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Origine : http://agora.qc.ca/encyclopedie/index.nsf/Impression/Incarnation--La_technique_et_la_chair_-_1re_partie_par_Daniel_Cerezuelle
La technique et la chair - 1re partie
Daniel Cérézuelle
Philosophe français
Sujet
Incarnation, liberté, dépersonnalisation technicienne,
Jésus-Christ, Bernard Charbonneau, Ivan Illich, chair, technique,
monde sensible, action, Jacques Ellul
Extrait
« La raison technique, comme la raison économique et
l’institution rationnelle ne peut se déployer qu’en
ignorant l’unité charnelle de la vie et l’importance
du symbolique. La contre-productivité et l’hétéronomie
produite par les techniques et les institutions professionnalisées,
jouissant au nom de leur technicité de ce qu’Illich
appelle un monopole radical, sont les effets – ou les symptômes
– de ce décalage entre le mode d’être au
monde humain, et les représentations conceptuelles et rationalisées,
auxquelles les modernes ont recours pour expliquer et organiser
leur vie. »
Présentation
Article rédigé en vue d'une communication au colloque
sur Jacques Ellul qui s'est déroulé les 21 et 22 octobre
2004 à l'université de Poitiers.
La technique et la chair
De l’ensarkosis logou à la critique de la
société technicienne chez
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich
1re partie
Théologie et critique de la civilisation industrielle: Au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le théologien
Karl Barth regrettait que la théologie n’ait pas accordé
suffisamment d’importance à la question de l’incarnation
et à ses implications morales ; il suggérait que cette
négligence a contribué à l’indifférence
des modernes à l’égard de notre corps "qui
nous rattache suffisamment au monde des plantes et des animaux".
Il y voyait aussi l’origine de "la grave dépréciation
que l’œuvre humaine a subi" dans la société
industrielle (1). Peut être pensait-il que si l’Occident
chrétien avait accordé une plus grande importance
à cette dimension de la révélation biblique,
la civilisation moderne aurait pu prendre un autre cours. Or il
est remarquable que le protestant Jacques Ellul, l’agnostique
Bernard Charbonneau et le catholique Ivan Illich, se réfèrent
aussi à cette notion d’incarnation comme à un
des fondements de leur critique du monde industriel et de la société
technicienne (2). Cependant, pour autant que je sache, aucun d’entre
eux n’a pris la peine d’expliciter de manière
approfondie ce rapport entre la question de l’incarnation
et leur critique sociale (3). Pour le lecteur qui s’intéresse
à la pensée de ces trois auteurs, ces allusions à
la notion d’incarnation peuvent paraître bien vagues
et déconcertantes. Les remarques qui suivent ont pour objectif
de préciser ce rapport et de mieux comprendre pourquoi ces
trois auteurs se sont adossés à cette notion d’incarnation
pour critiquer la conception moderne de la liberté et le
rapport au monde naturel qui en découle dans la civilisation
industrielle. Pour cela il m’a semblé important de
caractériser la vision du monde et la compréhension
de la liberté qui découlent du caractère central
de cette notion d’incarnation dans la théologie chrétienne
traditionnelle ; puis j’ai cherché à dégager
le lien entre cette vision du monde et la critique de la civilisation
industrielle chez chacun de ces trois auteurs. Enfin je propose
quelques réflexions plus philosophiques sur l’importance
de la notion de chair pour réfléchir aux limites que
l’on pourrait assigner aux technosciences.
Bien entendu je n’ai pas la prétention de définir
ce que devrait être une pensée chrétienne orthodoxe.
Il est clair, et l’histoire en témoigne suffisamment,
que selon les sensibilités religieuses l’incarnation
du Christ peut être interprétée de diverses
manières. Il n’est que trop évident que du Christianisme
sont issus des courants spirituels qui entretiennent la même
méfiance à l’égard du corps et de la
sensibilité ou bien la même indifférence à
l’égard de la nature que certaines religions non chrétiennes.
On peut même penser que ces courants sont ceux qui ont eu
une grande influence dans l’histoire de l’Occident.
Cependant, d’un même réservoir peuvent s’écouler
des filets d’eau qui prendront des directions différentes
pour irriguer et fertiliser des terroirs différents. Il s’agit
ici seulement de suivre un de ces filets d’eau pour comprendre
comment et pourquoi au vingtième siècle certains esprits
ont cru pouvoir se référer à une certaine vision
judéo-chrétienne de l’homme comme chair pour
exprimer, voire pour légitimer leur révolte contre
la civilisation industrielle. Ce faisant j’ai pris le risque
de m’aventurer dans un domaine qui n’est pas le mien
puisque je ne suis ni théologien ni croyant. S’il m’a
semblé utile de m’engager sur ce terrain c’est
pour deux motifs. D’abord pour mieux comprendre ce que ces
trois auteurs, Charbonneau, Ellul et Illich, ont en commun. Ensuite,
considérant que ces trois penseurs ont mis le doigt sur de
vrais problèmes, j’espère ainsi mieux identifier
certains des enjeux fondamentaux de la critique de la modernité
industrielle. Cependant le lecteur ne doit pas oublier que faute
de pouvoir m’appuyer sur des textes explicites, je ne peux
proposer ici qu’une reconstruction qui a un caractère
largement hypothétique. Et si, faute de compétences,
ces quelques pages ne sont pas à la hauteur de mes objectifs,
ce n’est pas bien grave : on peut toujours espérer
que leur lecture donnera envie à quelqu’un de plus
compétent que moi de reprendre la tâche et de la mener
à son terme.
* * *
Deux modèles de la perfection :
Libre comme l’air : Dans beaucoup de religions la perfection
s’atteint par un mouvement de désincarnation : habité
par une puissance surnaturelle, le chaman peut quitter son corps
et évoluer dans le monde des esprits ; dans toutes les religions
des saints peuvent voler, devenir immortels etc. Les mystiques veulent
toutes affranchir le sujet de sa condition d’être vivant
dans un corps soumis à des limites spatio-temporelles, que
ce soit par l’extase, par la vision en Dieu, la contemplation
du tout etc. Cette auto-déification par la désincarnation
de l’esprit est aussi le but de bien des philosophies spéculatives
qui invitent l’homme à libérer son esprit des
contraintes, des imperfections et des limites de la pensée
humaine grâce au pouvoir du concept. Ce désir de dépasser
l’humain, de faire advenir le post-humain ou le trans-humain,
c’est aussi un des moteurs de l’aventure technicienne
(4). Ces divers modèles de la perfection humaine ont à
leur source une même expérience, fort commune, de l’absence
de liberté.
