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Autogestion pédagogique et phénoménologie sociale : le paradoxe de l’éducateur libertaire
Patrick Boumard
Université de Bretagne Occidentale Département de Philosophie
Centre de Recherche Bretonne et Celtique (UMR 6038)
Premières rencontres de la Société francophone de Philosophie de l’éducation
Paris Sorbonne 15 et 16 juin 2007

Origine : http://sofphied.asso.free.fr/cariboost1/cariboost_files/patrick_boumard_txtpc.pdf.

Le paradoxe du pédagogue, tel que posé par le thème du colloque, est que son positionnement le contraint à « construire sur un champ culturel qui se délite ». Je voudrais montrer que l’éducateur libertaire se trouve dans un paradoxe interne, lié non pas à une situation mais au choc sémantique qui va faire apparaître comme contradictoires deux termes pourtant intimement mêlés dans l’histoire de la pédagogie : éducateur et libertaire.

I. Education et liberté Dans le champ éducatif, et en liaison avec l’histoire du XXème siècle, liberté est souvent associée à anti-autorité

L’autogestion pédagogique, au contraire de la pédagogie institutionnelle, telle qu’initiée par F. Oury, et qui privilégie l’écoute du désir du sujet dans une perspective psychanalytique, s’est largement réclamé de l’esprit libertaire, qu’on peut trouver même chez Freinet à bien des égards.

Elle se veut une pédagogie de la liberté : notion politique, voire conception politique de l’éducation. Un élément majeur en est l’anti-autorité. Alors que chez Freinet le maître reste le maître, avec son charisme, dans les expériences actuelles du Lycée expérimental de St- Nazaire ou du Lycée Autogéré de Paris (du moins à leur origine), la question de la liberté des élèves est centrale. Liberté de choix des contenus, liberté d’organisation des apprentissages, liberté de fréquentation et d’assiduité.

La question du pouvoir fait de l’éducation un problème politique, ce qui entraîne la prééminence de l’institutionnel sur le pédagogique. Une conception anti-autoritaire des rapports sociaux est d’emblée solidaire d’une approche constructiviste de la réalité (les interactions construisent la réalité sociale) et va jusqu’à s’appuyer sur une épistémologie anarchiste 1 .

Mais derrière cette dimension politique, qui associe la liberté des sujets à l’égalité des citoyens, se profile une philosophie des valeurs. On observe une remise en cause des valeurs sociales, un peu sur le mode anthropologique : la culture des jeunes équivaut à celle des adultes (ou plutôt de la société, répressive par essence). On trouve donc ici une première difficulté, de savoir si la reconnaissance de la légitimité de la culture des jeunes place le pédagogue libertaire dans la revendication d’un relativisme des valeurs ou dans un positionnement politique du côté des jeunes contre les adultes éducateurs en général.

On comprendra mieux le sens de cette difficulté si on examine le cas du pédagogue allemand Schreiber, père du Président Schreiber, à propos de qui Freud a élaboré son étude princeps de la paranoïa. Le Dr. Schreiber, médecin, orthopédiste, hygiéniste et pédagogue, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages essentiellement constitués de préceptes pédagogiques pour l’éducation physique et mentale, où il s’agit surtout de redresser, y compris avec des appareils fixés sur le corps de l’enfant, ses mauvaises tendances naturelles faites de paresse mentale et plus généralement de faiblesse : « Il est spécialement important de fortifier une barrière de défense contre la prédominance malsaine de la tendance émotive, contre cette lâche sensiblerie, maladie de notre époque où l’on doit voir la raison habituelle de la fréquence grandissante des dépressions, des maladies mentales et des suicides » 2 . Morton Schatzman, antipsychiatre américain collaborateur de Laing, met en évidence d’une manière saisissante les rapports étroits entre la « maladie » du fils et l’œuvre pédagogique du père.

Cette « orthopédagogie », qui parachève par une dimension éducative le principe foucaldien de « Surveiller et punir », permet de par sa démesure même d’interroger l’argumentation libertaire. Quel est en effet le contenu exact de cette critique du pédagogue, dans son délire et/ou dans sa posture de certitude ? Les nombreux écrits anti-autoritaires, qui fleurirent surtout dans les années 70, mélangent deux arguments qui peuvent être considérés comme contradictoires : « A chacun sa vérité », soit un relativisme épistémologique, ou « A chacun son chemin vers la vérité », qui fait plutôt penser à un relativisme méthodologique relevant plus de l’individualisation de la formation que de la reconnaissance d’une équivalence des points de vue fondée sur la dimension politique (et encore moins existentielle) de la liberté.

