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Origine :
http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article221
Partant de Lip, le livre de Lourau entraîne le lecteur dans
tous les horizons, à travers le panorama des groupuscules,
l’examen des contrats de recherche du CORDES, la sociologie
des centres urbains et de la participation urbaine, la stratégie
planétaire de Marx, le drop-out, etc. Bien que par moment
on soit un peu perdu, ce qui compte ce n’est pas de respecter
un quelconque modèle de composition ni même de clarté,
c’est de faire voir et de faire comprendre.
R. Lourau tente bien de montrer les significations ambiguës
du mouvement des Lip et d’en éclairer les conditions.
Ainsi se trouvent mentionnés et décrits les contextes
politiques, juridiques, idéologiques, de l’affaire
Lip, par exemple les difficultés de la notion juridique d’entreprise,
les tentatives pour vaincre la résistance des travailleurs
à l’exploitation par l’enrichissement, l’élargissement
et la rotation des tâches, les ambiguïtés du concept
d’autogestion mis à toutes les sauces, etc.
Le résultat ainsi obtenu n’est pourtant pas de jeter
une lumière nouvelle et plus forte sur les événements
de Besançon ; ils paraissent plutôt noyés dans
une masse de références, la plupart du temps conceptuelles,
auprès de laquelle ils finissent par passer à l’arrière-plan
et faire figure de prétexte. Plus utile est le travail effectué
en comparant les diverses déclarations des patrons, fonctionnaires,
syndicalistes, journalistes, etc., soumises à une analyse
qui permet en un sens de mesurer la dimension spectaculaire de l’affaire
Lip, et de relever certains éléments de la «
mise en scène », comme dit Lourau après Utopie.
Mise en scène à laquelle il est, somme toute, difficile
de ne pas contribuer…
Car n’est-ce pas une façon d’y participer que
de rapporter l’analyse des événements de Besançon
à un problème qui ne s’est pas posé là-bas
mais ailleurs, dans les discours et commentaires des observateurs,
militants, critiques : le problème du travail et du refus
du travail ? Les uns (Lip-unité détourné, Lip-unité
Bilan, Négation…) dénonçant le caractère
arriéré, inconscient, voire contre-révolutionnaire
d’un mouvement qui n’a pas su remettre en cause le travail
et l’idéologie productiviste, les autres (Utopie, Lourau)
créditant au contraire les travailleurs d’une «
orientation vers le non-travail » qui, si, « elle a
du mal à percer », contiendrait cependant l’intérêt
essentiel de toute l’affaire, à relier aux autres symptômes
de désertion sociale, l’absentéisme ou «
l’admirable revendication de la grève pour la grève,
la grève sans fin, sans finalité. » (Lourau,
p. 83) La grève pour la grève n’est pas une
revendication, c’est l’interprétation que proposent
des commentateurs des grèves qui se terminent sans aucun
acquis, avec un cas limite, survenu une fois paraît-il, de
grève déclenchée sans aucune revendication
à l’appui. De là à conclure que la grève
tend à être une fin en soi dans la période actuelle,
le pas est souvent franchi, à l’encontre des nombreux
signes qui indiquent une réalité différente.
D’autant plus souvent que l’interprétation ne
s’appuie sur aucune analyse précise et convaincante,
et se développe elle aussi, semble-t-il, pour son propre
plaisir. Rien n’alimente, de toute évidence, dans le
cas de Lip, une semblable interprétation. De même,
mentionnant la polémique que le problème de l’idéologie
du travail avait suscitée dans ICO en 73 (no 121) et qui
avait tourné court, Lourau n’y ajoute aucun élément,
concluant seulement que les analyseurs peuvent être, eux aussi,
frappés d’obsolescence, ou récupérés
comme analyseurs de régulation.
En effet, l’un de ses principaux soucis est de replacer l’affaire
Lip dans le cadre de l’Analyse Institutionnelle, et de l’exprimer
dans les catégories que celle-ci utilise : analyseur, institution,
mode d’action contre-institutionnel, non-institutionnel, centre,
périphérie, etc. D’appliquer au cas de Lip les
apports d’une « sociologie active des mouvements sociaux
», avec ses variables : orientation, amplitude, masse, vitesse,
induction de fusion, induction de segmentarité… Tous
ces instruments conceptuels sont peut-être de grande valeur
« théorique » ; c’est à voir. Mais
autre chose apparaît. À la limite, et cette limite
est atteinte, il ne s’agit plus simplement de se servir de
l’analyse institutionnelle pour mettre à jour les aspects
complexes du mouvement social en général et dans le
cas de Lip. C’est plutôt l’inverse : le mouvement
social prend son sens d’être « analyse institutionnelle
généralisée », dont la définition
ouvre le volume : effondrement des représentations qui soutiennent
les institutions, refus du secret bureaucratique, rupture des rapports
sociaux habituels, etc., résultant de l’action des
analyseurs (« groupes, catégories, événements,
structures matérielles, qui produisent par leur action même,
et non par l’application d’une science quelconque, une
analyse de la situation », p. 14). Lip agissant comme analyseur
(p. 43) des contradictions insolubles des méthodes de gestion
et de l’idéologie gestionnaire, des rapports conflictuels
entre le mouvement social et les formes de la politique instituée.
Pour Marx, les conceptions des communistes étaient l’expression
du mouvement réel ; les sociologues de tout temps se demandaient,
de leur côté, comment relier leurs travaux théoriques
et le mouvement social (en orientant celui-ci dans le sens le plus
souhaitable à leurs yeux). Chez Lourau (pour qui le «
marxisme », avec son « dualisme métaphysique
», constitue un objet connu de tous, sans qu’il soit
besoin d’entrer dans le détail !) ce problème
est résolu très simplement : le mouvement social tout
entier devient analyse institutionnelle généralisée,
mais qui s’ignore. L’analyse institutionnelle tout court
va permettre de le lui faire savoir, tout en faisant mieux, en le
légitimant : le savoir (des ultra-gauchistes et anarchistes)
reste « parcellaire, souvent honteux, peu ou mal légitimé,
parce que les éléments analyseurs qui permettraient
de le révéler à tous (?) sont ou refoulés
par l’idéologie révolutionnaire dominante (le
marxisme dans ses diverses obédiences) ou singularisés
et romantisés par ceux qui en sont les acteurs, les témoins
troublés ou les sociologues timorés. » (p. 44).
Ainsi, l’analyse institutionnelle, après avoir contribué,
en son temps, à mettre en question la science, la théorie,
la séparation du théorique et du pratique, l’autorité
du savant, se voit conduite à rétablir à son
tour l’autorité de la théorie (sociologique)
sur la « singularité » du mouvement ouvrier.
