dix-neuvième siècle, alors que l’industrie triomphe
partout en Europe que la notion de chair émerge comme un
thème important de la philosophie moderne. Elle inspire en
particulier la critique phénoménologique et existentielle
de la vision scientiste du monde et de l’instrumentalisme
techniciste. Contre cette vision du monde qui leur semble avoir
tiré son dynamisme de la tradition spéculative héritée
des Grecs, certains penseurs vont mobiliser une autre tradition
: celle de la spiritualité juive et chrétienne. Influencée
par l’esprit du Talmud ou celui des Confessions augustiniennes,
cette tradition a toujours cherché la vérité
plus du côté de l’expérience intime que
de l’objectivité impersonnelle et atemporelle du concept.
On le voit, si la notion de chair est mobilisée par la philosophie
moderne cela tient plus à l’héritage de Jérusalem
qu’à celui d’Athènes.
Dans la Bible l’incarnation est présente à
la fois comme un donné et comme une exigence à réaliser.
L’incarnation est action. Plus précisément action
de se faire chair. Dès le récit de la création
du monde, l’incarnation est une des dimensions essentielles
du mode d’être au monde qui caractérise l’homme.
Le mode d’existence de l’homme, décrit comme
chair, mixte de matière et d’esprit unis en un corps
vivant et sexué, est déclaré être très
bon. Rien dans la Bible ne nous invite à dévaloriser
le corps et à délivrer l’esprit humain d’une
corporéité-obstacle. L’homme est à l’image
de Dieu et, réciproquement le Dieu des chrétiens s’est
incarné et a assumé totalement la condition d’homme.
Dans les évangiles le corps de l’homme, lui aussi appelé
à ressusciter, est à l’image du divin et il
est aussi saint que son âme. Avec la naissance de Jésus
l’incarnation est manifestation (épiphanie) du verbe
divin dans le monde (le cantique "Verbum caro factum est"
est un chant de Noël). Elle est ensuite union active du spirituel
et du temporel dans ce monde à travers les actions de Jésus
puis à travers les Actes des apôtres. Jésus
guérit aussi bien les corps que les esprits ; pour communiquer
son message il se sert de symboles et des paraboles autant que d’énoncés
généraux. Tout ceci témoigne d’un souci
de ne pas dissocier l’esprit du corps et de s’adresser
à la globalité spirituelle, physique et sensible de
la personne humaine. L’union du spirituel et du matériel,
sanctifiée par l’exemple de Jésus, est un bien
; de plus cette union doit se réaliser sur le modèle
de la relation d’amour dont Jésus donne le modèle.
C’est ainsi que sous l’influence de la tradition judéo-chrétienne
certains esprits ont placé cette union de l’esprit
et du corps et au centre de leurs préoccupations et de leur
vision de l’homme. Et ce sens de l’incarnation a deux
dimensions complémentaires : d’un côté
il faut que l’Esprit s’incarne dans le monde en mettant
ses vérités en pratique ; la liberté est action.
Mais, inversement, d’un autre côté, si l’homme
est réellement et essentiellement chair, indissociablement
corps et âme, il résulte de son mode spécifique
d’être au monde que tout ce qui touche les dimensions
charnelles et sensibles du rapport qu’il entretient avec le
monde matériel dans lequel il vit a une grande importance
spirituelle et morale. Il en résulte que nos techniques,
leurs conséquences sur notre mode de vie ainsi que la qualité
des conditions matérielles de l’existence qu’elles
engendrent ne peuvent être spirituellement indifférentes.
Au contraire, elles doivent faire l’objet de choix moraux.
De ce que l’homme est Chair, il doit accorder la plus grande
attention à tout ce qui affecte positivement ou négativement
l’union du corps et l’esprit. Le maintien, voire la
création d’un tel accord est un enjeu essentiel pour
l’accomplissement de l’existence humaine et donc pour
évaluer la valeur des actions que l’homme entreprend
et des techniques qu’il utilise.
Dans cette perspective, prendre au sérieux l’exigence
d’incarnation, c’est être attentif au fait que
dans une existence humaine le rapport de l’esprit et de la
chair est si étroit et essentiel que ce qui advient au corps
et aux sens de l’homme affecte forcément l’esprit.
L’homme étant chair, sa puissance n’est pas neutre,
l’action qu’il exerce sur les choses, les modalités
d’utilisation de ses outils techniques, le type d’environnement
qu’il façonne, affectent sa sensibilité et retentissent
sur la qualité de sa vie intérieure. C’est pourquoi,
la liberté humaine ayant désormais le pouvoir de transformer
les conditions matérielles de la vie des hommes, il ne suffit
pas pour juger nos outils et les manières d’être
au monde qu’ils induisent qu’ils soient techniquement
et économiquement efficaces, encore faut-il qu’il que
leur usage ne nous amoindrisse pas dans la vie de notre corps et
de notre sensibilité. Il faut constamment se demander en
quoi les techniques et les conditions matérielles que nous
produisons vont retentir non seulement sur la satisfaction de nos
besoins mais aussi sur les diverses dimension de l’existence
humaine prise comme dans sa globalité sensible et intellectuelle,
et quels vont être leurs effets sur la qualité du rapport
charnel que nous entretenons quotidiennement avec les autres ou
avec le monde.
