origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1462
C’est par la production, par la production d’objets,
que l’homme s’exprime essentiellement, par le travail.
L’homme est un créateur, mais l’objet produit
lui échappe : il en est dépossédé par
de multiples formes d’exploitation. Ce qui devait être
la joie de créer devient la souffrance du travail. Le travail
n’est plus alors que la nécessité de survivre.
Pour se réapproprier les objets qu’il produit, pour
décider lui-même des objets qu’il produira, pour
organiser directement son travail et sa vie, l’homme, au cours
des temps, a sans cesse fait preuve d’imagination créatrice.
Sans cesse, il a tendu vers la société idéale
qui le libérerait, lui permettrait le bien-être, pour
créer et créer encore…
Actuellement, cet effort des producteurs pour prendre en charge
totalement, progressivement ou brusquement, les ateliers, les usines,
les champs, les circuits de consommation, les transports, la culture,
les loisirs, etc., cette recherche est qualifiée d’autogestion.
Sans doute le terme d’autogestion avait-il déjà
été employé par les premières écoles
socialistes, mais il fut oublié ; ce n’est qu’avec
les expériences yougoslave et algérienne qu’il
retrouve une résonance.
Il est possible de chicaner sur le terme, de préférer
d’autres qualificatifs propres à des lieux d’expérience
particuliers et à différents moments de l’histoire.
Il est vrai que ces termes ne recouvrent pas la même réalité.
L’Espagne de 1936 s’exprima par les « collectivités
», la « syndicalisation », le « communisme
libertaire ». La Russie de 1905 lança les « soviets
», repris en octobre 17. Repris encore en Allemagne, en Autriche
et ailleurs après 17. Soviets ou « conseils »
; conseils ouvriers et paysans. Avec un contenu moins révolutionnaire,
un mot plus ancien s’est maintenu en tous lieux : la coopérative.
Dans les pays capitalistes, l’expérience est nettement
réformiste et multiforme. La communauté agraire en
Israël fit fleurir le mot « kibboutz ». Le mouvement
social non violent, en Inde, parle de « gramdan ». Nous
pourrions sans doute continuer l’énumération.
Ainsi un déluge de mots, contestés pour eux-mêmes
ou pour ce qu’ils désignent, expriment la créativité
ouvrière. Mots galvaudés, pervertis, oubliés,
retrouvés, revalorisés.
Autogestion nous paraît le terme générique
actuellement employé le mieux compris. Mais peu importe le
terme ; seule compte la réalité. Nous sommes concernés
par l’autogestion : c’est une revendication essentielle
de l’anarchisme. Et nous constatons chaque jour un peu plus
qu’une certaine pratique de la non-violence conduit à
poser les problèmes en fonction de ce « projet ».
Mais nous ne sommes pas des spécialistes de l’autogestion,
des professionnels de la recherche ; nous voulons tenir notre place
de notre mieux, apporter notre pierre. Nous tentons, à notre
niveau, de satisfaire d’abord un besoin de compréhension,
pour mieux combattre, pour mieux vivre.
Mais comment bien comprendre ce qui s’est passé, ce
qui se passe de notre temps et quelquefois quasiment sous nos yeux
? Nous manquons d’une synthèse pour étudier
l’expérience espagnole : on ne peut reprocher aux hommes
qui y participèrent d’avoir d’abord « vécu
» plutôt que de constituer des archives. La pratique
des conseils ouvriers allemands nous est incomplètement connue
: nous voudrions en pénétrer la démarche ;
par-là nous connaissons mieux les Espagnols. L’Algérie
est proche, mais mouvante et imprécise, souvent bâillonnée.
La Yougoslavie ne répond pas rigoureusement à nos
schémas préétablis. A chaque fois, nous devons
nous refaire un œil neuf. Que dire de l’expérience
indienne qui nous paraît énorme, contestée et
mal connue ? Étudier le phénomène coopératif
n’est-ce pas entreprendre un travail au-dessus de nos possibilités
?
Alors ?
Alors nous resterons modestes.
Il nous a paru qu’il ne fallait tenter d’abord qu’une
introduction au phénomène autogestionnaire ; qu’il
était essentiel d’avoir une vue globale, qu’il
était nécessaire de replacer les moments forts dans
le temps et dans l’espace. Par la suite, notre approche pourrait
se faire plus précise.
Dans le plan de travail que nous avons choisi, nous avons éliminé
ce que nous pouvons appeler les micro-réalisations, comme
les phalanstères, les « colonies » libertaires,
les communautés diverses, également les kibboutzim.
