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Origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1687
L’autogestion est depuis quelque temps déjà
au cœur de tous les débats de la gauche, de l’extrême
gauche, de l’ultra-gauche.
La gauche découvre un nouveau gadget, l’extrême
gauche (du PCF à la Ligue communiste en passant par Lutte
ouvrière) réaffirme son opposition à cette
tentation petite-bourgeoise, l’ultra-gauche pleure la fin
de son monopole et cherche comment le recouvrer plus pur et plus
dur que jamais.
Il faut essayer de comprendre le soudain engouement pour ce mot
que ressassaient dans leur coin ceux qui se souvenaient des grands
ancêtres.
Si la notion d’autogestion est reprise par des « organisations
de masse » — nous verrons plus loin comment —
ce n’est pas qu’elles aient changé, ni sur le
fond ni sur la forme. Ce qui a changé, c’est le mouvement
ouvrier [1]. Nous ne voulons pourtant pas faire chorus avec ceux
qui découvrent enfin un mouvement combatif, car ce qui a
changé, ce ne sont pas les méthodes elles-mêmes,
mais le moment où elles sont employées ; c’est
aujourd’hui par rapport à hier. Ce qui est nouveau,
c’est tout à la fois la généralisation
de ces méthodes de lutte et l’écho qu’elles
rencontrent, c’est enfin la perte de leur originalité,
elles entrent dans la normalité.
C’est ce changement et lui seul qui amène les organisations
« semi-bureaucratiques » [2] à modifier leur
idéologie. De même que le capitalisme est obligé
de s’adapter, de se transformer, le syndicalisme semi-bureaucratique
se doit, pour ne pas perdre son influence, de suivre le changement
du mouvement ouvrier.
En résumé on peut dire que les idéologues
sont sans cesse obligés de chercher de nouvelles recettes
pour coller à un moment du mouvement ouvrier. Incapables
de comprendre ce qui est en marche, en mouvement, ils en sont réduits
à prendre de vieux slogans, de vieilles idées créées
par le mouvement à ses origines, et de les actualiser en
les tronquant. Ce qui est les dénaturer deux fois :
— En reprenant une idée émise par le mouvement
ouvrier à un moment donné de son développement,
ils (les idéologues) la font réapparaître alors
que le mouvement a évolué donc s’est transformé.
C’est donc une idée plaquée sur une réalité
autre, donc une idée fausse ;
— En donnant à cette idée un contenu «
inférieur » à celui qu’elle avait lors
de sa naissance, ils (les idéologues) la réduisent
à un miroir aux alouettes.
La concrétisation de cette thèse est bien la manipulation,
dont l’autogestion est l’objet en ce moment. Avant de
pouvoir aborder ce point particulier il faut rapidement essayer
de rappeler ce qu’était l’autogestion réclamée
originellement.
Créé par le développement du capitalisme,
le prolétariat ne peut en dépasser le niveau de développement.
Je m’explique. Si les idéologues et les révolutionnaires
peuvent par leur intellect imaginer une société future
et le chemin y menant, le prolétariat ne peut pas, de fait,
dépasser les problèmes auxquels il est obligé
de s’affronter concrètement.
Le prolétariat, lui-même en développement,
devait s’affronter à l’accumulation du capital
sous sa forme concrète : les usines. Issu de l’artisanat
et de la paysannerie, le prolétaire naissant devait assimiler,
comprendre son nouveau milieu. Toute revendication ne pouvait être
que quantitative et son expression révolutionnaire limitée
à ce nouveau cadre, l’usine. De même, alors,
le capital ne s’intéresse qu’à la mise
en valeur de la production. Du simple fait de cette convergence,
toute lutte ne peut tourner qu’autour du problème de
l’outil et de sa propriété.
Ce n’est que lorsque le capital aura achevé la mise
en place des lieux de production que deux problèmes se poseront
avec acuité : l’existence d’une force de travail
non employée et l’existence d’un secteur non
exploité.
