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Origine : http://www.planetecologie.org/ENCYCLOPEDIE/Pionniers/0_charbonneau.htm
«La philia, quel que soit l'équivalent français
adopté, c'est la réserve de chaleur humaine, d'affectivité,
d'élan et de générosité (au-delà
de la froide impartialité et de la stricte justice ou de
l'équité) qui nourrit et stimule le compagnonnage
humain au sein de la Cité: et celà à travers
les fêtes, les plaisirs et les jeux comme à travers
les épreuves. La philia, c'est aussi le sentiment désintéressé
qui rend possible de concilier, comme le veut Aristote, la propriété
privée des biens et l'usage en commun de ses fruits, conformément
au proverbe - repris par l'auteur de la Politique à l'appui
de sa thèse opposée à Platon- qu'entre amis
"tout est commun"»(2)
Il manque une chose à cette définition de la philia:
l'intérêt pour l'être humain, le prochain, celui
qu'on rencontre tous les jours au travail ou dans la rue, mais que
l'on pourrait ne plus revoir. Cet intérêt, qui rend
possible le sentiment désintéressé, peut-être
allait-il de soi dans les cités observées par Aristote.
Il ne va plus de soi dans les nôtres. La routine dans la sécurité,
qui nous incite à penser que nos proches sont immortels,
est l'une des causes de notre manque d'intérêt pour
eux. Une amie de Sakharov, dissidente russe nouvellement immigrée
au Québec, à qui on demandait ses impressions sur
son nouveau pays, répondit que ce qui l'étonnait le
plus, c'était l'indifférence avec laquelle les membres
d'une famille ou des amis se quittaient. "Je viens d'un pays
où nous n'étions jamais sûrs de nous retrouver.
Cela donnait beaucoup d'intensité et de valeur à la
présence et à la séparation."
"Comme la biche au mont des aromates"
Nous sommes toujours émerveillés par une biche courant
dans un champ enneigé avec la légèreté
d'une déesse. Même nos lourdauds animaux domestiques
savent retenir notre attention. Pourquoi le spectacle des êtres
humains nous laisse-t-il si souvent indifférents? N'ont-ils
pas la vie eux aussi et l'esprit en plus? S'ils avaient la vie au
même degré que les biches, ils nous émerveilleraient.
Les adolescents l'ont parfois cette vie. Et ils éveillent
notre intérêt. Mais la plupart des êtres que
nous rencontrons ont perdu l'élan vital sans avoir pu lui
substituer celui de l'esprit. "La vie est la chute d'un corps",
disait Paul Valéry. Et à mesure que nous tombons,
nous cessons de susciter l'émerveillement. On ne s'émerveille
pas devant le prévisible. On s'émerveille d'autant
moins que pour être capable d'un tel sentiment, il faut soi-même
échapper à la pesanteur. L'émerveillement est
un sourire que l'esprit qui s'élève dans un être
fait à celui qui règne dans un autre être.
Or l'émerveillement, cet intérêt enchanté
pour autrui, est la condition de la philia comme de l'amitié
entre deux êtres. Il est le point de départ d'un mouvement
vers l'humanité au terme duquel nous avons la certitude que
la présence d'un être humain, la simple, la seule présence,
est le plus grand bien qui puisse nous être accordé.
L'être humain est une fin, disent les philosophes, non un
moyen. La philia, c'est l'incarnation de cette pensée dans
la vie de tous les jours. Et le degré atteint dans cette
incarnation est la mesure de la qualité d'une communauté.
Si, pour fréquenter vos semblables, vous avez toujours besoin
de faire des choses avec eux, si la fin que vous poursuivez est
la chose à faire et non la joie d'être avec d'autres
êtres humains pour la faire, c'est signe que le groupe que
vous formez n'est plus une communauté, mais une simple association.