Cette façon de faire peut être discutée et il
est souhaitable qu’elle le soit. Et nous avons privilégié
:
1. Les collectivités libertaires espagnoles de 1936.
2. Les soviets et conseils de 1905, 1917 et après.
3. L’autogestion en Yougoslavie.
4. L’autogestion en Algérie.
5. Les coopératives.
6. Le gramdan en Inde.
Puis nous nous proposons d’étudier chaque phénomène
autogestionnaire ainsi délimité suivant un schéma
type. Là encore, la discussion reste ouverte. Nous pensons
que le schéma n’est qu’un point de départ,
qu’il peut être modifié, qu’il peut éclater.
Une tribune de discussion parallèle pourrait être ménagée
à nos lecteurs ; seul le courrier reçu nous éclairera
à ce sujet.
Voici le plan que nous nous proposons de suivre, avec des exemples
qui ne sont qu’indicatifs :
1. Antécédents traditionnels, usages coutumiers,
les racines
— « Esprit communautaire et sentiment collectif qui
unissaient les hommes par le cœur, par la sympathie, par
la cordialité qui prolongeaient les coutumes décrites
par Joaquim Costa dans son livre le Collectivisme agraire en Espagne
(G. Leval, Cahiers de l’humanisme libertaire, n° 152.)
Dès 1840, en Catalogne, dans l’industrie textile,
formation des premières coopératives de consommation
et de production d’inspiration proudhonienne.
— Le mir, organisme de propriété collective
rurale, en Russie avant 1917.
— La décentralisation politique yougoslave et la
zadrouga.
— La pratique communautaire kabyle.
— La coopérative : base historique de l’autogestion
?
— L’isolement des villages indiens par rapport au
pouvoir central.
2. Préparation théorique
— L’influence de Bakounine, de la Ire Internationale
; histoire de la CNT et de la FAI. Importance de la propagande
anarchiste.
— L’influence de Proudhon sur les soviets russes
(Gurvitch, Autogestion, n° 1). Influence de Tolstoï sur
les coopératives hongroises et roumaines.
— L’autogestion à partir du marxisme avec
l’influence de Proudhon.
— L’exemple yougoslave sur les combattants algériens
?
— Proudhon, C. Gide, Kropotkine (cf. Desroches).
— Charité et justice à partir d’une
conception religieuse non violente (Vinoba).
3. Le passage à l’autogestion. La révolution
— La « gymnastique révolutionnaire »
: les grèves et les différentes insurrections du
prolétariat espagnol. La montée du fascisme, les
putsch. La révolution (et la guerre) de 36 : formation
des collectivités, occupation des biens vacants.
— La guerre, facteur de dissolution du pouvoir central.
La révolution de 1917.
— Initiative du gouvernement yougoslave pour résoudre
des problèmes économiques et politiques précis.
Essai récent en Tchécoslovaquie et dans d’autres
pays de l’Est.
— L’occupation des biens vacants en Algérie.
— Le coopérativisme est un réformisme.
— Le don volontaire de la terre, de l’argent, en
Inde, etc.
4. Le fonctionnement de l’autogestion. Les problèmes,
les échecs, les réussites
— De nombreux témoignages parcellaires et éparpillés
sur les collectivités espagnoles.
— Noyautage des soviets par les communistes. Destruction
des expériences de Kronstadt et d’Ukraine.
— Ou l’étatisme ou l’autogestion : balancement
entre deux pouvoirs. Manque de qualification. Le sabotage du pouvoir
central.
— Des coopératives partout et de tous les genres.
— Manque d’informations. Réorganisation des
villages. Autonomie, décentralisation et fédéralisme.
Une société non violente.
5. Discussion, critiques, prolongements : que pouvons-nous faire,
ici et maintenant ; notre attitude
6. Problèmes divers sur l’autogestion
— Possibilité d’installer une gestion ouvrière
qui change les rapports de production, qui ne soit pas une gestion
démocratique du capitalisme.
— Sur l’intérêt, malgré tout,
de participer à l’animation de coopératives,
mutuelles, etc., qui sont récupérées par
le système capitaliste. L’autogestion d’un
seul secteur de la société vire au capitalisme ou
est absorbée par l’État.
— La nécessité d’une planification
de l’autogestion. Laquelle ? L’ouvrier face au produit
de son travail.
— « Société de consommation »
opposée à « société d’autogestion
». L’autogestion est-elle anarchiste ? L’autogestion
en pays socialistes ; l’autogestion en pays capitalistes.
— Côté psychologique de l’autogestion
: acceptation et possibilité d’assumer l’autogestion.
— La créativité du monde ouvrier.
— Gestion de l’entreprise, gestion de la société.
— Autonomie des entreprises et concurrence.
— Inégalité de développement.
— etc.