Constamment nous avons l’impression que notre volonté
se heurte à la résistance que lui oppose la réalité.
Non seulement nous sommes contraints de vivre dans un monde social
peuplé de personnes dont les projets font obstacles aux nôtres,
mais encore nous vivons dans un monde naturel dont l’inertie
et le poids résistent à nos projets. Que ce soit hors
de nous ou jusques en nous-mêmes dans l’expérience
de l’effort et de la peine qui résultent de nos limites
physiques, le monde du corps nous apparaît souvent comme cause
d’imperfection et finalement de mort. L’expérience
de la limite et de l’obstacle est donc toujours vécue
comme un amoindrissement de notre liberté, comme une imperfection,
et nous nous imaginons volontiers qu’être libre c’est
abolir ce qui résiste à notre volonté et ce
qui limite notre puissance. Au contraire je m’éprouve
comme libre quand rien ne me résiste, quand je suis sans
liens, qu’ils soient naturels ou sociaux. C’est pourquoi
nous nous représentons spontanément la liberté
totale sur le modèle de la toute-puissance qui fait partie
des attributs de la perfection divine. Il n’est donc pas étonnant
que pour bien des esprits la perfection consiste à être
libéré de la nature, et se libérer consiste
donc à défaire les liens qui lient l’esprit
aux lois de la nature corporelle. Accéder à la liberté
c’est acquérir la puissance mentale, intellectuelle
ou physique de libérer l’esprit des diverses limites
qui résultent du caractère naturel de l’existence
et en particulier du lien qui l’attache au corps. Tout ce
qui libère l’esprit des limites liées à
l’incarnation de l’existence est donc vécu comme
facteur de perfection. D’où la constance des symbolismes
ascensionnels et de la valorisation de la transparence et de la
verticalité dans les représentations de la perfection
humaine. Cette représentation de la perfection peut susciter
une grande méfiance à l’égard de la vie
des sens qui nous enchaînent au monde. A l’opposé
des représentations sacro-magiques d’un univers vivant,
habité par des puissances avec lesquelles l’homme doit
sans cesse composer, la valorisation d’une transcendance désincarnée
peut également favoriser une profonde indifférence
de la pensée morale à l’égard des dimensions
sensibles de la vie quotidienne qui sont considérées
comme contingentes. Un tel état d’esprit est peu favorable
à une révolte devant le saccage de la nature et la
dépersonnalisation de la vie quotidienne ; au contraire il
peut tout à fait s’accommoder avec la fascination pour
la puissance technique et conduire à saluer dans tout progrès
de la puissance instrumentale le moyen d’affranchir l’esprit
des servitudes d’une corporéité vécue
comme obstacle.
Sur la terre comme au ciel : La religion juive puis la révélation
chrétienne rompent avec cette aspiration à la perfection
désincarnée. A une humanité obsédée
par le désir d’échapper à sa condition
("vous serez comme des dieux…"), le Dieu de la Bible
va donner aux hommes l’exemple d’une perfection inouïe
– et scandaleuse – en s’incarnant dans ce monde,
sans perdre de sa perfection. En effet de la naissance de Jésus
la Bible dit "et le verbe se fit chair". Cette ensarkosis
logou peut être interprétée de diverses manières.
Par exemple une théologie du rachat présente couramment
cette incarnation comme un sacrifice : afin de délivrer par
ses souffrances les hommes du mal et des conséquences de
leurs péchés Dieu consent à un amoindrissement
et se fait homme sur terre pour y souffrir. Mais on peut comprendre
autrement cette incarnation : au lieu d’y voir un amoindrissement
on peut voir dans ce mouvement d’incarnation un accomplissement,
une perfection suprême : le Verbe arrive enfin à se
faire chair, à se réaliser concrètement dans
ce monde. Jusque là les hommes pouvaient penser que la perfection
qui réalise toutes les aspirations de l’esprit ne peut
exister que dans un au delà du monde naturel. Jésus,
en assumant la condition d’homme, donne aux hommes l’exemple
de la pleine réalisation du spirituel dans ce monde. Comme
au moment de la création, le Verbe n’est plus cantonné
dans l’autre monde. L’idéal peut s’inscrire
dans le réel, dans le temps et dans l’espace, dans
la vie quotidienne ; en la personne de Jésus les hommes en
ont l’exemple.
Désormais l’aspiration humaine à la perfection
peut s’inscrire dans un espace spirituel nouveau. A la verticalité,
la dimension du Père "qui est aux cieux", vient
s’associer l’horizontalité, sanctifiée
par le Fils. C’est pourquoi à ceux qui vivent dans
ce monde il est dit : "Soyez parfait comme votre père
dans les cieux est parfait". Sur cette terre il est possible
de mener une vie sainte en mettant en pratique la loi d’amour.
Il faut pour cela suivre l’exemple de Jésus qui a assumé
totalement la condition humaine, qu’il s’agisse de la
participation à des banquets bien arrosés ou de l’épreuve
de l’agonie.
Etre le corps du Christ : Il est remarquable qu’au terme
du récit de la passion, l’Evangile dit que le tombeau
où avait été déposé le corps
du Christ est trouvé vide. La disparition de ce corps a plusieurs
conséquences.
Premièrement : elle atteste que Jésus est toujours
vivant et qu’il siège désormais près
du Père. Alors que dans beaucoup de religions le parfait
abandonne à ce monde naturel sa "dépouille mortelle",
comme si le corps était un obstacle à sa totale perfection,
une chose inessentielle que l’on peut abandonner à
ce monde, Jésus ressuscite avec son corps. On ne peut mieux
sanctifier le corps !
Deuxièmement les hommes qui vivent sur Terre ne disposent
plus d’un corps à momifier et adorer en un lieu spécial,
comme celui de Pharaon ou de Lénine, pour entrer en relation
avec la transcendance. Il leur est expressément enjoint de
"ne plus chercher sur terre celui qui est aux cieux".
Il leur est dit plutôt que "là où deux
ou trois seront réunis en mon nom, mon esprit sera avec vous".
Jésus n’a plus de corps sur Terre. Les hommes n’ont
plus pour orienter leur désir de sainteté que l’inspiration
de l’Esprit de Dieu.