Utopie, nº 8, février 1974.
Pour UTOPIE, toute l’affaire Lip, telle qu’elle nous
était présentée, lutte de classe, ouvriers
résolus, unis et astucieux, prise en main de la production
et de la vente, l’autogestion à l’horizon, tout
cela est trop clair pour être honnête.
« Quand la structure secrète du système se
dévoile avec cette limpidité, quand les ouvriers prennent
le pouvoir (sic) et que le patronat fait son mea culpa sans que
rien soit ébranlé dans l’ordre global de la
production, c’est qu’un nouveau détour dissimule
la clef de l’édifice. Si on peut affirmer ainsi l’existence
des classes et démasquer leur affrontement c’est que
désormais la lutte de classe n’est plus le ressort
secret, elle n’est plus que le mythe efficace qui cache la
coopération structurelle des deux partenaires sociaux patronat
salariat… »
Comment et aux yeux de qui les choses pouvaient-elles apparaître
si simples et si limpides ? Même de loin, où nous étions
presque tous, y compris ceux qui croyaient par un voyage à
Besançon annuler magiquement la distance (en particulier
sociale) qui les séparait de Lip, même de loin rien
n’était clair. Sauf que dans le brouillard c’était
à qui donnerait, mieux que les autres, la clef de toute l’affaire,
présente et à venir, en donnerait le sens en la simplifiant
jusqu’à la transparence. C’est là qu’on
entendait : solidarité, autogestion, tous unis, Lip pour
tous, prolétariat, dignité… une grande clameur
humaniste, montant de toutes parts, de Libé, de Combat, des
Cahiers de Mai, Rouge ou Politique Hebdo, sans parler du Monde,
du centre et des extrêmes. Dès qu’on y regardait
d’un peu près, incertitude et confusion : les deux
syndicats se battaient-ils vraiment entre eux ou faisaient-ils semblant
? Les ouvriers avaient-ils rencontré la « démocratie
», ou simplement une plus habile manipulation ? Avaient-ils
confiance en eux-mêmes et en leurs propres forces, ou bien
en celles des syndicats ? Lip-unité était-il fait
par les gens de Lip eux-mêmes ou par des permanents extérieurs
qui les avaient colonisés et rackettés en se mettant
« à leur service » ? Qui parlait dans les assemblées,
et que faisaient les autres, pendant ce temps ?
Ce qu’on voyait bien, néanmoins, c’est que les
ouvriers étaient bien loin d’avoir « pris le
pouvoir » : on les voyait trouver des trucs qui, l’un
après l’autre, mettaient en difficulté les projets
patronaux (et syndicaux) : saisie et dissimulation du stock, ventes
sauvages à la barbe des flics, subtilisation des paies, «
sauvages » au moment où la police allait s’en
emparer, démontage du toit de l’usine où la
réinstallation était prévue…, le bricolage
horloger au service de la lutte de classe. Le « sérieux
» n’en subsistait pas moins, à côté,
tout près : les négociations et leur cérémonial,
même perturbé, les discours des délégués
galvanisant les masses, les rappels à l’ordre des centrales
syndicales à ces mêmes délégués,
les savants travaux, les études de rentabilité «
au service des travailleurs » ; où était le
pouvoir des ouvriers dans tout cela ? Et le mea culpa du patronat
? Où était la lutte de classe ? Il y avait bien «
coopération structurelle », mais c’était
entre patronat et syndicat, et elle n’était pas cachée,
puisque les ouvriers de Lip l’énonçaient parfois
eux-mêmes (cf Lip, Interview avec les membres du C.A., J.
Lopez.)
Utopie voit dans les slogans des Lip (« on travaille, on
vend, on se paie », etc.) une revalorisation du travail comme
moyen d’appropriation de soi, participant ainsi de la «
mise en scène » de la production, de l’homme
productiviste, à l’oeuvre dans le cas de Lip.
Qu’il y eût mise en scène, c’est certain,
mais son sens reste ambigu. Il faut noter que les Lip anticipaient,
dans leur mouvement, sur l’arrêt de travail qu’on
avait préparé pour eux : le licenciement, le «
dégraissage des structures ». Quand des gens menacés
de perdre leur emploi, leur revenu, leur moyen et leur lieu d’existence,
s’assemblent pour lutter, il est inévitable que cela
conduise d’abord à une revalorisation de ce qu’ils
défendent : leur travail, et le travail, en regard du chômage.
D’où l’accueil glacial qu’ils ont réservé
à ceux qui étaient venus leur prêcher le «
non-travail » (?) Ce n’est qu’ensuite, selon les
formes et le cours que prend la lutte, que peuvent naître
d’autres remises en cause, d’autres questions ; mêlées
aux premières, on a pu les entendre en effet, tantôt
claires, tantôt confuses.
On ne peut pas non plus opposer simplement cette collusion idéologique
(inévitable et relative) des Lip avec la « logique
» du système et l’humanisme occidental, à
la transgression véritable que constituerait « la parenthèse
irrécupérable dans leur carrière de producteur,
le gaspillage épuisant de toutes les énergies dans
l’aventure unique consumant une vie entière de travailleur
en quelques mois… » (p. 55). On ne peut pas les opposer
parce que tout cela est vécu et réfléchi ensemble,
dans l’action et la réflexion collectives : c’est
en même temps, chez les mêmes hommes et femmes, que
sont nés la peur et le refus devant les manigances de la
direction, le sentiment d’une limite atteinte et dépassée,
intolérable, l’idée d’une force et d’un
droit collectif et illégal, la joie de faire autre chose,
de faire quelque chose ensemble, ou même de ne rien faire
(encore que les plus tristes semblent avoir été ceux
qui restèrent chez eux sans rien faire et ne tardèrent
pas à chercher un autre travail…), le plaisir de ruser
avec le pouvoir, avec la police, avec les directions patronales
et syndicales, lointaines ou proches, de faire marcher une cantine
et même de faire des montres… La parenthèse,
c’est aussi cela, dans son contenu, tel qu’il était
dit dans divers interviews et déclarations des Lip.
Et de l’extérieur, on récuse, on dénonce
: idéologie autogestionnaire puante, récupération,
mise en scène de l’économie et du travail, seule
compte la rupture, la parenthèse, « l’aventure
» de ne plus rien faire… Mais quand on va le leur dire,
il faut voir la tête qu’ils font !