André Bernard
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Commentaire 1
En gros, j’aime beaucoup ce poème sur l’autogestion,
cet hymne au travail créateur, bien qu’on puisse qualifier
de petit bourgeoise cette idéalisation par les anarchistes
du travail créateur, artisanal, paysan, etc. (c’est,
entre autres, une critique que fait Sartre). Après, je trouve,
le plan de travail très bon. Sur la 2e partie, préparation
théorique :
1) Bakounine n’a pas dit grand-chose sur l’autogestion.
Il faudrait plutôt présenter la chose ainsi :
• La Ire Internationale, les sociétés de
résistance, l’organisation ;
• Le syndicalisme révolutionnaire, l’idée
de grève générale, de grève avec occupation
;
• Histoire de la CNT et de la FAI ; importance de la propagande
anarchiste, etc.
2) C’est plutôt vague, et méchant pour le marxisme.
Je propose :
• La conception marxiste : autogestion, conseils ouvriers,
Etat. Et laisser Proudhon ailleurs. On peut en parler avec le
marxisme, mais c’est relativement peu important, à
mon avis. En tout cas, faire une place plus grande au marxisme.
La 4e partie et la 6e (dernière) se recoupent plus ou moins,
et la liste des problèmes peut s’allonger à
l’infini. La partie 4 serait plus historique, la 6e plus théorique.
Je propose éventuellement de supprimer la 6e partie et d’intégrer
par la suite cet ensemble de problèmes et d’autres
aux différents chapitres, en particulier au 4e et 5e.
Marie Matin
Commentaire 2 : Critique de la démarche
Toute démarche pour une étude sur l’autogestion
me paraît devoir comporter un relevé des publications
sur ce sujet, les différentes revues spécialisées
françaises et étrangères, les livres (d’un
point de vue historique ou monographique), les thèses.
Pour un plan de travail collectif comme celui-ci, à mon
avis, il faudrait :
• que chacun lise la « théorie » de
l’autogestion (l’un d’entre vous pourrait faire
un repérage parmi les grandes théories historiques
et économiques (Proudhon, Marx, Bakounine, Desroches, Bourdieu,
Meister, etc.) et en faire une synthèse en dégageant
une ligne directrice ;
• ensuite que chacun étudie plus particulièrement
une expérience originale, suivant l’affinité
ou la compétence, pour une période historique ou
un pays, que chacun fasse circuler son étude pour qu’elle
soit lue de tous. Dégager les principales ressemblances
des expériences.
Ceci me semble être seulement le travail préliminaire,
la base à partir de laquelle on peut se poser les problèmes.
1. Relier la théorie et la pratique.
A partir de la synthèse, théorique et des exemples
concrets, se demander si l’autogestion peut être théorisée,
si elle n’est pas une praxis ?
2. Fonctionnement de l’autogestion.
Echec. Succès. Essayer d’analyser à partir
d’exemples concrets en relation avec : la période
historique et la société globale où l’expérience
autogestionnaire s’insère. Pourquoi échec
ou réussite ? Quels sont les critères qui permettent
de décider si c’est un échec ou une réussite
?
Ces deux points nous permettent alors de nous interroger sur le
pourquoi et le fondement d’une telle étude :
Comment l’autogestion peut s’insérer dans un
mouvement anarchiste non violent ?
a) Essayer de dégager la doctrine plus particulièrement
anarchiste sur l’autogestion.
b) Relation de la non-violence et de l’autogestion. Y a-t-il
une relation ? Comment est-elle fondée ? Légitimité
de cette relation.
c) Pourquoi la non-violence à-t-elle plutôt prôné
des communautés ?
* * * *
Quelle est la fonction de votre groupe ou revue ? Que devez-vous
apporter à une telle étude ? Dans la société
anarchiste et non violente, comment voyez-vous l’autogestion
? Que faites-vous, quels sont vos moyens pour 1a réaliser
? Quels sont les points théoriques à revoir par rapport
à la théorie officielle ?
C’est ce dernier point qui est le plus important car c’est
se demander comment, par rapport à une doctrine originale
anarchiste et non violente, situer l’autogestion. Les autres
problèmes ont été traités par bien des
gens, c’est le seul que vous pouvez dégager vous-mêmes
et donc le plus intéressant quant à l’apport
pour l’autogestion et la perspective d’une société
anarchiste et non violente. C’est presque à ce seul
niveau que votre travail commence, puisque le reste a été
plus ou moins fait ou en passe d’être fait.
Critique de détail
1. Pour une introduction à l’autogestion il convient
de définir qui est « l’homme qui s’exprime
essentiellement par le travail ». L’autogestion peut-elle
s’appliquer à n’importe quel genre de travailleurs
?
