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origine : http://leportique.revues.org/index627.html
Bernard Andrieu, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault
: », Le Portique [En ligne] , 13-14 | 2004 , mis en ligne
le 15 juin 2007
Si le terme de biopolitique apparaît explicitement en octobre
1974, Michel Foucault a toujours développé sa réflexion
sur le corps et la biologie par rapport à l’institution
et la classification de la subjectivité. Nous montrerons
comment a pu s’effectuer le passage dans le parcours foucaldien,
de l’histoire naturelle à la biologie ; de la biologie
à la bio-politique ; et enfin de la biopolitique à
la bio-subjectivité.
1Pourquoi Michel Foucault a-t-il abandonné la biopolitique
pour décrire la sexualité en terme de subjectivité
dans les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité
? La biologie, le corps vivant a toujours été présent
dans l’œuvre, de 1954 à 1978, à partir
de l’interprétation de l’aliénation du
corps par le pouvoir psychologique, l’expertise médicale,
le regard de la clinique, l’ordre du discours, la surveillance
panoptique et le biopouvoir. Mais plutôt que d’étudier
la manière dont le sujet est constitué par le pouvoir
et par les autres, Michel Foucault veut étudier, à
partir de 1979 et le cours sur le « Gouvernement des vivants
» portant sur le christianisme primitif notamment, la manière
dont le sujet se constitue lui-même.
Le corps vivant de l’anatomo-politique
2Le corps vivant échappe par sa nature aux sciences de l’homme
qui doivent, dès le rêve, reconnaître au sommeil
: Binswanger, avait su, contre Freud, retrouver ce lien entre psychologie
et physiologie dans une « anthropologie de l’imaginaire
» 1. L’opposition de la médecine mentale et de
la médecine organique produit une description évolutive
de la maladie tant chez H. J. Jackson, P. Janet et S. Freud. En
1962 les Presses Universitaires de France 2 rééditent
sous un nouveau titre Maladie mentale et psychologie, une version
considérablement remaniée d’un ouvrage publié
en 1954 dans la collection « Initiation philosophique »
dirigée par Jean Lacroix sous le titre Maladie mentale et
personnalité. Pierre Macherey 3 a consacré une étude
fondamentale à l’explication de ce passage de la personnalité
à la psychologie.
3Dans la version de 1954, Michel Foucault affirme, dans le droit
fil du travail sur Binswanger, combien « la pathologie mentale
doit s’affranchir de tous les postulat abstraits d’une
métapathologie » afin de découvrir la vérité
effective et concrète de l’homme. En ramenant la maladie
à ses « conditions réelles » 4, Michel
Foucault exige la nécessité de dépasser les
diverses psychologies dans le sens de la reconstitution de la réalité
humaine. L’existence personnelle du malade personnalise la
maladie et on peut situer le pathologique à l’intérieur
de la personnalité dans une sorte de rapport réel
de détermination. La personnalité serait la structure
intime de la pathologie. La maladie a des conditions qui ouvrent
la possibilité d’une explication objective de la maladie
individuelle. L’aliénation mentale a une cause. En
1954, l’expérience classique de l’internement
n’apparaît pas encore comme la cause de l’exclusion
mais du conflit entre la représentation idéale d’une
humanité abstraite et les pratiques réelles de la
société concrète. L’aliénation
serait due aux contradictions de l’idéologie bourgeoise
: « Ce n’est donc pas parce qu’on est malade qu’on
est aliéné, mais dans la mesure où on est aliéné
qu’on est malade » 5.
4Dans la version de 1962, Michel Foucault critique directement
la psychologie 6. La psychopathologie apparaît désormais
comme un fait de civilisation dont on peut analyser les discours
et les pratiques. La relation historique et discursive de la maladie
avec une « psychologie » vise à délimiter
le champ épistémologique. Désormais l’homo
psychologicus, comme « le rapport de l’homme à
lui-même » 7 est à étudier par la structure
asilaire à l’intérieur de laquelle la folie
est devenue maladie mentale : « Jamais la psychologie ne pourra
dire sur la folie la vérité, puisque c’est la
folie qui détient la vérité de la psychologie…
Poussée jusqu’à sa racine, la psychologie de
la folie, ce serait non pas la maîtrise de la maladie mentale
et par là la possibilité de sa disparition, mais la
destruction de la psychologie elle-même, et la remise à
jour de ce rapport essentiel, non psychologique parce que non moralisable,
qui est le rapport de la raison à la déraison »
8. La psychologie apparaît comme un processus de légitimation
a posteriori des pratiques et non plus comme une description de
la maladie mentale avant son apparition. L’Histoire de la
folie précède la naissance de la psychologie : «
Il y a une bonne raison pour que la psychologie jamais ne puisse
maîtriser la folie, c’est que la psychologie n’a
été possible dans notre monde qu’une fois la
folie maîtrisée et exclue déjà du drame
» 9.