Lip : une brèche dans le mouvement ouvrier traditionnel
(Mise au point, nº 2)
Sans hermétisme, sans rodomontade, sans exhibition d’un
arsenal de « concepts théoriques », cette brochure
analyse la lutte des Lip sans tenter de l’enfermer ni de la
réduire ; rappelant simplement les faits connus et donnant
davantage de précisions et d’informations quand c’est
utile, elle souligne ce qui est clair, et aussi ce qui l’est
moins. À l’encontre de ceux qui y voient un combat
d’arrière-garde, ou encore une lutte entièrement
inscrite dans l’idéologie capitaliste « gestionnaire
», Mise au point s’efforce d’y mettre à
jour ce qui, dépassant Lip, « marque une étape
dans le mouvement social ». Et ce travail d’élucidation
se veut, lui-même, un acte de solidarité concrète
avec les travailleurs de Lip. Car il met en relief, à travers
cette lutte, comment l’action autonome des travailleurs agit
aussi sur eux-mêmes pour les transformer, et contribue ainsi
à briser les méthodes et les entraves du mouvement
ouvrier traditionnel.
Mise au point insiste sur un caractère peu évoqué
de la lutte des Lip (mais qui ne lui est pas réservé,
comme le rappelait un ouvrier de Péchiney-Noguères
au meeting Mutualité du 12-12-73) : l’isolement. Celui-ci
a conduit les Lip à jouer un rôle de vedette, les autres
ouvriers ne se sentant pas en mesure de réaliser ce qu’ils
admiraient chez les Lip, l’unité, l’invention,
la détermination. Isolement et vedettisation qui ont pesé
sur l’évolution de la conscience des gens de Lip ;
celle-ci aurait sans doute été bien différente
si leur lutte avait été prise dans un mouvement plus
vaste. Ajoutons ici : isolée, cette lutte l’a été
d’abord par les conditions particulières à l’entreprise
Lip ; elle l’a été également par ses
caractéristiques propres, par les modes d’action déployés
; ensuite, par l’absence de luttes nombreuses et coordonnées
entre elles sur le même type de problèmes (les choses
ont un peu changé depuis lors tout au moins pour le nombre)
; enfin, par l’absence d’une solidarité concrète
et généralisée en France, malgré des
apparences contraires.
Pour compenser et combattre cet isolement, souligne Mise au Point,
les ouvriers, surtout ceux qui étaient groupés dans
le CA, ont imposé l’ouverture vers l’extérieur
; expliquant et décrivant les conditions et formes de leur
lutte dans des meetings publics ou d’entreprises, en France
et à l’étranger : la « popularisation
», disait-on alors d’un terme un peu inquiétant,
a paru à certains moments constituer l’essentiel de
l’action retenue, parallèlement aux efforts de négociations.
Cette lutte suscitait réellement intérêt et
sympathie, en France et à l’étranger ; cela
ne faisait pourtant pas encore une solidarité active et concrète,
mais seulement spectaculaire et « politique ». Dans
cette divulgation, comment discerner ce qui revient aux efforts
des Lip eux-mêmes, à ceux de la presse ou des médias,
aux organisateurs syndicaux et autres. Surtout, l’extérieur
auquel les Lip voulurent s’adresser, qu’est-ce que c’est
? Il y a eu des contacts, plus ou moins fructueux ou faciles avec
les sections syndicales d’autres entreprises. Mais, dit Mise
au Point, le public « était plus souvent celui des
masses (!) gauchistes que celui d’autres travailleurs ayant
d’autres expériences ». Des ouvriers en lutte
parcourant le pays pour s’expliquer au lieu de laisser parler
à leur façon bulletins syndicaux et journaux télévisés,
c’était déjà en soi un fait remarquable
; fasciné par cette différence, cette nouveauté,
on s’est empêché de voir que cela ne réalisait
encore qu’un simulacre d’échange et de dialogue
(inénarrable rencontre des Lip avec les étudiants
de Nanterre, dans le genre dialogue impossible !) ? sur le fond
d’une connivence ambiguë entre les ouvriers de Lip, vivant
leur combat, et les consommateurs politiques de l’événement,
plus ou moins désintéressés.
Ce problème de l’isolement est donc celui de la solidarité,
tant évoquée, comme si elle allait de soi, et comme
s’il suffisait d’en prononcer le nom pour que cela soit
chose faite. Mise au Point montre bien que la seule phase où
s’est manifestée une solidarité active et concrète,
dans une relation réciproque, se place au moment où
l’usine a été occupée par les C.R.S.
— et comment les ouvriers descendus dans la rue pour les affronter
se sont laissés ramener au calme par les deux syndicats.
« Plus faible que l’obéissance aux syndicats
», cette solidarité concrète a néanmoins
existé et se différencie dès lors de toutes
les déclarations, prises de positions, de toutes les formes
d’action qui se sont présentées comme actes
de solidarité sans parvenir à dissiper la confusion.
soit parce que cette forme d’action était spectaculaire
(comme la marche sur Besançon), soit parce que les conditions
de mise en place restaient obscures et peu analysées (le
meeting Mutualité du 12 décembre).
L’intention de Mise au Point est avant tout de montrer, sur
le cas de Lip, comment une action, non seulement collective mais
aussi autonome, dans la détermination des buts et des moyens,
une action directe par conséquent, transforme la mentalité
des travailleurs qui s’y engagent. Et comment elle peut être
aussi l’indice des transformations déjà accomplies.
On rappelle ainsi les atteintes collectives à la légalité,
à la propriété bourgeoises, protégées
d’ordinaire ne serait-ce que par la peur de la transgression
entretenue par les syndicats ; ceux-ci ne pouvant sans se détruire
eux-mêmes assumer ouvertement l’illégalité
d’actions comme saisie de stocks, ventes sauvages, paies sauvages,
etc. Mise au point analyse aussi longuement la nature et le rôle
du Comité d’Action, forme qui au départ, ne
résulte pas de magouilles syndicales ni de quelques initiatives
individuelles, mais bien, comme les AG, les commissions, etc., de
la participation massive des travailleurs à cette lutte (sans
exprimer entièrement celle-ci, d’ailleurs). À
propos du problème central des négociations —
face à l’action autonome directe des travailleurs —
on met en lumière le rôle conservateur et répressif
des deux syndicats, opposé au rôle radical du CA. Quant
à cette opposition, il faudrait sans doute voir, ou savoir,
ce qu’il en est advenu, et en quels accords, tractations,
etc., elle s’est résolue au profit de la C.F.D.T.
Mise au point ne dissimule certes pas que l’action autonome
des travailleurs, leur participation massive, leur réunion
dans le CA, etc., n’ont pas réussi à déposséder
les syndicats ni de la direction des luttes ni de leur emprise sur
les travailleurs — y compris les plus radicaux des membres
du CA, qui renoncèrent en certains cas à exprimer
leur position face à celles des syndicats.