Moins l'action est nécessaire, plus on a tendance à
l'ériger en fin. Le courtier surmené sur le parquet
de la bourse est loin de l'élémentaire nécessité
de se nourrir et de se vêtir. La tentation de réduire
l'être humain à un moyen est d'autant plus forte chez
lui. Cette tentation est au contraire très faible chez la
boulangère qui cuit et offre son pain jour après jour.
Le mal qu'elle se donne, l'absence d'illusion quant à la
fortune qu'elle peut ainsi accumuler, l'aide à détourner
son regard de l'avenir et à le tourner vers le présent,
où il rencontrera peut-être le regard d'un autre être.
Voilà pourquoi, encore aujourd'hui, les gens établissent
spontanément un lien entre la communauté et les métiers
associés aux premières nécessités. Voilà
pourquoi, aussi, le rétablissement de ces métiers
est l'un des remèdes au mal être en commun, en plus
d'être une solution élégante au problème
de l'emploi. Les trajets de la liberté
L'éthologiste Konrad Lorenz avait la fâcheuse habitude
d'arriver toujours en retard à ses cours de l'Institut Max
Planck de Munich. Il faisait le trajet à pied, un trajet
rempli d'imprévus et d'occasions de s'arrêter. Pour
l'aider à se discipliner ses étudiants ont, à
l'aide d'une carte de la ville, tracé le trajet le plus court,
sans se soucier de l'aménité des rues empruntées
pour cette opération rationnelle. Le maître se plia
à cette règle pendant quelques jours. Il arriva toujours
à l'heure, mais dans une humeur telle que ses étudiants
eurent bientôt la nostalgie du passé, comprenant que
le temps perdu par rapport à l'horaire était de l'humanité
retrouvée, pour eux comme pour lui. Le trajet habituel de
Lorenz était ponctué de points d'humanité,
de boutiques ouvertes sur la rue où une boulangère,
un boucher, un cordonnier, une fleuriste élevaient leurs
regards et leur pensée, pour saluer en Konrad Lorenz un représentant
de l'humanité.
"La liberté, nous rappelle Bernard Charbonneau, n'est
pas un mot, mais un cri des profondeurs. Elle n'est pas une idée,
elle existe, et par conséquent, naît, vit et meurt.
Avant de la définir, il faut donc la peindre" (Je fus,
p. 15). "Il n'y a de liberté qu'éprouvée.
La vraie, celle qui se vit dans l'esprit et l'acte de quelqu'un
n'est pas le droit naturel que l'individu revendique, mais le plus
terrible des devoirs: celui qui fait violence à la nature
parce qu'il est pure exigence de l'esprit" (Je fus, p. 112).
Le trajet de Lorenz aurait pu inspirer un peintre de la liberté.
Un tel peintre aurait vu de l'amour dans le regard de la fleuriste
ou de la boulangère. Un amour impossible. La réserve
de chaleur humaine caractérisant la philia n'est-elle pas
la somme de tous ces amours, denses et réels qui, se sachant
impossibles, ne se manifestent que par des ébauches prenant
la forme d'un regard, d'un geste, d'un sourire bienveillant?
L'amour, possible ou impossible, fait partie de la liberté.
La liberté, cet acte par lequel un homme -et non pas l'Homme-
vivant en tel lieu et à tel moment, embrasse d'un seul regard,
pour le soumettre à la loi ascendante de son être,
tout ce qui le détermine, tout ce qui l'entraîne dans
la pesanteur et qui pourrait lui servir d'excuse pour telle lâcheté,
tel excès ou telle omission. Les plus grands peintres ont-ils
fait autre chose que peindre la liberté? Ce qui nous émeut
dans les grandes nature mortes, dans tel tableau de Vermeer où
l'on ne voit que des murs, des fenêtres et des briques, n'est-ce
pas ce regard de l'homme libre aperçu à l'origine
de l'oeuvre? Liberté: je ne suis plus la proie des choses
et des circonstances. Elles me déterminent, mais je le sais
et par là je suis libre, car la nécessité est
la chance de la liberté. À défaut de pouvoir
influencer le cours des événements, je pourrai en
recueillir le sens et m'en nourrir. Vie de l'esprit, esprit de la
vie
Dans cette symbiose entre la vie déclinante et l'esprit
immuable, l'esprit apporte à la vie cette capacité
de prendre ses distances, par rapport au monde, de mourir donc;
mais la vie apporte à l'esprit la capacité de renaître.
