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Origine : http://sofphied.asso.free.fr/cariboost1/cariboost_files/patrick_boumard_txtpc.pdf.
Le paradoxe du pédagogue, tel que posé par le thème
du colloque, est que son positionnement le contraint à «
construire sur un champ culturel qui se délite ». Je
voudrais montrer que l’éducateur libertaire se trouve
dans un paradoxe interne, lié non pas à une situation
mais au choc sémantique qui va faire apparaître comme
contradictoires deux termes pourtant intimement mêlés
dans l’histoire de la pédagogie : éducateur
et libertaire.
I. Education et liberté Dans le champ éducatif,
et en liaison avec l’histoire du XXème siècle,
liberté est souvent associée à anti-autorité
L’autogestion pédagogique, au contraire de la pédagogie
institutionnelle, telle qu’initiée par F. Oury, et
qui privilégie l’écoute du désir du sujet
dans une perspective psychanalytique, s’est largement réclamé
de l’esprit libertaire, qu’on peut trouver même
chez Freinet à bien des égards.
Elle se veut une pédagogie de la liberté : notion
politique, voire conception politique de l’éducation.
Un élément majeur en est l’anti-autorité.
Alors que chez Freinet le maître reste le maître, avec
son charisme, dans les expériences actuelles du Lycée
expérimental de St- Nazaire ou du Lycée Autogéré
de Paris (du moins à leur origine), la question de la liberté
des élèves est centrale. Liberté de choix des
contenus, liberté d’organisation des apprentissages,
liberté de fréquentation et d’assiduité.
La question du pouvoir fait de l’éducation un problème
politique, ce qui entraîne la prééminence de
l’institutionnel sur le pédagogique. Une conception
anti-autoritaire des rapports sociaux est d’emblée
solidaire d’une approche constructiviste de la réalité
(les interactions construisent la réalité sociale)
et va jusqu’à s’appuyer sur une épistémologie
anarchiste 1 .
Mais derrière cette dimension politique, qui associe la
liberté des sujets à l’égalité
des citoyens, se profile une philosophie des valeurs. On observe
une remise en cause des valeurs sociales, un peu sur le mode anthropologique
: la culture des jeunes équivaut à celle des adultes
(ou plutôt de la société, répressive
par essence). On trouve donc ici une première difficulté,
de savoir si la reconnaissance de la légitimité de
la culture des jeunes place le pédagogue libertaire dans
la revendication d’un relativisme des valeurs ou dans un positionnement
politique du côté des jeunes contre les adultes éducateurs
en général.
On comprendra mieux le sens de cette difficulté si on examine
le cas du pédagogue allemand Schreiber, père du Président
Schreiber, à propos de qui Freud a élaboré
son étude princeps de la paranoïa. Le Dr. Schreiber,
médecin, orthopédiste, hygiéniste et pédagogue,
est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages essentiellement
constitués de préceptes pédagogiques pour l’éducation
physique et mentale, où il s’agit surtout de redresser,
y compris avec des appareils fixés sur le corps de l’enfant,
ses mauvaises tendances naturelles faites de paresse mentale et
plus généralement de faiblesse : « Il est spécialement
important de fortifier une barrière de défense contre
la prédominance malsaine de la tendance émotive, contre
cette lâche sensiblerie, maladie de notre époque où
l’on doit voir la raison habituelle de la fréquence
grandissante des dépressions, des maladies mentales et des
suicides » 2 . Morton Schatzman, antipsychiatre américain
collaborateur de Laing, met en évidence d’une manière
saisissante les rapports étroits entre la « maladie
» du fils et l’œuvre pédagogique du père.