Par exemple, pour ce qui concerne l’expérience de
la liberté, l’autonomie de l’individu et sa capacité
à décider personnellement dans tous les domaines de
la vie quotidienne sont d’une importance au moins aussi grande
que les droits politiques dont il jouit. Souffrir de ne pas être
maître de ses gestes et d’être soumis à
des relations dépersonnalisantes dans sa vie quotidienne,
c’est une forme d’amoindrissement de la personne qui
est aussi grave, si ce n’est plus, que de ne pas jouir de
droits politiques.
Par exemple encore, pour ce qui concerne la satisfaction des besoins,
la qualité sensible du rapport aux choses et au monde qui
est induit par nos outils et nos techniques est d’une importance
aussi grande que la quantité de biens consommables dont nous
pouvons disposer. Etre condamné, pour satisfaire ses besoins
à accomplir des gestes privés de sens, à vivre
dans un environnement laid et qualitativement pauvre, à devoir
absorber des nourritures insipides, ce n’est pas indifférent
; au contraire, ne plus pouvoir éprouver charnellement dans
sa vie quotidienne la diversité et la richesse sensible du
monde c’est une des formes du mal.
Vous avez dit Incarnation ? Les analyses qui précèdent
vont inévitablement susciter l’objection suivante :
la plupart des chrétiens sincères n’ont absolument
pas tiré de leur foi une attitude critique à l’égard
des "dégâts du progrès". Bien au contraire,
depuis le vingtième siècle le catholicisme lui-même
n’est-il pas devenu ardemment progressiste ?
Il est évident que la manière de comprendre l’incarnation
que j’ai caractérisée et montrée à
l’œuvre dans la pensée de Charbonneau, Ellul et
Illich n’est pas celle de tous les chrétiens. Très
différente de cette théologie de l’Incarnation,
il existe en effet toute une théologie de la spiritualisation
qui propose à la liberté humaine une orientation diamétralement
opposée, qui consiste à mobiliser toutes les ressources
de la technique afin de "poursuivre l’œuvre divine".
La poursuite de cette œuvre divine ce serait la transformation
de toute la nature par la technique, entreprise qui a pour but ultime
la suppression de l’altérité du monde matériel,
considéré comme ontologiquement déficient,
et la spiritualisation de la matière. Cet objectif favorise
chez certains penseurs chrétiens un parti pris résolument
technophile et progressiste. Ainsi, à la suite du dominicain
M.-D. Chenu et du jésuite Teilhard de Chardin qui saluait
l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima comme la manifestation
de l’expansion du divin dans la matière, E. Mounier
n’hésite pas à écrire que "la nature
s’offre à être recréée par l’homme".
Pour ce philosophe, fondateur de la revue Esprit, le sens de la
technique réside en ce qu’elle autorise un pouvoir
radical de la pensée sur la réalité physique.
La recréation de la nature dont il se fait l’avocat
n’a pas d’autre sens qu’une hominisation totale
de la réalité physique, c’est à dire
une domination définitive de la matière par l’esprit.
C’est pourquoi Mounier n’a pas de mots assez sévères
pour fustiger les précurseurs de la critique écologique
qui comme Charbonneau et Ellul (24) se seraient laissés entraîner
par la petite peur du vingtième siècle (25) et font
obstacle à cette glorieuse vocation de l’homme (26).
Le plus étonnant c’est que cette instrumentalisation
du corps a pu être légitimée par des théologiens
progressistes au nom d’une certaine compréhension de
l’incarnation. J’en donnerai comme exemple le recueil
La Technique et l’homme, édité par le Centre
Catholique des Intellectuels Francais en juin 1960 (27). A l’époque
les mises en garde étaient rares mais elles existaient. Le
Meilleur des mondes avait été publié en 1932,
la bombe atomique avait été lancée sur Hiroshima
en 1945, le livre d’Ellul La technique ou l’enjeu du
siècle avait été publié en 1954. Les
possibilités de manipulations génétiques du
vivant avaient été signalées en France par
Jean Rostand ; son livre Peut-on modifier l’homme ? date de
1956. Cybernétique et société de Norbert Wiener
avait été traduit en français en 1952 etc.
Or on ne trouve dans ce recueil aucune analyse rigoureuse des problèmes
concrets posés par la civilisation technicienne. Seuls le
travail aliéné et la laideur du monde industriel sont
évoqués en passant, mais rien n’est dit sur
les problèmes d’environnement, sur la biodiversité,
sur la disparition des cultures locales résultant de l’industrialisation
agricole, sur les problèmes d’emploi résultant
du développement de l’automation etc. bref, rien sur
les problèmes d’aujourd’hui qui étaient
pourtant déjà signalés à l’époque.
