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Introduction à l’autogestion
Anarchisme et non-violence n°20/21 (janvier/avril 1970)

origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1462

C’est par la production, par la production d’objets, que l’homme s’exprime essentiellement, par le travail. L’homme est un créateur, mais l’objet produit lui échappe : il en est dépossédé par de multiples formes d’exploitation. Ce qui devait être la joie de créer devient la souffrance du travail. Le travail n’est plus alors que la nécessité de survivre.

Pour se réapproprier les objets qu’il produit, pour décider lui-même des objets qu’il produira, pour organiser directement son travail et sa vie, l’homme, au cours des temps, a sans cesse fait preuve d’imagination créatrice. Sans cesse, il a tendu vers la société idéale qui le libérerait, lui permettrait le bien-être, pour créer et créer encore…

Actuellement, cet effort des producteurs pour prendre en charge totalement, progressivement ou brusquement, les ateliers, les usines, les champs, les circuits de consommation, les transports, la culture, les loisirs, etc., cette recherche est qualifiée d’autogestion.

Sans doute le terme d’autogestion avait-il déjà été employé par les premières écoles socialistes, mais il fut oublié ; ce n’est qu’avec les expériences yougoslave et algérienne qu’il retrouve une résonance.

Il est possible de chicaner sur le terme, de préférer d’autres qualificatifs propres à des lieux d’expérience particuliers et à différents moments de l’histoire. Il est vrai que ces termes ne recouvrent pas la même réalité. L’Espagne de 1936 s’exprima par les « collectivités », la « syndicalisation », le « communisme libertaire ». La Russie de 1905 lança les « soviets », repris en octobre 17. Repris encore en Allemagne, en Autriche et ailleurs après 17. Soviets ou « conseils » ; conseils ouvriers et paysans. Avec un contenu moins révolutionnaire, un mot plus ancien s’est maintenu en tous lieux : la coopérative.

Dans les pays capitalistes, l’expérience est nettement réformiste et multiforme. La communauté agraire en Israël fit fleurir le mot « kibboutz ». Le mouvement social non violent, en Inde, parle de « gramdan ». Nous pourrions sans doute continuer l’énumération.

Ainsi un déluge de mots, contestés pour eux-mêmes ou pour ce qu’ils désignent, expriment la créativité ouvrière. Mots galvaudés, pervertis, oubliés, retrouvés, revalorisés.

Autogestion nous paraît le terme générique actuellement employé le mieux compris. Mais peu importe le terme ; seule compte la réalité. Nous sommes concernés par l’autogestion : c’est une revendication essentielle de l’anarchisme. Et nous constatons chaque jour un peu plus qu’une certaine pratique de la non-violence conduit à poser les problèmes en fonction de ce « projet ».

Mais nous ne sommes pas des spécialistes de l’autogestion, des professionnels de la recherche ; nous voulons tenir notre place de notre mieux, apporter notre pierre. Nous tentons, à notre niveau, de satisfaire d’abord un besoin de compréhension, pour mieux combattre, pour mieux vivre.

Mais comment bien comprendre ce qui s’est passé, ce qui se passe de notre temps et quelquefois quasiment sous nos yeux ? Nous manquons d’une synthèse pour étudier l’expérience espagnole : on ne peut reprocher aux hommes qui y participèrent d’avoir d’abord « vécu » plutôt que de constituer des archives. La pratique des conseils ouvriers allemands nous est incomplètement connue : nous voudrions en pénétrer la démarche ; par-là nous connaissons mieux les Espagnols. L’Algérie est proche, mais mouvante et imprécise, souvent bâillonnée. La Yougoslavie ne répond pas rigoureusement à nos schémas préétablis. A chaque fois, nous devons nous refaire un œil neuf. Que dire de l’expérience indienne qui nous paraît énorme, contestée et mal connue ? Étudier le phénomène coopératif n’est-ce pas entreprendre un travail au-dessus de nos possibilités ?

Alors ?

Alors nous resterons modestes.

Il nous a paru qu’il ne fallait tenter d’abord qu’une introduction au phénomène autogestionnaire ; qu’il était essentiel d’avoir une vue globale, qu’il était nécessaire de replacer les moments forts dans le temps et dans l’espace. Par la suite, notre approche pourrait se faire plus précise.