La critique de la certitude et la critique du contenu pédagogique, mélangés dans l’attitude anti-autoritaire, ne sont pas sur le même plan. Le père Schreiber, se réclamant de Fichte et au- delà, de Luther, « croit savoir ce qui est bon, noble, élevé, juste et beau, et que qui ne l’est pas ; il ne dit pas comment il le sait » 3 . Mais qu’en est-il du pédagogue libertaire s’il fonde son relativisme éducatif sur la certitude d’avoir raison, avec l’enfant, contre l’institué, ou le monde, ou les adultes, ou le système ? L’éducation libertaire veut « faire bouger le monstre école », comme le dit Gaby Cohn- Bendit 4 , expliquant que le système est répressif dans l’imposition de ses certitudes. Mais le système comme monstre froid n’est pas réductible à une nouvelle version du Léviathan. Il s’incarne, à l’intérieur du contexte éducatif, dans la relation entre deux sujets. Et derrière la rencontre de ces deux sujets sans dimension d’autorité, le problème du statut et de la validité de la transmission est explicitement en cause. C’est le fondement de la pédagogie qu’il faut alors, en toute rigueur, revisiter.

2. Ambiguïté des vérités

Le respect de la liberté cache donc une ambiguïté à propos du relativisme revendiqué par les pédagogues libertaires. Cette ambiguïté est sans doute au cœur de la problématique éducative, et en constitue la richesse, à condition d’en clarifier les éléments. Chez Freinet par exemple, derrière un relativisme méthodologique étayé sur la confiance en la créativité de l’enfant, il y a bien la certitude d’avoir raison, qui n’a guère laissé de place aux diverses formes de déviances, qu’elles viennent des enfants (voir son traitement des gros mots) ou de ses amis (voir la stigmatisation puis l’exclusion du groupe qui devait former la Pédagogie institutionnelle) 5 . L’autonomie reconnue à l’enfant ne dit rien sur la question du relativisme.

Neill lui-même, à propos des enfants de Summerhill, parlait de « self-regulation », qu’on a traduit dans les élans anti-autoritaires d’après 68, par « autonomie » entendu au sens de liberté totale. Mais la question du rôle de l’adulte comme référence, toujours important chez Neill, passe alors à la trappe au profit d’une indifférenciation qui fait contre-sens.

Le relativisme méthodologique se réduit dans ce cas à une forme plus subtile mais plus pernicieuse aussi de la didactique générale. Quitte à faire scandale, on pourrait peser le socratisme à l’aune de ce paradoxe. En effet le fameux épisode de l’esclave du Menon, censé retrouver la formule de v2 à partir de la diagonale du carré, pourrait au contraire être considéré comme l’exemple idéal-typique de la mystification du pédagogue, qui donne à l’esclave l’illusion de la liberté, et de la possession de la connaissance, alors qu’il ne fait que suivre le chemin que lui trace Socrate sans possibilité de s’en éloigner. Le savoir par avance reste celui du maître, savoir de mener l’enfant par ses questions qui démontrent précisément cette maîtrise. Prodicos de Ceos, le sophiste qui donnait la plus grande importance à la précision du vocabulaire et définition rigoureuse des termes, dont Socrate se moque, mais sans acrimonie, avait vu juste en affirmant que Socrate portait toujours une grande attention aux opinions des autres mais qu’en réalité il n’en avait rien à faire. Le relativisme pédagogique initié par la maïeutique socratique montre ici son ambiguïté, qu’on retrouve dans l’attitude autogestionnaire en pédagogie, comme l’avait signalé Jacques Ardoino 6 .

On se trouve, avec l’attitude « compréhensive » ou empathique du pédagogue libertaire, sur la modalité non-directive de la relation (à distinguer des pédagogues anarchistes, comme Ferrer ou Robin, pour qui la dimension politique de l’éducation était l’essentiel), devant le débat classique d’un relativisme limité à la morale (philosophie de l’action), mais qui ne s’applique pas à la science (relativisme épistémologique), dans une ambiguïté qui serait comme protégée par la question de la transmission.