5Dès 1961, dans sa thèse, Folie et Déraison.
Histoire de la folie à l’âge classique, Michel
Foucault décrit l’intouchable comme une figure de l’exclusion.
La transformation des léproseries en hôpital témoigne
moins de la disparition de la lèpre que de l’effacement
des lépreux. Les intouchables sont remplacés par les
malades vénériens non exclus mais eux soignables.
Avec la folie, ces nouveaux malades au xviie siècle constituent
un espace moral d’exclusion plutôt qu’une purification
physique des lépreux. L’exclusion du fou « doit
l’enclore » 10 dans la nef par l’eau et la navigation,
le fou, à la différence du lépreux intouchable,
nous touche moralement comme une part de nous-mêmes. Si «
l’internement fait suite à l’embarquement »
11, le rapport au fou vise moins la guérison que la condamnation
de son oisiveté. La correction impose le travail aux pauvres
par le « labeur châtiment » 12. La contrainte
physique impose l’ordre moral à l’ordre physique.
La purification des corps en 1780 touche la chair par le châtiment
: « S’il faut soigner le corps pour effacer la contagion,
il convient de châtier la chair puisque c’est elle qui
nous attache au péché ; et non seulement la châtier,
mais l’exercer et la meurtrir, ne pas craindre de laisser
en elle des traces douloureuses » 13. Cette distinction entre
corps et chair, santé et maladie identifie le geste qui punit
et qui guérit.
6Dès la Naissance de la clinique en 1963, Michel Foucault
étudie le corps à travers un dispositif optique. De
la Naissance de la clinique à Surveiller et Punir, le corps
est regardé, constitué ainsi dans sa nature par cette
objectivation. La structure interne du corps doit entrer dans la
nosologie de la pensée classificatrice. Les espaces et classes
de la médecine dressent le portrait d’un corps à
travers une herméneutique qualitative du fait pathologique.
La transplantation de la maladie à l’hôpital
la spatialise dans l’institution. La bipolarité médicale
du normal et du pathologique instaure un jugement et une mesure
du corps. Le remplacement de la clinique d’expérience
par la nosologie des maladies privilégie dans le corps moins
l’exemple que le cas. Le décryptement remplace l’examen.
Le savoir sur le corps est privilégié. Le symptôme,
derrière la pathologie corporelle, indique le signe au médecin
qui l’interprète : « Le regard clinique a cette
paradoxale propriété d’entendre un langage au
moment où il perçoit un spectacle » 14 le passage
est accompli « de la totalité du visible à la
structure d’ensemble de l’énonçable »
15. Le corps devient visuel et visible 16. La décomposition
idéologique de l’anatomie pathologique vise à
analyser la configuration profonde des corps au-delà des
surfaces membranaires.
De la biopolitique au bio-pouvoir
7Le terme de biopolitique 17, apparaît en octobre 1974 dans
la conférence donnée par Michel Foucault à
l’Institut de Médecine sociale de l’Université
de Rio à travers le thème du contrôle capitaliste
du corps : « Le contrôle de la société
sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience
ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec
le corps. Pour la société capitaliste, c’est
la bio-politique qui importait avant tout, le biologique, le somatique,
le corporel. Le corps est une réalité bio-politique
; la médecine est une stratégie bio-politique »
18. Le passage de la médecine d’État, à
la médecine urbaine et à la médecine de la
force de travail place le corps au centre du processus de production
dont il convient de connaître le rendement, le devenir et
l’entretien introduisant ainsi la régulation sanitaire
du prolétariat comme une prémisse de la régulation
des populations comme espèces.