Elles n’ont pas non plus réussi à faire prévaloir
les objectifs liés à l’action autonome (développement
de la force des travailleurs dans une lutte irréconciliable
avec le système capitaliste) sur les objectifs syndicaux
— et patronaux — de la négociation. Le maintien
de la domination syndicale, et donc capitaliste, sur la mentalité
des travailleurs, Mise au Point en donne une raison dernière
: c’est le refus de la réflexion théorique sur
l’action collective et ses conditions, qui empêche la
constitution d’une ligne d’action plus cohérente
et plus mobilisatrice. Ce refus laisse, une fois de plus, aux prétendus
spécialistes, bonzes et experts syndicaux, le soin d’élaborer
les données et de formuler les conclusions théoriques
— et pratiques. Dans la lutte des Lip, la remise en cause
de la division du travail, contestable ailleurs, n’est pas
parvenue jusqu’à ce point : les travailleurs ayant
renoncé à penser ensemble et par eux-mêmes.
Une fois cela dit, on se retrouve au même point, pour l’essentiel
: pourquoi ici non plus ne va-t-on pas plus loin dans l’autonomie
? La question s’est seulement déplacée du niveau
de l’action collective à celui de la réflexion
; question ancienne de l’emprise idéologique du système
dans l’esprit des travailleurs, jusqu’au sein des luttes.
Sur ce point, il n’est pas plus éclairant d’invoquer
le refus de la réflexion théorique de la part des
travailleurs que le prétendu « embourgeoisement »
de la mentalité ouvrière. Voilà un problème
qui reste encore à énoncer correctement. En tout cas
il n’est pas sans inconvénient d’attribuer à
la réflexion théorique, ou à son refus —
en d’autres termes, à la conscience — un tel
pouvoir, et de tels effets. Ce que montrent les luttes ouvrières,
c’est que l’adhésion profonde, irréfléchie,
inconsciente à l’ordre capitaliste, peut être
ébranlée et remise en cause dans le cours des pratiques
et mouvements collectifs de résistance, et que ceux-ci s’accomplissent
en même temps au niveau inconscient, affectif (pas forcément
individuel pour autant) et au niveau de la réflexion consciente.
Il faut admettre que la réflexion théorique n’est
pas la seule chose susceptible de « préparer »,
d’anticiper sur cette remise en cause : transgressions, pratiques
de rupture de tous ordres pourraient n’être pas moins
efficaces, à leur niveau, pour autant qu’elles ne restent
pas circonscrites dans le champ individuel ou prétendu «
marginal », et qu’elles puissent faire écho aux
failles, aux contradictions, à l’angoisse inséparables
du « mode de vie » capitaliste et de la mentalité
qui le cimente.
C’est un peu ce qu’indique Mise au Point en constatant
que la mentalité des travailleurs peut évoluer en
rapport avec les luttes qu’ils mènent, cette évolution
ayant dans chaque cas des limites repérables. Quant à
ce qui déclenche ces luttes nouvelles et cette évolution,
Mise au Point a tort de craindre le reproche de subjectivisme :
il explique en effet que les Lip sont entrés dans l’action
illégale, non par choix politique ou par marginalisme, mais
bien « par nécessité de trouver les moyens de
lutte dans un combat où ils défendaient finalement
les conditions de vie d’ouvriers qualifiés »
(p. 18).
Voilà qui évoque nettement la conception selon laquelle
les ouvriers se battent quand ils y sont contraints, inventent des
solutions nouvelles quand les anciennes ont montré leur inefficacité,
et n’affrontent le système tout entier, face à
face, classe contre classe, que quand ils sont le dos au mur, pour
la lutte finale. Perspective déterministe et non subjectiviste,
qui conduit à attendre, en scrutant l’horizon, les
prémices de la crise générale. Car
1. si c’est ainsi que cela doit se passer, alors patience
: les travailleurs trouveront les solutions, les moyens dont ils
auront besoin, quand ils y seront obligés ; et le capitalisme
s’effondrera quand les exploités n’auront plus
aucun moyen de survivre que de le détruire ensemble. Ce que
contredisent entre autres deux guerres mondiales, où les
exploités ont péri, et où le capitalisme a
survécu ; et
2. pourquoi évoquer le rôle de la réflexion
et le poids des mentalités si c’est pour oublier que
ce dernier peut empêcher les travailleurs en lutte de trouver
les moyens et les formes dont ils ont besoin ?
Décrivant cette lutte avec ses hardiesses, ses hésitations
et ses confusions, Mise au point y voit une « étape
dans le long processus de liquidation de ce passé de défaite
qui pèse sur l’action de la classe ouvrière.
Mais comme chaque étape d’un nouveau mouvement ouvrier,
elle constitue aussi une brèche dans le vieux monde ».
Optique qui se veut encourageante, et qui risque pourtant de faire
l’effet inverse : une étape, une de plus, rien de plus,
sur un long chemin conduisant on ne sait où, on ne sait quand…
Ce n’est sûrement pas ainsi que l’on vécu
ceux qui l’ont fait ; et il resterait à comprendre
pourquoi cette simple « étape » a suscité
en tous lieux tant de réactions, de passions, d’illusions,
pourquoi le nom de Lip est si évocateur.
« Lip et la contre-révolution autogestionnaire »
— Négation nº 3 (ou : la contre-révolution
partout…)
La brochure de Négation a le mérite d’être
cohérente et méthodique : travers une grille théorique
d’analyse énoncée dès le début,
elle examine le conflit Lip sous tous ses aspects essentiels, soulève
tous les problèmes qui ont été posés
à son sujet, et propose une vue d’ensemble, en même
temps qu’un jugement catégorique.
Elle souligne en outre, comme le font d’autres analyses,
des traits qui apparaissent finalement, on en est bien d’accord,
comme les plus importants, comme déterminants dans toute
cette affaire : la position exceptionnelle de l’entreprise
Lip, manufacture d’un autre âge, dans l’industrie
moderne ; l’isolement des ouvriers de Lip dans l’ensemble
du prolétariat, les ambiguïtés de l’opération
« popularisation », les tentatives souvent réussies
d’exploitation et de récupération sons couvert
de « solidarité », les cheminements qui ont finalement
imposés la solution Neuschwander, les pratiques syndicales,
le rôle et la nature du CA, etc.
Quant au schéma d’analyse, il repose sur la distinction
entre d’une part, le mouvement des ouvriers, luttant contre
l’extraction de la plus-value absolue à l’époque
de la domination seulement formelle du capital, opposant au capitaliste
parasitaire la « conscience de producteur », la lutte
pour la réduction du temps de travail et l’idée
des coopératives ; d’autre part, à l’époque
de la domination réelle du capital et de la force de travail
non spécialisée, interchangeable, dont l’importance
relative diminue dans la production, la lutte du prolétariat
visant maintenant à la destruction radicale de la forme capitaliste
(l’entreprise), du travail, etc. ; c’est aussi l’époque
où les syndicats s’affirment comme gestionnaires de
la force de travail, au niveau de l’entreprise dans l’immédiat,
et potentiellement au niveau de la société tout entière.