Force de travail non employée
Le secteur agricole s’est vidé petit à petit
(2 000 000 de paysans, de 1964 à 1968) de sa population productrice
au profit du secteur industriel naissant. Ce nouveau secteur s’est
révélé en fait très rapidement incapable
d’assimiler ce nouvel exode, la production ne pouvant augmenter
sans limite, le temps de travail ne pouvant diminuer sans contrôle.
On assiste donc à la limitation légale du temps de
travail et à la création de postes de travail non
productifs. Ceci aura donc pour le capital deux conséquences
favorables : la création de nouveaux consommateurs et la
création d’un secteur exploitable à rentabilité
rapide, les loisirs (Trigano), et une conséquence défavorable
: la création d’emplois non directement productifs
de capital. Cette contradiction met en danger le mode de production
lui-même. C’est ce que nous verrons plus loin.
Secteur non exploité
Pendant la première période du capital le salaire
est destiné à entretenir la force de travail qui est
vendue jour après jour. À la même période,
le mode de vie à la ville n’a que peu changé
par rapport à la période préindustrielle. Progressivement,
le rôle du salaire va changer, les organisations ouvrières
prenant elles-mêmes en charge l’entretien de la force
de travail (comités d’entreprise, sécurité
sociale, mutuelles, caisses de retraites, etc.). Le salaire sera
alors consacré à l’acquisition de biens de consommation,
le travailleur consommera le soir ce qu’il produira dans la
journée.
On assiste donc à la mise en condition de la totalité
de la vie sociale, ceux qui tentent d’y échapper font
figure d’inadaptés sociaux. C’est le règne
du capital unitaire. C’est dans ce contexte que l’idée
d’autogestion resurgit avec une vigueur accrue. Il est donc
nécessaire de s’arrêter à l’autogestion
pour les masses, celle made in CFDT. La propagande de ce syndicat
peut nous apparaître à nous, anars, comme sympathique,
car elle paraît être issue directement du syndicalisme
révolutionnaire, Edmond Maire dixit. Arbitrairement, on peut
diviser l’autogestion en deux domaines : dans l’usine
et en dehors.
Voici les positions cédétistes à ce propos
:
a) dans l’usine :
— Ce sont les travailleurs qui éliront les responsables
de l’entreprise aux différents niveaux (de l’atelier
à l’ensemble de l’entreprise) ;
— Ce sont les travailleurs qui décideront collectivement
de l’organisation du travail et des conditions de travail
;
— Ce sont les travailleurs qui détermineront, dans
le cadre du plan démocratique, la politique de l’entreprise
en matière de fabrication, de répartition des investissements,
des rémunérations.
b) en dehors :
Il ne suffit pas de changer de gouvernement ; il faut changer aussi
la façon dont il fonctionne, la façon dont fonctionne
le pouvoir central, ses rapports avec les autres échelons.
La perspective de l’autogestion transforme radicalement la
question du pouvoir d’État, Malgré le fait qu’on
héritera d’un appareil d’État centralisé,
il est possible et nécessaire d’entamer, dès
la prise du pouvoir, une remise en cause progressive de cette centralisation.
c) rôle du syndicat :
« Quel que soit le degré de démocratisation
atteint dans l’entreprise comme dans l’économie,
le syndicalisme garde son autonomie dans sa fonction de contestation,
de force d’impulsion, de contrôle contre l’arbitraire,
de protection des travailleurs. Le syndicat continue à être
une école de formation de militants ouvriers, un lieu de
l’élaboration de la critique sociale, un moteur des
transformations à opérer ou à parfaire. C’est
dire que l’autonomie du syndicat et la reconnaissance de ses
moyens d’action, y compris la grève, constituent une
nécessité et une garantie fondamentale de l’autogestion.
» (Syndicalisme, n° 1415, spécial autogestion.)