8La bio-politique est une prise de pouvoir sur le corps individuel
et sur l’homme espèce. La bio-politique est liée
conceptuellement de manière interne avec le biopouvoir :
« il s’agit d’un ensemble de processus comme la
proportion des naissances et des décès, le taux de
reproduction, la fécondité d’une population
» 19. Ce passage de l’individu-corps au corps multiple
de la population comprend la biopolitique comme une technologie
du pouvoir. C’est la médecine qui assure ce passage
épistémologique de l’anatomo-politique du corps
humain, mise en place au cours du xviiie siècle à
une biopolitique de l’espèce humaine : natalité,
mortalité, longévité, fécondité
deviennent des objets d’une étatisation du biologique
et sont exprimées en termes de proportion et de taux statistiques.
9La biopolitique ne s’appuie plus seulement sur la biologie
mais sur une médecine à la fois savoir technique des
processus bioprocréatiques et un savoir-pouvoir de contrôle
des corps : « La médecine, c’est un savoir-pouvoir
qui porte à la fois sur le corps et sur la population, sur
l’organisme et sur les processus biologiques, et qui va donc
avoir des effets disciplinaires et des effets régularisateurs
» 20. La biopolitique est un moyen de poursuivre l’étude
de la biologie sur l’homme non plus du côté de
l’histoire naturelle mais du côté de l’histoire
humaine. Les découvertes de l’individu, de la population
et du corps dressable transforment le rapport au pouvoir : l’anatomo-politique
exerçait sa sujétion extérieure par des techniques
de prélèvements économiques (biens, sang, corps)
alors que la bio-politique considère les individus comme
« une espèce d’entité biologique »
21, par leur corps et leur vie, [Michel Foucault dit la vie et le
corps], si bien qu’intervenir par le pouvoir sur la matière
corporelle va s’effectuer par le sexe, la naissance, la mort,
la contraception, la sexualité.
10Pourquoi Michel Foucault va-t-il privilégier le sexe ?
« Car, au fond, le sexe est très exactement placé
au point d’articulation entre les disciplines individuelles
du corps et les régulations de la population » 22.
On trouve là la double contrainte qui va diviser peu à
peu le travail de Michel Foucault en distinguant les disciplines
individuelles du corps (Tome II/III de l’Histoire de la sexualité),
des chapitres des régulations de la population (Tome I de
l’Histoire de la sexualité, Cours 1975-1976, Il faut
défendre la société, 1977-1978, Sécurité,
Territoire et Population, 1978-1979, Naissance de la biopolitique,
1979-1980, Du gouvernement des vivants). Michel Foucault précise
seulement combien « le sexe est à la charnière
entre l’anatomo-politique et la bio-politique » 23 dans
le droit fil des analyses de la Volonté de savoir : les disciplines
(dressage, contrôles, exercices, majoration des aptitudes,
extorsion des forces…) relèvent de l’anatomo-politique
du corps humain, ce qui correspondrait aux œuvres de 1954 à
1976 à travers l’étude de la psychologie, de
l’enfermement, du regard médical, de la surveillance
carcérale, et de la volonté de savoir : « Les
séries d’intervention et de contrôles régulateurs
: une bio-politique de la population » 24 seront particulièrement
étudiés entre 1976 et 1980 à travers les Cours
au Collège de France. Cette « grande technologie à
double face – anatomique et politique » 25.
11La biopolitique conserve encore aujourd’hui une utilité
épistémologique 26 pour souligner un gouvernement
de la vie par le bio-pouvoir. L’accent est mis sur l’instrumentalisation
par une réflexion sur le gouvernement des corps plutôt
que le gouvernement de soi-même et de son propre corps comme
esthétique de l’existence.
Du gouvernement des corps au gouvernement de soi-même
12Dans leur commentaire qui assimile « le problème
du gouvernement du corps et de ses avatars de l’Histoire de
la folie jusqu’au Souci de soi en passant par Surveiller et
Punir » 27, Didier Fassin et Dominique Memmi démontrent
combien le remplacement de la notion de bio-pouvoir par la notion
de gouvernement participe bien de la bascule vers une herméneutique
du sujet. C’est toutefois oublier que le thème de la
bio-politique reste constant : s’il est vrai que le terme
de gouvernement apparaît bien dans le résumé
du cours de 1977-1978 Sécurité, territoire et population,
c’est bien au sein d’une bio-politique qui « tend
à traiter la “population” comme un ensemble d’êtres
vivants et coexistants, qui présentent des traits biologiques
et pathologiques particuliers et qui par conséquent relèvent
de savoirs et de techniques spécifiques. Et cette “biopolitique”
elle-même doit être comprise à partir d’un
thème développé dès le xviie siècle
: la gestion des forces étatiques » 28. L’année
suivante confirme, à travers les questions de santé,
d’hygiène, de natalité, de longévité
et de races, combien la naissance de la bio-politique dans une économie
politique : la rationalisation de la pratique gouvernementale exige
l’unité de la population comme un ensemble de vivants
sur lequel des technologies peuvent s’appliquer.