Mais les contradictions propres à cette seconde phase entre
forces productives et rapports de production doivent « amener
la prise en charge de la contradiction par la force de travail elle-même,
c’est-à-dire sa propre prise en charge. Cette autogestion
est la conséquence de l’atomisation du prolétariat
inscrite dans l’autonomie de l’entreprise (…)
elle recouvre la nécessité d’un tel contrôle
sur les prolétaires qu’il ne puisse plus s’exercer
au premier chef que par eux-mêmes » (p. 16).
Dans ce cadre, le conflit. Lip est d’abord présenté
comme celui d’une forme archaïque de production, la manufacture
horlogère, dont les difficultés économiques
n’expriment que la résistance du capital ancien au
capital moderne (cf II, 1 : « une manufacture à l’époque
de la domination réelle du capital ») ; il renvoie
d’une part au « mouvement ouvrier » caractéristique
d’une entreprise archaïque, d’autre part à
la transformation de la force de travail en « capitaliste
collectif », se prenant elle-même en charge, dans la
tendance autogestionnaire du capitalisme moderne, forme la plus
avancée de la contre-révolution. Que cela plaise ou
non, la lutte des travailleurs de Lip appartient, pour Négation,
soit à une époque dépassée, soit au
mouvement contre-révolutionnaire.
Négation, en effet, reconnaissait bien à cette lutte
un caractère à l’origine prolétarien
(« la réaction prolétarienne initiale de défense
du salaire » p. 28 et 24) ; mais, (dans une démarche
en quelque sorte inverse de celle de Mise au Point), il voit s’y
superposer progressivement, « aux différents stades
de développement de l’action », soit «
des caractères ouvriers archaïques » (remise en
marche de la production voulant montrer « l’essentialité
de l’acte productif des ouvriers », archaïsme évident
puisque cet acte productif n’aurait aujourd’hui plus
rien d’essentiel économiquement, comme l’a établi
depuis quelque temps Négation…) — soit encore
des « caractères gestionnaires modernes » (mise
en vente des montres au prix et dans les formes (catalogues) qui
sont celles du capital, attestant la « capacité gestionnaire
des ouvriers »).
Et c’est quasiment malgré soi que Négation
reconnaît que ces objectifs ouvriers et gestionnaires restent
superficiels par rapport à l’objectif prolétarien
(« la remise en route de la production a pour objectif superficiel
— l’objectif profond étant la défense
du salaire… » p. 28).
Il est vrai que même cet objectif « prolétarien
» de défense du salaire peut lui-même être
suspecté, aux yeux de Négation, d’intention
contre-révolutionnaire : les ouvriers de Lip « voulaient
que tout continue comme avant : le maintien du salaire nécessite
le maintien du capital. « Le « non au démantèlement
; non aux licenciements » signifie la sauvegarde de l’entreprise,
c’est-à-dire du capital » (p. 27) !
Quant au problème du C.A. (émanation de la C.F.D.T.
pour Négation, p. 32), ce contenu de l’action (sauvegarde
de l’entreprise) excluait que l’autonomie relative du
C.A. exprimant, elle aussi, la prise en charge de la force de travail
par elle-même, puisse aller jusqu’à la rupture
avec le syndicat ; et la défaite était « inscrite
dès le début ».
Tout voile dissipé par l’analyse de Négation,
on a donc dans le conflit Lip un mouvement ouvrier d’un autre
âge, et dans les organisations « autonomes » où
en réalité la force de travail se prend elle-même
en charge pour le profit du capital, la contre-révolution
prolétarienne sous couvert de mouvement prolétarien.
Face à cela, Négation oppose le mouvement prolétarien
réel et « dominant » (le sabotage, l’absentéisme)
promis à culminer dans la destruction de la valeur, du salariat,
du travail, de l’entreprise, du marché, etc. (p. 40,
41).
On se bornera à quelques remarques critiques.
1. Adopter le principe selon lequel le développement du
capital conduit la force de travail à se prendre en charge
elle-même pour s’exploiter dans un rapport capitaliste
permet de l’appliquer à toutes les expériences,
tentatives ou formes d’organisation autonomes des travailleurs,
et de les récuser comme contre-révolutionnaires puisque
visant à maintenir consciemment ou non le rapport capitaliste
; il ne peut donc y avoir aucune action autonome des travailleurs
comme tels ; restent seuls le Capital, abstraction machiavélique,
et des travailleurs qui s’exploitent eux-mêmes, comme
des zombies. Comités d’action, de grève, etc.,
à la poubelle de l’histoire !
De la même façon toute lutte pour les salaires, ainsi
que pour les conditions du travail, pourra être interprétée
comme potentiellement, (?) ou réellement contre-révolutionnaire,
puisqu’elle n’inclut pas dans son contenu la «
destruction » (?) de l’emploi, du travail, de l’entreprise.
du patron, du capital : on se trouve ainsi ramené au problème
du sens des revendications économiques mais posé en
des termes qu’on pouvait pourtant espérer avoir dépassés,
depuis 70 ans !
Cette perspective de Négation pousse le déterminisme
économique à l’absolu, en ce qui concerne les
attitudes des travailleurs : « ils l’ont fait sans choix
préalable, et il est faux de prétendre qu’ils
auraient pu opter pour des moyens plus radicaux » (p. 25),
« la contrainte de remettre cet ensemble en mouvement par
eux-mêmes » (p. 35), et même l’autonomie
de l’action collective est entièrement déterminée
: (…) « chaque fois qu’est contrainte une certaine
autonomie de l’action ouvrière vis-à-vis des
syndicats » (p. 33). Derrière ce déterminisme
absolu, une force omniprésente : le Capital. Et c’est
tout à fait par mégarde, en passant, que Négation
mentionne le fait que les gens de Lip sont pour quelque chose, quand
même, dans ce qui s’est passé (« le caractère
exceptionnel de la situation qu’ils avaient eux-mêmes
créée » p. 31).
2. Comme on le sait, Négation s’est donné pour
tache de pourchasser et dénoncer la contre-révolution
partout, soit dans le passé (pour mai 68, « il reste
à montrer qu’à ce niveau le mouvement était
aussi l’anticipation de certaines exigences contre-révolutionnaires
de notre époque » p. 13) soit dans le présent
ou dans l’avenir qu’il contient « potentiellement
» — tâche d’autant plus importante que la
crise finale, pour Négation, approche. Et le dernier chapitre
de la brochure donne tout le détail de cette contre-révolution,
comme si nous y étions.