Si on se penche sur les exemples actuels des pratiques mises à l’œuvre par les pédagogues libertaires, on constate assez facilement que leur relativisme, toujours mis en avant au nom de la critique de l’autorité posée à la fois comme insupportable et inefficace, est aussi, mais peut- être surtout, un élément méthodologique de l’éducation « émancipatrice ». J’en donnerai quelques exemples, tirés d’un ouvrage collectif où s’expriment théoriciens et praticiens de L’autogestion7 .

L’école Vitruve (école élémentaire du XXème arrondissement de Paris, fondée en 1962 par Robert Gloton), derrière un relativisme généralisé, revendiqué sur le mode de la dérision (titre de leur chapitre : « Autogestion, cogestion, digestion »), met en avant l’expression d’une « démarche éducative ». « Instruire, c’est construire une démarche ». On a donc l’impression, à première vue, que l’enfant produit le sens de ses apprentissages comme de sa socialisation dans une équivalence de légitimité avec l’adulte. Mais la notion de démarche elle-même signale la difficulté, car elle suppose une intentionnalité qui définit précisément la différence entre le pédagogue et l’enfant. L’enfant n’a pas de projet éducatif, et c’est bien là que se noue la mystification pédagogique, y compris dans ses expressions les plus libertaires.

L’exemple de l’école libertaire Bonaventure, qui accueillait des enfants de 5 à 11 ans dans l’île d’Oléron, souligne de manière plus flagrante encore la contradiction. Dans un texte à forte allure de manifeste, ses promoteurs insistent sur la conquête de la liberté (« Apprendre à s’autonomiser ») ; mais principalement dans sa dimension politique : « l’apprentissage de la liberté et de l’égalité en termes collectifs ». En prônant la notion d’une « petite république éducative », les pédagogues libertaires font l’impasse sur la différence entre le statut politique d’égalité et la validité des savoirs différents.

L’opposition porte alors sur le relativisme comme méthodologie éducative ou comme conception épistémologique. La philosophie libertaire radicale doit assumer un relativisme qui concerne aussi le statut du savoir.

Dans l’expérience du lycée expérimental de Saint-Nazaire, le débat est apparu plus clairement au fur et à mesure des tensions révélées par la pratique, sous la forme d’une opposition (non visible au départ) entre co-gestion et autogestion. Dans l’esprit de son fondateur, Gaby Cohn- Bendit, l’autogestion n’est pas seulement étayée sur une conception anti-autoritaire des rapports sociaux. Elle suppose une épistémologie anarchiste, où la théorie de la connaissance ne connaît pas d’ordre ni de hiérarchie. « L’autogestion s’invente en permanence, dans l’exaltation anarchique d’un perpétuel début » 8 .

A l’inverse, les tenants de la cogestion insistent sur l’articulation « du but et du chemin » 9 , où c’est bien le pédagogue qui tient la certitude de l’itinéraire, laissant à l’élève un respect de son parcours qui cache mal le lieu prescrit de l’arrivée En quoi le relativisme pédagogique n’est qu’un leurre, au sens strict du piège au gibier. Loin du relativisme culturel, tel que posé par Hérodote, et plus encore les sceptiques, dont Protagoras est ici le plus explicite représentant. Si l’homme est la mesure de toute chose, alors la démocratie devient possible, contre Platon, et la pédagogie s’effondre.

Dans cette perspective, tout jugement basé sur le code social de l’observateur est invalide, cet observateur fût-il le pédagogue, ce qui entraîne, contre l’ethnocentrisme culturel du pédagogue, à une remise en cause des valeurs de l’occident, en termes anthropologiques au sens moderne, mais dont on trouverait des prémices dans la critique du dogmatisme moral proposée par Hume 10 .

Que devient alors l’argument relativiste de la pédagogie libertaire ? A peu près rien, sauf à se réduire à la non-directivité, pseudo relativisme qui laisse entière la certitude que l’enfant se dirigera « spontanément » vers le bien, i.e. la propre conception du pédagogue libertaire, en déformation de l’Emile et de la pédagogie négative exposée par G. Lapassade 11.