Troisièmement, et par conséquent, il est conféré
aux croyants une responsabilité nouvelle, puisqu’il
leur est dit : "Vous êtes le corps du Christ". Sans
prétendre épuiser la richesse symbolique de cette
formule, on peut comprendre cette affirmation comme une injonction
faite aux hommes de donner corps dans ce monde à l’esprit
du Christ. C’est à chacun des hommes et à eux
tous ensemble de faire en sorte que par leurs actes l’esprit
de justice d’amour et de liberté trouve la force de
s’inscrire dans le monde et de le changer. Faire que tous
les jours le Verbe se fasse chair, donner corps et réalité
dans ce monde, aux exigences de l’esprit, là est la
sainteté, là est une nouvelle expérience de
la perfection qui doit guider la liberté humaine.
Cette situation réoriente la vie religieuse des hommes non
plus seulement vers le haut pour s’y évader mais vers
la terre pour y réaliser les exigences de l’esprit
en leur donnant un corps. Désormais la perfection ne va plus
consister dans l’ascèse qui permet de se désincarner
pour échapper au monde ainsi qu’aux puissances de la
nature, du corps et de la société qui font obstacle
aux exigences de l’esprit ; elle consiste à incarner
l’esprit d’amour et de liberté ; incarner, c’est-à-dire
le rendre actif, visible et réellement fort dans un monde
naturel et social qui, laissé à lui-même, ne
connaît que la puissance.
Les deux axes de la croix qui rappellent la mort et la résurrection
du Christ rappellent aussi et par conséquent à chaque
individu que – comme le Christ – il doit désormais
vivre sa liberté à la croisée de deux exigences.
D’un côté une exigence de verticalité,
d’être en relation avec une vérité spirituelle
qui n’est pas inscrite dans la nature ("mon royaume n’est
pas de ce monde") et d’un autre coté une exigence
d’horizontalité et de mise en pratique de la vérité
dans ce monde, principalement à travers les rapports que
nous entretenons avec notre prochain : là est le Royaume,
là est le sens. Donner un corps aux exigences de l’esprit,
voici la perfection. Cela, seul un homme, un esprit singulier vivant
dans son corps individuel, peut l’accomplir. Et chaque fois
qu’il le fait dans l’instant, il le fait aussi pour
l’éternité (5). Ainsi l’accent mis par
la Bible sur l’incarnation oriente donc la liberté
de l’homme dans une nouvelle direction. Nous ne sommes plus
invités à dépasser la condition de l’homme
mais à la vivre totalement. Nous avons vu que dans la plupart
des conceptions non chrétiennes de la perfection, l’expérience
de la transcendance de l’esprit nourrissait une recherche
de diverses formes de déliaison visant à annuler les
liens qui font obstacle aux aspirations de l’esprit. C’est
dans cette déliaison que consiste la liberté, et tout
ce qui abolit ces obstacles et contribue à la désincarnation
de l’homme est vécu comme facteur de libération.
Or, dans une perspective qui, inspirée par l’exemple
du Christ, reconnaît l’incarnation comme une dimension
centrale de l’existence humaine, la sainteté n’est
plus dans la déliaison mais plutôt dans l’acte
d’incarnation de l’esprit et de ses valeurs. Voilà
à quoi est appelée la liberté humaine. Et comme
cette exigence d’incarnation ne connaît pas de limites,
ce n’est plus seulement au cours de moments spéciaux
de leur vie spirituelle que les hommes sont appelés à
réaliser cette incarnation : désormais investis de
la liberté des enfants de Dieu, c’est dans toutes les
dimensions de leur vie, y compris de leur vie quotidienne qu’ils
doivent agir pour donner un contenu concret à leurs valeurs.
C’est donc à l’aune de l’expérience
de la totalité de la vie quotidienne, telle que chaque individu
peut en faire l’expérience, qu’il convient de
juger la valeur des entreprises humaines : c’est à
ses fruits que l’on reconnaît l’arbre.
* * *
Trois critiques de la dépersonnalisation technicienne
Liberté et incarnation chez Bernard Charbonneau : Toute
la pensée de Charbonneau découle d’une conviction
fondamentale, à savoir que la civilisation industrielle ne
peut pas répondre de manière satisfaisante à
deux besoins de l’homme : le besoin de nature et le besoin
d’une action personnelle, autrement dit : de liberté.
C’est pourquoi toute son œuvre est une invite à
chercher un autre modèle de civilisation qui fasse sa place
au besoin de nature et de liberté de l’homme. Or, c’est
bien parce qu’il pense que l’incarnation est une dimension
centrale de la condition de l’homme qu’il pense aussi
que l’impossibilité de satisfaire ces besoins a pour
effet la dépersonnalisation de l’existence. Comme il
l’écrit dans Le système et le chaos, le "développement
incontrôlé menace l’homme dont l’esprit
s’incarne en un corps (6)".
Agnostique, Charbonneau se reconnaissait volontiers comme "post-chrétien".
Par là il se définissait comme héritier non
pas d’une conception mais d’une expérience de
la liberté personnelle, dont il pensait qu’elle a été
transmise à l’Occident par la tradition juive et la
révélation chrétienne. Il savait aussi que
sa pensée s’inscrit dans une longue tradition augustinienne
de méditation sur l’existence. Fidèle à
cette tradition, il laisse aux philosophes patentés l'élucidation
des conditions transcendantales ou métaphysiques de la liberté
: expliquer comment elle est conceptuellement possible dans un univers
physique soumis au déterminisme, cela ne l'intéresse
pas. Ce qui l'intéresse c’est de comprendre comment
elle peut être vécue et, comme Kierkegaard, il est
convaincu qu’il n’y a pas de système de l’existence
: "la réalité de la liberté n’est
pas dans les preuves de la science et de la philosophie –
elles te l’assureraient que tu l’aurais déjà
perdue – mais dans la personne vivante" (7). C’est
pourquoi, alors que le souci d’incarnation sous-tend toute
l’oeuvre de Charbonneau, ce dernier ne s’est pas préoccupé
d’élucider conceptuellement cette notion.
Ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il est devenu
plus explicite. Deux textes inédits apportent un éclairage
précieux sur la centralité des notions d’incarnation
et d’individualité, qui d’ailleurs sont pour
Charbonneau inséparables : le premier est une étude
d’une trentaine de pages intitulée Nicolas Berdiaeff
: le chrétien, individu ou personne ? Il s’agit d’un
des rares textes dans lesquels Charbonneau propose une explicitation
"philosophique" de sa conception de la personne et de
la réalisation de la liberté dans l’individu.