Quarante ans plus tard on ne peut qu’être confondu par
un tel irénisme.
Quelle conception de l’incarnation a pu favoriser cette cécité,
cet optimisme sous-critique ? Pour la caractériser je m’en
tiendrai ici à la "théologie de la technique"
proposée dans ce recueil par le Père M.-D. Chenu.
Apparemment la conception de l’incarnation qu’il nous
propose est assez classique : insistant sur la consubstantialité
en l’homme de l’esprit et de la matière, il souligne
que "sa perfection ne consiste pas à surmonter une existence-dans-le-monde,
comme une conjoncture accidentelle assez pesante, mais à
réaliser dans ce monde le plein équilibre ontologique
et moral de son être". La dimension technicienne de la
vie humaine est donc inséparable de son mode d’être
incarné. Jusque là tout va bien mais on relève
aussi que cette vocation technicienne de l’homme est décrite
dans des termes très intellectualistes et instrumentaux :
"l’homme est appelé à pénétrer
le monde de son esprit en le rationalisant, comme il rationalise
vertueusement son propre corps. Dans ce mouvement la transcendance
de l’esprit demeure intacte." Ce qui conduit le Père
Chenu à franchir un pas de plus et à nous expliquer
sans sourciller que la vérité humaine et divine sur
l’homme "c’est que l’esprit pénètre
profondément le domaine du corps, de son propre corps, mais
aussi de tout le corps de ce monde, en lui accompli ; il en est
le démiurge, responsable devant le créateur, à
l’œuvre duquel il participe…" Les donnés
de la nature, y compris le corps humain, deviennent ainsi les "matériaux
de la liberté", et par son action l’homme "achève
la consécration du monde". Je relève ici que
la notion d’esprit est identifiée à celle de
raison et que le modèle de l’action de l’esprit
sur la matière que nous propose Chenu, c’est celui
du démiurge, du Dieu fabricateur des philosophes. Il me semble
que cela pose problème : à la limite ce modèle
peut être celui du Père créateur, mais il est
clair que ce n’est pas du tout celui du Fils fait homme. Le
texte de M.-D. Chenu finit donc par rabattre le mystère de
l’Incarnation sur un modèle intellectualiste de la
création comme imposition par le Père d’un ordre
rationnel au monde de la matière. Or le Fils, Verbe incarné,
n’agit pas comme un créateur qui informe un matériau.
L’image du potier convient au Père mais pas au Fils
; l’action de Jésus, comme sa parole, s’adresse
à des êtres de chair qui attendent un royaume d’amour
et de liberté et à qui il est toujours laissé
la liberté de répondre ou non à son message.
Il est clair que penser l’Incarnation non plus à partir
du modèle du Fils qui a refusé la tentation de la
toute puissance mais à partir du modèle du Père,
créateur tout-puissant, ne permet pas de penser la question
des limites de la technique.
En effet M.-D. Chenu nous explique que la foi ne peut plus se borner
à orienter la conduite intérieure de chaque homme,
car "lié à la matière, cocréateur
du monde, capable d’inventer ses propres environnements, l’homo
technicus fait avancer l’histoire". Soit, mais cette
affirmation très générale de la vocation technicienne
de l’homme devrait déboucher sur toute une série
de questions délicates : comment l’homme doit-il traiter
cette création qu’il a désormais le pouvoir
de maltraiter et à laquelle il appartient toujours ; à
quels critères éthiques, à quel rythme, à
quels seuils de puissance doit-il subordonner la montée en
puissance et l’usage de ses outils techniques ; quels environnements
techniques, sociaux et naturels sont plus ou moins favorables à
son épanouissement social, spirituel et sensible ? Manifestement
ces questions sont sans intérêt, voire absurdes lorsqu’on
envisage l’incarnation comme cocréation du monde et
lorsqu’on est convaincu que c’est grâce à
la technique humaine qu’il va devenir possible de répondre
"à l’attente impatiente de la création,
en travail d’enfantement, pour participer à la liberté
de la gloire des enfants de Dieu" (Rom. 8, cité par
Chenu). Dans une telle perspective la question des dégâts
du progrès, des limites de la puissance et du choix entre
divers modèles techniques de développement n’a
plus aucune importance. Tout progrès de la puissance est
bon, on les accepte donc tous en bloc.
Ainsi, chez ce théologien la référence à
l’incarnation s’accompagne d’une compréhension
complètement unilatérale de l’action technicienne,
comprise uniquement, à la manière platonicienne, comme
action de la raison sur une matière qui lui est extérieure,
comme si, de par précisément son statut d’être
incarné, la technique ne réagit pas toujours sur l’homme
de sorte qu’il est bien imprudent d’affirmer avec le
Père Chenu que dans l’action technicienne "la
transcendance de l’esprit reste intacte." Mais la fascination
pour la puissance d’action de l’esprit sur la matière
rend en fait indifférent aux modalités selon laquelle
cette puissance retentit sur l’homme de chair. De fait cette
notion de chair ne joue aucun rôle dans le texte de Chenu.