Cette « orthopédagogie », qui parachève
par une dimension éducative le principe foucaldien de «
Surveiller et punir », permet de par sa démesure même
d’interroger l’argumentation libertaire. Quel est en
effet le contenu exact de cette critique du pédagogue, dans
son délire et/ou dans sa posture de certitude ? Les nombreux
écrits anti-autoritaires, qui fleurirent surtout dans les
années 70, mélangent deux arguments qui peuvent être
considérés comme contradictoires : « A chacun
sa vérité », soit un relativisme épistémologique,
ou « A chacun son chemin vers la vérité »,
qui fait plutôt penser à un relativisme méthodologique
relevant plus de l’individualisation de la formation que de
la reconnaissance d’une équivalence des points de vue
fondée sur la dimension politique (et encore moins existentielle)
de la liberté.
La critique de la certitude et la critique du contenu pédagogique,
mélangés dans l’attitude anti-autoritaire, ne
sont pas sur le même plan. Le père Schreiber, se réclamant
de Fichte et au- delà, de Luther, « croit savoir ce
qui est bon, noble, élevé, juste et beau, et que qui
ne l’est pas ; il ne dit pas comment il le sait » 3
. Mais qu’en est-il du pédagogue libertaire s’il
fonde son relativisme éducatif sur la certitude d’avoir
raison, avec l’enfant, contre l’institué, ou
le monde, ou les adultes, ou le système ? L’éducation
libertaire veut « faire bouger le monstre école »,
comme le dit Gaby Cohn- Bendit 4 , expliquant que le système
est répressif dans l’imposition de ses certitudes.
Mais le système comme monstre froid n’est pas réductible
à une nouvelle version du Léviathan. Il s’incarne,
à l’intérieur du contexte éducatif, dans
la relation entre deux sujets. Et derrière la rencontre de
ces deux sujets sans dimension d’autorité, le problème
du statut et de la validité de la transmission est explicitement
en cause. C’est le fondement de la pédagogie qu’il
faut alors, en toute rigueur, revisiter.
2. Ambiguïté des vérités
Le respect de la liberté cache donc une ambiguïté
à propos du relativisme revendiqué par les pédagogues
libertaires. Cette ambiguïté est sans doute au cœur
de la problématique éducative, et en constitue la
richesse, à condition d’en clarifier les éléments.
Chez Freinet par exemple, derrière un relativisme méthodologique
étayé sur la confiance en la créativité
de l’enfant, il y a bien la certitude d’avoir raison,
qui n’a guère laissé de place aux diverses formes
de déviances, qu’elles viennent des enfants (voir son
traitement des gros mots) ou de ses amis (voir la stigmatisation
puis l’exclusion du groupe qui devait former la Pédagogie
institutionnelle) 5 . L’autonomie reconnue à l’enfant
ne dit rien sur la question du relativisme.
Neill lui-même, à propos des enfants de Summerhill,
parlait de « self-regulation », qu’on a traduit
dans les élans anti-autoritaires d’après 68,
par « autonomie » entendu au sens de liberté
totale. Mais la question du rôle de l’adulte comme référence,
toujours important chez Neill, passe alors à la trappe au
profit d’une indifférenciation qui fait contre-sens.
Le relativisme méthodologique se réduit dans ce cas
à une forme plus subtile mais plus pernicieuse aussi de la
didactique générale. Quitte à faire scandale,
on pourrait peser le socratisme à l’aune de ce paradoxe.
En effet le fameux épisode de l’esclave du Menon, censé
retrouver la formule de v2 à partir de la diagonale du carré,
pourrait au contraire être considéré comme l’exemple
idéal-typique de la mystification du pédagogue, qui
donne à l’esclave l’illusion de la liberté,
et de la possession de la connaissance, alors qu’il ne fait
que suivre le chemin que lui trace Socrate sans possibilité
de s’en éloigner. Le savoir par avance reste celui
du maître, savoir de mener l’enfant par ses questions
qui démontrent précisément cette maîtrise.