Elle ne l'apporte toutefois qu'à l'esprit qui la désire.
Le plus souvent il ne la désire pas. "L'homme mûr
ne croît plus; et c'est cette défaite qu'il prend généralement
pour la maturité. S'il parle d'expérience ou de sagesse,
il ne s'agit plus de celles qui pourraient armer sa liberté,
mais de celles qui justifient son renoncement. À trente ans
ou à vingt, la plupart des hommes cessent de grandir parce
que cette croissance arrachée à une nécessité
plus pesante devient chaque jour plus terrible; ceci au moment où,
n'étant plus physique, leur développement pourrait
devenir spirituel." (Je fus, p. 80) "La conscience, poursuit
Charbonneau, est originellement mystifiée, au lieu de dire
je elle devrait dire on. C'est pourquoi le premier acte de l'esprit
est de se saisir lui-même, d'être le premier objet de
sa mise en question. Alors, toute voix se tait quand son silence
s'élève, comme sa voix quand tout se tait en nous.
[...] Cet esprit ne se manifeste que dans un homme. Sa présence
invisible n'est jamais révélée qu'au regard
qui plonge en un regard, sa voix n'a jamais retenti qu'au coeur
du silence que chacun porte en soi. L'unique issue qui puisse s'ouvrir
dans le mur de la condition humaine, nous la chercherions en vain
autour de nous, elle est en nous. Mais qui la franchit découvre
une immensité, marche vers quelque Saint des Saints de lumière.
Quiconque tournant le dos au monde pousse la porte la plus étroite
qui soit, l'ouvre sur le large de la liberté." (Je fus,
p. 40)
Gardons-nous toutefois de réduire la liberté à
ce qu'on appelle la liberté d'opinion, sous prétexte
qu'elle est souveraineté de l'esprit sur le réel,
c'est-à-dire conscience, acte et examen de conscience. On
peut donner à soi-même et aux autres l'illusion de
la plus grande liberté de pensée et d'opinion, alors
qu'on est déterminé par une mode idéologique,
à laquelle on s'est abandonné par refus ou incapacité
d'être vraiment libre.
La contradiction libératrice
La liberté d'opinion fait partie certes des manifestations
de la liberté, mais le premier signe auquel on reconnaît
cette dernière n'est pas l'audace dans les propos, c'est
la capacité d'accepter jusqu'au bout les contradictions.
"Une vérité triviale, disait Niels Bohr, est
une affirmation dont le contraire est faux. Une vérité
profonde est une affirmation dont le contraire est aussi une vérité
profonde". "La contradiction est le criterium du réel",
écrivait de son côté Simone Weil. Ces réflexions
nous introduisent au coeur de la pensée de Bernard Charbonneau.
Communisme ou capitalisme? Gauche ou droite? Nature ou liberté?
Nationalisme ou cosmopolitisme, progressisme ou traditionalisme?
La plupart des hommes, et parmi eux la plupart des penseurs, se
laissent attirer vers l'un ou l'autre de ces pôles. Et les
voilà embrigadés dans un parti idéologique,
souvent doublé d'un parti politique. Bernard Charbonneau
ne s'est jamais laissé embrigader. Il était profond.
Selon que l'on considère les pôles d'une manière
triviale ou d'une manière profonde, ils s'opposent ou ils
se touchent. La liberté d'opinion chez celui qui ne dépasse
pas le trivial est elle-même une chose triviale. La même
liberté rend insupportable à autrui celui qui a choisi
la voie de la profondeur. C'est pourquoi Socrate a été
assassiné. C'est pourquoi les penseurs comme Bernard Charbonneau
ne triomphent pas sur la place publique de leur vivant.