On comprend en lisant le Père Chenu que Karl Barth ait pu
déplorer l’absence de réflexion de la pensée
théologique moderne sur la question de l’incarnation.
En lisant ce recueil publié par les intellectuels catholiques
(bien entendu à l’époque les protestants disaient
exactement la même chose) on comprend aussi que leur progressisme
technophile repose sur une compréhension très particulière
et unilatérale de la notion d’incarnation. Sous ce
terme ils entendent en fait la spiritualisation de la nature, c'est-à-dire,
en fin de compte la domination de l’esprit sur le corps, enfin
soumis à des exigences spirituelles (28).
Une certaine vision spiritualiste s’accommode très
bien de l’instrumentalisation du corps et de la nature. Mais
à une condition : ne pas en reconnaître jusqu’au
bout toutes les conséquences. On ne peut qu’être
frappé par la myopie des auteurs de ce recueil, qui sont
incapables de voir les problèmes d’environnement, de
manipulation de l’identité du vivant qui en 1960 étaient
déjà énormes. Ils raisonnent comme s’ils
étaient à l’époque de Marcelin Berthelot
et Ernest Renan, en 1850. En particulier, s’opposant à
un spiritualisme contemplatif dépassé, ils ne déduisent
de la notion de chair que la nécessité de l’action
sur le monde ; par contre ils ne savent envisager cette action que
comme pouvoir de l’esprit (intellect et volonté) sur
la matière, selon un modèle instrumental. Leur spiritualisme
reste idéaliste, unilatéral. Ils ne déduisent
pas de la notion de chair que l’homme est forcément
tout autant objet que sujet des techniques et qu’il faut se
préoccuper tout autant des effets que le pouvoir des techniques
et des outils a sur sa vie charnelle et son monde vécu que
de ceux qu’ils ont sur les choses.
En fin de compte sous couvert d’incarnation cette action
de l’esprit sur la matière est pensée comme
domination plutôt que comme union : imposition au corps des
projets et des modèles de l’esprit. Or, cultiver l’union
de l’âme et du corps, sans qu’il y ait de domination
de l’une sur l’autre, c’est un objectif très
différent.
Vivre une tension entre deux opposés : Il me semble donc
que selon que l’on met l’accent sur la spiritualisation
de la matière ou bien sur l’incarnation de l’esprit
il peut en résulter deux types de rapport à la nature
qui seront très différents.
D’un côté on valorise, parfois jusqu’à
l’inconditionnalité, tout ce qui permet de réduire
l’altérité de ce qui est naturel, et en particulier
de la corporéité, considérée comme relevant
d’un mode d’être ontologiquement déficient
et sans valeur intrinsèque, pur matériau voué
à se soumettre à l’ingéniosité
humaine et à perdre ainsi progressivement sa nature corporelle
qui résiste et fait obstacle à l’esprit (29).
D’un autre côté l’exigence d’incarnation
suppose la reconnaissance de la valeur du mode corporel d’existence
comme vis-à-vis nécessaire de l’esprit. Pour
le dire en termes religieux, la création n’est pas
imparfaite ; le monde naturel n’a pas a à être
"spiritualisé". Un monde qui ne serait qu’Esprit
ne serait ni plus beau ni plus riche, bien au contraire, que ce
monde qui est corps (matière) et esprit, et il appartient
à l’homme, précisément parce qu’il
est chair, d’unir les deux par son action. En termes philosophiques,
au lieu de vouloir supprimer l’altérité de la
nature corporelle chacun est invité accepter la difficile
tâche qui consiste à mettre en pratique personnellement
ses valeurs spirituelles dans un monde naturel (et social) qui est
soumis à d’autres logiques et à d’autres
forces. Ce n’est qu’à cette condition qu’on
donne consistance, durée et, en fin de compte, réalité
à ces valeurs. On pourrait ici reprendre la métaphore
de Kant au sujet de la colombe qui, éprouvant la résistance
de l’air comme un obstacle à vaincre, s’imagine
qu’elle volerait plus haut dans le vide, alors que c’est
précisément la résistance de l’air qui
lui permet de vaincre la pesanteur et de réaliser la beauté
du vol. C’est l’existence d’un monde qui lui résiste
qui permet à la liberté d’un individu vivant
de se déployer.
Comme l’écrivait Charles Péguy dans un passage
d’Eve :
Car le surnaturel est lui-même charnel
…
Et l’éternité même est dans le temporel
…
Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de noeuds si solennels
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c’est la même essence et la même stature
…
Toute âme qui se sauve emporte aussi son corps,
Comme une proie heureuse et comme un nourrisson
Et toute âme qui touche aux suprêmes abords
Est comme un moissonneur au soir de la moisson.
…
[ils] sont tous les deux âme et tous les deux charnels
Et tous les deux carène et tous les deux mâture.