Prodicos de Ceos, le sophiste qui donnait la plus grande importance
à la précision du vocabulaire et définition
rigoureuse des termes, dont Socrate se moque, mais sans acrimonie,
avait vu juste en affirmant que Socrate portait toujours une grande
attention aux opinions des autres mais qu’en réalité
il n’en avait rien à faire. Le relativisme pédagogique
initié par la maïeutique socratique montre ici son ambiguïté,
qu’on retrouve dans l’attitude autogestionnaire en pédagogie,
comme l’avait signalé Jacques Ardoino 6 .
On se trouve, avec l’attitude « compréhensive
» ou empathique du pédagogue libertaire, sur la modalité
non-directive de la relation (à distinguer des pédagogues
anarchistes, comme Ferrer ou Robin, pour qui la dimension politique
de l’éducation était l’essentiel), devant
le débat classique d’un relativisme limité à
la morale (philosophie de l’action), mais qui ne s’applique
pas à la science (relativisme épistémologique),
dans une ambiguïté qui serait comme protégée
par la question de la transmission.
Si on se penche sur les exemples actuels des pratiques mises à
l’œuvre par les pédagogues libertaires, on constate
assez facilement que leur relativisme, toujours mis en avant au
nom de la critique de l’autorité posée à
la fois comme insupportable et inefficace, est aussi, mais peut-
être surtout, un élément méthodologique
de l’éducation « émancipatrice ».
J’en donnerai quelques exemples, tirés d’un ouvrage
collectif où s’expriment théoriciens et praticiens
de L’autogestion7 .
L’école Vitruve (école élémentaire
du XXème arrondissement de Paris, fondée en 1962 par
Robert Gloton), derrière un relativisme généralisé,
revendiqué sur le mode de la dérision (titre de leur
chapitre : « Autogestion, cogestion, digestion »), met
en avant l’expression d’une « démarche
éducative ». « Instruire, c’est construire
une démarche ». On a donc l’impression, à
première vue, que l’enfant produit le sens de ses apprentissages
comme de sa socialisation dans une équivalence de légitimité
avec l’adulte. Mais la notion de démarche elle-même
signale la difficulté, car elle suppose une intentionnalité
qui définit précisément la différence
entre le pédagogue et l’enfant. L’enfant n’a
pas de projet éducatif, et c’est bien là que
se noue la mystification pédagogique, y compris dans ses
expressions les plus libertaires.
L’exemple de l’école libertaire Bonaventure,
qui accueillait des enfants de 5 à 11 ans dans l’île
d’Oléron, souligne de manière plus flagrante
encore la contradiction. Dans un texte à forte allure de
manifeste, ses promoteurs insistent sur la conquête de la
liberté (« Apprendre à s’autonomiser »)
; mais principalement dans sa dimension politique : « l’apprentissage
de la liberté et de l’égalité en termes
collectifs ». En prônant la notion d’une «
petite république éducative », les pédagogues
libertaires font l’impasse sur la différence entre
le statut politique d’égalité et la validité
des savoirs différents.
L’opposition porte alors sur le relativisme comme méthodologie
éducative ou comme conception épistémologique.
La philosophie libertaire radicale doit assumer un relativisme qui
concerne aussi le statut du savoir.
Dans l’expérience du lycée expérimental
de Saint-Nazaire, le débat est apparu plus clairement au
fur et à mesure des tensions révélées
par la pratique, sous la forme d’une opposition (non visible
au départ) entre co-gestion et autogestion. Dans l’esprit
de son fondateur, Gaby Cohn- Bendit, l’autogestion n’est
pas seulement étayée sur une conception anti-autoritaire
des rapports sociaux. Elle suppose une épistémologie
anarchiste, où la théorie de la connaissance ne connaît
pas d’ordre ni de hiérarchie. « L’autogestion
s’invente en permanence, dans l’exaltation anarchique
d’un perpétuel début » 8 .
A l’inverse, les tenants de la cogestion insistent sur l’articulation
« du but et du chemin » 9 , où c’est bien
le pédagogue qui tient la certitude de l’itinéraire,
laissant à l’élève un respect de son
parcours qui cache mal le lieu prescrit de l’arrivée
En quoi le relativisme pédagogique n’est qu’un
leurre, au sens strict du piège au gibier. Loin du relativisme
culturel, tel que posé par Hérodote, et plus encore
les sceptiques, dont Protagoras est ici le plus explicite représentant.