Cette représentation de la contre-révolution universelle
s’articule comme on l’a vu sur la contre-image d’un
mouvement prolétarien dominant, essentiellement défini
par le sabotage, par l’absentéisme et par etc., (et
si on prenait au sérieux ce lieu commun idéologique
qu’on trouve maintenant un peu partout, on se demanderait
par quel tour de force l’entreprise capitaliste existe encore
! Ce « problème » était déjà
discuté dans ICO, nº 121, 1973) ; elle s’appuie
aussi sur l’évocation encore plus fumeuse, elle, de
la destruction de l’entreprise du travail et de la valeur
— sans que soit jamais évoqué, même vaguement,
dans cet autre lieu commun des néo-bordighistes, où,
quand, comment, sous quelle forme, par quelle action collective
anticipatrice, ou par quelle désertion massive, cette destruction
va s’accomplir et donner naissance à une autre société.
C’est pourtant guidé par cette contre-image, et par
cette idée, que Négation, dans son analyse du conflit
Lip, en ramène tous les aspects distinctifs (illégalité
des actions, C.A., dynamisme, enthousiasme, participation, etc.)
à ce qu’on pourrait y discerner d’archaïque,
d’intégré, de contraint par les exigences du
capital, et d’inconsciemment contre-révolutionnaire.
(C’est en effet un des passe-temps des groupuscules que de
prononcer des jugements sans appel désignant le contre-révolutionnaire
le plus dangereux, généralement au sein même
des groupuscules les plus proches). Comme si ce qui importait avant
tout dans une lutte ouvrière qui contient nécessairement
des « ambivalences », ce n’était pas de
mettre au jour ce qu’elle manifeste éventuellement
de nouveau, de libérateur, de moteur, de transgressif, à
l’égard de l’ordre établi et des entraves
extérieures et intériorisées ; comme s’il
était infiniment urgent de souligner trois fois en quoi les
contraintes du Capital (ou de l’Inconscient…) sont encore
agissantes dans les actes et les paroles de ceux qu’il asservit
quotidiennement : le type même du discours prétendument
critique, avancé, intransigeant, « radical »
— mais n’ouvrant en fait aucune perspective pour personne.
Et pour revenir à l’introduction de la brochure, quand
ses auteurs déclarent : « dès que la lutte des
ouvriers de Lip a adopté sa forme pour d’autres attractive,
il nous paraissait clair que cette lutte, dans son contenu, n’était
pas la nôtre » — sans que jamais dans le cours
du texte, ce nous qui parle, prend ses distances, prononce un jugement,
jamais dise qui il est, qui ils sont, d’où ils parlent,
quelle insertion et quelles pratiques sociales leur donne cette
capacité merveilleuse de démasquer le contre-révolutionnaire
partout où il se cache — alors on a compris : c’est
le prolétariat qui parle, soi-même !
Claude
Deux critiques radicales : « Critique du conflit Lip et tentative
de dépassement » (Mouvement Communiste) — «
Lip et la contre-révolution autogestionnaire » (Négation).
Partant du principe « qu’en dehors d’une période
révolutionnaire, la classe ouvrière est surtout une
fraction du capital dons les syndicats sont la représentation
», le M.C. ne voit dans la grève de Lip qu’un
conflit bien ordinaire (celui de toute entreprise qui dépose
son bilan) pour la sauvegarde de l’emploi. C’est ce
que Négation appelle la lutte pour le maintien du capital
car vouloir sauvegarder l’emploi et le salaire, c’est
vouloir le maintien du capital (à ce compte, il ne serait
pas difficile d’assigner à toutes les luttes pour le
salaire, depuis qu’il en existe, une signification contre-révolutionnaire).
Car Négation, lui, n’hésite pas, au contraire
du M.C. qui se fait plus nuancé, à dire que c’est
bien à un mouvement contre-révolutionnaire que nous
avons à faire avec Lip. C’est pourtant bien Négation
qui faisait l’apologie des pilleurs du Quartier Latin, ne
voyant dans ces actions que l’aspect transgressif (sans employer
le mot) de la lutte contre la « valeur ». Pas un mot
alors sur l’aspect « contre-révolutionnaire »,
l’aspect intégrateur du « désir de consommation
» ni de possibles provocations policières.
Tout est ici renversé dans le but de nous présenter
un tout cohérent, sans faille, qui ne se discute pas.
Plus nuancé, le Mouvement Communiste reconnaît que
la révolution communiste ne sera que le prolongement, le
dépassement des mouvements sociaux actuels : « le communisme
doit être relié à ce qui se passe actuellement
». Fort bien, mais Lip n’a pas l’air d’avoir
été ce qui « se passe actuellement »,
en tout cas semble ne pas comporter d’éléments
susceptibles de dépasser les mouvements sociaux actuels,
puisque Piaget n’est que le relayeur de Fred Lip et le C.A.
le relayeur, qui n’a rien compris, de Piaget.
Encore une fois les travailleurs sont pris pour des automates,
victimes du Kapital, qui ne comprennent rien, et qui surtout ne
se transforment pas ni au cours d’un conflit, ni jamais.
On pourrait ajouter que c’est la raison pour laquelle il
leur faut un parti qui synthétise les expériences
de la classe ouvrière…
Bien sûr, ce n’est pas dit comme cela, mais c’est
ce qu’on peut en conclure.
À force d’osciller entre une classe ouvrière
qui, « spontanément », si on la laisse faire,
détruira le capital, et une classe ouvrière qui n’est
que le relais de ce même capital, on se demande où
donc peut bien se situer l’action révolutionnaire ou
l’action tout court.
Après une discussion
Ce texte a été écrit par un membre du groupe,
après l’audition d’un enregistrement d’une
discussion entre l’ensemble des camarades de La Lanterne Noire
sur Lip et sur les différents commentaires parus à
ce sujet (dont on peut lire certaines critiques dans ce numéro).
Sans être un texte représentant l’ensemble du
groupe (l’auteur y a plus insisté probablement sur
ce qui lui semble important), il tient cependant très largement
compte des différentes interventions qui ont eu lieu lors
de cette discussion.
Nous avons remarqué que bien peu de textes, parmi ceux qui
font une « critique radicale », se posent le problème
de ce qu’auraient pu faire leurs auteurs s’ils avaient
dans là même situation à LIP… ou ailleurs.
Non pas qu’il s’agisse de poser le problème avec
des « il aurait fallu faire ceci ou cela », mais plutôt
de savoir si la situation des LIP est unique, ou bien si elle peut
aussi permettre de comprendre ou d’aborder certaines difficultés
dans lesquelles nous nous trouvons NOUS AUSSI.