(30)
Ici l’accent mis sur l’incarnation incite à
maintenir la différence et la tension entre l’ordre
de la nature et celui de l’esprit, et non pas à supprimer
un des deux termes en l’absorbant dans l’autre. Dans
cette perspective le mode d’être au monde de l’homme,
qui est celui d’un esprit conscient uni à un corps
propre singulier et périssable (31) n’est pas ontologiquement
déficient : dès que les deux termes esprit et corps
sont données ensemble, chaque individu humain est suffisamment
équipé pour incarner, c'est-à-dire mettre en
pratique, ses valeurs spirituelles dans un monde qui ne les connaît
pas. Et chaque fois qu’il y parvient de manière réellement
personnelle, même si c’est dans le plus humble des gestes,
même si c’est dans l’obscurité la plus
totale, alors le miracle de la liberté s’accomplit
: on peut être plus intelligent, plus puissant, on peut vivre
plus longtemps, on ne peut être plus humain. Cela, seul un
individu concret, soumis par son corps aux déterminismes
de la nature, et par son esprit à ceux de la société
ou de son propre inconscient, mais capable aussi de mobiliser la
force de son esprit pour leur résister, peut le réaliser.
Certes, comme le reconnaissait Emerson, rien n’est plus rare
qu’un acte authentiquement personnel, c'est-à-dire
accompli par un individu qui s’efforce de dépasser
les déterminations naturelles, sociales et psychologiques
qui pèsent sur lui et en lui pour traduire ses valeurs dans
la réalité. Peut être qu’aucun de nos
actes ne réalise totalement cette exigence ; il n’en
reste pas moins que tout acte qui réalise un tant soit peu
cette incarnation est bon et beau et c’est bien cela qui mériterait
d’être sauvé pour l’éternité.
A l’opposé, quelque soit le niveau de maîtrise
collective de la nature auquel nous parviendrons, nous savons d’instinct
qu’une existence dont les actes auraient perdu tout caractère
personnel n’aurait plus rien d’humain (32).
Technique et liberté : L’idée d’imposer
des limites à la technique répugne à l’esprit
moderne. Cela se comprend fort bien car le progressisme techniciste
s’enracine dans une certaine expérience spontanée
de la liberté d’agir. Etre libre c’est ne pas
subir. Etre plus libre c’est devenir moins dépendant
des forces qui s’exercent sur moi et plus généralement
des cadres spatio-temporels de l’existence, c’est donc
devenir plus fort, plus puissant. Toute augmentation de la puissance
est donc considérée comme un progrès de la
liberté. En effet augmenter la puissance d’action d’un
sujet c’est en fin de compte donner à l’entendement
la possibilité d’examiner un éventail plus grand
de possibles, c’est donner à la volonté un plus
grand nombre d’occasions de choisir ses fins. La puissance
est bonne car elle augmente la liberté en multipliant les
possibles. Dans une telle perspective il n’y a aucune raison
de limiter la puissance technique de l’homme qui élargit
sans cesse l’éventail des possibles. Non seulement
elle nous permet de choisir et non plus de subir notre relation
au monde naturel mais en fin de compte l’augmentation de cette
puissance d’action de l’homme sur le monde lui permet
un dépassement de son mode "naturel" d’existence
et de ses limites physique et psychiques. Elle autorise un dépassement
des limites ontologiques liées au mode d’être
naturel de l’homme. Cette expérience du lien entre
puissance et liberté favorise une certaine dissociation du
corps et de l’esprit. Certes la puissance d’action est
d’abord éprouvée comme étant celle du
corps, mais la liberté est celle de l’esprit qui analyse,
qui délibère, qui choisit et qui veut. C’est
pourquoi le complément de la liberté d’agir
c’est la découverte de la liberté intérieure
et du fait que celle-ci ne cesse de buter sur la résistance
que lui oppose le monde des corps et des choses.
Ainsi sur la base de cette scission on voit de développer
deux conceptions différentes de la liberté. L’une
suppose une distinction stricte entre le sujet qui examine, qui
choisit et qui veut et le monde naturel sur lequel il agit. Le corps
est alors logiquement représenté comme l’instrument
de l’esprit pour agir sur le monde et surmonter les entraves
liées à la corporéité de l’existence.
La liberté est recherchée dans la déliaison.
Par ailleurs ce dualisme peut parfois entretenir une fascination
pour le "post humain" qui n’est que la conséquence
ultime de l’instrumentalisation du corps par l’esprit.
Il n’y a plus aucune raison d’imposer des limites à
la puissance d’agir de l’homme, en particulier sur lui-même.
La puissance est liberté.
Si l’on refuse cette scission Corps/Esprit et que l’on
considère que l’homme de chair est une liberté
qui fait aussi partie de la nature, alors on peut poser autrement
la question des limites de la puissance technique. De cette condition
de chair on peut tirer des indications sur la manière dont
l’homme peut orienter sa liberté et l’usage de
sa puissance technique.