Si l’homme est la mesure de toute chose, alors la démocratie
devient possible, contre Platon, et la pédagogie s’effondre.
Dans cette perspective, tout jugement basé sur le code social
de l’observateur est invalide, cet observateur fût-il
le pédagogue, ce qui entraîne, contre l’ethnocentrisme
culturel du pédagogue, à une remise en cause des valeurs
de l’occident, en termes anthropologiques au sens moderne,
mais dont on trouverait des prémices dans la critique du
dogmatisme moral proposée par Hume 10 .
Que devient alors l’argument relativiste de la pédagogie
libertaire ? A peu près rien, sauf à se réduire
à la non-directivité, pseudo relativisme qui laisse
entière la certitude que l’enfant se dirigera «
spontanément » vers le bien, i.e. la propre conception
du pédagogue libertaire, en déformation de l’Emile
et de la pédagogie négative exposée par G.
Lapassade 11.
On retrouve plutôt la fascination devant le naturel, encore
référé à J.J. Rousseau quand il recommande
de se fier aux mouvements de la nature, car « ils sont toujours
droits ».
Mais il s’agit alors d’un pari peu pascalien.
Car que dire si ça ne marche pas ? On en revient à
la question du seuil de tolérance de l’adulte, et à
la dangereuse question de l’ouverture ou non aux déviances.
Le relativisme angélique, cerné par l’émergence
insistante du sujet, se retourne dans une théorie généralisée
des influences qui fait pièce à la transmission comme
illusion, selon Michel Lobrot 12 .
C’est la question du même et de l’autre, où
l’autre n’est qu’une figure provisoire du même,
sous réserve de quoi la violence relationnelle peut toujours
faire retour. Protagoras est d’un meilleur recours que Socrate
quand il indique l’impossibilité de discerner une certitude
au- delà de l’apparence : le langage modèle
la réalité comme la jarre l’eau.
Selon Protagoras, qui dit quoi quand parle le pédagogue
libertaire ? 3. La phénoménologie sociale comme critique
de la pédagogie La phénoménologie sociale,
élaborée par Schütz (inspiré des travaux
de Husserl, mais non son disciple, comme on le croit souvent) a
présenté le « sens commun » comme un mode
de pensée à cohérence interne, en connexion
de fait avec la pensée savante, en montrant l’usage
constant des typifications comme éléments de repérage
dans la vie ordinaire. Le monde social s’offre comme structure
résistante aux projets des individus.
Chacun a un stock de connaissances à sa disposition, qui
n’est pas ordonné selon les règles de la logique
formelle parce que la signification des éléments qui
le composent est dépendante de leur contexte d’usage.
Ainsi s’explique la notion, essentielle à l’interactionnisme
symbolique, de « définition de la situation ».
Il y a en permanence, choc des interprétations. On n’est
pas très loin du conflit des interprétations selon
Ricœur.
Ce sont les interactions qui créent le sens du monde.
D’où une sorte de relativisme culturel, qui se transposerait
facilement en un relativisme éducatif, rejoignant certaines
thèses de l’ethnométhodologie, si on l’étend
à un relativisme social, jusqu’à « l’indifférence
ethnométhodologique » Toutefois l’ethnométhodologie
va pousser le raisonnement plus loin, en extrapolant du relativisme
culturel au relativisme moral. Si l’on reconnaît que
la morale émerge de cultures sociales et des institutions
humaines, elle s’ethnicise, et on arrive à l’idée
que la morale peut être partagée uniquement à
l’intérieur d’un groupe fonctionnant avec un
même code moral. La célèbre notion ethnométhodologique
de « sociologues profanes », désignant tous les
acteurs sociaux, s’étend sans difficulté à
l’éducation, qui devient alors le simple champ de chocs
de points de vue, sans hiérarchie de valeur.