Dans le plan de travail que nous avons choisi, nous avons éliminé ce que nous pouvons appeler les micro-réalisations, comme les phalanstères, les « colonies » libertaires, les communautés diverses, également les kibboutzim. Cette façon de faire peut être discutée et il est souhaitable qu’elle le soit. Et nous avons privilégié :

1. Les collectivités libertaires espagnoles de 1936.

2. Les soviets et conseils de 1905, 1917 et après.

3. L’autogestion en Yougoslavie.

4. L’autogestion en Algérie.

5. Les coopératives.

6. Le gramdan en Inde.

Puis nous nous proposons d’étudier chaque phénomène autogestionnaire ainsi délimité suivant un schéma type. Là encore, la discussion reste ouverte. Nous pensons que le schéma n’est qu’un point de départ, qu’il peut être modifié, qu’il peut éclater. Une tribune de discussion parallèle pourrait être ménagée à nos lecteurs ; seul le courrier reçu nous éclairera à ce sujet.

Voici le plan que nous nous proposons de suivre, avec des exemples qui ne sont qu’indicatifs :

1. Antécédents traditionnels, usages coutumiers, les racines

— « Esprit communautaire et sentiment collectif qui unissaient les hommes par le cœur, par la sympathie, par la cordialité qui prolongeaient les coutumes décrites par Joaquim Costa dans son livre le Collectivisme agraire en Espagne (G. Leval, Cahiers de l’humanisme libertaire, n° 152.) Dès 1840, en Catalogne, dans l’industrie textile, formation des premières coopératives de consommation et de production d’inspiration proudhonienne.

— Le mir, organisme de propriété collective rurale, en Russie avant 1917.

— La décentralisation politique yougoslave et la zadrouga.

— La pratique communautaire kabyle.

— La coopérative : base historique de l’autogestion ?

— L’isolement des villages indiens par rapport au pouvoir central.

2. Préparation théorique

— L’influence de Bakounine, de la Ire Internationale ; histoire de la CNT et de la FAI. Importance de la propagande anarchiste.

— L’influence de Proudhon sur les soviets russes (Gurvitch, Autogestion, n° 1). Influence de Tolstoï sur les coopératives hongroises et roumaines.

— L’autogestion à partir du marxisme avec l’influence de Proudhon.

— L’exemple yougoslave sur les combattants algériens ?

— Proudhon, C. Gide, Kropotkine (cf. Desroches).

— Charité et justice à partir d’une conception religieuse non violente (Vinoba).

3. Le passage à l’autogestion. La révolution

— La « gymnastique révolutionnaire » : les grèves et les différentes insurrections du prolétariat espagnol. La montée du fascisme, les putsch. La révolution (et la guerre) de 36 : formation des collectivités, occupation des biens vacants.

— La guerre, facteur de dissolution du pouvoir central. La révolution de 1917.

— Initiative du gouvernement yougoslave pour résoudre des problèmes économiques et politiques précis. Essai récent en Tchécoslovaquie et dans d’autres pays de l’Est.

— L’occupation des biens vacants en Algérie.

— Le coopérativisme est un réformisme.

— Le don volontaire de la terre, de l’argent, en Inde, etc.

4. Le fonctionnement de l’autogestion. Les problèmes, les échecs, les réussites

— De nombreux témoignages parcellaires et éparpillés sur les collectivités espagnoles.

— Noyautage des soviets par les communistes. Destruction des expériences de Kronstadt et d’Ukraine.

— Ou l’étatisme ou l’autogestion : balancement entre deux pouvoirs. Manque de qualification. Le sabotage du pouvoir central.

— Des coopératives partout et de tous les genres.

— Manque d’informations. Réorganisation des villages. Autonomie, décentralisation et fédéralisme. Une société non violente.

5. Discussion, critiques, prolongements : que pouvons-nous faire, ici et maintenant ; notre attitude

6. Problèmes divers sur l’autogestion

— Possibilité d’installer une gestion ouvrière qui change les rapports de production, qui ne soit pas une gestion démocratique du capitalisme.

— Sur l’intérêt, malgré tout, de participer à l’animation de coopératives, mutuelles, etc., qui sont récupérées par le système capitaliste. L’autogestion d’un seul secteur de la société vire au capitalisme ou est absorbée par l’État.

— La nécessité d’une planification de l’autogestion. Laquelle ? L’ouvrier face au produit de son travail.

— « Société de consommation » opposée à « société d’autogestion ». L’autogestion est-elle anarchiste ? L’autogestion en pays socialistes ; l’autogestion en pays capitalistes.

— Côté psychologique de l’autogestion : acceptation et possibilité d’assumer l’autogestion.

— La créativité du monde ouvrier.

— Gestion de l’entreprise, gestion de la société.

— Autonomie des entreprises et concurrence.

— Inégalité de développement.