Ce texte constitue le troisième chapitre de l’opuscule
Quatre témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne,
Berdiaeff, Dostoïevski (104 p.). Le deuxième texte,
de trois pages seulement, intitulé "Incarner",
atteste bien de la centralité des notions d’incarnation
et de chair dans la pensée de Charbonneau. Il conclut le
bref opuscule Trois pas vers la liberté (9 p.) rédigé
par Charbonneau peu de temps avant sa mort en guise de postface
à l’ensemble de son oeuvre.
Pour cet auteur l’incarnation est donc une dimension centrale
de l’existence. Etre libre c’est, précisément,
accepter et non fuir la tension entre un impératif spirituel
et les difficultés à l’incarner dans la nature
et dans la société. Or cela seul un individu peut
le réaliser dans sa vie : "entre le réel et la
terre, entre l'idéal et le réel, il faut un médiateur
et il n’y en pas d’autre qu’un homme ; pour s’incarner
l’esprit n’a jamais usé d’autre biais"
(8). Il en résulte que pour l’homme le rêve d’une
liberté totale est littéralement insensé car
la liberté ne peut être un état ; elle consiste
en un effort de libération qui aboutit plus ou moins (9).
C’est pourquoi Charbonneau ne cesse d’affirmer qu’une
pensée qui n’est pas mise en pratique dans la vie quotidienne
est dérisoire et par conséquent que rien de ce que
vit l’individu n’est insignifiant puisque chaque circonstance
de la vie quotidienne est l’occasion pour chacun d’entre
nous de mettre en pratique nos valeurs.
Par ailleurs si Charbonneau est convaincu qu’il est vital
pour la pensée de se traduire par des actes qui lui donnent
une réalité matérielle, il est également
convaincu que parce que l’homme est un être de chair,
les conditions matérielles dans lesquelles il vit sont de
la plus haute importance spirituelle. Comme il est attentif à
la globalité de la personne il se refuse à privilégier
certaines conditions matérielles au détriment des
autres. Par exemple pour juger l’appareil productif d’une
société il faut tenir compte non seulement du niveau
de consommation mais aussi des conditions qui sont faites à
la sensibilité dans la vie quotidienne.
C’est ce sens de l’incarnation qui en politique a conduit
Charbonneau à répudier les théories libérales
ou socialistes, qui réduisent l'expérience de la liberté
à son concept et à des conditions isolables, coupées
de leur fondement, c'est-à-dire de l'expérience vivante
du sujet. C’est aussi ce qu’il reproche à la
fascination moderne pour l’efficacité économique
ou technique. De telles démarches sont fondées sur
une représentation abstraite de la vie et, au nom d’une
conception désincarnée de la liberté, s’accommodent
trop facilement de la dépersonnalisation de la vie par la
science, la technique, l’Etat, l'économie. Ce sont
ces diverses formes de dépersonnalisation de l’existence
que Charbonneau décrit et analyse dans ses livres. Il montre
comment la croissance des moyens et le progrès de l’efficacité,
qui jusqu’à un certain point favorisent la liberté,
ont pour contrepartie une autonomisation des structures qui favorise
la montée, dans tous les domaines, des dégâts
du progrès. Dégâts écologiques, politiques
et sociaux, mais également spirituels. En effet, qu’il
s’agisse du progrès de l’organisation institutionnelle
ou de celui de la puissance technique et industrielle, il arrive
un moment où la croissance des appareils prive chaque individu
de la possibilité d’incarner ses valeurs dans ses actions
concrètes. La guerre totale, l’arme absolue, le totalitarisme
aussi bien que la dévastation écologique de la planète
sont le résultat de "la terrible logique de la science
et de l’Etat abandonnés à eux-mêmes (10)".
Evoquant le danger nucléaire il écrit : "La fin
de la terre des hommes serait la conclusion d’une désincarnation
progressive ; la passion de connaître pour connaître
et celle de dominer pour dominer se seraient conjuguées avec
le recul progressif de l’esprit devant le monde. La force
fuyant l’esprit, l’esprit fuyant la force, plus vertigineusement
que peuvent se fuir les nébuleuses (11)." Méditant
sur la montée en puissance des appareils et en particulier
de l’Etat, qui caractérise le monde moderne, il constate
que "De ma pensée à cette réalité
la distance est telle que je me condamne à une pensée
désincarnée et une pensée sur l’Etat
ne peut être mue que par un tout puissant impératif
d’incarnation (12)." Pour résister à cette
dépersonnalisation Charbonneau estime qu’une critique
purement intellectuelle ou scientifique ne suffit pas. Car même
si elle suscite une action, cette action sera inspirée par
des raisons partielles et sera donc dangereusement unilatérale.
La critique et la résistance ne sont possibles que si elles
sont nourries par l’amour de la vie et l’attention à
toutes les formes de bonheur que la vie sensible nous apporte. Tel
est le terreau existentiel dans lequel s’enracine l’appel
de Charbonneau à associer nos libertés pour maîtriser
la "Grande Mue" qui, selon lui, résulte de la montée
en puissance de la science et de la technique.
C’est ainsi, par exemple, que la critique charbonnienne de
l’industrialisation de l’agriculture découle
de cette conviction qu’il ne saurait y avoir de liberté
qu’incarnée, que c’est en s’incarnant que
la liberté est portée à son plus haut point
et que c’est dans les tâches apparemment les plus humbles
que doivent prendre corps les aspirations de l’esprit. C’est
pourquoi la forme et les modalités de la relation que l’homme
entretient avec la terre constituent un enjeu humain essentiel et
ne doivent pas être abandonnée aux seules lois de l’efficacité
technique et de la rentabilité. Au contraire : il faut juger
l’innovation agricole non seulement en fonction des gains
de productivité mais aussi en fonction des diverses conséquences
qui en résultent pour la totalité de la personne et
il n’hésite pas à aborder le problème
agricole du point de vue de la vie quotidienne sensible. S’il
défend un mode paysan (ce qui ne veut pas nécessairement
dire traditionnel) d’agriculture ce n’est pas seulement
pour préserver la biodiversité ou les grands équilibre
écologiques de la planète, c’est d’abord
parce qu’il éprouve un attachement charnel à
la beauté, à l’harmonie et à la diversité
des paysages qu'elle produit. La beauté et la diversité
des campagnes donne l’exemple d’un accord, d’un
compromis réussi et partout différent entre les exigences
de l’esprit humain et les contraintes naturelles. A l’opposé,
la diffusion de l’agriculture industrielle a pour effet la
banalisation et l’uniformisation des paysages et des sociétés
locales, l’affadissement des nourritures, la monotonie du
travail : autant de formes d’appauvrissement de la vie sensible
qui résultent d’une exploitation destructrice des ressources
naturelles et qui lui paraissent le contraire d’un véritable
progrès.