L'être le plus humble ou le plus faible intellectuellement
est capable de profondeur, autant sinon davantage que le physicien
ou le philosophe le plus brillant. La profondeur, qui permet de
tenir ensemble les deux termes de la contradiction, a elle-même
pour condition l'identité, le quant à soi, qualités
liées d'abord à l'enracinement, à la familiarité
avec les mêmes paysages et les mêmes visages. Pendant
que les aristocrates français dilapidaient leur liberté
en propos souvent très libres, mais sans conséquences,
à la cour de Louis XIV, leurs homologues anglais, qui préféraient
la chasse à courre à la cour, demeuraient sur leurs
terres et conservaient ainsi la capacité de résister
aux modes idéologiques venues de Londres. Ceci pour rappeler
que la qualité d'une communauté ne se mesure pas aux
années de scolarité de ses membres, pour rappeler
aussi que l'opposition entre la communauté et la liberté
n'existe que pour les esprits triviaux. Ma liberté c'est
l'autre qui me la donne. Je c'est toi. Voici l'ultime contradiction
avec laquelle il faut apprendre à vivre. L'acte par lequel
j'affirme ma souveraineté est aussi celui par lequel je reconnais
la souveraineté de l'autre. Deux personnes ne peuvent pas
être propriétaires de la même terre. C'est pourquoi
la plus haute liberté ne se situe pas à ce niveau.
Mais deux personnes peuvent en même temps, stimulées
l'une par l'autre, se dresser ensemble et jeter un même regard
souverain sur l'ensemble des choses extérieures. Là
se trouve la plus haute liberté. Thomas More marchant vers
l'échafaud par fidélité à ses plus hauts
engagements, à ses plus chers amis, à son Dieu et
en dominant par la pensée l'ensemble des choses et des forces
extérieures.
Le temps et l'espace peuvent être des alliés de la
liberté et de la communauté, quand on en respecte
le rythme pour ce qui est du temps, quand on veut bien l'apprivoiser
pour ce qui est de l'espace, ce qui suppose encore du temps. Rien
n'est plus étranger à la mentalité dominante
d'aujourd'hui. Nous sommes toujours en situation d'urgence... de
gagner du temps. C'est pourquoi devant tout ce qui exige une croissance
organique, un enfant, une communauté, notre liberté
elle-même, nous sommes de plus en plus désemparés.
Mais la nostalgie, cette fuite vers l'arrière, est aussi
vaine que la fuite vers l'avant. Traditionalisme ou progressisme?
Charbonneau les renvoie dos à dos. La vraie liberté
est ailleurs, au-dessus des deux. "Vivre dans le temps n'est
pas une science, encore moins une technique mais un art d'associer
personnellement ses deux termes. Il me faut le temps... d'être
un homme, celui qui somnole dans les millénaires ne l'est
pas plus que celui qui traque les secondes. Bloquer le cours du
temps ou céder à sa fugacité c'est également
s'engluer dans l'inertie ou le mouvement du cosmos. S'évader
du présent dans quelque fin des temps comme certains mystiques
religieux ou révolutionnaires, ou bien sacrifier la durée
à l'actualité ou au plaisir du moment comme certains
activistes ou hédonistes, c'est dans les deux cas refuser,
avec le temps, la condition humaine, qui est d'incarner l'Éternel
dans l'instant. Ils ne s'opposent pas, mais se révèlent
l'un l'autre. Il n'est de mouvement qu'en fonction d'un point fixe
: il faut rester tant soi peu soi-même à travers les
années pour savoir à quel point l'identité
comme le temps nous fuit. Et qui tente de suspendre l'instant pour
le savourer sait bien qu'il doit son sel à sa fugacité:
sa lumière si vive est celle de l'éclair. Pas plus
que le ciel à la terre, l'éternité ne s'oppose
à l'instant, elle est l'esprit qui lui donne existence et
sens" (Je fus, p. 61) "Tout ce qui n'est pas de l'éternité
retrouvée est du temps perdu." (Gustave Thibon) La dévalorisation
par la mise en valeur
À force de traquer ainsi les secondes et de conquérir
l'espace, nous avons à ce point mis les choses et les hommes
en valeur que nous prenons ainsi le risque de leur faire perdre
toute valeur. "Et ces biens, gratuits en même temps que
les plus précieux qui soient, étaient ceux qui font
la vie. Car l'eau la plus limpide est celle que nous pouvons boire,
et le ciel que nous contemplons, nous le respirons. Or le domaine
des biens -ou de l'acte- gratuits aujourd'hui se restreint sans
cesse, dévoré par le feu du désir de profit,
de pouvoir ou de prestige. Ce tas de cailloux, combien puis-je en
tirer? Bien brossés, ils feront joli sur la cheminée.