— etc.

André Bernard

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Commentaire 1

En gros, j’aime beaucoup ce poème sur l’autogestion, cet hymne au travail créateur, bien qu’on puisse qualifier de petit bourgeoise cette idéalisation par les anarchistes du travail créateur, artisanal, paysan, etc. (c’est, entre autres, une critique que fait Sartre). Après, je trouve, le plan de travail très bon. Sur la 2e partie, préparation théorique :

1) Bakounine n’a pas dit grand-chose sur l’autogestion. Il faudrait plutôt présenter la chose ainsi :

• La Ire Internationale, les sociétés de résistance, l’organisation ;

• Le syndicalisme révolutionnaire, l’idée de grève générale, de grève avec occupation ;

• Histoire de la CNT et de la FAI ; importance de la propagande anarchiste, etc.

2) C’est plutôt vague, et méchant pour le marxisme. Je propose :

• La conception marxiste : autogestion, conseils ouvriers, Etat. Et laisser Proudhon ailleurs. On peut en parler avec le marxisme, mais c’est relativement peu important, à mon avis. En tout cas, faire une place plus grande au marxisme.

La 4e partie et la 6e (dernière) se recoupent plus ou moins, et la liste des problèmes peut s’allonger à l’infini. La partie 4 serait plus historique, la 6e plus théorique. Je propose éventuellement de supprimer la 6e partie et d’intégrer par la suite cet ensemble de problèmes et d’autres aux différents chapitres, en particulier au 4e et 5e.

Marie Matin

Commentaire 2 : Critique de la démarche

Toute démarche pour une étude sur l’autogestion me paraît devoir comporter un relevé des publications sur ce sujet, les différentes revues spécialisées françaises et étrangères, les livres (d’un point de vue historique ou monographique), les thèses.

Pour un plan de travail collectif comme celui-ci, à mon avis, il faudrait :

• que chacun lise la « théorie » de l’autogestion (l’un d’entre vous pourrait faire un repérage parmi les grandes théories historiques et économiques (Proudhon, Marx, Bakounine, Desroches, Bourdieu, Meister, etc.) et en faire une synthèse en dégageant une ligne directrice ;

• ensuite que chacun étudie plus particulièrement une expérience originale, suivant l’affinité ou la compétence, pour une période historique ou un pays, que chacun fasse circuler son étude pour qu’elle soit lue de tous. Dégager les principales ressemblances des expériences.

Ceci me semble être seulement le travail préliminaire, la base à partir de laquelle on peut se poser les problèmes.

1. Relier la théorie et la pratique.

A partir de la synthèse, théorique et des exemples concrets, se demander si l’autogestion peut être théorisée, si elle n’est pas une praxis ?

2. Fonctionnement de l’autogestion.

Echec. Succès. Essayer d’analyser à partir d’exemples concrets en relation avec : la période historique et la société globale où l’expérience autogestionnaire s’insère. Pourquoi échec ou réussite ? Quels sont les critères qui permettent de décider si c’est un échec ou une réussite ?

Ces deux points nous permettent alors de nous interroger sur le pourquoi et le fondement d’une telle étude :

Comment l’autogestion peut s’insérer dans un mouvement anarchiste non violent ?

a) Essayer de dégager la doctrine plus particulièrement anarchiste sur l’autogestion.

b) Relation de la non-violence et de l’autogestion. Y a-t-il une relation ? Comment est-elle fondée ? Légitimité de cette relation.

c) Pourquoi la non-violence à-t-elle plutôt prôné des communautés ?

* * * *

Quelle est la fonction de votre groupe ou revue ? Que devez-vous apporter à une telle étude ? Dans la société anarchiste et non violente, comment voyez-vous l’autogestion ? Que faites-vous, quels sont vos moyens pour 1a réaliser ? Quels sont les points théoriques à revoir par rapport à la théorie officielle ?

C’est ce dernier point qui est le plus important car c’est se demander comment, par rapport à une doctrine originale anarchiste et non violente, situer l’autogestion. Les autres problèmes ont été traités par bien des gens, c’est le seul que vous pouvez dégager vous-mêmes et donc le plus intéressant quant à l’apport pour l’autogestion et la perspective d’une société anarchiste et non violente. C’est presque à ce seul niveau que votre travail commence, puisque le reste a été plus ou moins fait ou en passe d’être fait.

Critique de détail

1. Pour une introduction à l’autogestion il convient de définir qui est « l’homme qui s’exprime essentiellement par le travail ». L’autogestion peut-elle s’appliquer à n’importe quel genre de travailleurs ?