L’humiliation de la chair chez Ivan Illich : Illich est très
connu pour sa critique acerbe des professions et des institutions
: de l’Ecole, de la Santé et des transports. Ces critiques
particulières sont autant de volets d’une critique
plus globale de ce que les américains ont dénommé
le technological fix, c'est-à-dire la mise en place de procédures
techniques chargées de répondre par des procédures
professionnalisées au problèmes posés en premier
lieu par le progrès technique. Ivan Illich fait deux reproches
complémentaires à la civilisation industrielle et
technicienne : premièrement la prolifération des spécialistes
et des professionnels prive les personnes et les groupes de la capacité
de maîtriser leur vie quotidienne ; deuxièmement elle
ôte aux hommes la capacité à orienter leur action
en fonction de leur expérience du monde, expérience
qui est d’abord sensible et charnelle.
La raison technique, comme la raison économique et l’institution
rationnelle ne peut se déployer qu’en ignorant l’unité
charnelle de la vie et l’importance du symbolique. La contre-productivité
et l’hétéronomie produite par les techniques
et les institutions professionnalisées, jouissant au nom
de leur technicité de ce qu’Illich appelle un monopole
radical, sont les effets – ou les symptômes –
de ce décalage entre le mode d’être au monde
humain, et les représentations conceptuelles et rationalisées,
auxquelles les modernes ont recours pour expliquer et organiser
leur vie. Prolongeant les intuitions de la phénoménologie,
Illich s’attache à montrer que le type de rationalité
qui se répand avec la civilisation technicienne et industrielle
désincarne le monde vécu pour mieux opérationnaliser
le réel.
Le déploiement du monde de la technique requiert la dévalorisation
du corps et de l’expérience sensible. Or celle-ci fonde
des savoirs qui sont souvent plus riches, et complexes et surtout
plus appropriables que les savoirs "scientifiques ou techniques",
ou provisoirement certifiés comme tels, savoirs qui sont
fondés sur une l’expérience soi-disant objective
mais nécessairement toujours partielle, fondée en
dernier recours sur la mise à l’écart de certaines
dimensions du monde vécu. De tels savoir sont forcément
spécialisés et incompréhensibles par le non
spécialiste. D’où deux types de problèmes
qui ne peuvent que s’aggraver avec la civilisation technicienne:
d’une part la contre-productivité fréquente
de ces savoirs et de ces techniques lorsque leur puissance et leur
diffusion dépassent un certain seuil. Au-delà de ce
seuil leur partialité, qui rend possible leur efficacité,
a des effets inévitablement destructeurs. D’autre part
Illich s’est longuement attaché à montrer la
perte d’autonomie ainsi que la diffusion d’une culture
de la dépendance qui résultent du progrès de
ces techniques. On voit que pour Illich la question du corps propre
et celle de l’appropriation des savoirs et des pouvoirs sont
solidaires. C’est pourquoi il nous invite à évaluer
les techniques en fonction de deux critères : quelles sont
leurs conséquences sur l’autonomie des individus et
des groupes, et quelles sont leurs conséquences sur la vie
du corps ?
Pour répondre à cette seconde question, influencé
semble t-il par la philosophie néo-thomiste de Jacques Maritain,
Illich semble parfois inscrire sa pensée dans l’optique
d’une conception essentialiste de la nature humaine et dénoncer
l’altération des fonctions du corps comme une sorte
de péché contre l’ordre de la création,
ce qui se traduit par l’apparition dans certains textes de
qualificatifs tels qu’ innommable, diabolique, monstrueux
etc. Mais il n’en reste pas là et dans d’autres
passages sa critique de l’intempérance technicienne
et de la dépersonnalisation de la vie qui en découle
se fonde sur une approche plus existentielle et phénoménologique
des effets de la technique moderne. Plusieurs de ses textes s’attachent
à montrer comment certaines innovation techniques et le rapport
au monde qu’elles instaurent, peuvent d’un même
mouvement nous priver de l’usage de notre corps et d’un
rapport charnel au monde, des connaissances appropriables qui en
découlent et enfin d’une prise personnelle sur notre
existence.
Ivan Illich était prêtre et c’est volontairement
qu’il n’a pas exprimé publiquement les fondements
théologiques de sa critique sociale car, dit-il, "dans
la tradition la plus récente de l’Eglise Catholique
Romaine, celui qui prétend parler comme théologien
se revêt de l’autorité que lui confère
la hiérarchie. Je ne prétends pas être investi
de ce mandat (13)." Cependant, comme le montrent Jean Robert
et Valentine Borremans (14) la critique illichienne de la technique
s’enracine bien dans une pensée de l’incarnation.
Barbara Duden (15) confirme elle aussi cette interprétation
de la pensée illichienne. Elle montre que ce thème
de la chair sous-tend l’œuvre écrite d’Illich
et que, par exemple, pour ce dernier il serait impossible de comprendre
l’avènement de la conception moderne de la santé,
et même la conception post-moderne du moi, sans une mise en
perspective historique de la notion de chair et de sa décomposition
culturelle. Mais elle souligne également le fait qu’Illich
traite de la chair de manière "apophatique", c'est-à-dire
en creux, de la même manière que l’on parle de
Dieu dans la tradition de la théologie négative, en
disant non ce qu’il est (et qui échappe au pouvoir
de nos concepts) mais ce qu’il n’est pas. Selon Barbara
Duden cette réserve s’explique par le fait que "pour
lui la chair nous oriente inexorablement vers l’Incarnation,
vers le mystère qui est dans le monde de sa foi, et en fin
de compte vers la Croix". Au fond, ce qu’Illich reproche
au technicisme occidental c’est d’avoir trahi le mystère
de l’Incarnation (16) et de la nécessaire proportionnalité
– on pourrait dire aussi de l’union, au sens conjugal,
ou encore du bon accord – entre le verbe et la chair, proportionnalité
qui, selon lui, doit orienter la vie humaine et dans toutes ses
dimensions. Dans cette perspective il est important pour Illich
que le corps propre et son expérience sensible du réel
soit le principal médiateur de notre rapport à la
réalité. L’homme est chair et c’est en
tant que chair que nous le rencontrons. Or précisément
la technicisation de l’existence a pour contrepartie la rupture
de cette union entre l’esprit (le verbe) et la chair, union
qui selon lui est pourtant constitutive de notre humanité.