En vrac, un certain nombre de remarques s’imposent. Dans
l’usine le problème des rémunérations
arrive en dernier, celui de la hiérarchie n’étant
pas abordé, pas plus d’ailleurs que celui de la distribution
de la production. Hors de l’usine l’organisation étatique
n’est pas remise en question, mais sera aménagée,
et enfin cette autogestion sera tellement bien qu’il faudra
toujours un syndicat pour défendre les ouvriers. En fait,
on se trouve devant un plan intelligent, moderne, contenant des
données contestatrices, mais qui ne vise en fin de compte
que l’organisation du travail. Ce courant du mouvement ouvrier
n’est pas du tout utopique, ce n’est pas un projet de
longue haleine, mais à court terme. Pourquoi ? Tout simplement
parce que, de l’autre côté de la barrière,
chez les patrons gérants du capital, le même courant
est à l’œuvre à partir, non de données
humanistes (l’ouvrier est aliéné, il faut le
libérer), mais de faits précis en rapport avec la
production (abrutissement + fatigue = tant de journées de
travail perdues + tant de travail mal fait = tant de manque à
gagner = tant de manque à réinvestir). À partir
de ces données, le patronat éclairé se repose
le problème du mode de production à la base. Non seulement
il se le repose, mais il fait des expériences qui se révèlent
concluantes. Les premières ont eu lieu aux USA, puis en Suède
SAAB et Volvo). Voici ce que cela donne : travail intelligent (non
parcellisé) = moins de fatigue, moins d’abrutissement
= plus d’intérêt au travail = retour à
une espèce d’artisanat industriel = disparition de
l’absentéisme = moins de contraintes nécessaires
= travail de meilleure qualité = disparition des secteurs
non productifs (petit chef et vérificateur) = plus gros profit
= meilleure production de capital.
Cette évolution a déjà lieu chez nous sous
la forme de l’introduction de l’horaire à la
carte (six heures de présence obligatoire, le reste étant
fait avant ou après) selon l’envie du moment !
En fait cela revient à faire travailler les gens quand ils
sont le plus en forme, donc le plus rentable, et rendre inutile
la pointeuse, chacun créant sa propre discipline. Cette évolution
peut être le fait du patron, ou bien être accordée
sous la pression d’un mouvement de grève. C’est
le cas en Italie, dans plusieurs grosses usines de la région
de Milan. Les petits chefs ont sauté, les délégués
participent aux décisions et tout le monde travaille tellement
mieux ! Que faut-il en penser, est-ce un mal ou un bien ? Il est
clair en fait que ce n’est ni l’un ni l’autre.
C’est l’évolution même du mode de production
qui amène à ça. Cette opinion peut paraître
très mécaniste, pourtant je ne peux considérer
ces choses comme une victoire de la classe ouvrière. Certes,
tant mieux si le travail devient moins abrutissant, tant mieux si
les ouvriers peuvent vivre un peu mieux en travaillant. Retour partiel
vers une vie unitaire, si on veut, mais il y a un revers à
la médaille : la mise en condition idéo-psychologique.
L’ouvrier et l’homme en général est de
plus en plus agressé dans sa personnalité profonde,
les découvertes de la psychanalyse étant utilisées
directement dans la distribution de la production (cf. la publicité
pour les lames à raser). L’individualité étant
niée, les activités hors production deviennent de
plus en plus « de masse ». Pour s’en convaincre
il suffit de regarder autour de soi. La télévision
c’est un luxe intellectuel de ne pas l’avoir, la voiture,
même si ce n’est pas un dérivé sexuel,
est un instrument de massification (cf. les embouteillages). De
plus en plus quiconque sort du rang dérange son voisin. Il
serait intéressant de faire un sondage avec les questions
suivantes : Pensez-vous que tous les jeunes doivent faire du sport
? Pensez-vous que tous les jeunes doivent travailler ? et ainsi
de suite à propos des habits, du respect des vieux, de l’amour,
etc. Les réponses seraient sans aucun doute massivement affirmatives.