On sait que le vécu local et le langage naturel s’appuient
sur des présupposés, que Husserl met à distance
avec l’épochè. Cette notion sera extrapolée
par Garfinkel sous le terme d’indifférence, ce qui
le mène à un relativisme radical et global. L’ethnométhodologie
pousse ainsi à son extrême le relativisme, en donnant
égale valeur à tous les systèmes de décryptage
de la réalité.
Certains ethnométhodologues français, tel Yves Lecerf,
parle de « vérités locales », qui sont
non seulement pragmatiquement opératoires dans tel ou tel
contexte, mais qui ont le même statut de vérité
les unes que les autres, selon le critère d’accomplissement
pratique qui définit les ethnométhodes. Le constructivisme
revendiqué ici, selon lequel le réel n’existe
pas en- dehors de nos représentations, ne débouche
pourtant pas sur le pessimisme désabusé de Schopenhauer
13, mais se présente plutôt comme une philosophie de
la révolte, où politique, psychologie et épistémologie
sont indissociables.
Dans le monde de l’éducation, pareille approche a
des conséquences considérables. Le conflit des descriptions
du monde donne une allure totalement nouvelle à l’action
éducative. Si on étend la critique que Garfinkel adresse
aux structuro-fonctionnaliste, en particulier Talcott Parsons, en
leur disant qu’ils considèrent les acteurs sociaux
comme des « idiots culturels » (judgmental dopes), on
ne considérera plus les conduites et attitudes des enfants
comme expressions de l’ignorance ou de l’épistémophilie
spontanée communément admises par les tenants actuels
de l’éducabilité cognitive. On postulera au
contraire que les comportements d’enfants s’appuient
sur des théories d’adaptation. Des travaux de terrain
réalisés en Pologne auprès des enfants des
rues vont dans ce sens : les enfants ont élaboré des
compétences de survie qui sont contradictoires avec les présupposés
des éducateurs. Par exemple, les notions de projection dans
l’avenir, d’anticipation, voire d’intentionnalité,
paraissent essentielles pour donner à ces enfants des perspectives
de réinsertion. Or on s’aperçoit que la dimension
d’immédiateté est essentielle à leur
survie, et que dans leur mode d’existence toute projection
dans l’avenir est dangereuse. L’un d’entre eux
nous disait : « il faut ne pas avoir peur avec sa tête
mais avoir très peur avec ses jambes ».
Mais pour que de tels comportements soient audibles, il faut poser
la reconnaissance sans aucune objection de la validité de
compétences incompatibles avec les postulats de la pédagogie.
Derrière la remise en cause de la pédagogie de projet,
c’est un relativisme éducatif radical qui se profile
ici, étayé sur une pragmatique des résultats.
Le rôle du pédagogue change alors du tout au tout.
Il s’agit seulement, mais avec constance, de permettre à
l’enfant de se confronter à d’autres espaces,
à voir exister d’autres personnes avec d’autres
règles (celles de la vie ordinaire), dans la perspective
éventuelle d’un apprentissage critique de la norme.
Eventuelle en effet, et c’est ici que se concrétise
le relativisme, car l’enfant auquel il est rendu possible
de se confronter à la norme sociale n’a nul destin
de l’accepter ou de la choisir. Comme l’ont maintes
fois exposé les interactionnistes symboliques, normes et
déviances sont fluctuantes et elles s’élaborent
solidairement.
Dans ce contexte, l’intervention de l’éducateur
n’est plus du domaine de la pédagogie, mais ressortit
plutôt de l’implication. Le relativisme radical se satisfait
très bien de la confrontation des sujets, mais aussi de la
production interactive des objets de connaissance.
