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Psychorigides Comment la BCE ruine la Picardie
François Ruffin
... /..., on préfère ajuster les emplois plutôt que la monnaie...

Origine : http://www.fakirpresse.info/frontoffice/main.php?rub=article.php&id=277


Ca a l'air compliqué, technique, ennuyeux. Et pourtant, si Abélia à Abbeville a fermé ses portes, si Airbus à Méaulte flanche, c'est à cause de la Banque Centrale Européenne et de ses taux d'intérêt. Pourquoi cette politique qui saigne nos emplois ? Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à Amiens, nous fournit les armes pour comprendre.

Formé en économie, Frédéric Lebaron enseigne la sociologie à l'Université Picardie Jules Verne, à Amiens. Il a publié l'année dernière, aux éditions du Croquant, un livre court et dense : « Ordre monétaire ou chaos social ? La BCE et la révolution néolibérale ». Comme on n'avait pas tout tout compris, on l'a rencontré dans son bureau de la fac Saint-Leu...

Fakir : Quand on a rencontré les ouvriers d'Abélia, à Abbeville, dans l'usine qu'ils occupaient, ils pointaient du doigt la politique de l'euro fort : comme ils vendaient du papier peint aux états-Unis, ça les avait plombés. Leurs produits coûtaient trop chers sur le marché américain...

Frédéric Lebaron : Ils avaient raison. C'est le même problème pour Airbus : le change favorise énormément Bœing. Que l'euro soit surévalué, le moindre conjoncturiste le dit, et le patronat industriel, qui exporte, est très sensible à ces variations.

Mais plus largement, il faut souligner un second point : c'est combien la Banque Centrale Européenne a toujours un pied sur le frein. Avant même que la croissance ne reparte un peu (encore faudrait-il s'interroger sur la qualité de cette croissance, sur les biens et services apportés, mais laissons de côté ce débat pour l'instant), dès qu'on aperçoit un soupçon d'inflation, la BCE redoute une surchauffe et ralentit la machine. Une région comme la Picardie, fortement industrielle, souffre particulièrement de ce choix : à la limite, on préfère des licenciements à des carnets de commande trop remplis qui pousseraient les salaires et les coûts de production à la hausse.

Fakir : Alors la BCE se trompe de priorité ?

Frédéric Lebaron : Si vous voulez, mais c'est en permanence et volontairement qu'elle se trompe d'ennemi. Sa principale hantise, c'est : pas d'augmentation salariale. De façon obsessionnelle, elle mène une politique défavorable aux salariés et notamment aux petits salariés. Dès qu'apparaît la moindre revendication de la métallurgie allemande, les experts de la BCE interviennent de façon feutrée sur leur site web.

Parce qu'il ne faut pas négliger cet outil : le verbe. Certes, la BCE dispose des taux d'intérêt, qu'elle peut varier à son gré. Mais surtout, elle indique aux gouvernements, par des communiqués discrets, ce qui est économiquement correct et ce qui ne l'est pas, en matière de budget, de mesures fiscales, de hausses du SMIC, etc. Et la masse monétaire créée, qui ne va pas aux salariés, part pour les rentiers, les traders, les dirigeants d'entreprises, au secteur bancaire. Eux investissent dans l'immobilier, ce qui nourrit une spéculation. Qui se retourne, une seconde fois, contre le salarié : c'est lui qui peine à se loger ou à acheter avec la hausse du mètre carré, à Amiens comme ailleurs.

En fait, derrière des mesures présentées comme « techniques », la BCE a un agenda caché : réduire les coûts salariaux, diminuer la pression fiscale, abaisser les protections sociales (toujours trop « lourdes » face à une concurrence mondiale).

Fakir : C'est presque une lutte des classes, discrète, d'autant plus discrète qu'elle passe par des instruments monétaires, auxquels personne ne comprend rien ?

Frédéric Lebaron : En quelque sorte. D'ailleurs, il faut faire un retour en arrière, aux années 70. Là, les dirigeants économiques ont nourri des inquiétudes très fortes. Ils avaient le sentiment qu'ils ne contrôlaient plus la machine, que les hausses de salaire devenaient quasi-automatiques, avec des revendications puissantes. A l'inverse, les profits, les dividendes, les revenus du capital diminuaient. L'inflation gênait les banques et les acteurs financiers parce qu'elle faisait diminuer les créances et favorisait les personnes qui s'endettent. Ils ont donc mis en scène l'hyper-inflation. Ils l'ont présentée comme une menace, comme un danger pour toute la société. Dans les années 80, on a donc rétabli une économie favorable aux créanciers, aux rentiers.