Rappelons au préalable que l’on peut fonder la nécessité
d’imposer des limites à la puissance technique de l’homme
sur la nature (hors de lui et en lui) de plusieurs manières
:
- prudentiellement : (l’écologie scientifique) L’homme
est nature au sein de la nature et c’est en tant que corps
vivant dépendant des équilibres de la biosphère
qu’il est obligé de mettre des limites aux atteintes
qu’il peut infliger au milieu.
-objectivement : on peut invoquer la considération de la
valeur intrinsèque des êtres naturels et moraux sur
lesquels l’homme peut agir et de leur mode d’existence
qu’il ne faut pas altérer. Il y a des réalités
qui en elles mêmes méritent qu’on ne les appauvrisse
pas, qu’on ne les altère pas, qu’on ne les détruise
pas : la nature humaine, la richesse, diversité de la création,
la splendeur du monde voulu par Dieu etc.
- relativement à la condition humaine : une troisième
approche est possible : c’est celle qu’ont défrichée
des penseurs comme Charbonneau Ellul et Illich qui se préoccupent
de ce que l’augmentation de sa propre puissance fait à
l’homme de chair. Toute augmentation de la puissance induit
un certain type de rapport au monde, à soi et aux autres
qui peut avoir des effets négatifs pour l’homme et
pour sa liberté. On peut bien affirmer la liberté
totale de l’homme, il n’en reste pas moins que sa liberté
ne peut se déployer que sous certaines conditions. Il a besoin
d’un vis-à-vis non humain : d’une nature ; et
les divers types de rapport qu’il peut établir avec
la nature ne sont pas équivalents pour lui. Par exemple certaines
modalités de l’action de l’homme sur le monde
peuvent conduire à un appauvrissement de sa vie sensible
qui n’est pas désirable. Il peut aussi en résulter
une réduction de ses marges d’autonomie personnelle
et, en fin de compte une remise en cause de l’éthicité
de l’homme. La liberté d’un être de chair
ne peut se réduire à l’augmentation de la puissance,
l’accomplissement de la liberté humaine ne peut résider
dans la déliaison. C’est pourquoi une certaine critique
philosophique du technicisme est faite au nom de l’unité
charnelle des deux opposés que sont l’esprit et le
corps de l’homme. Les œuvres de philosophes comme Michel
Henry ou Hans Jonas témoignent de la fécondité
de cette approche.
Politiquement on ne peut éviter de poser tôt ou tard
la question des limites des technosciences et de leur fondement
: la relation entre puissance et liberté est trop ambiguë
et contradictoire pour qu’on puisse différer indéfiniment
certains choix. En effet, à partir du moment où la
liberté humaine acquiert la puissance d’agir sur les
choses, sur le corps vivant, sur l’organisation sociale, en
les objectivant, alors se pose la question de choisir entre les
divers mondes possibles que notre puissance opératoire peut
engendrer. Il me semble, à la suite de Charbonneau, d’Ellul
et d’Illich, qu’il est possible de mobiliser la notion
d’incarnation – ou celle de chair – pour guider
nos choix sans impliquer de référence à une
norme transcendante autre que la liberté.
* * *
Conclusion : De l’incarnation à une pensée
des limites
Parce que l’homme est un être de chair, son rapport
au monde n’est pas seulement intellectuel ou opératoire
mais aussi sensible et symbolique, et ces diverses dimensions retentissent
l’une sur l’autre. S’il y a des dimensions matérielles
et intellectuelles de la liberté, il y a aussi nécessairement
des dimensions sensibles et des dimensions symboliques. La sensibilité
est une manière d’entrer en relation avec le monde
tout aussi importante que l’action ou la connaissance. Grâce
a ses savoir-faire techniques l’homme a la possibilité
de réagir et de modifier son environnement matériel
et de se créer un environnement propre. Mais il ne suffit
pas que le nouvel agencement de son environnement favorise une action
efficace et permette à l’homme d’exercer sa puissance
sur les choses par exemple en multipliant la quantité de
bien consommables. Parce qu’elles engagent la totalité
de la personne, et qu’elles participent à l’édification
d’un monde, les conditions matérielles et spatiales
dans lesquelles vit l’homme ne sont pas neutres, au contraire
elles sont de la plus haute importance pour la liberté et
pour la vie spirituelle de l’homme, de sorte qu’elles
ne sauraient être appréciées correctement uniquement
en termes de puissance et d’efficacité sur les choses
; elles doivent satisfaire tous les registres de sa sensibilité.