Illich voit même dans la vocation techniciste de l’Occident
le fruit du rejet de ce moi de chair qu’il a hérité
de la Bible. La modernité progresse en procédant à
une désincarnation croissante de l’existence et c’est
pour cela qu’il en résulte une dépersonnalisation
croissante de la vie et une perte croissante de maîtrise sur
notre vie quotidienne, et donc de liberté.
Par exemple, à travers une phénoménologie
de la technique de la lecture silencieuse, qui s’est développée
en occident à partir du douzième siècle, Illich
diagnostique que c’est bien la trahison de l’incarnation
qui a ouvert la voie à deux possibilités symétriques
de corruption : d’un côté une désincarnation
sans précédent de la parole et donc de la pensée,
libérée de son ancrage charnel ; d’un autre
côté – et réciproquement – une "incarnation
perverse" qui conduit à vouloir donner un statut de
réalité concrète et autonome à des concepts
chargés ensuite d’organiser notre relation au réel.
Dans plusieurs textes Illich s’attache à montrer que
cette "incarnation perverse d’entités sans chair"
caractérise le monde moderne. Comme le soulignent Valentine
Borremans et Jean Robert, commençant avec l’âge
de la vitesse, elle s’accélère en la multiplication
de fausses concrétudes et de pseudo-percepts et culmine en
une transformation technogène, c'est-à-dire assistée
par la Technique, du sens de la matière. La trahison de l’incarnation
prend donc deux formes observables : une lente désincarnation
historique de la pensée et, plus récemment, une pseudo-incarnation
technogène d’entités intrinsèquement
dépourvues de chair que nous utilisons pour penser le corps
ou bien la société, et pour agir sur eux. Cette inversion
des rapports entre le verbe et la chair favorise forcément
une instrumentalisation du corps et plus largement de tout donné
naturel et social qui doit être subordonné à
des modèles abstraits de connaissance et d’opérativité
technique. Ainsi Illich se préoccupe de la désincarnation
de la perception de soi qui résulte de la médicalisation
des arrangements sociaux et des normes culturelles (17). Plus généralement
encore, c’est bien l’expérience de la désincarnation
qui lui semble caractériser le mieux le passage du monde
préindustriel à la modernité technicienne (18).
C’est dans ce fond spirituel que s’enracinent les maux
qui caractérisent selon Illich le monde moderne et qu’il
subsume par l’expression humiliation de la chair : la dépersonnalisation
de l’existence, la disqualification des savoirs vernaculaires
appropriables, la gestion technocratique de la vie par des professionnels
spécialisés, la perte de maîtrise sur la vie
quotidienne (19). Alors que l’idéologie progressiste
et scientiste est fascinée par le développement de
la puissance collective que la science et la technique donnent à
l’humanité sur tout ce qui est corporel, ce même
soucis de l’incarnation conduit Illich à insister sur
la nécessité d’une maîtrise personnelle
de nos outils, qu’ils soient techniques, institutionnels ou
intellectuels. Pour que l’outil soit digne de ce nom, il faut
que ses fins et son utilisation conservent un certain caractère
personnel. Comme Charbonneau, et pour les mêmes raisons, Illich
considère qu’un des critères de l’évaluation
des techniques c’est de savoir si elles augmentent la maîtrise
responsable et donc la liberté des personnes, des individus
concrets. Or, selon Illich, à l’Age des Systèmes
on assiste au démantèlement des fins personnelles.
A partir de 1980 les écrits d’Illich peuvent être
interprétés comme l’exploration des effets historiques,
démontrables et datables, de ces deux versants d’une
trahison spécifiquement chrétienne et occidentale
de l’exigence d’incarnation, du mystère de la
chair, de l’union et de l’esprit et du corps qui est
au centre du christianisme.
L’incarnation chez Jacques Ellul :
Dans Présence au monde moderne (20), Ellul expose les grandes
lignes de sa conception d’une éthique chrétienne
pour un monde moderne dominé par la puissance de la technique
et de l’Etat. Il s’agit d’un de ses rares ouvrages
qui fait explicitement le lien entre d’un côté
sa pensée religieuse et d’un autre côté
sa pensée sociale et sa critique de la technique moderne,
alors que dans la plupart de ses livres il s’est volontairement
appliqué à dissocier ces deux volets de son oeuvre.
Dès le début de cet ouvrage Ellul inscrit sa réflexion
dans l’horizon de l’incarnation. "Dieu s’est
incarné, ce n’est pas pour que nous le désincarnions"
(p. 16) d’où la nécessité pour chaque
croyant de ne pas dissocier sa situation matérielle de sa
situation spirituelle. La foi nous impose la responsabilité
d’incarner les valeurs spirituelles dans le domaine matériel
et plus généralement dans le monde"[...] "auquel
nous ne devons pas échapper" (p. 19). En particulier
Ellul rejette vigoureusement les doctrines évolutionnistes
du salut qui croient à une "apparition progressive [du
royaume], ascension de l’humanité vers Dieu" (p.
113). C’est donc cette exigence d’incarnation qui pousse
Ellul à chercher à construire "une civilisation
à hauteur d’homme" (p. 31). Or notre civilisation
technicienne n’est pas à la hauteur de cet homme de
chair. La croissance de ses moyens économiques, scientifiques
et techniques est fondée sur une abstraction qui sacrifie
l’homme concret, à l’homme idéal : "Ainsi
l’homme vivant, concret, l’homme de la rue, est soumis
aux moyens qui doivent assurer le bonheur à l’abstraction
homme. L’homme des philosophes et des politiciens, qui n’existe
pas, est la seule fin de cette prodigieuse aventure qui fait la
misère de l’homme de chair et de sang, et le transforme
partout en moyen" (p. 83). Cette attention à la condition
incarnée de l’homme conduit Ellul à refuser
toute dissociation entre moyens et fins. "Dans l’œuvre
de Dieu la fin et les moyens sont identifiés [...] Jésus-Christ
dans son incarnation apparaît comme le moyen de Dieu, pour
le salut de l’homme, et pour l’établissement
du Royaume de Dieu. Mais là où est Jésus-Christ
là est aussi ce salut et ce royaume" (p. 104 ).