2. Ceci amène une autre question : les différences
de termes ne sont pas des « chicaneries ». Il convient
au contraire de les examiner de près. Il faudrait faire
une sociologie de la dénomination pour montrer que des
expériences différentes portent des noms différents,
et que ces différences sont riches en enseignements, le
nom d’un groupe a une double fonction :
• désigner le groupe en tant que tel et les membres
du groupe.
• définir les relations sociales qu’un groupe
entretient avec d’autres groupes. Voir la différence
des termes historiquement ; y a-t-il un enchaînement,
un processus de développement (dans quel sens) de l’un
à l’autre ? L’autogestion est-elle l’aboutissement
de telles expériences, ou bien se situe-t-elle à
côté ? Donc, pas un « déluge de mots
» mais des expériences différentes qui s’expriment
sous des termes différents. Bien voir que le terme et
la réalité sont étroitement liés.
Point très important.
Affirmations : « nous sommes concernés par l’autogestion
», « nous constatons chaque jour un peu plus qu’une
certaine pratique de la non-violence conduit à poser les
problèmes en fonction de ce projet ». Comment êtes-vous
concernés ? Pourquoi ? Quelle est cette pratique de la non-violence
qui conduit à l’autogestion ? Affirmation théorique.
Où, en pratique avez-vous été concernés
? Dans ce même ordre d’idées, définir
ce que vous voulez dire par « apporter notre pierre ».
C’est là que se situe le problème. Que pouvez-vous
apporter d’original qui n’ait été dit
? (Rapport autogestion-non-violence ?) J’aimerais savoir ce
que recouvre « pour mieux combattre, pour mieux vivre »
? (formule vide). Qu’est-ce que ça change dans votre
vie de tous les jours ?
Que cherchez-vous finalement ?
• Une étude théorique de ce qui a été
fait et dit ?
• Ou, à partir de cela, essayer de dégager
une théorie de l’autogestion dans la société
anarchiste et non-violente ? C’est là que ça
commence à être intéressant.
Rose-Marie Lagrave
Commentaire 3
Pourquoi avoir écarté les « micro-réalisations
» du plan de travail ? Il me paraît inutile et vain
d’essayer d’en faire le recensement et l’historique,
mais malgré leur insertion parcellaire dans un cadre réformiste
ou capitaliste, il me parait intéressant de se poser à
leur sujet un certain nombre de questions :
1) Quelles sont les motivations qui poussent des individus à
ce genre de tentative ?
2) Elles sont généralement vouées à
l’échec ou à la disparition à plus
ou moins long terme. Est-ce à cause de leur anachronisme
en société capitaliste ou plutôt à
la difficulté des rapports entre individus qui se veulent
libres et responsables mais n’ont pas atteint le degré
de maturité nécessaire ?
3) Conséquence de la question précédente
: Si nous imaginons une société ou une situation
révolutionnaire où production et distribution seraient
autogérées, ne risque-t-on pas de voir rapidement
se recréer des rapports aliénants entre individus,
aussi pénibles à vivre que ceux que nous connaissons
actuellement ?
4) Depuis l’avènement des sociétés
industrialisées, les révolutionnaires s’accordent
à vouloir briser l’exploitation capitaliste, mais
ne convient-il pas dès maintenant d’apprendre à
assumer sa propre liberté sur un plan positif, alors que
nous l’exerçons habituellement sur un plan négatif
ou oppositionnel ?
5) Certains préconisent la création immédiate
de réalisations communautaires, se coordonnant ensuite
entre elles, comme un moyen de création de société
parallèle. N’est-ce pas là un moyen révolutionnaire
non violent, un apprentissage de l’autogestion, la voie
ouverte à une escalade allant des micro aux macro-réalisations
?
Le plan de travail
Je crains que l’étude et l’analyse suivant un
schéma type de chacun des phénomènes autogestionnaires
ne soit qu’un travail fastidieux de compilation. Il y a là
en tout cas fort peu de possibilités de créativité
ou de recherche réelle.
Personnellement, je préférerais que nous privilégiions
:
I. Esprit communautaire et sentiment collectif (les racines).
II. Les théories (Bakounine, Proudhon, Tolstoï, Vinoba,
etc.).
III. Le passage à l’autogestion (comment ? analyse
des forces).
IV. La planification (comment ne pas perdre la dimension individuelle)
: entités communales, urbaines, régionales, nationales,
entités de production, de la plus petite à la plus
grande.
V. La distribution. Suppression du profit, de la monnaie, comment
établir des nouveaux rapports d’échange ?
VI. Aspects psychologiques. L’homme face à sa liberté,
le développement de la créativité, démystification
de la consommation, le droit à la paresse, etc.
Marcel Viaud
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