13Un point essentiel pourrait être ici indiqué pour
préciser le passage de la gouvernementalité des corps
au gouvernement de soi-même. C’est la différence
entre technologie disciplinaire sur le corps et technologie non
disciplinaire. Le cours du 17 mars 1976, Il faut défendre
la société, fait la synthèse de l’année
autour de l’étatisation du biologique. La biopolitique
de l’espèce humaine repose sur la distinction entre
technologie disciplinaire du corps et une technologie régularisatrice
de la vie : « Donc une technologie de dressage opposée,
ou distincte d’une technologie de sécurité ;
une technologie disciplinaire qui se distingue d’une technologie
assurancielle ou régularisatrice ; une technologie qui est
bien, dans les deux cas, technologie du corps, mais dans un cas,
il s’agit d’une technologie où le corps est individualisé
comme organisme doué de capacités, et dans l’autre
d’une technologie où les corps sont replacés
dans les processus biologiques d’ensemble » 29. La sexualité
illustre cette opposition entre les effets disciplinaires et les
effets régulateurs au carrefour du corps et de la population,
corps individualisé et processus biologique. Le passage du
corps organique à la population biologique crée des
techniques non disciplinaires par la régulation comme processus
collectif : le bio-pouvoir prend en compte la vie, mais de deux
côtés différents du corps et de la population
30. Le lien entre bio-histoire et bio-politique, que Michel Foucault
retrouve dans un commentaire du livre de J. Ruffié, De la
biologie à la culture, confirme que les faits biologiques
ne s’imposent pas à l’histoire mais que «
c’est l’histoire qui dessine ces ensembles avant de
les effacer » 31.
Des technologies non disciplinaires aux techniques de soi-même
14Ces technologies non disciplinaires, même si elles relèvent
du biopouvoir et de la biopolitique, ont permis à Michel
Foucault de basculer du gouvernement des corps dans le gouvernement
de soi-même. La technologie de soi est une technologie non
disciplinaire qui s’applique non plus à une population
mais au sujet, soit par le sujet lui-même, soit par la régulation
collective des comportements. L’opposition entre scientia
sexualis et ars erotica 32 repose sur la différence entre
technologie du corps et technologie de soi : Michel Foucault réinterprète
son travail à partir d’une histoire de la subjectivité
plutôt qu’à partir d’une histoire de la
désubjectivation. Le gouvernement de soi par soi dans son
articulation avec les rapports d’« autrui » renverse
le sens de la gouvernementalité en définissant la
technologie non disciplinaire comme une technique du gouvernement
de soi. La régulation n’est plus ici le principe du
gouvernement car le sujet remplace la question que lui pose la volonté
de savoir « se connaître soi-même » par
celles « que faire de soi-même ? quel travail opérer
sur soi ? Comme “se gouverner” en exerçant des
actions où on est soi-même l’objectif de ces
actions, le domaine où elles s’appliquent, l’instrument
auquel elles ont recours et le sujet qui agit ? » 33
15Pour comprendre ce renversement de la gouvernementalité,
il faut rappeler combien l’étude du christianisme primitif,
dont on trouve un écho dans le résumé de cours
de 1979-1980 sur le Gouvernement des vivants 34, trouve dans l’histoire
des pratiques pénitentielles moins une logique de l’aveu
qu’une problématisation du soi par soi-même.
Michel Foucault le précise dans l’introduction du tome
II de l’Histoire de la sexualité. L’usage des
plaisirs, en définissant les arts de l’existence :
« Par là il faut entendre des pratiques réfléchies
et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent
des règles de conduite, mais cherchent à se transformer
eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier,
et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines
valeurs esthétiques et réponde à certains critères
de styles. Ces « arts d’existence », ces «
techniques de soi » ont sans doute perdu une certaine part
de leur importance et de leur autonomie, lorsqu’ils ont été
intégrés, avec le christianisme, dans l’exercice
d’un pouvoir pastoral puis plus tard dans les pratiques de
type éducatif, médical ou psychologique. Il n’en
demeure pas moins qu’il y aurait sans doute à reprendre
la longue histoire de ces esthétiques de l’existence
et de ces technologies de soi » 35. Ce que nous avons commencé
à faire avec la figure du médecin de soi-même
36 et du médecin de son corps.