De l’attention à la globalité de la personne
incarnée il résulte que les dimensions sensibles,
esthétiques de notre rapport au monde ne peuvent être
disqualifiées comme relevant de préférences
subjectives inessentielles. Certes lorsqu’on appréhende
l’homme comme pure subjectivité, susceptible d’une
infinité de préférences, la question de la
valeur de son rapport sensible au monde reste indécidable
et frivole. Cependant dès lors que l’on reconnaît
l’homme d’abord comme un être de chair on peut
disposer d’un fil conducteur pour examiner si l’environnement
technique ou institutionnel qu’il produit est bien à
sa mesure. On peut illustrer une telle démarche par une brève
réflexion sur l’impact non plus spatial mais temporel
du développement technoscientifique :
Le rapport au monde d’un être de chair est –
entre autres – symbolique. Esprit incarné, l’homme
a besoin non seulement de techniques, d’une économie,
de savoirs exacts et efficaces mais aussi il a besoin de sens. Distincte
de l’expérience intellectuelle de la vérité,
l’expérience du sens est à la fois spirituelle
et physique, elle engage la totalité de la personne qui l’éprouve
et qu’elle met en mouvement. C’est pour cela que dès
son origine Homo faber est créateur non seulement d’outils
mais aussi d’images : son rapport au monde est médiatisé
par des symboles qui donnent sens au monde, aux situations qu’il
vit et à ses actions. En particulier l’usage des outils,
et la puissance qui résulte des opérations techniques
ont toujours été intégrées au monde
humain et humanisées par une production symbolique. L’être
de chair a besoin de vivre au sein d’une civilisation qui
inscrit la puissance des techniques dans un ordre symbolique plus
vaste, qui organise les relations que les hommes ont entre eux et
avec le monde. En retour ce monde symbolique, qui varie selon les
civilisations, fournit à chaque individu le sol à
partir duquel il peut se construire comme personne. Les transformations
des techniques, l’accès à de nouveaux degrés
ou même à de nouvelles formes de puissance ont toujours
retenti sur l’univers symbolique des hommes, selon un processus
d’interaction. D’un côté les innovations
techniques appellent par exemple de nouvelles manières de
vivre ensemble ; d’un autre côté les constructions
symboliques imposent en retour des limites à la puissance
des nouvelles techniques, limites au delà des quelles leur
usage ne peut être ni bon, ni beau ni juste. L’homme
de chair a donc besoins de vivre dans une civilisation.
Or, toujours parce que l’homme est chair, engagé corps
et âme dans un monde, la production symbolique, sans laquelle
une civilisation ne peut s’édifier, a une temporalité
spécifique. Elle s’élabore très lentement.
L’inconscient y a une large part. Pour que la culture symbolique
soit efficace, il faut que chacun en intériorise les modèles
de relation à autrui et au monde. Ces modèles s’élaborent
et évoluent lentement, sur plusieurs générations.
Ils se sédimentent et se transmettent sous la forme d’une
tradition qui fournit le terreau indispensable dans lequel peuvent
s’enraciner les individus pour se construire comme sujets.
Si ce capital symbolique ne se transmet pas ou se transmet mal,
les individus auront du mal à se construire et la vie collective
risque de se désorganiser. Par ailleurs les schémas
symboliques reçus au cours de la petite enfance tiennent
littéralement à la peau des hommes. Les remettre en
cause c’est les écorcher, remettre en cause leur identité
et susciter toutes sorte de réactions qui peuvent être
très violentes. On ne se défait pas par décret
d’un tel héritage, comme l’a amplement prouvé
l’échec des révoltions modernes qui ont prétendu
créer un "homme nouveau". Or, dans la société
moderne, la temporalité sourde de la création symbolique
reste beaucoup plus lente que la temporalité du changement
technique qui ne cesse de s’accélérer. Le temps
de l’innovation technique et celui de créativité
culturelle sont devenus complètement hétérogènes,
de sorte que l’innovation technique est désormais bien
trop rapide pour pouvoir être accompagnée par une production
symbolique susceptible d’intégrer les nouveaux pouvoirs
dans un nouvel ordre cohérent – disons une nouvelle
civilisation. Par contre, révolutionnant toujours plus vite
la base matérielle de la vie collective, l’innovation
technique, disqualifie les univers symboliques, fait obstacle à
leur transmission et, en fin de compte, détruit les civilisations
existantes. Le rythme de l’innovation est tel que les efforts
pour combler le vide sont déjà dépassés
avant même d’avoir pu aboutir. La société
en développement rapide est donc en proie à de nombreuses
formes de désorganisation non seulement économiques
mais aussi psychologiques, culturelles et sociales, qu’il
s’agisse de la construction individuelle des personnes, des
rapports que les hommes ont entre eux ou avec la nature. Il suffit
pour s’en rendre compte de regarder le journal télévisé
ou de jeter un œil sur les gros titres de la presse quotidienne.
Parce que l’homme est un être de chair, la construction
de sujets humains équilibrés, institués comme
sujets, l’instauration de modes de coexistence (le lien social)
préservant un minimum d’autonomie et de solidarité,
et enfin l’établissement d’un compromis satisfaisant
entre la puissance technique et la diversité et les équilibres
naturels, tout cela requiert une temporalité lente ; autant
d’exigences difficilement compatibles avec le "déferlement
technologique (33)" contemporain. On peut donc penser que la
prise en considération attentive du statut de chair qui est
celui de l’homme pourrait fonder la nécessité
d’imposer un rythme beaucoup plus lent au changement technique.
