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Origine : http://raforum.info/spip.php?article3959
Article publié dans l’hebdomadaire de l’UTCL,
Lutter ! n°18 (janvier 1987). Il s’agissait d’un
numéro spécial sur la grande grève des cheminots,
marquée par l’apparition en force des coordinations
de travailleurs.
Etudiants, cheminots : une volonté s’est affirmée,
celle de la démocratie, de la maîtrise du mouvement
par la base. A sa source la défiance vis à vis des
appareils mais aussi, en positif, une volonté d’égalité,
d’autonomie et d’unité. Depuis très longtemps,
ces exigences n’avaient pris une telle place, même s’il
y a derrière nous l’impact des aspirations de Mai 68,
qui ne se sont pas concrétisées durablement mais qui
ont impressionnées de larges couches de travailleurs et de
militants. Le ton est donné, et dans toutes les entreprises,
toutes les luttes, on peut désormais poser la question de
la démocratie, de « l’autogestion de la lutte
» avec des chances de réussites.
Assemblées souveraines et comités de grèves
L’auto-organisation ne peut se résumer à quelques
slogans magiques. Pour nous, l’auto-organisation doit répondre
à une aspiration très largement et consciemment partagée
par les concernés. L’essentiel repose donc dans la
dynamique, dans la pratique réelle, et non dans telle ou
telle structure, tel ou tel schéma. La seule structure indispensable
d’emblée, c’est celle de la réunion de
tous dans le cadre le plus approprié pour permettre une présence
effective : ce sont les assemblées générales.
C’est là et seulement là que peut commencer
à se réaliser la démocratie : l’expression
libre de toutes les opinions dans un climat de réelle écoute
(et donc aussi avec une organisation des débats). Puis c’est
la décision collective, prise démocratiquement, selon
les cas au consensus ou au vote (qui exprime plus fiablement, bien
souvent, la volonté réelle des gens, que le «
consensus » restant celui des grandes gueules). Décision
que chacun s’engage à suivre, ou du moins à
ne pas entraver, quitte à ce qu’une assemblée
suivante, l’expérience faite, la situation changeant,
le débat progressant, transforme l’orientation précédente.
Décision que les délégués, représentants,
etc., doivent considérer comme le mandat impératif
fixé par la base et à respecter scrupuleusement. La
démocratie directe est là : on ne désigne pas
qui va nous diriger, on collectivise le pouvoir de décider.
Dernière condition et non des moindres : pour mériter
sa souveraineté, l’assemblée doit être
représentative, et donc ouverte à tous, rassemblant
réellement les travailleurs ou les grévistes concernés.
Pour préparer ces assemblées, et pour que chacun puisse
avoir accès à la parole, des commissions ouvertes,
des réunions par services, ateliers... sont souvent d’une
grande utilité.
La volonté, aujourd’hui, ce n’est pas de subir
de nouveaux dirigeants, c’est d’autodiriger. Les manipulations,
les mini-putchs, les rêves autoritaires inspirés du
bolchevisme modèle 1917, révisé ou non, sont
loin des aspirations du jour.
Le plus important pour les communistes libertaires, c’est
donc le vécu réel des travailleurs, la démarche
consciente, les débats, le mandat. Nous nous défions
des schémas tout faits, plaqués prématurément.
Coordinations nationales
La démocratie à la base ne signifie pas éclatement
: la coordination est à l’ordre du jour et c’est
un signe de grande maturation. Cette volonté : respecter
la position de la base fixée dans ses assemblées générales,
et en même temps, permettre à cette expression de se
coordonner nationalement sans être trahie, représente
une sorte de révolution culturelle aux conséquences
insoupçonnables. En effet c’est le rôle dirigeant
(pas l’existence, nous y reviendrons) des fédérations
et confédérations qui est remis en cause. Mais aussi,
c’est une forme nouvelle de démocratie qui est expérimentée
à grande échelle, différente, opposée
à celle de la délégation de pouvoir qui structure
la « démocratie » libérale. Ce sont bien
des valeurs autogestionnaires, anti-autoritaires, qui s’expriment
ici spontanément.
La mise en œuvre de ces coordinations n’est pas sans
difficultés. Les bureaucraties syndicales ont leur pouvoir
sur la sellette. Les tentatives de manipulations, ici aussi, peuvent
s’exprimer. De même, des résistances corporatistes
ne facilitent pas l’unification des travailleurs même
d’une seule entreprise. Mais l’idée est bien
là, qui avance.