16L’Herméneutique du sujet, le cours 1981-1982, utilisent
les termes de technologie de soi, techniques de soi et tekhnê
tou biou (« l’art, la procédure réfléchie
d’existence, la technique de vie » 37) afin de qualifier
ces techniques non disciplinaires car décidées par
le sujet pour lui-même. L’exercice sur soi comme travail
spirituel 38 et exercice corporel : à l’inverse de
la toupie, qui serait plutôt le modèle de la bio-politique
qui « tourne sur soi à la sollicitation et sous l’impulsion
d’un mouvement extérieur », la sagesse refuse
l’impulsion par le mouvement involontaire car « il faudra
chercher au centre de soi-même le point auquel on se fixera
et par rapport auquel on restera immobile » 39. Les techniques
de soi, comme l’ascèse, les régimes des abstinences-exploits,
des abstinences-épreuves, méditations de la mort [...],
sont des moyens pour la teknê tou biou plutôt que des
finalités propres. Là où la biopolitique vise
un contrôle en protégeant et en se protégeant
du corps vivant, la technique de soi exige sa mise en œuvre
par le sujet lui-même plutôt que par, comme pour la
toupie, le mouvement imposé par une extériorité
sociale. Le teknê tou biou est une intériorité
externalisée plutôt qu’une externalité
internalisée.
Vers une biosubjectivité
17Ainsi la constitution subjective du corps est devenue consciente
depuis les années 1950 par les mouvements revendicatifs du
corps à soi. La nouvelle forme de subjectivité corporelle
veut se réaliser dans la matière biologique même
du corps car les mouvements de droit du corps ont rendu conscients
au sujet les modes bio-subjectifs de constitution du corps humain.
Nous sommes biosubjectifs depuis notre constitution, mais désormais
nous voulons consciemment réaliser cette biosubjectivité
dans la matière de notre corps et du corps de l’autre.
Dès lors que le corps naturel ne devra plus exister, il convient
de bio-subjectiver tous les déterminants naturels du corps
en intervenant sur leur qualité, leur développement
et leur fonctionnalité. Ainsi, alors que l’opposition
entre la constitution biosubjective de notre corps et l’hérédité
corporelle a pu maintenir le débat sur l’inné
et l’acquis, le nouveau modèle de subjectivité
corporelle voudrait éradiquer tout déterminisme transcendant
à l’homme afin de décider et d’inventer
un corps entièrement biosubjectif. Ainsi le médecin
de son corps, à la différence du médecin de
soi-même, ne soigne plus la maladie naturelle, il invente
des somatechnies et des biotechnologies pour une santé parfaite.
18Le sujet corporel se définit par la matière et
la forme de son corps volontairement assumé comme son identité.
Être sujet de son corps ne se réfugie plus sur l’alibi
d’une transcendance de la Nature ou sur le destin fatal pour
consentir à devenir ce que le corps a fait de nous. Le sujet
corporel s’approprie toutes les biotechnologies pour modifier
l’état et la nature du corps afin de le faire correspondre
à l’ordre de ses désirs. Le corps est la matière
première sur laquelle le sujet va lui donner une matière
et une forme seconde. Si cette amélioration du corps reçu
par l’entretien de son capital santé n’est pas
nouvelle, dans la tradition de la gymnastique 40 ; mais l’entretien
de l’état, qui maintenant transcendant la nature originelle
du corps reçu, est devenu une inscription du dessin subjectif
à même la matière corporelle. L’entretien
maintient un combat, ce que Michel Foucault appelait le combat de
la chasteté en enfermant le sujet dans des techniques biopolitiques
de l’individu plutôt qu’en développant
des techniques de soi.
19Ce que nous appelons aujourd’hui des technologies du bio-soi
ou une biosubjectivité se distingue des techniques de soi.
Par technique de soi, Michel Foucault étudie l’herméneutique
dans la pratique païenne et dans la pratique du premier christianisme
: « Les techniques de soi, qui permettent aux individus d’effectuer,
seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations
sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites,
leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre
un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse,
de perfection ou d’immortalité » 41. Ces techniques
de domination individuelle visaient déjà une subjectivité
corporelle à travers une esthétique de l’existence.