On retrouve plutôt la fascination devant le naturel, encore référé à J.J. Rousseau quand il recommande de se fier aux mouvements de la nature, car « ils sont toujours droits ».

Mais il s’agit alors d’un pari peu pascalien.

Car que dire si ça ne marche pas ? On en revient à la question du seuil de tolérance de l’adulte, et à la dangereuse question de l’ouverture ou non aux déviances. Le relativisme angélique, cerné par l’émergence insistante du sujet, se retourne dans une théorie généralisée des influences qui fait pièce à la transmission comme illusion, selon Michel Lobrot 12 .

C’est la question du même et de l’autre, où l’autre n’est qu’une figure provisoire du même, sous réserve de quoi la violence relationnelle peut toujours faire retour. Protagoras est d’un meilleur recours que Socrate quand il indique l’impossibilité de discerner une certitude au- delà de l’apparence : le langage modèle la réalité comme la jarre l’eau.

Selon Protagoras, qui dit quoi quand parle le pédagogue libertaire ? 3. La phénoménologie sociale comme critique de la pédagogie La phénoménologie sociale, élaborée par Schütz (inspiré des travaux de Husserl, mais non son disciple, comme on le croit souvent) a présenté le « sens commun » comme un mode de pensée à cohérence interne, en connexion de fait avec la pensée savante, en montrant l’usage constant des typifications comme éléments de repérage dans la vie ordinaire. Le monde social s’offre comme structure résistante aux projets des individus.

Chacun a un stock de connaissances à sa disposition, qui n’est pas ordonné selon les règles de la logique formelle parce que la signification des éléments qui le composent est dépendante de leur contexte d’usage. Ainsi s’explique la notion, essentielle à l’interactionnisme symbolique, de « définition de la situation ». Il y a en permanence, choc des interprétations. On n’est pas très loin du conflit des interprétations selon Ricœur.

Ce sont les interactions qui créent le sens du monde.

D’où une sorte de relativisme culturel, qui se transposerait facilement en un relativisme éducatif, rejoignant certaines thèses de l’ethnométhodologie, si on l’étend à un relativisme social, jusqu’à « l’indifférence ethnométhodologique » Toutefois l’ethnométhodologie va pousser le raisonnement plus loin, en extrapolant du relativisme culturel au relativisme moral. Si l’on reconnaît que la morale émerge de cultures sociales et des institutions humaines, elle s’ethnicise, et on arrive à l’idée que la morale peut être partagée uniquement à l’intérieur d’un groupe fonctionnant avec un même code moral. La célèbre notion ethnométhodologique de « sociologues profanes », désignant tous les acteurs sociaux, s’étend sans difficulté à l’éducation, qui devient alors le simple champ de chocs de points de vue, sans hiérarchie de valeur.

On sait que le vécu local et le langage naturel s’appuient sur des présupposés, que Husserl met à distance avec l’épochè. Cette notion sera extrapolée par Garfinkel sous le terme d’indifférence, ce qui le mène à un relativisme radical et global. L’ethnométhodologie pousse ainsi à son extrême le relativisme, en donnant égale valeur à tous les systèmes de décryptage de la réalité.

Certains ethnométhodologues français, tel Yves Lecerf, parle de « vérités locales », qui sont non seulement pragmatiquement opératoires dans tel ou tel contexte, mais qui ont le même statut de vérité les unes que les autres, selon le critère d’accomplissement pratique qui définit les ethnométhodes. Le constructivisme revendiqué ici, selon lequel le réel n’existe pas en- dehors de nos représentations, ne débouche pourtant pas sur le pessimisme désabusé de Schopenhauer 13, mais se présente plutôt comme une philosophie de la révolte, où politique, psychologie et épistémologie sont indissociables.