Cependant, il faut leur concéder un point : les « experts » de la BCE ne sont pas directement, eux, motivés par l'intérêt. Ils sont habités, quasiment, par une mystique de la monnaie : le zéro inflation comme absence de péché, pas de « facilités monétaires », avec de fortes résonances religieuses. Hans Tietmeyer, par exemple, théoricien de l'euro, était théologien de formation, il se réfère à la Bible, prête à l'argent des vertus morales, etc. Le dogme de l'euro fort ne se discute pas...

Fakir : Si on vous mettait, vous, à la tête de la BCE, qu'est-ce que vous feriez d'autre ?

Frédéric Lebaron : Il existe aujourd'hui deux discours économiques opposés, tranchés. Celui, omniprésent, de la BCE et des orthodoxes : si la croissance est faible, c'est parce que nous ne sommes pas assez compétitifs, parce que le SMIC est trop élevé, parce que nous ne travaillons pas suffisamment, d'où la nécessité d'une « modération salariale ». Et un discours quasiment inaudible : si la croissance est faible, c'est parce que les taux d'intérêt sont trop restrictifs.

Déjà, il faudrait introduire deux éléments qui sont absents des textes juridiques : un, tendre vers le plein emploi ; deux, réduire les inégalités salariales. Ce sont des évidences et pourtant, aujourd'hui, la BCE ne se fixe qu'un seul objectif : pas d'inflation !

A l'inverse, si on en réintroduisait ? Eh bien oui : jusque 4 % d'inflation, c'est pas non plus l'Allemagne des années 20 ! Voilà qui aiderait à augmenter les petits salaires, ça réduirait d'autant la dette de l'état, et ça permettrait d'accroître les dépenses publiques : éducation, recherche, santé, logement... La reconstruction, dans l'après-guerre, était permise par des taux d'intérêt bas.

Fakir : On débat assez peu, durant cette campagne, des orientations macro-économiques. C'est comme si un Dieu caché avait déjà décidé de l'essentiel, et qu'il nous restait à choisir la couleur de la tapisserie.

Frédéric Lebaron : Sauf exception, la BCE échappe aux critiques, aux débats. C'est toute l'idéologie économique, d'ailleurs, qui fonctionne à l'impensé, à l'impensable, aux non-dits. Non seulement les gouvernements ont abandonné leur monnaie, mais ils ont rendu absent, invisible, l'acteur qui pilote aujourd'hui l'Eurozone. Et en face, malgré les déclarations d'intention, on ne voit surgir aucun « gouvernement économique » au niveau européen. Les politiques ont laissé les commandes à des idéologues, peu soucieux des conséquences sociales de leurs choix.

Ajuster les emplois plutôt que la monnaie

Ne serait-ce qu'une coïncidence ? Chez Airbus, le plan Power 8 prévoit « de dégager deux milliards d'économies annuelles, dès 2010, grâce à une réduction de 30% des coûts de fonctionnement. » 30%. Justement 30%. Alors que depuis le lancement de l'euro, la monnaie unique a augmenté de 31% par rapport au dollar : au 1er janvier 2002, 1€ valait 1$. Aujourd'hui, 1€ vaut 1,31$.

C'est bien ainsi que Louis Gallois, PDG d'EADS explique son plan dans sa « Lettre à nos actionnaires » : il se dit « soucieux de compenser la dégradation du taux de change du dollar » dont il évalue « l'impact négatif à environ douze milliards d'euros » (novembre 2006). Et le ministre de l'économie, Thierry Breton, l'approuve : « Ce plan était nécessaire pour que le groupe européen puisse résister à la baisse du dollar face à l'euro » (LeMonde.fr, 28/02/07). En bref, on préfère ajuster les emplois plutôt que la monnaie...

Et pourtant, en 2006, la BCE relevait encore six fois ses taux d'intérêt, six fois en un an, sans que personne ne bronche. Elle les rehaussait à nouveau, le 8 mars 2007, en pleine crise d'Airbus. à chacun de ces mini-coups de pouce, c'est la compétitivité des industries - picardes, françaises, européennes - qu'on entame. Pour mieux asseoir le poids de la finance.

Qu'importe ces milliers d'emplois perdus pourvu qu'on en tire une fierté patriotique : l'euro fort d'une Europe forte !

François Ruffin

samedi 02 juin 2007