La biosubjectivité utilise la domination du vivant moins
pour une herméneutique du sujet que pour une invention corporelle
du sujet, son incarnation.
20La bio-identité peut utiliser la bio-ascèse pour
poursuivre le projet de soumission du corps à l’esprit.
La bio-identité, comme poursuite actuelle de la bio-ascèse
42, maintient un modèle dualiste par lequel l’esprit
doit contrôler le corps. Se gouverner est un projet réflexif
dans lequel le pouvoir s’exerce sur son propre corps plutôt
que sur les autres. Cette bio-politique de soi-même n’est
elle pas la conséquence d’une appropriation par le
Moi du bio-pouvoir, une sorte de prolongement dans l’individu
de la norme ? En réalité, la bio-socialité
utilise la bio-ascèse pour créer un lien social à
partir de la conformation des corps à la norme de la santé
parfaite. La gouvernementalité est l’illusion produite
en l’individu d’un pouvoir réel sur son corps.
L’aveuglement dans les cultes du corps trouve dans la bio-ascèse
son versant spirituel là où le corporéisme
en est le versant matériel.
Annexe
Compte rendu des discussions
Liane Mozère souligne l’idée que lorsque Foucault
parle de diététique, de gymnastique à propos
du souci chez les grecs, on ne doit pas les séparer des exercices
d’examen de conscience. Bernard Andrieu rappelle que la force
de Foucault est d’avoir introduit la question de la subjectivation
qui est une thèse en accord avec l’idée que
se fait par exemple Simondon sur la question de l’individuation.
À savoir que l’esprit serait extérieur au corps
mais au contraire que c’est bien le sujet qui doit pouvoir
avoir une pratique et des techniques. Cette subjectivation touche
l’ensemble de l’existence.
Notes
1. Michel Foucault, Le Rêve et l’Existence, dans L.
Binswanger, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 127.
2. Michel Foucault, Maladie mentale et personnalité, Paris,
PUF, 1954. Republié sous le titre Maladie mentale et psychologie
en 1962.
3. Pierre Macherey., « Aux sources de L’Histoire de
la folie. Une rectification et ses limites », Critique, Michel
Foucault du monde entier, n° 471-472, 1986, p. 753-772.
4. Op. cit., 1954, p. 16 et 17.
5. Ibid., p. 103.
6. À ce moment-là, Michel Foucault a publié
des textes directement contre la psychologie : Michel Foucault,
La Psychologie de 1850 à 1950, 1957, in D. Huisman, A. Weber,
Histoire de la philosophie européenne, t. II : Tableau de
la philosophie contemporaine, Paris, Lib. Fischbacher, p. 591-606
; Dits et écrits, 1954-1988, T. I, 1954-1969, p. 120-136.
Michel Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie
», 1957, in E. Morère éd., Des chercheurs français
s’interrogent. Orientation et organisation du travail scientifique
en France, Toulouse, Privat, n° 13, p. 173-201 ; Dits et écrits,
1954-1988, T. I, 1954-1969, p. 137-158 ; Michel Foucault, Préface,
Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge
classique, Paris, Plon, 1961, p. I-XI ; Dits et écrits, 1954-1988,
T. I, 1954-1969, p. 159-167 ; Michel Foucault, Folie et déraison.
Histoire de la folie à l’âge classique, Paris,
Plon, 1961, repris en 1972 sous le titre Histoire de la folie à
l’âge classique, Paris, Gallimard.
7. M. Foucault, Maladie mentale et personnalité, op. cit.,
p. 88.
8. Ibid., p. 89.
9. Ibid., p. 103.
10. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge
classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, p.
22.
11. Ibid., p. 75.
12. Ibid., p. 83.
13. Ibid., p. 99.
14. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1966,
p. 108.
15. Ibid., p. 114.
16. Bernard Andrieu, article « Corps », ABCdaire Michel
Foucault, Liège, Éd. Sils Maria, 2004.
17. F. Ortéga, article « Biopolitique, Biopouvoir
», dans Bernard Andrieu (dir.). Le Dictionnaire du corps,
Paris, Éd. CNRS, 2005.
18. Michel Foucault, « La naissance de la médecine
sociale », Dits et écrits, T. III, 1974, Paris, Gallimard,
p. 210.
19. Michel Foucault, Il faut défendre la société.
Cours au collège de France de 1976, Paris, Gallimard/Seuil,
1997, p. 216.