2. Ceci amène une autre question : les différences de termes ne sont pas des « chicaneries ». Il convient au contraire de les examiner de près. Il faudrait faire une sociologie de la dénomination pour montrer que des expériences différentes portent des noms différents, et que ces différences sont riches en enseignements, le nom d’un groupe a une double fonction :

• désigner le groupe en tant que tel et les membres du groupe.

• définir les relations sociales qu’un groupe entretient avec d’autres groupes. Voir la différence des termes historiquement ; y a-t-il un enchaînement, un processus de développement (dans quel sens) de l’un à l’autre ? L’autogestion est-elle l’aboutissement de telles expériences, ou bien se situe-t-elle à côté ? Donc, pas un « déluge de mots » mais des expériences différentes qui s’expriment sous des termes différents. Bien voir que le terme et la réalité sont étroitement liés.

Point très important.

Affirmations : « nous sommes concernés par l’autogestion », « nous constatons chaque jour un peu plus qu’une certaine pratique de la non-violence conduit à poser les problèmes en fonction de ce projet ». Comment êtes-vous concernés ? Pourquoi ? Quelle est cette pratique de la non-violence qui conduit à l’autogestion ? Affirmation théorique. Où, en pratique avez-vous été concernés ? Dans ce même ordre d’idées, définir ce que vous voulez dire par « apporter notre pierre ». C’est là que se situe le problème. Que pouvez-vous apporter d’original qui n’ait été dit ? (Rapport autogestion-non-violence ?) J’aimerais savoir ce que recouvre « pour mieux combattre, pour mieux vivre » ? (formule vide). Qu’est-ce que ça change dans votre vie de tous les jours ?

Que cherchez-vous finalement ?

• Une étude théorique de ce qui a été fait et dit ?

• Ou, à partir de cela, essayer de dégager une théorie de l’autogestion dans la société anarchiste et non-violente ? C’est là que ça commence à être intéressant.

Rose-Marie Lagrave

Commentaire 3

Pourquoi avoir écarté les « micro-réalisations » du plan de travail ? Il me paraît inutile et vain d’essayer d’en faire le recensement et l’historique, mais malgré leur insertion parcellaire dans un cadre réformiste ou capitaliste, il me parait intéressant de se poser à leur sujet un certain nombre de questions :

1) Quelles sont les motivations qui poussent des individus à ce genre de tentative ?

2) Elles sont généralement vouées à l’échec ou à la disparition à plus ou moins long terme. Est-ce à cause de leur anachronisme en société capitaliste ou plutôt à la difficulté des rapports entre individus qui se veulent libres et responsables mais n’ont pas atteint le degré de maturité nécessaire ?

3) Conséquence de la question précédente : Si nous imaginons une société ou une situation révolutionnaire où production et distribution seraient autogérées, ne risque-t-on pas de voir rapidement se recréer des rapports aliénants entre individus, aussi pénibles à vivre que ceux que nous connaissons actuellement ?

4) Depuis l’avènement des sociétés industrialisées, les révolutionnaires s’accordent à vouloir briser l’exploitation capitaliste, mais ne convient-il pas dès maintenant d’apprendre à assumer sa propre liberté sur un plan positif, alors que nous l’exerçons habituellement sur un plan négatif ou oppositionnel ?

5) Certains préconisent la création immédiate de réalisations communautaires, se coordonnant ensuite entre elles, comme un moyen de création de société parallèle. N’est-ce pas là un moyen révolutionnaire non violent, un apprentissage de l’autogestion, la voie ouverte à une escalade allant des micro aux macro-réalisations ?

Le plan de travail

Je crains que l’étude et l’analyse suivant un schéma type de chacun des phénomènes autogestionnaires ne soit qu’un travail fastidieux de compilation. Il y a là en tout cas fort peu de possibilités de créativité ou de recherche réelle.

Personnellement, je préférerais que nous privilégiions :

I. Esprit communautaire et sentiment collectif (les racines).

II. Les théories (Bakounine, Proudhon, Tolstoï, Vinoba, etc.).

III. Le passage à l’autogestion (comment ? analyse des forces).

IV. La planification (comment ne pas perdre la dimension individuelle) : entités communales, urbaines, régionales, nationales, entités de production, de la plus petite à la plus grande.

V. La distribution. Suppression du profit, de la monnaie, comment établir des nouveaux rapports d’échange ?

VI. Aspects psychologiques. L’homme face à sa liberté, le développement de la créativité, démystification de la consommation, le droit à la paresse, etc.

Marcel Viaud