L’incarnation du Verbe en Christ donne donc aux hommes un
modèle. L’action des hommes, elle aussi, doit chercher
à unir le matériel et le spirituel. De ce que le Verbe
s’est fait chair il résulte que toute action doit,
aussi bien dans l’esprit et les gestes de celui qui la met
en œuvre que dans tous ses effets concrets, incarner le Verbe
et ses exigences. Pour qu’une action soit bonne il faut que
sa finalité soit incorporée non seulement dans ses
effets mais aussi dans l’agent et dans les moyens. Une action
efficace mise en œuvre par quelqu'un qui ne sait pas ce qu’il
fait, qui est réduit au rang d’instrument irresponsable,
ne peut être bonne: "ce qui compte ce ne sont pas nos
instruments et nos institutions mais nous-mêmes…"
(p. 105). C’est là un principe qu’Ellul répète
inlassablement dans nombre de ses livres, à savoir que les
moyens doivent être toujours conformes aux fins et qu’on
ne peut réaliser des fins justes par des moyens injustes.
Le moyen doit être lui aussi une fin et il faut que l’action
par laquelle nous mettons ce moyen en œuvre soit elle-même
juste dans toutes ses dimensions concrètes. C’est seulement
par un processus de désincarnation (qui est au cœur
de l’aventure techniciste occidentale) que l’on peut
s’imaginer qu’une action peut être justifiée
par ses fins. On ne peut moralement justifier le recours à
un type d’action qui a des effets négatifs sur l’homme
(par exemple le travail à la chaîne, la dépersonnalisation
administrative ou la violence politique) par la fin qu’il
prétend servir: "… nous sommes amenés à
dénier le caractère de moyen à toute l’activité
purement humaine, à tout ce travail de l’homme qui
occupe aujourd’hui notre champ de vision" (p. 116). Une
action qui amoindrit le sujet ou qui dégrade son objet, quelle
que soit sa finalité ultime, est mauvaise.
Si donc l’on prend l’incarnation au sérieux
il découle que nos actes, tous nos actes et dans tous leurs
effets, doivent incarner nos valeurs. Cette exigence n’est
pas du tout originale, mais l’originalité d’Ellul
consiste à la prendre au sérieux dans toute sa radicalité
pour en faire le critère d’une évaluation sans
concession de la dépersonnalisation de la vie quotidienne
moderne, ce qui le conduit à sa critique de l’Etat
et de la technique modernes. Il montre alors comment l’appareillage
technique et institutionnel de la société moderne
tend à s’autonomiser, ce qui est contradictoire avec
exigence d’unité personnelle de la fin et des moyens
qui découle de l’incarnation. De ce refus de dissocier
fins et moyens Ellul souligne "la conséquence que les
chrétiens doivent mettre en pratique, c’est qu’actuellement
il s’agit d’être et non pas d’agir"
(p. 119). Ellul insiste en effet à plusieurs reprises sur
la primauté de la vie par rapport à l’action:
"Dans une civilisation qui ne sait plus ce que c’est
que la vie, tout ce que peut faire d’utile un chrétien,
c’est précisément de vivre, et la vie comprise
dans la foi a une puissance explosive extraordinaire ; nous ne le
savons plus parce que nous ne croyons plus qu’à l’efficience,
et que la vie n’est pas efficiente. Elle peut – et elle
seule – provoquer l’éclatement du monde moderne
en faisant apparaître aux yeux de tous l’inefficacité
des techniques"(p. 124); "Il s’agit donc de retrouver
tout ce que signifie la plénitude de la vie personnelle pour
un homme planté sur ses pieds, au milieu du monde…"
(p. 125). C’est donc de cet accent mis sur l’incarnation
dans le Christ comme dans la vie de l’homme que découle
pour Ellul la nécessité de soumettre les techniques
et les institutions à un jugement qui leur assigne une place
dans la vie de l’homme ainsi que des limites.
Ellul insiste beaucoup moins que Charbonneau sur l’importance
des dimensions sensibles du rapport charnel au monde naturel. Par
contre le même souci d’incarnation sous-tend sa réflexion
sur le monde social et en particulier sur les genres de relations
de pouvoir et de communication qui s’établissent entre
les hommes. Ainsi dans La parole humiliée, il aborde la question
de la désincarnation de l’expérience du sens
dans des termes très proches de ceux d’Illich.
Par ailleurs ce souci de l’incarnation conduit Ellul à
affirmer la centralité de l’individu, sanctifiée
par l’exemple de l’individualité du Christ. Dieu
s’est incarné comme individu situé dans l’espace
et dans l’histoire : l’individualité est donc
une dimension essentielle, sanctifiée, de notre humanité.
La vie de Jésus donne le modèle accompli de l’incarnation
des vérités spirituelles par leur mise en pratique.
Cela, seul un individu peut le faire. Et cette mise en pratique
des vérités spirituelles doit donc passer par l’action
individuelle et doit être de la responsabilité de chaque
individu. Il ne suffit pas qu’une technique ou une institution
soit impersonnellement efficace, produise automatiquement tel ou
tel effet, pour qu’elle soit bonne. Elle doit en outre laisser
à chaque individu la possibilité d’être
responsable de ses actes pour qu’on puisse dire qu’elle
est vraiment bonne. De cette exigence d’incarnation Ellul
souligne diverses conséquences :
Premièrement : Il résulte de l’unité
charnelle de l’être humain que les hommes doivent mettre
en œuvre cette exigence d’incarnation dans toutes les
dimensions de leur vie. Ainsi pour ce qui est des relations de pouvoir
il faut être attentif non seulement aux formes politiques
mais aussi aux formes non-politiques de domination. Cela suppose
que l’on accorde une grande importance aux structures de la
vie quotidienne pour appréhender les phénomènes
de pouvoir qui s’y déploient.
Deuxièmement : Le souci d’unité entre la pensée
et l’action motive la réflexion socio-politique d’Ellul
et toute son œuvre met l’accent sur l’exigence
d’autonomie personnelle comme condition et réalisation
de la liberté. C’est par l’action de chacun que
le verbe de Dieu s’incarne dans le monde. D’où
l’importance dans la pensée politique d’Ellul
de la notion de chacun, "chaque un" (21). Chaque homme
est appelé à agir, décider. Très tôt
Ellul s’est demandé comment vivre de manière
à pouvoir être responsable de ses actes, alors que
la société moderne dépersonnalise l’action.