Dans le monde de l’éducation, pareille approche a des conséquences considérables. Le conflit des descriptions du monde donne une allure totalement nouvelle à l’action éducative. Si on étend la critique que Garfinkel adresse aux structuro-fonctionnaliste, en particulier Talcott Parsons, en leur disant qu’ils considèrent les acteurs sociaux comme des « idiots culturels » (judgmental dopes), on ne considérera plus les conduites et attitudes des enfants comme expressions de l’ignorance ou de l’épistémophilie spontanée communément admises par les tenants actuels de l’éducabilité cognitive. On postulera au contraire que les comportements d’enfants s’appuient sur des théories d’adaptation. Des travaux de terrain réalisés en Pologne auprès des enfants des rues vont dans ce sens : les enfants ont élaboré des compétences de survie qui sont contradictoires avec les présupposés des éducateurs. Par exemple, les notions de projection dans l’avenir, d’anticipation, voire d’intentionnalité, paraissent essentielles pour donner à ces enfants des perspectives de réinsertion. Or on s’aperçoit que la dimension d’immédiateté est essentielle à leur survie, et que dans leur mode d’existence toute projection dans l’avenir est dangereuse. L’un d’entre eux nous disait : « il faut ne pas avoir peur avec sa tête mais avoir très peur avec ses jambes ».

Mais pour que de tels comportements soient audibles, il faut poser la reconnaissance sans aucune objection de la validité de compétences incompatibles avec les postulats de la pédagogie. Derrière la remise en cause de la pédagogie de projet, c’est un relativisme éducatif radical qui se profile ici, étayé sur une pragmatique des résultats.

Le rôle du pédagogue change alors du tout au tout. Il s’agit seulement, mais avec constance, de permettre à l’enfant de se confronter à d’autres espaces, à voir exister d’autres personnes avec d’autres règles (celles de la vie ordinaire), dans la perspective éventuelle d’un apprentissage critique de la norme. Eventuelle en effet, et c’est ici que se concrétise le relativisme, car l’enfant auquel il est rendu possible de se confronter à la norme sociale n’a nul destin de l’accepter ou de la choisir. Comme l’ont maintes fois exposé les interactionnistes symboliques, normes et déviances sont fluctuantes et elles s’élaborent solidairement.

Dans ce contexte, l’intervention de l’éducateur n’est plus du domaine de la pédagogie, mais ressortit plutôt de l’implication. Le relativisme radical se satisfait très bien de la confrontation des sujets, mais aussi de la production interactive des objets de connaissance.

Ce n’est pas du tout ce que prônent en majorité les pédagogues libertaires, qui s’en tiennent plutôt à un relativisme provisoire, une sorte de méthode d’éducation qui les met en contradiction interne, puisque les élèves le reçoivent comme un relativisme constitutif de la conception libertaire de l’éducation, en alternative avec l’autorité qui règne dans la conception traditionnelle. Il y a comme une tromperie, même si inconsciente et sincère, dans une pédagogie qui se dirait libertaire sans aller jusqu’au relativisme général.

Mais, on le sait au moins depuis Popper, le relativisme total porte en lui-même sa propre réfutation.

La formule de pédagogie libertaire est-elle alors une contradiction dans les termes ?

4. Quelle place pour le pédagogue libertaire ?

On peut considérer le relativisme comme un analyseur de toute pédagogie qui se dirait de la liberté. Certes, comme le rappelle le texte introductif à la thématique de ce colloque, la question du relativisme est essentiellement liée à la question de l’éducation. Mais dans le cas des pédagogies de la liberté (ou de la créativité, ou de l’anti-autorité, ou centrées sur le sujet au sens large), le relativisme devient un analyseur parce qu’il oblige, selon le sens qu’on lui donne, la situation éducative à se dévoiler.

Le phénomène social décrit par l’ethnométhodologie (définitions de situations et négociations permanentes) pose de nouveau le dilemme de l’articulation ou non entre le psychologique, le politique et l’épistémologique.

Le jeu classique entre les différents sens du relativisme, qui a traversé l’histoire de la philosophie, butte dans le contexte d’une éducation qui se veut anti-autoritaire, beaucoup plus que sur le problème de la transmission, sur le statut du choc des interprétations, et donc sur la relation entre l’opinion et le savoir, puis finalement sur la question des certitudes.

Le pédagogue radicalement libertaire (mais peut-on être libertaire autrement que de manière radicale ?), ne peut se satisfaire de la distinction entre relativisme moral et rationalisme scientifique. Il est amené à glisser en effet vers un relativisme épistémologique qui, en toute logique, renverrait à Feyerabend 14 et à la notion d’épistémologie anarchiste.