Un régime apportant tout cela ne pourrait être que
totalitaire. Parallèlement à ceci il n’est pas
sans intérêt de mentionner l’enquête faite
parmi les lecteurs du « Monde » à propos de la
cybernétique. 80 % des réponses (3500) venaient de
cadres, de dirigeants et futurs dirigeants d’entreprises.
Ils étaient tous en faveur de la généralisation
de l’électronique comme solution de tous les maux.
Parmi toutes les questions, trois étaient directement politiques
:
Pensez-vous que l’introduction de la cybernétique
centralise ou pas les structures de décision ?
Réponse, en grosse majorité : elle centralise.
Pensez-vous que la cybernétique crée un danger pour
les libertés individuelles ?
Réponse, même pourcentage : elle représente
un danger.
Pensez-vous que la cybernétique crée une société
plus ou moins humaine ?
Réponse, même pourcentage : moins humaine.
À première réflexion on peut dire qu’il
y a contradiction ; eh bien non, et c’est là le drame.
Tout ce beau monde est prêt à se sacrifier pour la
production, sans évidemment lâcher les commandes.
Parallèlement à la démocratisation ( ?) de
l’usine, nous assistons à une totalitarisation de la
société. Cela concorde d’ailleurs avec le développement
actuel, ou plutôt le non-développement du capital.
Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler les déclarations
fracassantes de Mansholt et le rapport du MIT. Les haut-parleurs
du capital avancé venaient de tirer la sonnette d’alarme
; la production augmente sans trouver de débouchés,
les matières premières s’épuisent, la
pollution devient dangereuse. En clair cela signifie seulement que
le coût de production du capital devient de plus en plus cher
donc de moins en moins rentable. Toutes ces savantes personnes sont
d’accord pour affirmer que rien ne va plus, qu’il faut
tout arrêter et repartir à zéro.
Dans ce sens la réaction de Marchais (PCF) était
tout à fait justifiée. Ce sont les ouvriers qui, une
fois de plus, paieront les pots cassés. Peut-il en être
d’ailleurs autrement dans les structures actuelles. Car pour
qu’un changement économique d’une telle ampleur
ait lieu, il faut qu’il soit accompagné d’un
changement politique radical. Cela doit se faire sans troubles sur
les lieux de production. À la totalitarisation de la vie
doit correspondre une totalitarisation du politique. Qui d’autre
que Marchais est capable de remplir un tel contrat ? Seule, la CGT
est capable de faire marcher les usines et aussi de les faire ralentir,
en expliquant partout que c’est une victoire des travailleurs.
Dans cette situation, la CFDT, avec son programme gestionnaire,
ne pourra que suivre.
Il peut sembler que l’autogestion a été laissée
de côté, pourtant, il n’en est rien. Le problème
qui se pose est de plus en plus celui le l’appropriation collective
de la société. Socialisme ou barbarie, l’alternative
reste, hélas ! toujours valable ! Face à cela, on
ne peut que prendre et reprendre le vieux slogan éculé
: Tout le pouvoir aux conseils ouvriers.
Pierre Sommermeyer
[1] Mouvement ouvrier. — J’appelle ainsi les ouvriers
lorsqu’ils s’opposent à l’exploitation,
ce faisant, ils forment une classe. « Les individus ne forment
une classe que dans la mesure où ils ont à mener une
lutte commune contre une autre classe ; par ailleurs, ils s’affrontent
eux-mêmes en ennemis dans la concurrence. » (Karl Marx)
[2] Organisation semi-bureaucratique. — Organisation construite
sur un mode pyramidal, mais ayant un faible nombre de permanents
par rapport au nombre de membres, et sans idéologie ouvertement
autoritaire (CFDT, PSU par rapport à Lutte ouvrière,
la Ligue communiste, le PCF, la CGT.
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