Les communistes libertaires ne sont pas à court d’arguments.
Ils sont porteurs d un projet, d un « modèle »
si on veut, de démocratie autogestionnaire lui même
inspiré des expériences les plus avancées des
luttes ouvrières passées. Le « fédéralisme
autogestionnaire » que nous proposons, repose à la
fois sur le maximum d’autonomie et d’initiative à
la base, et sur la solidarité, la coordination, sur la direction
collective de la base sur toutes les grandes questions. Il s’en
suivrait dans les conflits sociaux, pour l’organisation de
coordinations nationales (ou régionales) de conflits, un
va-et-vient entre réunions de coordination, composées
de délégués dûment mandatés, et
assemblées souveraines de la base. Dans un premier temps,
la réunion de coordination permet aux délégués
d’exprimer les diverses opinions, propositions, etc., discutées
dans les assemblées, elles sont synthétisées,
pour que la coordination puisse proposer aux assemblées sur
chaque question importante, un éventail des choix possibles,
représentant fidèlement les diverses opinions des
AG. Dans un second temps, aux assemblées de trancher souverainement.
Techniquement impossible ? Bien sûr que non : nous sommes
tout de même à l’heure du téléphone,
du Minitel, du micro-ordinateur, pas de la diligence postale ! Pourtant
cette conception de la démocratie a longtemps été
jugée « utopique ». N’est-elle pourtant
pas, justement, « en phase » avec les aspirations et
les pratiques d’aujourd’hui ?
Pour un syndicalisme respectant la démocratie de
base
Face à la force du mouvement cheminot, les responsables
syndicaux sont obligés, dans un premier temps, de faire le
dos rond. Certains se retrouvent pleinement dans cette exigence
de démocratie. D’autres, nombreux, sont viscéralement
et politiquement opposés et près à la piétiner
dès que possible. Le mouvement pose en effet au syndicalisme
des questions de fond qui renvoient à la pratique, à
la stratégie, à la conception de la société,
et même à l’éthique ! Il y a bien deux
conceptions du syndicalisme en présence, l’une, la
nôtre et celle de nombreux syndicalistes combatifs, qui voit
dans le syndicat un outil au service des luttes – ce qui ne
nie en rien son rôle actif d’animateur et de force de
proposition – et l’autre qui reproduit les schémas
de hiérarchie et de délégation de pouvoir.
Le conflit à la SNCF démontre dans les faits qu’un
autre syndicalisme est possible. Les travailleurs en sont les premiers
demandeurs : respect des positions de la base, et unité.
Parti des roulants de la gare du Nord, le mouvement a été
dès le début soutenu par la fédération
CFDT (celle de la CGT et de la FGAAC ayant refusé, alors)
déposant un préavis de grève et appelant immédiatement
à l’extension. Un syndicalisme différent peut
vraiment contribuer à faire avancer les choses. Souhaitons
que cette attitude « à l’écoute »
se poursuive jusqu’au bout...
Le climat nouveau n’est pas propre aux seuls cheminots. Dans
de nombreux secteurs, on peut commencer à remobiliser, et
sur des bases nouvelles. Pour conclure provisoirement, quelques
pistes proposées à l’esprit – imaginatif
! – des lectrices et des lecteurs :
- Dans la Fonction publique et dans de nombreux secteurs du privé
les négociations syndicales s’engagent en janvier et
février. Traditionnellement les accords sont signés
ou refusés sans l’avis de la base, c’est à
dire des premiers concernés. N’est-ce pas le moment
de faire progresser l’idée de référendum
de tous les travailleurs, précédés d’assemblées
générales de débat, toute signature étant
suspendue à la décision démocratique de la
base ?
- Il y a certes « exemplarité » des mouvements
actuels. Feront-ils boule de neige ? L’attentisme serait bien
mal inspiré : il faut ouvrir à la combativité
la possibilité de s’exprimer, d’éclater
ou de mûrir selon les lieux. Donc, tout de suite : donner
la parole, provoquer les débats. C’est déjà
ce qu’ont commencé à faire de nombreux militants
combatifs, en préparant des réunions de personnel,
des AG, la rédaction de cahiers revendicatifs avec les travailleurs
etc. Pour que, comme dit l’autre, « le flot monte »,
mais vraiment, abaissons les barrières du silence : la parole
aux travailleurs !
Patrice Spadoni
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