Feyerabend se réfère d’ailleurs explicitement au « relativisme démocratique » de Protagoras : « Différentes cités peuvent voir le monde de différentes façons et juger acceptables des choses très différentes ». Prenant parti dans le débat entre les philosophes grecs, il souligne avec Protagoras que la démocratie suppose que si les citoyens d’Athènes font appel à des spécialistes, ce sont eux-mêmes qui prennent les décisions finales : relativisation de l’expertise. Contre Parménide, il critique l’illusion du progrès du savoir et il soutient qu’il faut prendre en compte les personnes : valorisation du sujet. Il fait même référence à Hérodote qui savait que « non seulement les hommes vivent dans des mondes divers, mais qu’ils y vivent avec succès » : anticipation de la notion de vérité locale.

Toutefois, Feyerabend signale que « le relativisme présenté ici ne s’intéresse pas aux concepts mais aux relations humaines. Il traite des problèmes qui surgissent quand différentes cultures, ou des individus avec différentes habitudes et différents goûts, se heurtent. » 15. Dans le contexte actuel, il s’agit de prendre en compte aussi bien les savoirs locaux que le savoir occidental et de les utiliser en accord avec les communautés concernées.

La proximité avec Garfinkel (les ethnosciences et les ethnométhodes) est ici évidente. A l’inverse, ses réflexions sur le relativisme l’amènent à une sévère critique de Popper, qui « réduit les problèmes de la connaissance et de la réalité au conflit entre le positivisme et le réalisme ».

Transposées au contexte éducatif, ces formules permettent au pédagogue libertaire de trouver une issue, jusque dans la conception sociologique de la connaissance humaine qui relativise le statut, l’historicité et la validité des savoirs.

Mais alors il n’y a plus de place pour le pédagogue. Il ne s’agit plus d’une pédagogie de la liberté. C’est la mort de la pédagogie. Adieu la raison, disait Feyerabend. Adieu la pédagogie, tout autant. Puisque le sens commun est le même pour tous, la démarche de l’éducateur ne peut que devenir anti-pédagogique. On est alors amené, au risque que s’écroule l’idée même d’une pédagogie libertaire, à envisager une démarche éducative alternative à la pédagogie.

Force est de conclure que le pédagogue ne peut être libertaire, ce qui est déjà surprenant ; mais aussi que le libertaire ne peut être pédagogue, ce qui peut remettre en cause toute une tradition portée au statut d’évidence pendant tout le 20 ème siècle.

Si on maintient d’une part l’argument interactionniste selon lequel les sociétés créent des contacts, mais non des liens culturels communs, et d’autre part les observations ethnographiques qui montrent que la construction interculturelle est la clé de la compréhension de la société en train de s’élaborer hic et nunc, on est amené à envisager le champ éducatif non en termes de didactique, ni même de pédagogie, mais dans une perspective anthropologique.

Notes

1 Boumard P. & Cohn-Bendit G ., « L’autogestion ou l’institutionnel entre le politique et le pédagogique », in Boumard P. et Lamihi A. (dir.), Les pédagogies autogestionnaires, 1995, Ivan Davy éd., p 249/267

2 Cité in Schatzman M., L’esprit assassiné, Stock, 1976

3 Id., ibid.

4 Cohn-Bendit J.G., Lettre ouverte à ceux qui n’aiment pas l’école, Little big man, 2003.

5 Cf. Fonvieille R., L’aventure du mouvement Freinet, Méridiens-Kliencksieck, 1990.

6 Ardoino J., « L’autogestion (dis)simulée, in Autogestions n° 12/13, « Les passions pédagogiques », 1983

7 Boumard P. et Lamihi A. (dir.), Les pédagogies autogestionnaires, 1995, Ivan Davy ed.

8 Boumard P. & Cohn-Bendit J.G., « L’autogestion ou l’institutionnel entre le politique et le pédagogique », in oumard P. et Lamihi A. (dir.), Les pédagogies autogestionnaires, p. 265.

9 Lycée expérimental de St-Nazaire, ibid., p 159

10 Hume, Enquiry concerning the Principles of Morals, 1751

11 Lapassade G., L’entrée dans la vie, Bourgois, 1969

12 Lobrot M., A quoi sert l’école ?, c/o l’auteur, 1982

13 Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819 Page 7

14 Feyerabend P., « Notes sur le relativisme », in Adieu la raison, 1987

15 Id., ibid., p. 8

BIBLIOGRAPHIE

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