Ainsi, à ceux qui souhaitent entretenir ce déferlement
technologique, on pourrait objecter que leur politique se fonde
sur une conception désincarnée de l’existence
et de la liberté humaines et sur un refus de prendre en compte
le mode d’être au monde qui caractérisera l’homme
aussi longtemps qu’il sera un esprit individuel incarné
dans un corps mortel ; refus qui peut favoriser bien des situations
catastrophiques et déshumanisantes.
Ainsi la prise en considération de la dimension charnelle
de l’existence humaine peut fonder le souci d’imposer
une autre temporalité au changement technique. Il ne s’agit
que d’un exemple particulier d’une démarche que
les œuvres de Charbonneau, Illich et Ellul nous invitent à
généraliser en l’appliquant à toutes
les dimensions de la vie sociale. Alors que la question des limites
de l’opérativité technoscientifique se pose
de manière de plus en plus aiguë, ils nous invitent
à nous appuyer sur l’exigence d’incarnation de
l’esprit pour orienter notre liberté et pour faire
en sorte que le dynamisme technicien, qui est une des manifestations
de cette liberté, ne se retourne pas contre elle. Face aux
risques de dépersonnalisation de l’existence qui résultent
de la fascination pour une liberté désincarnée,
s’adossant à la tradition spirituelle judéo-chrétienne,
ces trois auteurs invitent l’homme de chair à cultiver
ce que Nietzsche appelait "le sens de la terre".
Notes
23. Du Timée de Platon aux Ennéades de Plotin, la
philosophie grecque parle volontiers de spiritualisation mais jamais
d’incarnation, le corps étant considéré
comme un mode déficient de l’Etre. Alors que l’idée
de l’éternité de l’âme paraissait
cohérente aux philosophes de l’Antiquité, celle
de la résurrection des corps, prêchée par Saint
Paul à Athènes, leur semblait grotesque.
24. Il ne nomme pas Charbonneau et Ellul mais il est clair qu’il
les vise car il les connaissait bien et s’était déjà
opposé à leurs orientations environnementalistes au
sein du mouvement Esprit d’avant-guerre.
25. Emmanuel Mounier, « La machine en accusation »,
in La petite peur du vingtième siècle, Paris, Seuil
1955. On peut considérer ce petit ouvrage comme le bréviaire
de l’optimisme technophile qui a imprégné les
milieux catholiques progressistes de l’après-guerre.
26. C’est aussi la raison pour laquelle il se soucie de distinguer
l’individu et la personne, principe exclusivement spirituel,
distinct de son corps et de ses particularités empiriques
physiques sociales et psychologiques (au point qu’il est difficile
de la distinguer de l’âme des philosophes et des théologiens
idéalistes), alors que Bernard Charbonneau, au contraire,
s’y refuse vigoureusement.
27. M.-D Chenu, « Vers une théologie de la technique
», in La technique et l’homme, Recherches et Débats
du cercle catholique des intellectuels français, n°31,
Paris, Arthème Fayard, 1960.
28. Signalons que Charbonneau récuse vigoureusement cette
manière de parler de spiritualisation sous couvert d’incarnation
: « Incarnation. L’Esprit fait chair, non la chair,
la matière, se faisant esprit. L’inverse de l’Evolution,
laïque ou teilhardienne, où la Matière devient
Esprit. Dès l’origine l’atome est gros du progrès
vers la noosphère ; à ce destin la matière
ne saurait échappe. L’Homme peut intervenir, il ne
changera rien à l’essentiel. Il n’y a plus de
liberté. Par contre si l’esprit se fait chair, matière,
réalité, c’est parce qu’il s’en
distingue. A l’origine il n’y a pas un mais deux termes
: l’Esprit et la chair, aussi différents de nature
qu’un homme puisse le concevoir ; Bien qu’étroitement
confondus et affrontés à cette existence individuelle
que nous sommes : l’esprit se fait chair dans la conscience
personnelle qui souffre de l’immensité de leur distance.
» (Trois pas vers la liberté, opuscule inédit
p. 7)
29. On voit ici comment la technophilie peut dériver d’une
représentation idéaliste de la liberté.
30. Charles Péguy, « Eve », in Oeuvres poétiques
complètes, Paris, Gallimard, 1957, Coll. « Bibliothèque
de la Pléïade », pp. 1041-1042. Je remercie Guy
Roustang de m’avoir signalé ces vers.
31. Situation qui échappe au pouvoir explicatif de nos concepts
et que la pensée religieuse peut déjà, et à
juste titre, considérer comme miraculeuse.
32. C’est bien de ce risque qu’Aldous Huxley cherchait
à nous avertir dans Le meilleur des mondes (1931).
33. Pour reprendre la belle formule de Michel Tibon-Cornillot.
Dernière mise à jour: 23/10/2005 18:47:54
L'Encyclopédie de L'Agora - 2006
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