Cette neige, que vaut-elle au mètre carré? C'est une
bonne idée, est-ce rentable? À chaque instant, quelque
bien jusque-là oublié est lancé sur le marché:
au fond des mers il y a du pétrole, ou tout simplement du
sable qui vaut presque aussi cher la tonne." (Il court, il
court, le fric, p. 102)
Comment l'homme pourrait-il être une fin pour lui-même
dans ces conditions? Comment pourrait-il éviter que ne retombe
sur lui le boomerang qu'il a lancé vers les choses? "Mais
surtout, ce sont les rapports humains qui sont exploitables: cela
s'appelle les public relations que maints ingénieurs ou ingénieuses
s'efforcent d'organiser. Pensons-y toujours, mais ne le disons jamais,
ce monsieur dont j'ai fait la connaissance, quel sera le rendement
de la chaude sympathie que je lui porte? Ainsi, peu à peu
se répand l'idée, proprement infernale, que n'a de
valeur que ce qui est payant, ou payé."(Il court, il
court, le fric, p. 100)
Tel est le contexte dans lequel il faut tenter de recréer
des communautés humaines. N'attendons pas de Charbonneau
qu'il condamne l'argent. Ici encore, il tient fermement les deux
termes de la contradiction. Il court, il court le fric, il court
d'autant plus vite et follement qu'il s'éloigne sous forme
de signe pur, de ce qu'il fut à l'origine: de l'or, ce métal
doré comme le soleil et lourd comme le plomb. N'essayons
pas de le rattraper dans sa course. Cela nous éloignerait
encore davantage des biens réels dont il est le signe: une
plage non polluée, une véritable amitié, une
communauté.
"Avant que la moindre bouffée d'air ne soit enregistrée
et cotée, il est urgent de rendre à la nature, cosmique
ou humaine, ces biens gratuits (que nous avons mis en valeur). Toute
tentative pour en faire un objet de négoce, quel que soit
le prétexte, devrait être considérée
comme un délit par l'opinion, interdit et puni par la loi.
Quand messieurs Trigano et consorts s'aviseraient de récupérer
du sable ou de la neige pour la vendre, ils seraient inculpés
pour viol et destruction de site, vol d'un bien commun."(Il
court, il court, le fric, p. 156) Comment ne pas interrompre ici
l'envol de Charbonneau pour rappeler que le respect des biens communs
et gratuits, l'eau par exemple, est indissociable des actes jadis
gratuits qui rendaient possible la vie communautaire. C'est au nom
de la liberté que l'exploitation sans frein de la nature
est justifiée et c'est en invoquant la liberté que
l'on prétend réfuter ceux qui réclament un
frein. Charbonneau refuse de se laisser entraîner dans cette
opposition paralysante. L'exploitation sans frein de la nature anéantit
en même temps la liberté. "Le ravage de la terre
et des mers va de pair avec la prolifération désordonnée
des techniques de contrôle social et des trusts de l'État.