Ce n’est pas du tout ce que prônent en majorité
les pédagogues libertaires, qui s’en tiennent plutôt
à un relativisme provisoire, une sorte de méthode
d’éducation qui les met en contradiction interne, puisque
les élèves le reçoivent comme un relativisme
constitutif de la conception libertaire de l’éducation,
en alternative avec l’autorité qui règne dans
la conception traditionnelle. Il y a comme une tromperie, même
si inconsciente et sincère, dans une pédagogie qui
se dirait libertaire sans aller jusqu’au relativisme général.
Mais, on le sait au moins depuis Popper, le relativisme total porte
en lui-même sa propre réfutation.
La formule de pédagogie libertaire est-elle alors une contradiction
dans les termes ?
4. Quelle place pour le pédagogue libertaire ?
On peut considérer le relativisme comme un analyseur de toute
pédagogie qui se dirait de la liberté. Certes, comme
le rappelle le texte introductif à la thématique de
ce colloque, la question du relativisme est essentiellement liée
à la question de l’éducation. Mais dans le cas
des pédagogies de la liberté (ou de la créativité,
ou de l’anti-autorité, ou centrées sur le sujet
au sens large), le relativisme devient un analyseur parce qu’il
oblige, selon le sens qu’on lui donne, la situation éducative
à se dévoiler.
Le phénomène social décrit par l’ethnométhodologie
(définitions de situations et négociations permanentes)
pose de nouveau le dilemme de l’articulation ou non entre
le psychologique, le politique et l’épistémologique.
Le jeu classique entre les différents sens du relativisme,
qui a traversé l’histoire de la philosophie, butte
dans le contexte d’une éducation qui se veut anti-autoritaire,
beaucoup plus que sur le problème de la transmission, sur
le statut du choc des interprétations, et donc sur la relation
entre l’opinion et le savoir, puis finalement sur la question
des certitudes.
Le pédagogue radicalement libertaire (mais peut-on être
libertaire autrement que de manière radicale ?), ne peut
se satisfaire de la distinction entre relativisme moral et rationalisme
scientifique. Il est amené à glisser en effet vers
un relativisme épistémologique qui, en toute logique,
renverrait à Feyerabend 14 et à la notion d’épistémologie
anarchiste.
Feyerabend se réfère d’ailleurs explicitement
au « relativisme démocratique » de Protagoras
: « Différentes cités peuvent voir le monde
de différentes façons et juger acceptables des choses
très différentes ». Prenant parti dans le débat
entre les philosophes grecs, il souligne avec Protagoras que la
démocratie suppose que si les citoyens d’Athènes
font appel à des spécialistes, ce sont eux-mêmes
qui prennent les décisions finales : relativisation de l’expertise.
Contre Parménide, il critique l’illusion du progrès
du savoir et il soutient qu’il faut prendre en compte les
personnes : valorisation du sujet. Il fait même référence
à Hérodote qui savait que « non seulement les
hommes vivent dans des mondes divers, mais qu’ils y vivent
avec succès » : anticipation de la notion de vérité
locale.
Toutefois, Feyerabend signale que « le relativisme présenté
ici ne s’intéresse pas aux concepts mais aux relations
humaines. Il traite des problèmes qui surgissent quand différentes
cultures, ou des individus avec différentes habitudes et
différents goûts, se heurtent. » 15. Dans le
contexte actuel, il s’agit de prendre en compte aussi bien
les savoirs locaux que le savoir occidental et de les utiliser en
accord avec les communautés concernées.
La proximité avec Garfinkel (les ethnosciences et les ethnométhodes)
est ici évidente. A l’inverse, ses réflexions
sur le relativisme l’amènent à une sévère
critique de Popper, qui « réduit les problèmes
de la connaissance et de la réalité au conflit entre
le positivisme et le réalisme ».
Transposées au contexte éducatif, ces formules permettent
au pédagogue libertaire de trouver une issue, jusque dans
la conception sociologique de la connaissance humaine qui relativise
le statut, l’historicité et la validité des
savoirs.
Mais alors il n’y a plus de place pour le pédagogue.
Il ne s’agit plus d’une pédagogie de la liberté.