20. Ibid., p. 225.
21. Michel Foucault, 1976, « Les mailles du pouvoir »,
Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 193.
22. Ibid., p. 194.
23. Ibid.
24. Michel Foucault, « Droit de mort et pouvoir sur la vie
», La Volonté de savoir, T. I, Histoire de la sexualité,
Paris, Gallimard, 1976, p. 183.
25. Ibid.
26. Frédéric Keck, « Des biotechnologies au
biopouvoir, de la bioéthique aux biopolitiques, » Multitudes
n° 12, 2003, p. 179-187 ; Giorgo Agamben, « Non au tatouage
biopolitique », Le Monde, 11 et 12 janvier 2004, p. 10. Didier
Fassin, Dominique Memmi, « Le gouvernement de la vie, mode
d’emploi », Le Gouvernement des corps, Paris, EHESS,
2004, p. 9-33.
27. Didier Fassin, Dominique Memmi, op. cit., p. 20-22.
28. Michel Foucault, Sécurité, territoire et population,
cours au collège de France de 1977-1978, Résumés
des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, p. 105-106.
29. Michel Foucault, Il faut défendre la société,
Cours du 17 mars 1976, Paris, Gallimard/Seuil, p. 222.
30. Ibid., p. 226.
31. Michel Foucault [1976], « Bio-histoire et biopolitique
», Dits et écrits, T. III, Paris, Gallimard, p. 97.
32. Bernard Andrieu, « Michel Foucault. Une éthique
de l’acte », Actes. Psychanalyse et société
n° 3, p. 15-27. Repris dans Bernard Andrieu, Les Cultes du corps.
Éthique et sciences, Paris, L’Harmattan, Chap. 7.
33. Michel Foucault, [1981], « Subjectivité et vérité
», Résumé des cours 1970-1982, Paris, Julliard,
p. 134.
34. « Mais il faut souligner que cette manifestation n’a
pas pour fin d’établir la maîtrise souveraine
de soi sur soi ; ce qu’on en attend au contraire c’est
l’humilité et la mortification, le détachement
à l’égard de soi et la constitution d’un
rapport à soi qui tend à la destruction de la forme
du soi », Michel Foucault, « Le gouvernement des vivants
», Résumé des cours 1970-1982, Paris, Julliard,
1980, p. 129.
35. Michel Foucault, 1984, L’Usage des plaisirs, T. II ;
L’Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, p. 16-17.
36. Bernard Andrieu, Médecin de son corps, Paris, PUF, coll.
« Médecine et Société », Préf.
François Dagognet, 1999 ; « Le médecin de soi-même
», Actes du Congrès International Michel Foucault et
la médecine. Lectures et Usages, Philippe Artières
et Emmanuel Da Silva (dir.), Paris, Kimé, 2001, p. 84-100
; « Illusions et pouvoirs du corps médecin »,
dans Bernard Andrieu, Le Somaphore. Naissance du sujet biotechnologique,
Liège, Sils Maria, 2003, p. 170-190.
37. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris,
Gallimard/Seuil, [1981-1982] 2001, p. 171.
38. Thomas Benatouil, « Foucault stoïcien ? »,
dans Frédéric Gros et Carlos Lévy, Foucault
et la philosophie antique, Paris, Kimé, 2003, p. 29.
39. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris,
Gallimard/Seuil, [1981-1982] 2001, p. 199.
40. Pierre Arnaud, Le Corps a sa raison. De la finalité
de l’éducation physique, Thèse de 3e cycle,
Université de Lyon II, 28 nov. 1978, 552 p. ; Jacques Defrance,
La Fortification des corps. Essai d’histoire sociale des pratiques
d’exercice corporel, EHESS, Thèse de 3e cycle, Paris,
1978, 320 p. ; Pierre Arnaud (dir.), Le Corps en mouvement. Précurseurs
et pionniers de l’éducation physique, Toulouse, Privat,
1981, 315 p. ; Jacques Defrance, L’Excellence corporelle.
La formation des activités physiques et sportives modernes
(1770-1994), Paris, P. U. de Rennes, 1987, 208 p.
41. Michel Foucault, « Les techniques de soi » [5 oct.
1982], Dits et écrits, T. IV, Paris, Gallimard, p. 785.
42. Francisco Ortega, « De la ascesis a la bio-ascesis, o
del cuerpo sometido a la sumisión al cuerpo », Er n°
31, Revista de Filosofia, Madrid, 2002, p. 29-67.
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