De même que ces termes tout d'abord contradictoires de nature
et de liberté fondent positivement le mouvement écologique,
ils révèlent le sens négatif du système
social que le même mouvement refuse: le contre-sens d'un Progrès
justifié au nom de la liberté."(Je fus, p. 102)
Et voici la règle d'or que propose un penseur infiniment
plus réaliste et plus libre, en dépit des apparences,
que ne le sont ceux qui, prenant formellement parti pour la liberté,
contre la nature, ne font qu'obéir à un déterminisme
économique et social: "La nature et la liberté
sont les deux seuls principes qui puissent inspirer l'analyse autant
que l'action: à chaque instant le désordre établi
nous rappelle que l'une est menacée avec l'autre."(Je
fus, p. 102)
De ce principe découlent, comme l'eau de la source la plus
claire, des règles d'action. "Ainsi, n'importe quel
homme imaginatif et bien portant, quelle que soit sa fortune, serait
en mesure d'en payer le prix, parfois très élevé,
qui ne se règle pas en dollars mais en imagination, en passion,
en efforts physiques et spirituels pour l'atteindre. Mais les biens
gratuits fournis par la nature ne devraient pas être les seuls
à ne pas tomber dans les rets de la finance. Il y a aussi
les biens personnels qui sont sans prix. Ceux-là sont si
rares et particuliers qu'il n'y a pas de monnaie qui puisse en régler
l'échange. Uniques, ils n'ont de sens que pour un ou parfois
pour deux. Mais alors l'échange est dit communion, ainsi
joue en amour l'autre loi de l'offre et de la demande, celle où
se confondent les deux. La valeur d'usage, qui n'est telle que si
la nécessité ou le désir d'user l'emporte sur
le désir de vendre dans un individu, chasse alors la valeur
d'échange. Si la vie et les valeurs personnelles prédominent
sur les valeurs sociales, si au lieu de les estimer pour ce qu'elles
valent, les hommes apprennent à les aimer pour ce qu'elles
sont, alors le marché reculera et de nouveau la réalité
prendra le pas sur le signe. Au lieu d'en trafiquer, nous réapprendrons
à en jouir: qu'elle soit pain, eau de source ou pensée.
Même l'or. Pourquoi l'emprisonner dans un fort quand il reflète
si bien le soleil? Qu'il est beau, qu'il est utile, quand, devenu
fleur, il palpite sur la gorge de mon amie!" (Il court, il
court, le fric, p. 156). Être ou ne pas être libre,
il faut choisir; voilà l'acte libre par excellence.
Notes
1. Je n'ai moi-même entre les mains que quatre ouvrages de
cet auteur. Le premier, intitulé Je fus, est un essai sur
la liberté. Publié à compte d'auteur, semble-t-il,
il n'est disponible que sous forme de photocopie. Le second, intitulé
Il court, il court le fric, porte sur l'argent et a paru en 1996,
aux éditions Opales. Le troisième, publié aussi
à compte d'auteur, s'intitule Une seconde nature. Le quatrième
est le manuscrit photocopié d'un inédit intitulé
La société médiatisée. Plusieurs ouvrages
de Bernard Charbonneau ont tout de même trouvé preneurs
chez les grands éditeurs parisiens: Teilhard de Chardin,
Denoël, 1963, Paradoxe de la Culture, Denoël. 1965, Dimanche
et lundi, Denoël, 1966, L'hommauto, Denoël, 1967, Le Jardin
de Babylone, Gallimard, 1969, Le Système et le Chaos, Anthropos,
1973, Tristes Campagnes, Denoël, 1974, Notre table rase, Denoël,
1974, Le feu vert,
Karthala, 1980, L'État, réed. Economica, 1987, Sauver
nos régions, Sang de la terre, 1991.
2. J.-Jacques Chevalier, Histoire de la pensée politique,
Tome I, Payot, Paris 1979.
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