Alors le problème de la solidarité peut s’éclairer
d’une manière différente et se poser en des
termes autres que de « soutien aux luttes du peuple »
ou de simple « mise à la disposition de ceux qui luttent
» comme ce fut plus ou moins notre cas à tous.
Le problème est de taille.
Qu’avons-nous de communs, nous, révolutionnaires par
idéologie et par choix, mais aussi membres de ces couches
moyennes dont on ne sait pas très bien quels sont leurs intérêts
et leur but, avec des ouvriers qualifiés qui vivent encore
à l’époque de la manufacture, et pour qui les
gestes quotidiens du travail semblent encore avoir un sens ? Ces
ouvriers, qui déclenchent un mouvement « quarantuitard
» à l’ère des ordinateurs, pour découvrir
qu’ils valent bien un patron pour faire tourner la boîte
et qu’il est scandaleux qu’alors ce patron soit omnipotent,
se mettent à « autogérer » sans qu’on
leur demande rien. Quand de « vrais ouvriers » du temps
présent se veulent efficaces quel que soit leur but, ils
ont plutôt tendance à « endommager » sinon
à détruire l’instrument de travail comme à
Noguères, comme à l’ORTF quand il s’agit
de vrais techniciens modernes, ou du moins ils ne se posent pas
le problème de continuer seuls la production quand il s’agit
de la sidérurgie, de la pétrochimie, ou même
de l’automobile. L’ouvrier moderne ne peut pas envisager
de faire repartir seul la production sans qu’il s’agisse
d’un mouvement plus large, sans que la finalité de
la production et de ses moyens d’échanges soient remis
en question, CELA EST IMPOSSIBLE.
Qu’avons-nous de commun avec eux ? pas grand-chose à
première vue, et pourtant…
Quand certains ouvriers de LIP, membres du comité d’action,
nous disaient à propos de la partie armement militaire de
l’usine : « cela représente un problème,
mais on n’a pas le temps d’y réfléchir,
il y a plus urgent », cela veut dire clairement que tout en
étant contre l’armée (sinon alors pourquoi ces
liaisons avec les paysans du Larzac), on est encore plus pour le
maintien de l’emploi, c’est-à-dire pour la sécurité,
pour être sûr de survivre matériellement ; si
plus d’armée, plus de salaire ; alors mieux vaut ne
pas se poser trop clairement un problème qui risque de ne
pouvoir être résolu dans le cadre de ce conflit, et
surtout seul !
Quand certains membres du C.A., les mêmes qui avaient tenté
de poser le problème de la paye unique pour tous, ont décidé
de s’écraser de peur d’être minoritaires,
de perdre leur audience parmi les autres ouvriers, ils ont tout
simplement renoncé face à la formidable pression de
la réalité extérieure (le crédit avec
ses traites, les habitudes…). Et pourtant ils étaient
théoriquement tout autant que des révolutionnaires
CONTRE LA HIÉRARCHIE DES SALAIRES.
Tout au plus, sur ces deux problèmes aurions-nous insisté
un peu plus et un peu plus longtemps. Nous aurions aussi sûrement
ajouté encore une ou deux petites choses : que fabriquer
des montres, c’était fabriquer des instruments du capital
pour découper la vie en tranches, pour contrôler le
travail… qu’il était peut-être possible
de fabriquer autre chose en transformant un peu les machines, etc.
Nous aurions rajouté toutes ces choses et d’autres
encore, importantes… comme l’ont certainement fait sans
que le sachions réellement certains des LIP entre eux dans
des discussions en groupes plus ou moins grands.
Mais voilà ! il y a la « réalité »
de la lutte, le maintien de l’emploi. Et qu’on le veuille
ou non il y a là un niveau de contradiction. Je pense que
c’est précisément à ce niveau de contradiction
que nous avons des points communs, que nous pouvons être réellement
solidaires plus que lors des innombrables meetings où les
LIP se sont rendus et où il n’a été en
fait question que d’une pseudo-solidarité destinée
à masquer l’absence d’une solidarité véritable
(par ex. grève ou manifestation, ou toute forme d’engagement
direct et non par procuration).
Quand nous sommes maîtres auxiliaires, c’est-à-dire
le plus souvent sans emploi, nous gueulons pour trouver un poste
; avec ou sans syndicat, selon l’efficacité possible.
Quand nous sommes professeurs et que l’un d’entre nous
est viré, on gueule pour sa sa réintégration.
Quand nous sommes employés dans une petite boîte où
il va y avoir de compression de personne, on fait grève,
puis on va chercher du boulot ailleurs si cela n’a rien donné.
Où et quand sont posés alors les problèmes
de la finalité de l’école, du bureau d’assurance
ou de la boîte où on travaille ? À côté,
à d’autres moments jamais, ou presque, quand il y a
un conflit sur le problème de l’emploi.
Le fait est qu’on ne peut être radical de l’extérieur,
et que sans salaire, pas de vie, pas de contestation, sinon stérile.
On a bien souvent l’impression lorsqu’on est «
anti-syndicaliste », de mener des luttes en-dehors des syndicats
; et pourtant on ne se rend pas compte que le syndicalisme, même
révolutionnaire, ce n’est pas seulement une affaire
de structure, d’encadrement, d’organisation, c’est
aussi un contenu, c’est autant ce que l’on demande que
la façon de le demander, Le problème est que les syndicats
ne sont plus efficaces, alors on fait À CÔTÉ
et contre eux ce qu’en d’autres temps ils auraient très
bien pu faire : actions plus violentes, plus minoritaires, plus
efficaces, et plus autonomes aussi, plus près de l’engagement
à la base et non bureaucratiques.
On est très souvent plus anachronique dans nos luttes que
réellement anti-syndicaliste.
L’idéologie et la compréhension plus ou moins
claire des éléments de répression ne donne
pas forcément de recettes quant à la pratique.
La mise à jour de cette contradiction, chez nous autant
qu’à Lip, est le point de départ d’un
dépassement de l’éternel conflit entre réformisme
et révolution. On a souvent répondu à cette
question en affirmant que les périodes révolutionnaires,
insurrectionnelles, étaient précisément ce
dépassement en acte à un moment où le «
réformisme » n’avait plus de sens puisque concrètement
était envisageable un changement radical des rapports sociaux.
Malheureusement cela me semble peu probable, car alors, encore et
toujours, se posent de nouveaux problèmes qui peuvent se
résoudre de manière différente suivant que
l’on veut « risquer tout » pour aller encore plus
loin, ou consolider ce que l’on pense avoir conquis.