Dans les Directives pour un manifeste personnaliste (22), texte
rédigé en 1937 avec Charbonneau, Ellul se révolte
contre la dépersonnalisation de l’action et l’anonymat
qui résultent du fonctionnement normal des institutions administratives,
économiques et techniques de la société moderne.
Il s’obstine à évaluer les institutions et les
techniques non seulement en termes d’efficacité mais
aussi –et surtout – en fonction des conséquences
qui en résultent pour la maîtrise de chacun sur ses
conditions de vie concrètes ; quelle place la civilisation
technicienne laisse-t-elle au pouvoir de décision de chacun
? Pour lui, tout ce qui réduit cette maîtrise dans
la vie quotidienne est un mal. "Nous sentions la nécessité
de proclamer certaines valeurs et d’incarner certaines forces".
Mais alors que "le problème personnel consistait à
se demander si nous pouvions incarner la nécessité
que nous sentions en nous", nulle part il n’était
plus question de vivre sa pensée et de penser son action,
mais seulement de penser tout court et de gagner sa vie tout court".
Face à une civilisation qui institutionnalise et porte à
l’extrême la scission du matériel et du spirituel,
Ellul se soucie d’instaurer des conditions de vie qui soient
concrètement compatibles avec l’exigence de responsabilité
personnelle de l’individu dans tous les domaines de sa vie.
Troisièmement : Les orientations spirituelles et morales
doivent se traduire d’abord par le souci du style de vie.
L’objectif de changer la vie doit pouvoir se traduire dans
toutes les actions de la vie quotidienne. La vie privée est
aussi importante que l’action politique.
Notes
1. Karl Barth, L’humanité de Dieu, traduction française
de Jacques de Senarclens, Genève, Labor et Fides, 1956, pp.
34-35.
2. Voir les textes suivants : « A la rigueur nous pouvions
entrer dans la perspective d’un personnalisme, dégagé
de l’individualisme du XIXeme siècle, retrouvant les
dimensions essentielles de l’homme, insistant sur l’unité
de l’être humain, sur l’incarnation, sur l’engagement
en fonction d’une décision personnelle vraiment choisie...
» (Jacques Ellul, « Introduction à la pensée
de Bernard Charbonneau » in revue Ouvertures, Cahiers du Sud-Ouest,
n° 7, 1985, p. 41). Pour éclairer cette référence
je me suis reporté à un des premiers écrits
théologiques d’Ellul : Présence au monde moderne,
dont je citerai quelques passages dans la suite de cette étude.
Mais même dans ce livre où Ellul voulait exposer les
fondements théologiques de sa critique sociale, le lien entre
d’un côté la critique de la technique et de l’Etat
et d’un autre côté la notion d’incarnation
reste plus affirmé qu’expliqué. Voir aussi Jean
Robert, En mémoire d’Ivan Illich, Cuernavaca, décembre
2002, texte diffusé par le Cercle des lecteurs d’Ivan
Illich, Lausanne, 2003; et Ivan Illich, « La perte du monde
et de la chair », in La perte des sens, traduit de l’allemand
par Jean Robert, Paris, Fayard, 2004.
Tous ces textes restent allusifs et j’ignore si Karl Barth
est allé plus loin qu’eux.
3. Un autre critique de la civilisation industrielle l’a
fait de manière plus explicite, c’est Hans Jonas. De
l’étude de la gnose à son éthique environnementaliste,
en passant par sa philosophie de l’organisme, la question
de l’incarnation a toujours été un des fils
conducteurs de sa pensée.
4. Voir les ouvrages de Jean Brun, en particulier Le rêve
et la machine, Paris, La Table ronde, 1992.
5. « Celui qui a compris ces paroles et les met en pratique,
celui-là a bâti sa maison sur le roc». Voir le
journal personnaliste Hic et nunc, brièvement publié
dans les années trente par un des fondateurs historiques
du mouvement écologiste : Denis de Rougemont, auteur de Penser
avec les mains.
6. Bernard Charbonneau, Le système et le chaos, Paris, Economica,
1990, p. 128.
7. Bernard Charbonneau, Je Fus, Bordeaux, Opales, 2000, p. 140.
8. Je Fus, p. 12.
9. Bernard Charbonneau, Le sens, texte inédit.
10. Bernard Charbonneau, L’Etat, Paris, Economica, 1987,
p. 421.
11. Op. cit., p. 422.
12. Op. cit., p. 10.
13. Cité par Valentine Borremans et Jean Robert, in préface
aux Œuvres Complètes d’Ivan Illich, vol. 1, Paris,
Fayard, 2004. Les présentes remarques sur la pensée
d’Illich doivent beaucoup à ce texte très pénétrant
ainsi qu’à l’étude de Barbara Duden citée
ci-après.
14. Op. cit.
15. Barbara Duden, "The quest for past somatics", in
Lee Hoinacki and Carl Mitcham, dir., The challenges of Ivan Illich,
State University of New York Press, 2002.
16. Charbonneau formule le même reproche dans des termes
très proches. Il parle lui aussi de trahison. De même
on trouve chez ces deux auteurs l’idée que seule la
conscience aiguë de la liberté (héritée
du Christianisme) a pu conduire à une entreprise qui débouche
la négation radicale de la liberté. Ce qu’Illich
exprime en utilisant la formule théologique selon laquelle
Corruptio optimi quae est pessima, Charbonneau l’exprime aussi
par la formule La liberté seule peut justifier sa négation.
(Je fus, p. 195)
17. Ivan Illich, « La société amortelle »,
in La perte des sens, p. 277.
18. Ivan Illich, « La perte du monde et de la chair »,
in La perte des sens, p. 355.
19. Déjà dans les années trente le personnaliste
Denis de Rougemont, ami de Charbonneau et d’Ellul, critiquait
cette désincarnation de la pensée dans son livre Penser
avec les mains (1936).
20. Jacques Ellul, Présence au monde moderne, Genève,
Roulet, 1948.
21. À relier peut-être avec sa conception de l’universalité
du salut.
22. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Directives pour un manifeste
personnaliste, Journal intérieur des groupes personnalistes
du Sud Ouest, 1937.
Dernière mise à jour: 23/10/2005 18:33:20
L'Encyclopédie de L'Agora - 2006
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