C’est la mort de la pédagogie. Adieu la raison, disait
Feyerabend. Adieu la pédagogie, tout autant. Puisque le sens
commun est le même pour tous, la démarche de l’éducateur
ne peut que devenir anti-pédagogique. On est alors amené,
au risque que s’écroule l’idée même
d’une pédagogie libertaire, à envisager une
démarche éducative alternative à la pédagogie.
Force est de conclure que le pédagogue ne peut être
libertaire, ce qui est déjà surprenant ; mais aussi
que le libertaire ne peut être pédagogue, ce qui peut
remettre en cause toute une tradition portée au statut d’évidence
pendant tout le 20 ème siècle.
Si on maintient d’une part l’argument interactionniste
selon lequel les sociétés créent des contacts,
mais non des liens culturels communs, et d’autre part les
observations ethnographiques qui montrent que la construction interculturelle
est la clé de la compréhension de la société
en train de s’élaborer hic et nunc, on est amené
à envisager le champ éducatif non en termes de didactique,
ni même de pédagogie, mais dans une perspective anthropologique.
Notes
1 Boumard P. & Cohn-Bendit G ., « L’autogestion
ou l’institutionnel entre le politique et le pédagogique
», in Boumard P. et Lamihi A. (dir.), Les pédagogies
autogestionnaires, 1995, Ivan Davy éd., p 249/267
2 Cité in Schatzman M., L’esprit assassiné,
Stock, 1976
3 Id., ibid.
4 Cohn-Bendit J.G., Lettre ouverte à ceux qui n’aiment
pas l’école, Little big man, 2003.
5 Cf. Fonvieille R., L’aventure du mouvement Freinet, Méridiens-Kliencksieck,
1990.
6 Ardoino J., « L’autogestion (dis)simulée,
in Autogestions n° 12/13, « Les passions pédagogiques
», 1983
7 Boumard P. et Lamihi A. (dir.), Les pédagogies autogestionnaires,
1995, Ivan Davy ed.
8 Boumard P. & Cohn-Bendit J.G., « L’autogestion
ou l’institutionnel entre le politique et le pédagogique
», in oumard P. et Lamihi A. (dir.), Les pédagogies
autogestionnaires, p. 265.
9 Lycée expérimental de St-Nazaire, ibid., p 159
10 Hume, Enquiry concerning the Principles of Morals, 1751
11 Lapassade G., L’entrée dans la vie, Bourgois, 1969
12 Lobrot M., A quoi sert l’école ?, c/o l’auteur,
1982
13 Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation,
1819 Page 7
14 Feyerabend P., « Notes sur le relativisme », in Adieu
la raison, 1987
15 Id., ibid., p. 8
BIBLIOGRAPHIE
Ardoino J., « L’autogestion (dis)simulée, in
Autogestions n° 12/13, « Les passions pédagogiques
», 1983
Boumard P., Célestin Freinet, 1996, PUF
Boumard P. et Bizet J.A., Misère de la pédagogie,
1980, c/o les auteurs
Boumard P. et Lamihi A. (dir.), Les pédagogies autogestionnaires,
1995, Ivan Davy ed.
Cohn-Bendit J.G., Lettre ouverte à ceux qui n’aiment
pas l’école, Little big man, 2003.
Feyerabend P, Contre la méthode,1975
Feyerabend P, Adieu la raison, 1987
Lapassade G., L’entrée dans la vie, Bourgois, 1963
Lecerf Y, « Hiérarchie de concepts », in Pratiques
de formation n°12/13, Université Paris 8, 1988
Neill A.S., Libres enfants de Summerhill, Maspero, 1971
Postel-Vinay O., Le taon dans la cité (actualité
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Raynaud J.M., T’are ta gueule à la révo, Monde
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Schmid J.K., Les maîtres-camarades et la pédagogie
libertaire, Maspero, 1973
Schatzman M., L’esprit assassiné, Stock, 1976
Schütz (Le chercheur et le quotidien, 1971
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