Ce problème se pose à nous comme travailleurs.
Il en est un autre qui se pose à nous en tant que militant.
On a pu observer qu’après Lip, un certain nombre de
luttes ont voulu utiliser les mêmes moyens de lutte, à
savoir continuer à produire et à écouler soi-même
les marchandises. En France, en Angleterre, au Portugal. Les objectifs
avaient beau ne pas être les mêmes, les situations avaient
beau être différentes, les moyens se ressemblaient.
Pourquoi et comment ?
Est-ce à cause de l’« exemplarité »
d’une action originale, ou bien parce que les travailleurs,
à un moment donné, retrouvent directement des techniques
liées à la situation du moment ? Les Lip se sont-ils
rappelés « l’autogestion » des tramways
au Portugal en 1970, les chantiers de la Clyde en Angleterre en
1971 ?
Cela est peu probable. Par contre ce qui l’est plus, c’est
que les ouvriers portugais, après le coup d’État,
eux, avaient entendu parler vaguement de l’expérience
de Lip, comme ceux de Cerizay et d’ailleurs pendant le conflit.
L’information a donc son importance, pourvu qu’elle
colle plus ou moins à la période, aux possibilités
et au désir potentiel des travailleurs. Mais comment le savoir
à l’avance ? Cela relève-t-il d’une analyse
scientifique de la situation ou d’un empirisme plus ou moins
réaliste basé sur quelques observations ? La deuxième
solution me paraît la plus probable… empiriquement.
Le problème est d’importance dans la mesure où
l’une des rares choses que nous puissions faire c’est
un travail de diffusion et d’information ; sert-il à
quelque chose ? Et même en y répondant affirmativement,
ce qu’il nous est difficile de ne pas faire, qui donne l’information
et qui la reçoit ?
Des spécialistes de la politique ou bien des ouvriers eux-mémes
? À Lip, par exemple il est clair que des ouvriers de l’usine
eux-mêmes se sont déplacés pour faire de l’information,
et cela est relativement nouveau dans l’histoire du mouvement
ouvrier français, bien qu’annoncé dans des conflits
comme Pennaroya ou Girostel. Mais rien n’est encore résolu,
car dans la mesure où la disposition de l’information
est l’un des processus-clé de la reconstitution de
tous les pouvoirs, on peut se demander si le nombre relativement
restreint d’ouvriers qui circulaient n’était
pas l’amorce d’une autre bureaucratie que celle, syndicale
ou politique, existante. Nous l’avons dit, les syndicats ne
jouent plus le rôle attendu dans les cas de conflits particulièrement
aigus ; n’est-il pas alors naturel que tentent de se reconstituer
des structures et des forces tendant à remplir ce vide, à
l’aide des moyens du bord, c’est-à-dire l’information
et les possibilités du voyager, de parler…
D’autant plus que ceux qui reçoivent ces messages,
sont la plupart du temps soit des spécialistes de la politique,
soit des ouvriers triés sur le volet, par les syndicats ou
les groupements.
Et pourtant une partie de l’information passe ; mais autant
par les médias traditionnels (radio, télévision,
cinéma) que par des circuits « autogérés
». Or finalement, les médias traditionnels fonctionnent
souvent à peu près comme ceux que nous sommes censés
privilégier (information directe et à la base). En
effet, pourquoi Lip et pas autre chose, Noguère, les P et
T, les grèves du Portugal, etc. ?
Pourquoi Lip est-il apparu comme exemplaire, nouveau, important
? D’abord à cause des gens de Lip eux-mêmes qui
ont pris eux-mêmes en partie en charge l’information,
qui se sont largement ouverts à l’extérieur,
qui ont même ouvert leur usine, qui en plus avaient en leur
sein, un petit noyau de « travailleurs militants » qui
n’étaient pas nés d’hier.
Parce que ce fameux moyen d’action résonnait bien
dans le contexte politique du moment ; tous pouvaient y retrouver
leurs petits : les modernistes de la C.F.D.T. et leur autogestion,
les gauchistes et leur autogestion, les ultragauchistes et leur
critique de l’autogestion. Il y en avait pour tous les goûts
d’autant que chacun pouvait se sentir légitimé
à parler sur le sujet étant donné la facilité
qu’il pouvait y avoir de croire pouvoir s’appuyer sur
un semblant de base grâce à l’ouverture décrite
plus haut. D’une certaine manière donc les Lip ont
facilité le racket ; mais pouvait-il en être autrement
? LIP donnait l’image d’une classe ouvrière triomphante,
« jamais battue », qui correspond très exactement
aux désirs et aux analyses des gauchistes. Quoi de plus logique
alors qu’ils se soient précipités sur un événement
qu’ils n’avaient pas créé pour s’y
alimenter (et nous aussi d’une certaine manière quoique
plus tardivement). C’est bien souvent leur fonction que celle
du parasitage !
On peut remarquer cependant que la grève des OS, plus directement
liée à la critique du travail, n’a pas eu la
même faveur, même de la part de ceux qui en sont les
spécialistes. Critique du travail, menée en plus par
des immigrés, ce combat ne pouvait trouver les appuis (sinon
la solidarité dont on a noté l’absence) qu’ont
pu trouver les Lip.
Lip a été un conflit gâté. Certains
prétendent qu’il fut gâté même de
la part des autorités qui auraient pu réduire ce conflit
si elles avaient eu une quelconque nécessité à
le faire. Cela me parait un peu forcé mais mérite
quand même d’y réfléchir, car si l’on
ne veut pas faire du capital une entité omnipotente, qui
comprend et sait tout, on ne peut pas non plus penser que tout lui
échappe ; même dans un conflit qui dure plus d’un
an !
Pour conclure, après que chacun ait essayé de définir
ce qui fut révolutionnaire ou contre-révolutionnaire
dans le conflit Lip, demandons-nous quel sens cela a-t-il de raisonner
de cette manière ?
Ceux qui insistent sur le caractère contre-révolutionnaire
le font en rapport à l’absence de remise en cause de
travail et de ses objectifs (Négation, le Mouvement communiste)
; mais on pourrait très bien dire que sont révolutionnaires
aussi les attitudes et les activités collectives qui vont
dans le sens d’une autonomie et d’un renforcement de
cette autonomie (Mise au Point)…
À condition que d’une manière ou d’une
autre cette autonomie s’exerce aussi face au mode de production,
pourrions-nous ajouter.
Martin
Une brochure doit paraître prochainement, contenant des informations
détaillées sur les aspects les plus importants du
conflit Lip et de l’organisation des travailleurs, replaçant
leur lutte dans un cadre d’interprétation plus général.
Pour l’obtenir, s’adresser à Henri Simon Paris.
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